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Date : 20220421


Dossier : T-1023-19

Référence : 2022 CF 563

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S

défenderesse

et

LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Thibodeau a intenté un recours fondé sur l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [la Loi], à l’encontre de l’Administration de l’aéroport international de St. John’s [l’AAISJ]. Il sollicite un jugement déclaratoire, des dommages-intérêts et une lettre d’excuses, car il estime que l’AAISJ ne s’est pas conformée aux obligations que la Loi lui impose.

[2] Je conclus que l’AAISJ n’a pas respecté la Loi en communiquant en anglais seulement sur les médias sociaux et en ne s’assurant pas que son site web soit entièrement bilingue. À cet égard, les obligations de l’AAISJ ne portent pas uniquement sur les renseignements « utiles aux voyageurs ». Les communications que le siège de l’AAISJ destine au grand public doivent également être bilingues.

[3] J’estime que l’octroi de dommages-intérêts est une réparation convenable et juste, afin d’assurer la dissuasion et la défense des droits découlant de la Loi. Ni les circonstances dans lesquelles M. Thibodeau a constaté les violations de la Loi, ni les prétendus efforts de l’AAISJ afin de se conformer à la Loi ne font obstacle à l’octroi de dommages-intérêts.

I. Contexte

[4] Pour la bonne intelligence des présents motifs, il est nécessaire de débuter par une description sommaire du régime législatif en cause. Nous pourrons ensuite nous pencher sur les plaintes qui sont à l’origine de l’affaire et sur le traitement qu’en a fait le Commissaire aux langues officielles [le Commissaire].

A. Contexte législatif

[5] L’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés prévoit que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada. Il consacre au sein de la constitution une caractéristique fondamentale du Canada. Les articles 17 à 23 de la Charte prévoient une panoplie de droits relatifs à l’usage des langues officielles au sein de diverses institutions. En particulier, l’article 20 prévoit ce qui suit :

20 (1) Le public a, au Canada, droit à l’emploi du français ou de l’anglais pour communiquer avec le siège ou l’administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à l’égard de tout autre bureau de ces institutions là où, selon le cas :

20 (1) Any member of the public in Canada has the right to communicate with, and to receive available services from, any head or central office of an institution of the Parliament or government of Canada in English or French, and has the same right with respect to any other office of any such institution where

a) l’emploi du français ou de l’anglais fait l’objet d’une demande importante;

(a) there is a significant demand for communications with and services from that office in such language; or

b) l’emploi du français et de l’anglais se justifie par la vocation du bureau.

(b) due to the nature of the office, it is reasonable that communications with and services from that office be available in both English and French.

[6] La Loi a été adoptée notamment afin de mettre en œuvre les droits garantis aux articles 17 à 20 de la Charte. La partie IV de la Loi, qui comprend les articles 21 à 33, est intitulée « Communication avec le public et prestation des services ». Les dispositions en cause en l’espèce sont les articles 22 et 23. L’article 22 se lit ainsi :

22 Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que le public puisse communiquer avec leur siège ou leur administration centrale, et en recevoir les services, dans l’une ou l’autre des langues officielles. Cette obligation vaut également pour leurs bureaux — auxquels sont assimilés, pour l’application de la présente partie, tous autres lieux où ces institutions offrent des services — situés soit dans la région de la capitale nationale, soit là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

22 Every federal institution has the duty to ensure that any member of the public can communicate with and obtain available services from its head or central office in either official language, and has the same duty with respect to any of its other offices or facilities

(a) within the National Capital Region; or

(b) in Canada or elsewhere, where there is significant demand for communications with and services from that office or facility in that language.

[7] Soulignons dès à présent que l’article 22 de la Loi, à l’image de l’article 20 de la Charte, distingue deux principaux types de circonstances dans lesquelles une institution fédérale a l’obligation d’employer l’une ou l’autre des langues officielles dans ses interactions avec le public. D’une part, cette obligation s’applique aux communications ou aux services offerts par le siège ou l’administration centrale de cette institution. D’autre part, quant aux bureaux situés ailleurs au pays ou à l’étranger, l’obligation de communiquer ou d’offrir des services dans une langue officielle ne s’applique qu’en présence d’une demande importante. Comme on le verra plus loin, cette distinction entre le siège et les autres bureaux est cruciale en l’espèce. L’article 22 de la Loi prévoit aussi que les services offerts par les bureaux situés dans la région de la capitale nationale doivent être bilingues, mais cet aspect de l’article 22 n’est pas pertinent en l’espèce.

[8] L’article 23, quant à lui, clarifie la portée de l’article 22 en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs, se fondant encore une fois sur le concept de demande importante :

23 (1) Il est entendu qu’il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de veiller à ce que ceux-ci puissent, dans l’une ou l’autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

23 (1) For greater certainty, every federal institution that provides services or makes them available to the travelling public has the duty to ensure that any member of the travelling public can communicate with and obtain those services in either official language from any office or facility of the institution in Canada or elsewhere where there is significant demand for those services in that language.

