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Date : 20220420


Dossier : T‑1057‑21

Référence : 2022 CF 568

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 avril 2022

En présence du juge responsable de la gestion de l’instance, Trent Horne

ENTRE :

WISEAU STUDIO, LLC

demanderesse

et

RICHARD HARPER,

FERNANDO FORERO MCGRATH,

MARTIN RACICOT, FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE ROCKHAVEN PICTURES,

ROOM FULL OF SPOONS INC.,

PARKTOWN STUDIOS INC.,

RICHARD STEWART TOWNS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les défendeurs ont présenté une requête en rejet ou suspension définitive de la présente action pour des motifs de préclusion fondée sur la cause d’action et d’abus de procédure. Pour les motifs exposés ci‑après, la requête est accueillie.

I. Le contexte

[2] M. Tommy Wiseau a écrit et réalisé le film culte The Room, en plus d’y tenir le rôle principal. Les droits sur ce film seraient détenus par la demanderesse, Wiseau Studio, LLC.

[3] Dans la présente action, la demanderesse poursuit plusieurs défendeurs pour violation du droit d’auteur. Plus précisément, elle prétend dans sa déclaration que les défendeurs ont violé les droits que lui garantit le paragraphe 41.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42. Dans les grandes lignes, ce paragraphe interdit à quiconque de contourner les mesures techniques de protection, parfois appelées « verrous numériques ».

[4] Les défendeurs auraient produit un documentaire intitulé Room Full of Spoons. Selon la déclaration, Room Full of Spoons contient plus de sept minutes de séquences de The Room, ainsi que des séquences de The Neighbors, une autre œuvre sur laquelle la demanderesse revendique des droits. Les communications entre les parties qui ont précédé la sortie de Room Full of Spoons sont décrites dans la déclaration. Il y est notamment mentionné que le défendeur Richard Harper s’était engagé à présenter M. Wiseau sous un jour favorable et qu’il a fait des déclarations en ce sens, et que le documentaire devait porter sur les admirateurs de The Room. Dans sa déclaration, la demanderesse affirme également que les défendeurs ont dissimulé leurs intentions, et allègue que Room Full of Spoons se moque de The Room et de M. Wiseau et contient des allégations non fondées sur la vie privée de ce dernier.

[5] Le documentaire Room Full of Spoons est sorti vers 2016. Les parties sont enlisées dans un litige depuis lors.

II. Les actions intentées par la demanderesse devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario

[6] Le 13 juin 2017, Wiseau Studio, LLC et Tommy Wiseau ont intenté une première action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (l’action intentée en Ontario) contre les mêmes défendeurs qu’en l’espèce. Dans la déclaration relative à cette action, ils demandaient entre autres que soit rendu le jugement déclaratoire suivant :

[traduction]

1 Les demandeurs sollicitent :

a) Une déclaration portant que les défendeurs ont, ensemble ou individuellement, fait ce qui suit et continuent à le faire :

(i) ils ont violé le droit d’auteur sur les œuvres des demandeurs, à savoir a) le film The RoomThe Room »), b) le scénario de The Room, c) la bande sonore de The Room, d) l’image utilisée comme couverture du DVD de The Room et dans le matériel promotionnel de The Room, e) la série télévisée « The Neighbors », f) la publicité télévisée « To Be Or Not To Be », g) la vidéo YouTube « Shame On You », h) la publicité télévisée « Underwear Commercial » et i) la publicité télévisée « Street Fashions Commercial », en violation de l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42;

(ii) ils ont violé des droits moraux de Tommy Wiseau sur les œuvres des demandeurs, en violation des articles 14.1 et 28.1 de la Loi sur le droit d’auteur;

[7] Après un procès complet, le juge Schabas a rejeté les prétentions des demandeurs dans leur intégralité et a accueilli la demande reconventionnelle des défendeurs. Il a accordé aux défendeurs des dommages‑intérêts compensatoires de 550 000 $ US (à titre de dommages‑intérêts pour une injonction ex parte obtenue de manière inappropriée), des dommages‑intérêts punitifs de 200 000 $ CA, des intérêts avant jugement de 25 488,36 $ US et des dépens de 481 521,80 $ CA (Wiseau Studio, LLC v Harper, 2020 ONSC 2504).

