Dossier : T-792-22
Référence : 2022 CF 586
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 22 avril 2022
En présence de madame la juge Go
ENTRE :
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LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
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demandeur
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et
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11421417 CANADA INC.
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
La nature de l’affaire
[1] La présente demande ex parte, instruite par téléconférence à Toronto, a été présentée par le ministre du Revenu national [le ministre], au titre de l’article 316.1 des Règles des Cours fédérales, de l’article 225.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp), dans sa version modifiée [la LIR], et de la Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (Subvention d’urgence pour le loyer du Canada et Subvention salariale d’urgence du Canada), LC 2020, c 13, sanctionnée le 19 novembre 2020.
[2] Le ministre sollicite une ordonnance l’autorisant à prendre immédiatement des mesures de recouvrement à l’égard de la dette fiscale de la défenderesse.
[3] J’accueillerai la demande pour les motifs exposés ci-dessous.
II.
Le contexte
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La nature de la dette fiscale
[4] À l’appui de sa demande, le ministre a déposé un affidavit de Kayla Cormier, agente de la Direction générale des recouvrements et de la vérification, au Bureau des services fiscaux du Nouveau-Brunswick de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC]. Les faits qui suivent sont tirés de l’affidavit de Mme Cormier.
[5] La défenderesse a été constituée en société le 21 mai 2019. Le 2 décembre 2021, elle a présenté à l’ARC six demandes au titre de la Subvention d’urgence pour le loyer du Canada [la SULC]. La SULC était un programme fédéral de subvention pour le loyer mis en place afin de fournir une aide financière d’urgence aux locataires commerciaux et aux entreprises touchés par la pandémie de COVID-19. Les demandes présentées par la défenderesse au titre de la SULC visaient à obtenir une aide pour le loyer de quatre propriétés industrielles [les propriétés louées] qu’elle disait louer à des fins commerciales.
[6] Le 29 décembre 2021, l’ARC a émis des chèques à l’ordre de la défenderesse d’un montant total de 482 160,97 $ pour les six demandes présentées au titre de la SULC. Les fonds ont été déposés par la défenderesse dans son compte bancaire à la Banque Scotia.
[7] Le ou vers le 18 janvier 2022, le service de prévention de la fraude de la Banque Scotia s’est renseigné pour savoir si les chèques remis à la défenderesse à l’égard de ses demandes présentées au titre de la SULC avaient dûment été émis par le receveur général du Canada. La Banque Scotia a aussi soulevé la crainte soit que le bénéficiaire prévu des fonds versés au titre de la SULC ne les avait pas reçus et que quelqu’un d’autre les avait déposés, soit que la défenderesse n’était pas admissible aux fonds reçus au titre de la SULC.
[8] Par suite des questions posées par la Banque Scotia, l’ARC a demandé des renseignements supplémentaires à la défenderesse au sujet des demandes qu’elle avait présentées au titre de la SULC. Entre autres choses, l’ARC a demandé des copies des contrats de location des propriétés louées, ainsi que des copies de relevés de compte bancaire confirmant que la défenderesse avait bel et bien versé aux propriétaires les loyers des propriétés louées pour les périodes visées par les demandes présentées au titre de la SULC.
[9] S’appuyant sur les contrats de location fournis par la défenderesse — tous fondés sur le modèle de formulaire [traduction] « avec des espaces en blanc »
de l’Association immobilière de l’Ontario — l’ARC a communiqué avec chacun des propriétaires nommés dans les contrats afin de confirmer le statut de locataire de la défenderesse. Selon les renseignements fournis par les propriétaires, l’ARC a conclu que la défenderesse n’était locataire d’aucune des propriétés louées.
[10] Le 22 mars 2022, l’ARC a émis et délivré des avis de nouvelle détermination et des avis de nouvelle cotisation au nom de la défenderesse, après avoir refusé les six demandes présentées au titre de la SULC à l’égard desquelles des fonds avaient déjà été versés.
[11] Avant les nouvelles déterminations de l’ARC, la défenderesse avait fourni à cette dernière des copies des relevés d’un compte bancaire d’entreprise à la RBC, à partir duquel elle avait prétendument versé aux propriétaires les loyers des propriétés louées. En réponse à une demande de renseignements, la RBC a informé l’ARC, le 29 mars 2022, qu’elle n’avait aucune trace du compte d’entreprise que la défenderesse disait détenir. La RBC a plutôt indiqué que la défenderesse avait déjà eu un compte d’entreprise portant un numéro différent et que ce compte — dans lequel peu de transactions avaient été effectuées — avait été fermé le 9 septembre 2002.