(2) Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que, dans les bureaux visés au paragraphe (1), les services réglementaires offerts aux voyageurs par des tiers conventionnés par elles à cette fin le soient, dans les deux langues officielles, selon les modalités réglementaires.

(2) Every federal institution has the duty to ensure that such services to the travelling public as may be prescribed by regulation of the Governor in Council that are provided or made available by another person or organization pursuant to a contract with the federal institution for the provision of those services at an office or facility referred to in subsection (1) are provided or made available, in both official languages, in the manner prescribed by regulation of the Governor in Council.

[9] La définition du concept de demande importante se retrouve dans le Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48 [le Règlement]. Des critères distincts s’appliquent aux situations visées par les articles 22 et 23 de la Loi. Bien que les dispositions du Règlement soient passablement détaillées, les aspects pertinents peuvent être résumés ainsi.

[10] L’article 5 du Règlement prévoit qu’aux fins de l’article 22 de la Loi, les services offerts par un bureau d’une institution fédérale font l’objet d’une demande importante dans la langue officielle minoritaire, notamment lorsque la population de la minorité linguistique dans la région métropolitaine de recensement en cause est d’au moins 5000 personnes ou lorsqu’au moins 5 p. cent de la demande de service est dans cette langue. Il n’est pas contesté que ces conditions ne sont pas remplies à St. John’s.

[11] L’article 7 du Règlement prévoit qu’aux fins de l’article 23 de la Loi, les services offerts par un aéroport font l’objet d’une demande importante dans la langue officielle minoritaire lorsqu’au moins 5 p. cent de la demande de service est dans cette langue. Ces services font aussi l’objet d’une demande importante dans les deux langues officielles lorsque le nombre total de passagers par année excède un million. Il n’est pas contesté que, depuis plusieurs années, le nombre total de voyageurs à l’aéroport de St. John’s excède ce seuil. De plus, en 2019, après le dépôt des plaintes de M. Thibodeau, l’article 7 a été modifié par l’ajout du paragraphe 7(5), qui prévoit que les services offerts dans un aéroport situé dans une capitale provinciale ou territoriale – comme St. John’s – font l’objet d’une demande importante dans les deux langues officielles.

[12] Jusque dans les années 1990, un grand nombre d’aéroports canadiens étaient exploités par le ministère des Transports, une institution fédérale assujettie à la Loi. Cependant, le gouvernement a souhaité confier l’exploitation de ces aéroports à des organisations locales. Le Parlement a donc adopté la Loi relative aux cessions d’aéroports, LC 1992, c 5, qui permet au gouvernement de céder un aéroport à une « administration aéroportuaire désignée » et qui précise les modalités de l’application de certaines lois à cette administration. En particulier, en ce qui a trait aux langues officielles, le paragraphe 4(1) de cette loi prévoit ce qui suit :

4 (1) À la date de cession par bail d’un aéroport à une administration aéroportuaire désignée, les parties IV, V, VI, VIII, IX et X de la Loi sur les langues officielles s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, à cette administration, pour ce qui est de l’aéroport, au même titre que s’il s’agissait d’une institution fédérale, et l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution, à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale.

4 (1) Where the Minister has leased an airport to a designated airport authority, on and after the transfer date Parts IV, V, VI, VIII, IX and X of the Official Languages Act apply, with such modifications as the circumstances require, to the authority in relation to the airport as if

(a) the authority were a federal institution; and

(b) the airport were an office or facility of that institution, other than its head or central office.

[13] Conformément à cette loi, l’aéroport de St. John’s a été donné à bail à l’AAISJ en 1998.

B. Contexte factuel

[14] La présente affaire tire son origine de six plaintes déposées par M. Thibodeau auprès du Commissaire, selon l’article 58 de la Loi. Dans ces plaintes, M. Thibodeau reprochait à l’AAISJ de :

  • n’être présente qu’en anglais sur les médias sociaux tels que Facebook, YouTube et Instagram;

  • avoir un site web dont l’adresse URL n’est qu’en anglais et dont la version française n’est pas de qualité égale à la version anglaise;

  • publier ses communiqués de presse en anglais seulement;

  • rendre certains documents, dont ses rapports annuels et son plan de développement, disponibles en anglais seulement sur son site web;

  • publier du contenu presque exclusivement en anglais sur Twitter;

  • afficher certaines inscriptions en anglais seulement sur des guichets automatiques situés à l’aéroport.

[15] Au moment de déposer ces six plaintes, M. Thibodeau ne s’était pas rendu lui-même à l’aéroport de St. John’s. Il a constaté les faits en effectuant des recherches sur Internet.