[8] Les demandeurs ont présenté une requête en modification de la décision, qui a été rejetée avec dépens (Wiseau Studio, LLC v Harper, 2020 ONSC 3920).

[9] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de première instance devant la Cour d’appel de l’Ontario.

[10] Par suite d’une requête en cautionnement pour les dépens de l’appel, il a été ordonné aux parties Wiseau de déposer un cautionnement pour les dépens relatifs au jugement de première instance, les dépens du procès et les dépens de l’appel (Wiseau Studio, LLC v Harper, 2021 ONCA 31).

[11] Les parties Wiseau ont présenté une autre requête visant à faire annuler la décision relative au cautionnement pour les dépens. Cette requête a été accueillie en partie. L’ordonnance enjoignant aux appelants de déposer un cautionnement pour les dépens relatifs au jugement de première instance a été annulée. L’ordonnance de cautionnement pour les dépens du procès et les dépens de l’appel a quant à elle été confirmée. Les parties Wiseau devaient déposer le cautionnement requis au plus tard le 7 juillet 2021 à 16 h (Wiseau Studio, LLC v Harper, 2021 ONCA 396). Elles ont déposé un avis de demande d’autorisation d’appel de cet arrêt devant la Cour Suprême du Canada (dossier numéro 39765).

[12] Les parties Wiseau ont aussi déposé une requête en sursis d’exécution du jugement leur enjoignant de déposer le cautionnement pour les dépens au titre du paragraphe 65.1(1) de la Loi sur la Cour suprême, LRC 1985, c S‑26. La Cour d’appel de l’Ontario a notamment conclu que la requête ne soulevait aucune question sérieuse eu égard, notamment, à la nature discrétionnaire de l’ordonnance, qui reposait en grande partie sur l’établissement de faits (Wiseau Studio, LLC v Harper, 2021 ONCA 504 aux para 1 et 7).

[13] Les parties Wiseau n’ont pas déposé le cautionnement pour les dépens dans le délai requis. Les défendeurs ont demandé et obtenu une ordonnance rejetant l’appel avec dépens (décision inédite datée du 23 juillet 2021 dans le dossier de la Cour d’appel numéro C68580).

[14] Lorsque la présente requête a été instruite, aucune décision n’avait été rendue relativement à la demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême. La décision a été rendue le 14 avril 2022; la demande d’autorisation d’appel a été rejetée avec dépens.

[15] Sans se laisser décourager par cette série de requêtes presque toutes infructueuses et d’adjudications de dépens défavorables par les tribunaux de l’Ontario, les parties Wiseau ont intenté une deuxième action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario le 13 août 2021 (dossier de la Cour numéro CV‑21‑00667074‑0000). Dans le cadre de cette action, elles ont fait valoir qu’elles avaient été victimes de fausses déclarations frauduleuses et qu’on leur avait causé intentionnellement des souffrances morales. En général, les allégations visaient la conduite des défendeurs lors de l’instruction de la première action intentée en Ontario.

[16] Il convient de noter, aux fins de la présente requête, que le jugement déclaratoire demandé dans la deuxième action intentée en Ontario visait à obtenir [traduction] « une ordonnance enjoignant aux défendeurs de détruire, sous la foi du serment, ou de restituer aux demandeurs tous les exemplaires, y compris l’original, du documentaire Room Full of Spoons qui sont sous leur autorité, en leur possession ou sous leur garde »; le même jugement déclaratoire était sollicité dans la première action intentée en Ontario.