[12] Toujours le 29 mars 2022, la Banque Scotia a fourni à l’ARC des copies des relevés du compte bancaire de la défenderesse. Les renseignements fournis par la Banque Scotia indiquaient que le compte avait été ouvert le 4 janvier 2022. Les relevés montraient qu’un dépôt avait été fait sept jours après l’ouverture du compte au montant de 482 160,97 $, soit le montant total versé à la défenderesse pour les six demandes présentées au titre de la SULC. Depuis ce dépôt, aucune autre transaction n’a été faite, outre les déductions des frais bancaires. Au 28 février 2022, le solde de clôture du compte était de 482 147,47 $.
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Les renseignements sur les actifs de la défenderesse
[13] L’adresse inscrite pour le siège social de la défenderesse est le 5015, promenade Maingate à Mississauga, en Ontario. L’ARC a effectué une recherche de biens immeubles dans la région de Peel, mais elle n’a pu trouver aucun renseignement indiquant que la défenderesse possédait des biens immeubles dans cette région. L’ARC ne dispose d’aucun autre renseignement sur des biens immeubles que posséderait la défenderesse.
[14] L’ARC a aussi effectué une recherche sur la défenderesse auprès d’une agence d’évaluation du crédit, mais le rapport de l’agence n’indiquait rien à part un privilège enregistré par la Banque TD sur des stocks, de l’équipement et d’autres comptes. Ce même privilège enregistré par la Banque TD est ressorti dans le cadre d’une recherche de biens meubles au nom de la défenderesse. Une recherche de véhicules à moteur a révélé qu’aucun véhicule de ce type n’était enregistré au nom de la défenderesse.
[15] D’autres renseignements recueillis par l’ARC indiquaient que la défenderesse n’avait produit ni feuillets T4, ni dossiers ou déclarations pour ses employés, si elle en avait, depuis sa constitution en société. De plus, l’ARC ne possède ni dossiers ni déclarations produits par la défenderesse concernant l’impôt sur le revenu des sociétés, le versement des retenues à la source ou les obligations relatives à la TVH. La défenderesse n’a pas produit ses déclarations de société annuelles pour 2020 et 2021.
[16] Enfin, outre les fonds reçus au titre de la SULC et déposés dans le compte à la Banque Scotia, l’ARC ne possède aucun autre renseignement concernant les actifs ou les activités commerciales de la défenderesse.
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Le risque de perte allégué
[17] Comme il a été mentionné précédemment, les fonds versés au titre de la SULC ont été déposés dans le compte à la Banque Scotia. Cette dernière a imposé une restriction temporaire à l’égard de ce compte, en attendant un examen de l’ARC ou la prise de mesures par celle-ci en vue de recouvrer les fonds.
[18] Compte tenu de la manière dont la défenderesse a présenté ses demandes au titre de la SULC, des résultats des recherches menées par l’ARC et de l’examen fait par celle‑ci du document fourni par l’administrateur au nom de la défenderesse, le ministre est d’avis que l’octroi d’un délai compromettrait le recouvrement de la totalité ou d’une partie des fonds versés au titre de la SULC, à l’égard desquels de nouvelles cotisations ont été établies au nom de la défenderesse.
III.
La question en litige
[19] La seule question en litige consiste à savoir si la Cour devrait rendre l’ordonnance demandée par le ministre.
IV.
Analyse
[20] L’article 225.1 de la LIR prévoit que, si un contribuable est redevable du montant d’une cotisation établie en vertu des dispositions de la LIR, le ministre ne peut prendre aucune mesure de recouvrement avant le 90e jour suivant la date d’envoi de l’avis de cotisation.
[21] Cependant, le paragraphe 225.2(2) prévoit que, malgré l’article 225.1, le juge saisi autorise le ministre à prendre immédiatement des mesures de recouvrement [ordonnance conservatoire] à l’égard du montant d’une cotisation établie, aux conditions qu’il estime raisonnables dans les circonstances, s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l’octroi à ce contribuable d’un délai pour payer le montant compromettrait le recouvrement de tout ou partie de ce montant.