[16] Les plaintes de M. Thibodeau ont fait l’objet de deux rapports distincts du Commissaire. Le premier rapport traite des plaintes relatives aux diverses formes de contenu diffusées sur Internet. Analysant les dispositions citées plus haut, le Commissaire conclut que l’article 22 s’applique à l’AAISJ en tant que siège social, mais non en tant qu’ « autre bureau ». Il conclut également à l’application de l’article 23, puisque le nombre annuel de passagers à l’aéroport de St. John’s excède un million. Les faits à la base de la plainte n’étant pas contestés, le Commissaire conclut à la violation de la Loi et recommande à l’AAISJ, dans un délai de six mois, de s’assurer que tout le contenu diffusé sur son site web (y compris les rapports annuels et les communiqués de presse) et sur les médias sociaux soit de qualité égale dans les deux langues officielles.

[17] Quant à la plainte relative au guichet automatique, le Commissaire rappelle que l’article 12 du Règlement prévoit explicitement qu’il s’agit d’un service visé par le paragraphe 23(2) de la Loi. Étant donné que le guichet en cause portait une inscription en anglais seulement, le Commissaire conclut à la violation de la Loi. Cependant, puisque l’AAISJ a fourni une preuve que l’inscription avait été remplacée par des pictogrammes universels, le Commissaire s’est abstenu de formuler une recommandation et a fermé le dossier.

[18] M. Thibodeau a ensuite présenté une demande selon l’article 77 de la Loi. Il demande à notre Cour de constater la violation de la Loi et de condamner l’AAISJ à lui présenter une lettre d’excuses et à lui payer une somme de 9000 $ à titre de dommages-intérêts.

[19] Après avoir intenté la présente demande, M. Thibodeau a déposé plusieurs autres plaintes à l’encontre de l’AAISJ. Le Commissaire n’a pas encore émis son rapport concernant ces plaintes.

[20] Le Commissaire a reçu l’autorisation d’intervenir devant cette Cour afin de présenter des observations concernant l’interprétation de l’article 4 de la Loi relative aux cessions d’aéroports et de l’expression « voyageurs » dans l’article 23 de la Loi.

[21] J’ai également été saisi d’une demande de M. Thibodeau contre l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton. Je rends jugement simultanément dans cette affaire : Thibodeau c Administration des aéroports régionaux d’Edmonton, 2022 CF 565. Cette demande soulève plusieurs questions similaires à celles qui se posent en l’espèce.

II. Analyse

[22] Dans l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c Canada (Agence d'inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 RCF 276 [Forum des maires], le juge Robert Décary de la Cour d’appel fédérale a souligné les principales caractéristiques du recours fondé sur l’article 77 de la Loi; voir aussi DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 aux paragraphes 32 à 37, [2009] 1 RCS 194 [DesRochers]. Ce recours vise à assurer l’efficacité de la Loi en lui donnant des « dents ». Il ne s’agit pas une demande de contrôle judiciaire du rapport du Commissaire, mais d’un recours distinct. Notre Cour doit effectuer sa propre évaluation des faits, même si elle peut s’appuyer sur le rapport du Commissaire. Le demandeur doit établir une violation de la Loi au moment de sa plainte, mais la Cour peut tenir compte des faits subséquents, notamment des efforts du défendeur pour se conformer à la Loi, au moment de déterminer la réparation appropriée.

[23] En statuant sur une telle demande, la Cour peut être appelée à trancher des difficultés d’interprétation de la Loi. On affirme souvent qu’en raison de son statut quasi constitutionnel, la Loi doit recevoir une interprétation « libérale et téléologique » : DesRochers, au paragraphe 31, citant R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768, au paragraphe 25 [Beaulac]. L’interprétation doit tout de même obéir à la méthode habituelle, qui exige la prise en compte du texte, du contexte global, de l’économie de la loi et de l’objectif poursuivi par le législateur : Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 au paragraphe 112, [2014] 3 RCS 340 [Thibodeau (CSC)]. Néanmoins, cet objectif, qui est de favoriser l’épanouissement des collectivités de langue officielle, doit se voir accorder tout le poids qu’il mérite : DesRochers, au paragraphe 31. De plus, le principe de l’interprétation libérale et téléologique de la Loi se traduit par une présomption résiduelle : si l’application des méthodes habituelles ne permet pas de trancher entre deux interprétations possibles de la Loi, on doit choisir l’interprétation qui accorde une portée plus large aux droits linguistiques. Une présomption semblable s’applique à la Charte : voir, par exemple, R c Rodgers, 2006 CSC 15, aux paragraphes 18 et 19, [2006] 1 RCS 554. Puisque la Loi vise à mettre en œuvre certains droits garantis par la Charte, il est logique qu’elle bénéficie de la même présomption.