[17] Les défendeurs ont présenté une requête « anti‑poursuites » dans le cadre de la deuxième action en Ontario afin d’obtenir une ordonnance interdisant à Wiseau Studio, LLC et à Tommy Wiseau d’intenter ou de continuer des procédures concernant la création, la production, la distribution, la commercialisation et l’exploitation du documentaire par les défendeurs ou toute relation (contractuelle, verbale ou autre) avec Wiseau concernant la création de Room Full of Spoons. Cette requête visait la deuxième action intentée en Ontario et la présente action devant la Cour fédérale.

[18] Le juge Dunphy a accueilli la requête en partie. Il a conclu que la deuxième action intentée en Ontario constituait [traduction] « de toute évidence un abus de procédure » et a ordonné sa suspension. Il a toutefois refusé de suspendre l’action devant la Cour fédérale et a décidé de laisser à notre Cour le soin de statuer sur cette question (Wiseau Studio LLC v Harper, 2021 ONSC 8324 aux para 10, 13 et 16).

III. L’action devant la Cour fédérale

[19] La déclaration dans la présente action a été déposée le 6 juillet 2021.

[20] La cause d’action énoncée dans la déclaration est une violation du paragraphe 41.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, soit le contournement de mesures techniques de protection. Cette cause d’action n’a été plaidée dans aucune des actions intentées en Ontario.

[21] La déclaration présentée à la Cour fédérale reprend en partie le même exposé des faits que celui décrit dans les procédures antérieures intentées en Ontario, et elle comprend la même demande de jugement déclaratoire, c’est‑à‑dire [traduction] « une ordonnance enjoignant aux défendeurs de détruire, sous la foi du serment, ou de restituer aux demandeurs tous les exemplaires, y compris l’original, du documentaire Room Full of Spoons qui sont sous leur autorité, en leur possession ou sous leur garde, ainsi que tout autre matériel contrefait dont l’utilisation contreviendrait à l’injonction demandée à l’alinéa 1d) ».

IV. La préclusion fondée sur la cause d’action

[22] La question centrale de la présente requête est de savoir si l’action est irrecevable en raison de la préclusion fondée sur la cause d’action.

[23] Au Canada, le principe de l’autorité de la chose jugée prend deux formes : la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion pour même question en litige (Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 4e éd, Markham, LexisNexis Canada Inc., 2015 à la p 1).

[24] L’arrêt de principe en ce qui concerne la préclusion fondée sur la cause d’action est l’arrêt de la Cour suprême Grandview c Doering, [1976] 2 RCS 621 (Grandview). Pour qu’il y ait préclusion fondée sur la cause d’action, les quatre conditions préalables suivantes doivent être réunies :

  1. un tribunal ayant la compétence voulue doit avoir rendu une décision définitive dans l’action antérieure;

  2. les parties au litige subséquent doivent avoir été parties à l’action antérieure ou avoir connexité d’intérêt avec les parties à l’action antérieure;

  3. la cause d’action dans l’action antérieure ne doit pas être distincte;

  4. le fondement de la cause d’action dans l’action subséquente a été ou aurait pu être plaidé dans l’action antérieure si la partie qui a intenté l’action subséquente avait fait preuve d’une diligence raisonnable.

i) Les décisions des tribunaux de l’Ontario sont définitives

[25] À la fin de l’instruction, j’ai indiqué que je n’étais pas convaincu que les actions en Ontario étaient définitivement terminées étant donné que la Cour suprême du Canada devait toujours rendre une décision à l’égard de la demande d’autorisation dont elle était saisie. Les chances que la Cour suprême accorde l’autorisation étaient peut‑être minces, mais elles existaient tout de même. Si l’autorisation avait été accordée et que les parties Wiseau avaient fini par avoir gain de cause, cela aurait pu entraîner une série d’événements en cascade qui aurait modifié l’issue de la décision du juge Schabas. Cette possibilité était peut‑être faible, mais l’arrêt Grandview exige que les décisions soient définitives, et non qu’elles soient susceptibles de l’être.