[22] Au moment de demander l’autorisation de prendre des mesures de recouvrement, le ministre doit démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l’octroi au contribuable d’un délai pour payer le montant dû compromettrait le recouvrement de ce montant : Canada (Deputy Minister of National Revenue - MNR) v Quesnel, [2001] 2 CTC 75, 2001 DTC 5602 (CSCB) au para 22.
[23] Au paragraphe 7 de la décision Canada (Revenu national) c Imbeault, 2009 CF 499, [2009] ACF no 618 [Imbeault], la Cour a souligné que la présence d’un ou plusieurs des facteurs suivants peut justifier la délivrance d’une ordonnance conservatoire :
a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que le contribuable a agi frauduleusement;
b) le contribuable procède à la liquidation ou au transfert de ses actifs;
c) le contribuable élude ses obligations fiscales;
d) le contribuable détient des actifs qui sont susceptibles de diminuer en valeur par l’effet du temps, de se détériorer ou d’être périssables;
e) l’importance du montant de la créance par rapport aux revenus et aux dépenses.
[24] Par le passé, la norme de preuve applicable était la prépondérance des probabilités (1853-9049 Québec Inc v The Queen, 87 DTC 5903 (CF 1re inst) à la p 5097), mais aux paragraphes 5 et 6 de la décision Imbeault, la Cour a confirmé que la norme était « une preuve démontrant une croyance légitime en raison de preuves dignes de foi à une possibilité sérieuse que l’octroi d’un délai au contribuable compromettra le recouvrement de la créance, soit un fardeau de preuve moindre que celui de la prépondérance de probabilités »
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[25] En appliquant ces principes au cas qui nous occupe, je conclus que le ministre s’est acquitté du fardeau de démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l’octroi d’un délai compromettrait le recouvrement.
[26] Tout d’abord, je souligne que je suis convaincue que le ministre a respecté son obligation de procéder à une divulgation complète et franche de tous les faits importants et pertinents concernant la demande, comme l’exige la jurisprudence : Canada (Revenu national) c Robarts, 2010 CF 875, [2010] ACF no 1082.
[27] À l’audience, l’avocat a confirmé que la position du ministre était que les demandes présentées par la demanderesse au titre de la SULC n’étaient [traduction] « pas authentiques »
. À mon avis, la position du ministre est amplement étayée par le dossier. La défenderesse n’était constituée en société que depuis quelques mois lorsqu’elle a présenté les demandes au titre de la SULC. Elle ne semble avoir enregistré ni compte d’entreprise ni compte de retenues sur la paie auprès de l’ARC. La défenderesse n’a ouvert un compte bancaire à la Banque Scotia que sept jours avant de recevoir les fonds au titre de la SULC, et aucune autre transaction n’a été effectuée dans ce compte, outre les déductions des frais bancaires. Les contrats de location que la défenderesse a fournis à l’ARC à l’appui de ses demandes sont tous fondés sur le modèle de formulaire de l’Association immobilière de l’Ontario. Tous les propriétaires nommés dans les contrats de location ont indiqué à l’ARC que la défenderesse ne figurait pas parmi leurs locataires. Par-dessus tout, le compte à partir duquel la défenderesse prétend avoir payé les loyers aux propriétaires des propriétés louées n’existe pas.
[28] Ces faits semblent appuyer au moins un des facteurs justifiant la délivrance d’une ordonnance conservatoire, à savoir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la contribuable a agi frauduleusement. Tandis que, pour solliciter une ordonnance ex parte au titre de l’article 225.2 de la LIR, le ministre n’est pas tenu de prouver que la défenderesse a agi de mauvaise foi, il existe en l’espèce des motifs raisonnables de mettre en doute l’authenticité des demandes présentées par la défenderesse au titre de la SULC, lorsque les faits sont examinés d’une façon objective et réaliste : Services M.L. Marengère Inc. (Re), [1999] ACF no 1840 (QL) (CF 1re inst).