[24] Tenant compte de ces principes, j’estime que M. Thibodeau a démontré que l’AAISJ a violé la Loi. L’AAISJ est assujettie tant à l’article 22 de la Loi, pour ce qui est de son siège, qu’à l’article 23, pour ce qui est de l’aéroport. J’estime également que l’octroi de dommages-intérêts est une réparation convenable et juste, puisque ceux-ci permettront d’assurer la défense des droits et la dissuasion. Le fait que l’AAISJ prétend s’être conformée à la Loi ne fait pas obstacle à l’octroi de dommages-intérêts.

A. L’article 4 de la Loi relative aux cessions d’aéroports

[25] Il est nécessaire de résoudre en premier lieu une difficulté liée à l’interprétation de l’article 4 de la Loi relative aux cessions d’aéroports. Le Commissaire soutient que cette disposition rend l’ensemble de la partie IV de la Loi applicable à l’AAISJ. Dans cette optique, l’article 22 de la Loi imposerait au siège ou à l’administration centrale de l’AAISJ de communiquer avec le public dans les deux langues. En raison de son achalandage, l’article 23 imposerait également à l’aéroport d’offrir des services aux voyageurs dans les deux langues. Au contraire, l’AAISJ prétend que l’article 4 ne l’assujettit qu’aux obligations liées aux bureaux et non à celles qui s’appliquent au siège d’une institution. Si cette interprétation était juste, l’AAISJ n’aurait d’obligations qu’en vertu de l’article 23, puisque les critères d’une demande importante au sens de l’article 22 ne sont pas satisfaits à St. John’s.

[26] J’estime que le Commissaire a raison. L’interprétation qu’il propose est compatible avec le libellé de l’article 4 ainsi qu’avec l’économie et l’objet de la Loi relative aux cessions d’aéroports. Au contraire, l’interprétation suggérée par l’AAISJ méconnaît le texte et la structure de l’article 4.

[27] Pour fins de commodité, je reproduis à nouveau le texte de l’article 4 :

4 (1) À la date de cession par bail d’un aéroport à une administration aéroportuaire désignée, les parties IV, V, VI, VIII, IX et X de la Loi sur les langues officielles s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, à cette administration, pour ce qui est de l’aéroport, au même titre que s’il s’agissait d’une institution fédérale, et l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution, à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale.

4 (1) Where the Minister has leased an airport to a designated airport authority, on and after the transfer date Parts IV, V, VI, VIII, IX and X of the Official Languages Act apply, with such modifications as the circumstances require, to the authority in relation to the airport as if

(a) the authority were a federal institution; and

(b) the airport were an office or facility of that institution, other than its head or central office.

[28] Comme tout autre texte de loi, l’article 4 doit être interprété en tenant compte de son texte, de l’économie de la loi et de l’objectif poursuivi par le législateur. Puisqu’il vise à étendre le domaine d’application de la Loi, les principes régissant l’interprétation de celle-ci doivent être gardés à l’esprit. De plus, on doit présumer qu’en adoptant l’article 4, le législateur avait à l’esprit les définitions et les concepts de la Loi à laquelle celui-ci renvoie.

[29] Débutons par l’objectif poursuivi par le législateur. Il s’agit évidemment de faciliter la cession d’aéroports exploités par le ministère des Transports à des organisations locales à caractère privé. L’une des préoccupations exprimées par les parlementaires lors des débats qui ont conduit à l’adoption de cette loi est le maintien du bilinguisme. En effet, il n’est pas difficile de comprendre l’importance d’infrastructures de transport bilingues afin de favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle partout au pays. Cependant, l’analyse des débats parlementaires ne jette qu’un faible éclairage sur les modalités précises de l’application de la partie IV de la Loi aux administrations aéroportuaires.

[30] Passons maintenant à l’économie de la loi. L’article 4 ne rend pas la totalité de la Loi applicable aux administrations aéroportuaires. Le législateur a jugé qu’il fallait adapter la Loi à la réalité des administrations locales et que seules certaines parties de la Loi leur seraient applicables. Cependant, rien n’indique que le législateur a voulu effectuer un découpage plus précis. En principe, une administration aéroportuaire doit se conformer à toutes les dispositions d’une partie de la Loi qui lui est rendue applicable.

[31] Intéressons-nous enfin au texte de l’article 4. Soulignons-en tout d’abord un aspect important. Le législateur a utilisé à dessein les termes « administration » et « aéroport ». Ils ne signifient pas la même chose. L’administration est la personne morale, l’organisme auquel est confiée la gestion d’un aéroport. L’aéroport, quant à lui, est une installation physique. Il faut garder cette distinction à l’esprit en lisant l’article 4.