[26] Au moment de l’instruction, la demande d’autorisation avait été mise en état. La décision devait être reçue un mois ou deux plus tard.

[27] Les parties ont proposé que je réserve ma décision jusqu’à ce que l’issue de la demande d’autorisation soit connue (une mesure que j’étais disposé à prendre de toute façon). Ainsi, la présente instance a été suspendue jusqu’à ce que la demande d’autorisation soit tranchée.

[28] Comme je l’ai indiqué précédemment, la demande d’autorisation a été rejetée le 14 avril 2022. Je suis maintenant convaincu que la demanderesse a épuisé tous les droits d’appel en ce qui concerne les procédures devant les tribunaux de l’Ontario et que toutes les décisions relatives à l’action intentée en Ontario sont définitives.

ii) Les parties sont les mêmes

[29] Ce point n’est pas contesté; la demanderesse admet que les parties dans chacune des actions sont les mêmes.

iii) Les causes d’action ne sont pas distinctes l’une de l’autre

[30] La demanderesse soutient que les causes d’action dans l’action intentée en Ontario et dans celle intentée devant la Cour fédérale sont distinctes l’une de l’autre en raison de la nature des violations alléguées dans chacune de ces procédures. Je ne suis pas de cet avis.

[31] Dans l’arrêt Grandview, l’intimé a poursuivi la municipalité pour des dommages que des inondations, survenues en 1967 et 1968, avaient causés à ses terres et à ses récoltes. Ces inondations auraient été imputables aux modifications apportées à un barrage en 1967. L’action a été rejetée. L’intimé a alors intenté une deuxième poursuite, cette fois pour les dommages causés à ses récoltes entre 1969 et 1972 puisque la municipalité aurait maintenu le niveau des eaux de la rivière à un niveau artificiellement élevé, de sorte que l’eau a pu pénétrer la couche aquifère et saturer le sol d’eau. Dans ses motifs dissidents, le juge Pigeon a décrit les deux actions comme des actions complètement différentes, soulignant que la première action avait donné lieu à la conclusion selon laquelle le barrage n’avait pas causé l’inondation sans toutefois que soit soulevée la question de savoir si le barrage avait causé la saturation du sol après l’inondation (à la p 628).

[32] Les juges majoritaires n’étaient pas du même avis. Ils ont souligné que l’intimé n’avait pas allégué dans sa plaidoirie ni dans son affidavit qu’il lui avait été impossible, tout en faisant preuve de diligence raisonnable, de mettre de l’avant la théorie de la saturation du sol par l’intermédiaire de la couche aquifère à l’époque de la première action, non plus qu’il n’avait affirmé que son omission de soulever ce point précis n’avait pas résulté d’une négligence, d’une inadvertance ou même d’un accident (à la p 638).

[33] En l’espèce, la demanderesse avait allégué dans l’action intentée en Ontario des violations du droit d’auteur fondées sur les articles 27, 14.1 et 28.1. La présente action vise aussi des violations du droit d’auteur et est fondée sur l’article 41.1. Les deux procédures concernent les mêmes œuvres originales et le même documentaire qui est censé avoir porté atteinte aux œuvres originales. Elles visent toutes deux à obtenir une ordonnance de restitution des mêmes œuvres.

[34] Accepter l’argument de la demanderesse selon lequel différents articles de la Loi sur le droit d’auteur représentent des causes d’action distinctes qui peuvent justifier des procédures distinctes concernant les mêmes œuvres va directement à l’encontre de l’approche adoptée dans l’arrêt Grandview, où l’on s’attendait à ce que toutes les questions relatives aux actions de la municipalité concernant un barrage et une rivière qui avaient des conséquences sur les terres d’un agriculteur soient présentées dans une seule instance. Toutes les causes d’action de la demanderesse ont une source commune, à savoir la Loi sur le droit d’auteur. Les dépôts multiples de la demanderesse pour la même cause d’action générale (violation du droit d’auteur) visant les mêmes œuvres sont précisément le genre de méfait que la préclusion fondée sur la cause d’action vise à prévenir.