[29] En outre, d’après les renseignements recueillis par l’ARC, la défenderesse ne semble pas avoir d’actifs — autres que le compte à la Banque Scotia contenant les fonds obtenus au titre de la SULC — que l’ARC pourrait saisir dans le cadre de la mesure de recouvrement. Par conséquent, deux autres facteurs appuient la présente demande : la contribuable détient des actifs qui sont susceptibles de diminuer en valeur par l’effet du temps, de se détériorer ou d’être périssables; le montant de la dette est important par rapport aux revenus et aux dépenses.
[30] En ce qui concerne la restriction temporaire que la Banque Scotia a imposée à l’égard du compte de la défenderesse, l’avocat du ministre a informé la Cour à l’audience que la Banque Scotia n’avait aucune obligation légale de continuer à retenir les fonds pour l’ARC. L’avocat a ajouté que la Banque Scotia n’aurait aucun motif juridique de refuser de libérer les fonds si la défenderesse présentait une demande en ce sens. Ce dernier renseignement me confirme qu’une autorisation au titre de l’article 225.2 est justifiée, puisque la restriction temporaire imposée à l’égard du compte de la défenderesse ne pourrait pas l’empêcher de liquider ou de transférer les fonds hors de la Banque Scotia.
[31] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le ministre a démontré qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’octroi d’un délai compromettrait le recouvrement des fonds versés au titre de la SULC.
[32] J’accueillerai donc la demande.
[33] Aucuns dépens ne sont adjugés.
ORDONNANCE dans le dossier T-792-22
LA COUR ORDONNE :
Une ordonnance conservatoire est rendue en application du paragraphe 225.2(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu pour autoriser le demandeur à prendre immédiatement les mesures prévues aux alinéas 225.1(1)a) à g), afin de recouvrer les montants des cotisations établies à l’égard de la défenderesse.
Le demandeur est autorisé à signifier l’ordonnance conservatoire après qu’il aura envoyé une demande formelle de paiement en envoyant une copie de l’ordonnance à la défenderesse, par courrier ordinaire, à l’adresse suivante : 5015, promenade Maingate, bureau 6A, Mississauga (Ontario), L4W 1G4 (soit la dernière adresse connue de la défenderesse).
Outre l’ordonnance conservatoire, le demandeur doit signifier à la défenderesse une copie de l’avis figurant à l’annexe A de la présente ordonnance.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Traduction certifiée conforme
Geneviève Bernier
Annexe A : AVIS À LA DÉFENDERESSE
SACHEZ qu’une demande ex parte, déposée dans le dossier de la Cour no T-792-22, en vue d’obtenir une ordonnance conservatoire, a été engagée contre vous au titre de l’article 225.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’ordonnance conservatoire autorise le ministre du Revenu national à prendre immédiatement certaines ou l’ensemble des mesures prévues aux alinéas 225.1(1)a) à g) de la Loi de l’impôt sur le revenu à l’égard de votre dette fiscale établie par cotisation. Certaines des dispositions pertinentes des articles 252.1 et 252.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu sont reproduites en annexe.
ET SACHEZ qu’en vertu du paragraphe 225.2(8) de la Loi de l’impôt sur le revenu, vous pouvez, après avis de six (6) jours francs au sous-procureur général du Canada, demander à un juge de la Cour fédérale de réviser l’ordonnance de la Cour.
ET SACHEZ qu’aux termes du paragraphe 225.2(9) de la Loi de l’impôt sur le revenu, votre demande doit être présentée dans les 30 jours suivant la date où l’ordonnance de la Cour est réputée vous avoir été signifiée, ou dans le délai supplémentaire que le juge peut accorder s’il est convaincu que vous avez présenté la demande dès que matériellement possible.
Des exemplaires des Règles des Cours fédérales ainsi que des renseignements concernant le bureau local de la Cour et d’autres renseignements nécessaires peuvent être obtenus, sur demande, auprès de l’administrateur de la Cour à Ottawa, au 613-992-4238, ou auprès de tout autre bureau local.
Annexe B : Dispositions législatives applicables
Loi de l’impôt sur le revenu (LRC 1985, c 1 (5e supp))
Income Tax Act (RSC 1985, c. 1 (5th Supp.))
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-792-22
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INTITULÉ :
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LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL c 11421417 CANADA INC.
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 21 avril 2022
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LA JUGE GO
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DATE DE L’ORDONNANCE
ET DES MOTIFS :
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Le 22 avril 2022
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COMPARUTIONS :
Frank D’Alessandro N
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Pour le demandeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur
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