[32] L’article 4 prévoit tout d’abord que diverses parties de la Loi, dont la partie IV, « s’appliquent […] à cette administration, pour ce qui est de l’aéroport / apply […] to the authority in relation to the airport ». Il s’agit là du principe de base qui assure la réalisation de l’objectif du législateur : le maintien de l’application de la Loi, malgré la cession. Le texte de l’article 4 prévoit ensuite que cette application a lieu « au même titre que s’il s’agissait d’une institution fédérale / as if […] the authority were a federal institution ». Cette précision est nécessaire, puisque la Loi ne s’applique pas à des organismes privés comme les administrations aéroportuaires. Ainsi, celles-ci seront assimilées à toute autre institution fédérale assujettie à la Loi.

[33] L’article 4 se termine par la précision suivante : « l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution, à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale / as if […] the airport were an office or facility of that institution, other than its head or central office ». C’est ce membre de phrase qui est au cœur de l’argumentaire de l’AAISJ.

[34] À mon avis, selon le sens ordinaire des mots employés, ce membre de phrase énonce une présomption selon laquelle l’aéroport est considéré comme un bureau et non comme le siège de l’administration, peu importe où le siège se trouve par rapport à l’aéroport. Pour quiconque connaît la structure et le vocabulaire de la Loi, l’objectif de ce membre de phrase est évident : il s’agit en quelque sorte d’aiguiller l’aéroport vers le régime des bureaux, aux articles 22 et 23 de la Loi, plutôt que vers celui du siège ou de l’administration centrale, à l’article 22. Par conséquent, l’application de la Loi à l’aéroport dépend de l’existence d’une demande suffisante. L’application de la Loi ne dépend pas du fait que le siège de l’administration aéroportuaire est situé dans les locaux de l’aéroport ou ailleurs. Lorsqu’une administration se voit confier la gestion de plus d’un aéroport, chacun d’entre eux pourra être assujetti à des obligations linguistiques différentes, selon les critères définissant la demande importante.

[35] L’AAISJ cherche à faire un pas de plus et soutient que le dernier membre de phrase de l’article 4 définit exhaustivement la portée de l’application de la Loi aux administrations aéroportuaires. En d’autres termes, pour les fins de l’application de la Loi, ces administrations seraient dépourvues de siège et ne seraient dotées que d’un « autre bureau », c’est-à-dire l’aéroport. Je ne peux accepter une telle interprétation, pour plusieurs raisons.

[36] Premièrement, l’interprétation proposée par l’AAISJ méconnaît le membre de l’article 4 qui assimile une administration aéroportuaire à une institution fédérale assujettie à la Loi. Hormis la partie finale de l’article 4, rien ne restreint la portée de cette assimilation et rien ne suggère qu’une administration aéroportuaire serait dépourvue de siège aux fins de l’article 22 de la Loi. Si le législateur avait voulu exempter les administrations aéroportuaires des obligations liées à leur siège, il l’aurait dit explicitement.

[37] Deuxièmement, le membre de phrase sur lequel s’appuie l’AAISJ n’énonce qu’une présomption selon laquelle l’aéroport, en tant qu’installation physique, est assimilé à un « autre bureau ». Cela transparaît clairement du texte anglais, qui emploie les mots « an office or facility of that institution, other than its head or central office ». Même si l’on pouvait soutenir que l’expression française « à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale » apporte un tempérament à l’ensemble du paragraphe 4(1), la version anglaise emploie les mots « other than its head or central office » qui, en raison de la structure de la disposition, ne peuvent se rapporter qu’aux termes « office or facility ». Il n’est donc pas possible de soutenir qu’en employant ces termes, le législateur a voulu soustraire les administrations aéroportuaires à un pan complet de la partie IV.

[38] Troisièmement, le législateur a soigneusement employé les termes administration et aéroport dans l’article 4. Comme je l’ai souligné plus haut, il ne faut pas confondre l’administration, personne morale, avec l’aéroport, installation physique. C’est cette installation physique qui, selon le dernier membre de phrase, est assimilée à un bureau. Rien ne permet d’étendre la portée de cette assimilation à l’administration elle-même; au contraire, l’administration est explicitement assimilée à une institution fédérale. Si le législateur a voulu rendre les obligations linguistiques liées à l’aéroport conditionnelles au critère de la demande importante, rien n’indique qu’il ait du même souffle fait disparaître toute obligation linguistique liée au siège.

[39] L’AAISJ soutient également que le libellé de l’article 4 doit être comparé au libellé beaucoup plus simple de dispositions d’autres lois qui rendent la Loi applicable à divers organismes : voir, par exemple, la Loi sur la commercialisation du CN, LC 1995, c 24, art 15; la Loi maritime du Canada, LC 1998, c 10, art 54. Je conviens que le libellé de l’article 4 témoigne de la volonté du législateur de circonscrire, à certains égards, la portée de l’application de la Loi aux administrations aéroportuaires. Néanmoins, je ne vois aucune raison de faire dire à ce libellé ce qu’il ne dit pas, à savoir que les administrations aéroportuaires seraient exemptées de toute obligation liée à leur siège.