iv) Les prétentions fondées sur l’article 41.1 auraient pu être énoncées dans l’action intentée en Ontario si la demanderesse avait fait preuve de diligence raisonnable

[35] Depuis près de 200 ans, les tribunaux exigent, selon un principe en droit judiciaire, que les parties présentent l’ensemble des éléments de leur affaire dans le cadre du premier litige. L’énoncé classique de la théorie figure dans le jugement Henderson v Henderson (1843), 3 Hare 100, 67 ER 313, à la p 319 (Henderson) :

[traduction]

Pour trancher cette question, je crois que j’énonce correctement le principe auquel le tribunal est assujetti en disant que, lorsqu’une question donnée fait l’objet d’un litige devant être tranché par un tribunal compétent, la cour exige des parties à ce litige qu’elles fassent valoir l’ensemble des éléments de leur affaire et elle ne leur permettra pas (à moins de circonstances exceptionnelles) de revenir avec le même objet dans un autre litige relativement à des questions qui auraient pu être soulevées dans le cadre du premier litige, mais qui ne l’ont pas été uniquement parce que les parties ont, par négligence, par erreur ou même en raison d’un cas fortuit, omis de soulever certains éléments. Le principe de la chose jugée s’applique, à moins de circonstances exceptionnelles, non seulement aux éléments sur lesquels les parties ont expressément demandé à la cour de se prononcer, mais aussi à chacun des éléments qui font logiquement partie de l’objet du litige et que les parties auraient pu soulever à l’époque si elles avaient fait preuve de diligence raisonnable […] Il est évident que les litiges seraient interminables si une telle règle ne prévalait pas.

[36] L’arrêt Henderson a non seulement pour effet d’empêcher que des questions qui ont déjà été tranchées d’une façon concluante par un tribunal compétent soient de nouveau débattues, mais il énonce aussi le principe de la question qui aurait pu ou aurait dû être déjà soulevée, principe selon lequel les questions qui auraient à juste titre dû faire partie du litige initial, mais qu’une partie a omis de plaider, ne peuvent pas être soulevées dans un litige ultérieur (Mcfadyen c La Reine, 2008 CCI 441 au para 25).

[37] À cet égard, l’élément le plus important de l’affidavit de M. Wiseau déposé en réponse à la requête n’est pas ce qu’il comporte, mais ce qu’il ne comporte pas — une explication raisonnable de la raison pour laquelle les prétentions de violation attribuable à un contournement de mesures techniques de protection n’ont pas été énoncées dans l’action intentée en Ontario.

[38] Dans son affidavit, M. Wiseau précise qu’en sa qualité de réalisateur et de producteur des films The Room et The Neighbors, il a étroitement participé à la production de tous les disques Blu‑ray. Il affirme que tous les disques Blu‑ray de ces films vendus ou mis à la disposition du public sont protégés par l’Advanced Access Content System, un système commercial de gestion numérique des droits ainsi que de protection et de cryptage des disques Blu‑ray qui restreint la lecture et la copie de ces disques. Il fait valoir que personne ne peut accéder aux fichiers vidéo stockés sur le disque Blu‑ray des films sans briser ou mettre en échec intentionnellement ce système de protection et de cryptage des disques. Compte tenu de cet élément de preuve, je conclus que M. Wiseau connaissait parfaitement les mesures techniques de protection qui avaient été appliquées aux œuvres en cause avant qu’il intente l’action en Ontario.

[39] L’explication de M. Wiseau quant à la raison pour laquelle cette question n’a pas été soulevée dans l’action intentée en Ontario se trouve au paragraphe 4 de son affidavit. M. Wiseau y affirme qu’aucun autre article de la Loi sur le droit d’auteur n’a été invoqué dans l’action intentée en Ontario pour la simple raison que les demandeurs ne connaissaient pas, à ce moment‑là, toute l’étendue des actes illicites commis par les défendeurs.