[40] L’AAISJ invoque enfin ce qu’elle prétend être l’objectif de l’article 4, à savoir réduire la portée des obligations imposées à des autorités locales dont certaines sont de taille modeste et ne disposent pas des ressources nécessaires pour se conformer à la Loi. Elle n’a cependant pas attiré mon attention sur des extraits des débats parlementaires qui étayeraient ce point de vue. On peut néanmoins présumer que le législateur a tenu compte de ces préoccupations lorsqu’il a choisi les parties de la Loi qui s’appliquent aux administrations aéroportuaires. Il n’appartient pas aux tribunaux de modifier l’équilibre prévu par le législateur.

[41] Enfin, dans la mesure où il subsisterait un doute quant à l’interprétation à adopter, les principes énoncés dans l’arrêt Beaulac commandent de choisir l’interprétation qui accorde une portée plus large aux droits linguistiques.

[42] Il peut être utile de résumer ce qui précède. Selon l’article 22 de la Loi, le siège d’une administration aéroportuaire doit toujours communiquer avec le public dans les deux langues officielles. Dans la mesure où il offre directement des services au public, ceux-ci doivent également être accessibles dans les deux langues officielles. Quant aux services fournis à l’aéroport ou aux communications avec le public qui y ont lieu, ceux-ci peuvent être assujettis soit à l’article 22, soit à l’article 23, selon que les critères de demande importante applicables à chacun de ces articles sont remplis. Par exemple, si un aéroport se trouve dans une région métropolitaine de recensement dans laquelle demeurent plus de 5000 membres de la minorité linguistique de la province, l’article 22 s’applique. Si l’achalandage annuel d’un aéroport dépasse le million de passagers, c’est l’article 23 qui s’applique. Pour donner plein effet au dernier membre de phrase de l’article 4 de la Loi relative aux cessions d’aéroports, les services offerts à l’aéroport ne devraient pas être considérés comme des services offerts par le siège de l’institution.

[43] En l’espèce, l’aéroport de St. John’s satisfait les critères de la demande importante uniquement en ce qui a trait à l’article 23 de la Loi. Il est donc nécessaire de préciser le concept de « voyageurs / travelling public » qui définit les créanciers des obligations prévues par cette disposition.

B. Les voyageurs et l’article 23 de la Loi

[44] L’article 23 vise à préciser la portée de l’article 22 en ce qui a trait aux institutions fédérales qui offrent des services aux voyageurs. Il n’y a pas de doute que l’AAISJ est une telle institution. La question est plutôt de savoir quels sont les services et les communications visés par cette disposition.

[45] L’AAISJ propose une définition fondée, d’une part, sur une interprétation étroite du terme voyageur, qui ne comprendrait que les détenteurs d’un document de voyage, et, d’autre part, sur le concept de renseignements utiles aux voyageurs. Elle invite la Cour à fournir des lignes directrices permettant aux administrations aéroportuaires de mieux comprendre la portée des obligations découlant de la Loi. Elle soutient également que M. Thibodeau n’était pas un voyageur au moment de déposer ses plaintes, puisqu’il ne détenait pas de document de voyage.

[46] La détermination de la portée des obligations découlant de l’article 23 doit obéir à la méthode que j’ai présentée plus haut. Elle débute par un rappel des objectifs poursuivis par le législateur, dans le contexte particulier des voyageurs.

[47] La Loi vise à favoriser l’épanouissement des collectivités de langue officielle et la progression vers l’égalité d’usage du français et de l’anglais partout au pays. Afin de réaliser ces objectifs, il est important que les Canadiennes et les Canadiens puissent voyager d’un bout à l’autre du pays en recevant des services dans la langue de leur choix. C’est pourquoi les critères de la demande importante relatifs à l’article 23 tiennent compte non seulement de la population locale, mais aussi de l’achalandage de l’aéroport et du fait qu’au moins un aéroport dans chaque province ou territoire devrait offrir des services dans les deux langues. Il y a donc lieu de favoriser une interprétation généreuse de l’article 23, afin d’assurer, autant que possible, une expérience de voyage dans la langue officielle choisie par le voyageur.

[48] Tournons-nous maintenant vers le libellé de l’article 23. Celui-ci impose des obligations aux « institutions fédérales offrant des services aux voyageurs ». Il ne précise pas quels sont ces services, mais indique que ceux-ci doivent être offerts dans une langue officielle qui fait l’objet d’une demande importante et que les voyageurs doivent pouvoir communiquer avec l’institution fédérale dans cette langue. L’accent est mis sur le destinataire du service ou de la communication, à savoir les voyageurs, et non sur la nature du service ou le contenu de la communication. Rien dans ce libellé ne suggère que seuls sont visés les services ou les communications nécessaires ou utiles pour voyager ou qui sont liés au transport.