[40] Même si l’on tenait cette affirmation pour avérée, les mesures techniques de protection ont fait l’objet de discussions lors de l’interrogatoire préalable de M. Harper qui a eu lieu le 23 août 2019 dans le cadre de l’action intentée en Ontario. Un extrait de cet interrogatoire a été joint à l’affidavit de M. Harper :

[traduction]

Q. D’accord. Lors de la production de Room Full of Spoons — je ne pense pas qu’il y ait de controverse ici, donc je vais vous orienter un peu. Vous avez utilisé des extraits de The Room dans le documentaire, n’est‑ce pas?

R. Oui.

Q. D’où provenait ce contenu?

R. Nous l’avons extrait du disque Blu‑ray.

Q. Vous dites que vous l’avez extrait du disque Blu‑ray. Pouvez‑vous nous donner plus de détails?

R. Oui. Nous avons extrait le film d’un disque Blu‑ray sur notre ordinateur, puis nous l’avons intégré au documentaire à l’aide du logiciel Adobe Premiere.

Q. Aviez‑vous obtenu la permission de M. Wiseau ou de son studio avant d’extraire le film du disque Blu‑ray?

R. Non.

Q. Aviez‑vous obtenu la permission du distributeur avant d’extraire le film du disque Blu‑ray?

R. Non.

[41] Au paragraphe 9 de son affidavit, M. Wiseau précise que, tant au cours de l’interrogatoire préalable que lors du procès pour l’action intentée en Ontario, les défendeurs ont intentionnellement fourni un témoignage trompeur, équivoque, imprécis et contradictoire quant à la façon dont ils ont obtenu des copies vidéo des œuvres des demandeurs.

[42] Les documents relatifs à la requête n’expliquent pas pourquoi les parties Wiseau n’ont pas pris de mesures à la suite de ce témoignage, qu’elles qualifient de trompeur et contradictoire, et n’ont pas modifié leur déclaration après l’interrogatoire préalable de M. Harper pour y inclure des allégations de violation fondées sur le contournement non autorisé des mesures techniques de protection.

[43] Le droit d’auteur est régi par un cadre légal; la législation sur le droit d’auteur crée simplement des droits et des obligations en fonction des conditions et des circonstances établies dans le texte législatif. La loi parle d’elle‑même et c’est en fonction de ses dispositions que doivent être analysés les actes d’une partie (Compo Co. Ltd. c Blue Crest Music et autres, [1980] 1 RCS 357 aux p 372‑373). Il existe un nombre limité et précis de façons dont le droit d’auteur peut être violé. Il est tout à fait déraisonnable, compte tenu de la preuve obtenue lors de l’interrogatoire préalable de M. Harper, de garder dans sa manche des prétentions fondées sur l’article 41.1 et de les énoncer dans le cadre d’une action intentée devant un autre tribunal après l’échec de l’action intentée en Ontario. Pour que les choses soient claires, je ne conclus pas que des prétentions fondées sur l’article 41.1 auraient été retenues, mais seulement que l’endroit approprié pour les énoncer était dans le cadre de l’action intentée en Ontario.

[44] Les documents relatifs à la requête comprennent également des parties des arguments écrits finaux présentés dans le cadre de l’action intentée en Ontario. Les parties Wiseau ont fait référence à des mesures techniques de protection dans leurs arguments finaux, notamment :

[traduction]

11. Avec égards, nous avançons que l’article 41 de la Loi sur le droit d’auteur interdit aux défendeurs de contourner les mesures techniques de protection mises en place sur un disque Blu‑Ray dans le but de contrôler l’accès à l’œuvre vidéo des demandeurs, que les défendeurs aient « acheté légalement » le disque Blu‑Ray ou non. Les disques Blu‑Ray sont vendus pour un usage personnel et le visionnement à domicile de leur contenu sur un lecteur de disques Blu‑Ray, et non comme une source possible d’extraction du fichier vidéo. Les défendeurs savaient que les disques Blu‑Ray étaient munis d’un verrou technologique conçu pour empêcher l’« extraction » de la vidéo; ils savaient que, à moins de briser le verrou numérique, ils ne pouvaient pas extraire la vidéo du disque Blu‑Ray. En conséquence, les défendeurs ont obtenu illégalement du matériel protégé par le droit d’auteur appartenant aux demandeurs puisqu’ils ont violé l’interdiction prévue à l’article 41 de la Loi sur le droit d’auteur.

[45] Le juge Schabas a brièvement abordé cette question dans ses motifs :

[traduction]

Mesures techniques de protection

[166] Dans ses observations finales, l’avocat des demandeurs a présenté un argument supplémentaire pour appuyer la prétention de violation. Il a fait valoir que les défendeurs, en « extrayant » des séquences de The Room d’un disque Blu‑ray, avaient contourné une « mesure technique de protection » en violation du paragraphe 41.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur et qu’ils avaient donc également commis une violation du droit d’auteur des demandeurs, comme le prévoit le paragraphe 41.1(2). Ce point n’a pas été plaidé dans la déclaration et constitue, à mon avis, une cause d’action distincte par rapport à la question de la violation du droit d’auteur. Bien que le paragraphe 41.1(2) porte que « le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre » pour laquelle une mesure technique de protection a été contournée « est admis […] à exercer […] tous les recours […] que la loi prévoit ou peut prévoir pour la violation d’un droit d’auteur », il s’agit d’une mesure législative adoptée pour traiter de la question de l’utilisation des verrous numériques, et non d’une autre forme de violation du droit d’auteur. La violation aurait dû être plaidée de manière à ce que les défendeurs puissent avoir l’occasion de l’aborder dans la preuve, y compris la question de savoir si une mesure technique de protection a été contournée, et de soulever tout moyen de défense contre la question du contournement.

[167] En tout état de cause, il y avait peu d’éléments de preuve sur ce point. M. Wiseau a simplement affirmé que les défendeurs avaient « extrait » des séquences d’un disque Blu‑ray, sans plus. Lors de son contre‑interrogatoire, M. Harper a confirmé que les séquences avaient été obtenues à partir d’un disque Blu‑ray par M. Forero McGrath. Ce dernier n’a pas du tout été interrogé à ce sujet, et on a seulement demandé à M. Harper si un disque Blu‑ray comportait un verrou numérique, ce que M. Harper a nié. Il a dit qu’il ne savait même pas ce qu’était un verrou numérique, qu’il était assez facile de faire une copie à partir d’un disque Blu‑ray, et que même lui pouvait le faire malgré ses compétences limitées en matière de montage. Par conséquent, cette prétention ne repose sur aucun élément de preuve puisque rien ne prouve que le disque était muni d’une mesure technique de protection ou que cette mesure aurait été contournée. Je rejette donc cet argument.

[46] Il n’y a pas d’explication ou de preuve satisfaisante dans les documents relatifs à la requête pour expliquer pourquoi une modification visant à inclure la violation attribuable au contournement de mesures techniques de protection n’a pas été demandée à un moment quelconque avant que le jugement dans l’action intentée en Ontario soit rendu. Cette question était certainement sur le radar de la demanderesse pendant l’enquête préalable et le procès tenu relativement à l’action intentée en Ontario.

[47] À l’audience, la demanderesse a tenté d’expliquer pourquoi elle a tardé à énoncer les prétentions fondées sur l’article 41.1 en indiquant qu’il s’agissait d’un nouvel article de la Loi sur le droit d’auteur et qu’il était justifié d’attendre à une date ultérieure pour le faire. Je rejette cet argument. L’article 41.1 a été ajouté à la Loi sur le droit d’auteur en 2012. Bien que la jurisprudence interprétant cet article soit peu abondante, une décision importante sur cette question (Nintendo of America Inc. c King, 2017 CF 246) a été rendue trois mois avant que l’action soit intentée en Ontario.