[49] J’estime donc qu’afin de déterminer si un service ou une communication est visé par l’article 23, il ne faut pas se demander s’il est « utile aux voyageurs », en ce sens que le service ou la communication est lié au voyage lui-même. Il faut plutôt se demander si ce service ou cette communication est offert ou destiné aux voyageurs, en ce sens que ses destinataires ou bénéficiaires sont en totalité ou en partie importante des voyageurs.

[50] Par définition, une administration aéroportuaire a pour mission d’offrir des services aux voyageurs. En principe, les services qu’elle offre au public sont des services destinés aux voyageurs. Il en va de même des communications. Ainsi, tout l’affichage et tous les services offerts dans les aires publiques d’une aérogare, dans les aires réservées aux voyageurs et les autres parties de l’aéroport accessibles au public, comme les stationnements, sont en principe visés par l’article 23, puisqu’ils s’adressent principalement aux voyageurs. Des panneaux qui offrent de l’information à caractère touristique, historique ou géographique à l’intention des voyageurs sont également visés par l’article 23. Enfin, dans la mesure où ils s’adressent à un public qui inclut des voyageurs, les renseignements qu’une administration aéroportuaire rend disponible en ligne, que ce soit sur un site web ou dans les médias sociaux, sont visés par l’article 23.

[51] L’application des lignes directrices qui précèdent ne devrait habituellement pas nécessiter que l’on distingue entre les personnes qui se qualifient à titre de voyageurs et les autres. En effet, la Loi impose aux institutions fédérales des obligations à l’égard du public. De telles obligations sont habituellement respectées simultanément à l’égard de tous. Lorsqu’il faut néanmoins en préciser les contours, le concept de voyageur ne saurait se limiter aux personnes qui détiennent un document de voyage. En effet, une personne qui souhaite voyager peut effectuer diverses démarches de planification avant de réserver son vol. Un voyageur peut aussi se prévaloir de certains services après avoir terminé son trajet, par exemple afin de récupérer un bagage égaré. Une personne peut aussi se rendre à un aéroport afin d’accueillir un membre de sa famille. Lorsque cette personne consulte le site web de l’aéroport afin de savoir si le vol est à l’heure ou prend un café au restaurant de l’aéroport, elle ne devrait pas être privée du bénéfice de la Loi simplement parce qu’elle ne détient pas de document de voyage.

[52] L’article 23, cependant, ne vise pas les communications dont on peut raisonnablement présumer qu’elles ne seront pas vues ou consultées par les voyageurs. Ainsi, les communications liées à la régie interne de l’administration aéroportuaire ou aux relations avec ses fournisseurs ou les compagnies aériennes ne sont pas destinées aux voyageurs. Il se peut néanmoins que certaines de ces communications soient visées par l’article 22.

C. La violation de la Loi

[53] Ayant établi les paramètres de l’application de la partie IV de la Loi aux administrations aéroportuaires, nous pouvons maintenant analyser les six plaintes déposées par M. Thibodeau à l’encontre de l’AAISJ. À l’image du Commissaire, je préfère traiter la question par thèmes plutôt que plainte par plainte.

(1) Le site web

[54] L’AAISJ possède un site web bilingue. Cependant, il est admis qu’au moment des plaintes, de nombreuses pages n’étaient pas disponibles en français ou ne présentaient pas un contenu de qualité égale dans les deux langues. Même quant à ce qu’elle considère comme « utile aux voyageurs », l’AAISJ concède que des progrès restent à faire.

[55] Le Commissaire a procédé à une analyse du site web de l’AAISJ. Dans son rapport, il a conclu que « plusieurs onglets de la version française du site Web existaient en anglais seulement ou ne présentaient pas un contenu de qualité égale à celui de la version anglaise du site Web ». La preuve qui m’a été présentée, bien que sommaire, étaye cette conclusion, et l’AAISJ ne la conteste pas véritablement.

[56] De plus, l’URL du site web était, au moment des plaintes, en anglais seulement.

[57] La tenue d’un site web est une fonction que l’on associe habituellement au siège d’une institution. En principe, l’ensemble du site web d’une institution assujettie à la Loi doit être disponible et de qualité égale dans les deux langues officielles. Pour ces raisons, au moment des plaintes, le site web de l’AAISJ n’était pas conforme à l’article 22 de la Loi.

[58] Même si le site web était considéré comme un service de l’aéroport et non du siège, il contient des renseignements destinés aux voyageurs, par exemple des plans de l’aéroport ou des renseignements sur le stationnement, les trajets offerts ou l’état des vols. Ces renseignements sont assujettis à l’article 23 de la Loi. Bien que la preuve devant moi soit ténue, l’AAISJ admet qu’au moment des plaintes, certaines sections du site web qui contiennent des renseignements utiles aux voyageurs étaient en anglais seulement (voir l’affidavit de Marie Manning, 22 août 2019, paragraphes 57 et 58). Il y a donc eu violation de l’article 23 à cet égard.