[48] Le paragraphe 35 de la déclaration introduisant la présente instance est ainsi rédigé :

[traduction]

35. Compte tenu de la qualité et de la résolution de la vidéo copiée par les défendeurs à partir de la première œuvre et de la deuxième œuvre de la demanderesse, il est évident que les défendeurs ont copié ce matériel vidéo à partir du disque Blu‑ray de The Room et du DVD de The Neighbors, et ce, sans le consentement de la demanderesse.

[49] Encore une fois, les documents relatifs à la requête de la demanderesse ne comportent ni preuve ni explication satisfaisante en ce qui concerne la raison pour laquelle la demanderesse ne s’était pas rendue compte de la qualité et de la résolution de la vidéo copiée au moment où elle a intenté l’action en Ontario. Si la demanderesse croit qu’il est évident que les défendeurs ont copié le matériel vidéo à partir d’un disque Blu‑ray, elle aurait pu énoncer toute prétention fondée sur l’article 41.1 dans l’action intentée en Ontario si elle avait fait preuve de diligence raisonnable, compte tenu de la preuve de M. Wiseau selon laquelle il avait participé directement à la mise en place des mesures techniques de protection sur les œuvres originales.

[50] Que le choix d’exclure une prétention de violation des mesures techniques de protection de l’action intentée en Ontario ait été fait de manière stratégique ou que la prétention ait été exclue par inadvertance, la demanderesse ne devrait pas être autorisée à intenter une autre action pour ce recours maintenant, longtemps après qu’elle aurait pu être incluse dans l’action intentée en Ontario.

[51] Dans ses observations écrites, la demanderesse mentionne qu’elle [traduction] « cherche honnêtement à faire valoir ses droits devant la Cour ». Cette affirmation sonne faux. La demanderesse a eu l’occasion de le faire au cours d’un procès de huit jours et pendant les nombreuses journées d’instruction des requêtes et des appels. Elle a intenté une deuxième action en Ontario qui a été jugée comme étant [traduction] « de toute évidence un abus de procédure ». La demanderesse ne devrait pas pouvoir harceler davantage les défendeurs avec des prétentions qui auraient pu être énoncées il y a des années. Elle ne devrait pas être autorisée à intenter une troisième action dans le but d’obtenir (entre autres) le même jugement déclaratoire (restitution des copies de Room Full of Spoons) que celui qui a été rejeté après un procès complet devant le juge Schabas et contesté de manière collatérale dans la deuxième action intentée en Ontario. Permettre la poursuite de la présente action constituerait un abus, non seulement pour les défendeurs, mais aussi pour la Cour.

[52] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que les quatre facteurs de l’arrêt Grandview sont réunis. La présente action est irrecevable en raison de la préclusion fondée sur la cause d’action. Elle sera radiée pour ce motif.

V. Dépens

[53] La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens et de les répartir (Règles des Cours fédérales, art 400(1)).

[54] À la fin de l’audience, les parties ont convenu que, si les défendeurs devaient obtenir gain de cause, des dépens de 3 000 $ devraient leur être adjugés. Ce montant sera adjugé aux défendeurs.


JUGEMENT dans le dossier T‑1057‑21

LA COUR STATUE :

  1. L’action de la demanderesse est radiée, sans autorisation de modification.

  2. Des dépens de 3 000 $ sont adjugés aux défendeurs.

« Trent Horne »

Juge responsable de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1057‑21

 

INTITULÉ :

WISEAU STUDIO, LLC c RICHARD HARPER ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RESPONSABLE DE LA GESTION DE L’INSTANCE, TRENT HORNE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Daniel Brinza

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Matthew Diskin

Kristin AuCoin

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

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POUR LA DEMANDERESSE

 

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Toronto (Ontario)

 

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