(2) Les médias sociaux

[59] Un volet important des plaintes porte sur la présence de l’AAISJ sur les médias sociaux, qu’il s’agisse de Facebook, Twitter, YouTube ou Instagram. Tout comme le site web, la présence de l’AAISJ sur les médias sociaux est une fonction rattachée à son siège et non à l’aéroport en tant qu’installation physique. Il s’agit de diverses formes de communication destinées au public. Aucune preuve ne démontre que cette présence serait destinée à un auditoire différent. Cette présence est donc visée par l’article 22 de la Loi et l’AAISJ doit communiquer dans les deux langues officielles.

[60] Même si la présence sur les médias sociaux n’était pas une fonction rattachée au siège de l’institution, mais plutôt à l’aéroport en tant qu’« autre bureau », elle serait tout de même être visée par l’article 23 de la Loi lorsqu’elle contient des renseignements destinés aux voyageurs. À cet égard, l’AAISJ admet qu’au moment des plaintes, ce contenu n’était offert qu’en anglais et qu’il comprenait certains renseignements « utiles aux voyageurs », par exemple des renseignements sur les conditions météorologiques ou les annulations de vols. L’AAISJ reconnaît que ces renseignements auraient dû être publiées dans les deux langues.

[61] Les obligations découlant de l’article 23 sont cependant plus étendues que ce que l’AAISJ est disposée à reconnaître. Le critère est lié au destinataire de la communication et non à son contenu. Dès lors que la communication est destinée aux voyageurs, elle est visée par l’article 23.

[62] Quelques exemples permettent d’illustrer cela. L’AAISJ a publié, sur les médias sociaux, des messages rappelant l’importance de conduire prudemment, offrant des vœux de la Saint-Patrick ou rappelant le passage à l’heure avancée. Elle affirme que ces messages ne sont pas destinés aux voyageurs, mais plutôt au grand public. Je ne suis pas d’accord. En l’absence d’indications contraires, on doit présumer que la présence de l’AAISJ sur les médias sociaux vise principalement les personnes à qui l’AAISJ offre des services, c’est-à-dire les voyageurs. Si de tels messages étaient physiquement affichés dans l’aérogare, il y a peu de doute qu’ils seraient visés par l’article 23. Il se peut que des personnes autres que des voyageurs suivent la présente de l’AAISJ sur les médias sociaux, mais cela n’exempte pas des messages de cette nature de l’article 23.

[63] Divers événements ont été organisés pour souligner le 75e anniversaire de l’aéroport. L’un d’entre eux était une invitation lancée aux membres du public à partager des histoires personnelles liées à l’aéroport. L’AAISJ soutient que cette initiative est destinée au public, mais il est évident qu’elle s’adresse notamment, voire principalement aux voyageurs. Même si cette communication n’était pas visée par l’article 22, elle entrerait dans le champ d’application de l’article 23.

(3) Les rapports annuels

[64] L’AAISJ publie ses rapports annuels et ses plans de développement en anglais seulement. Elle semble justifier cet état de fait par le peu d’intérêt que les voyageurs sont susceptibles de manifester pour de tels documents. Cependant, même s’ils ne sont pas visés par l’article 23 de la Loi, il n’en reste pas moins que l’AAISJ communique ces documents au public, notamment par le biais de son site web. La préparation de ce type de documents est une fonction intimement rattachée au siège de l’AAISJ. L’AAISJ a donc violé l’article 22 de la Loi en publiant ces documents en anglais seulement.

(4) Les communiqués de presse

[65] De la même manière, la publication de communiqués de presse est une fonction qui se rattache au siège de l’AAISJ. Au moment des plaintes, l’AAISJ ne publiait ces communiqués qu’en anglais. Ce faisant, elle a violé l’article 22 de la Loi.

(5) Le guichet automatique

[66] L’une des plaintes de M. Thibodeau porte sur l’inscription « foreign cash » figurant sur un guichet automatique de la Banque CIBC installé dans l’aérogare. Il n’est pas contesté qu’au moment des plaintes, la présence de cette inscription unilingue anglaise violait le paragraphe 23(2) de la Loi, lu à la lumière de l’article 12 du Règlement.

D. Les dommages-intérêts

[67] Ayant conclu à la violation de la Loi, il est maintenant nécessaire de déterminer la réparation appropriée. La première mesure de réparation sollicitée par M. Thibodeau est une condamnation à payer des dommages-intérêts au montant de 9000 $, soit 1500 $ pour chacune des six plaintes. L’AAISJ s’oppose à une telle condamnation, essentiellement parce que M. Thibodeau n’a subi aucun préjudice personnel du fait des violations alléguées et que ces violations ont été corrigées depuis. Pour trancher ces questions, il est nécessaire de rappeler le cadre général applicable aux sanctions d’une violation de la Loi et de préciser les objectifs que peut poursuivre l’octroi de dommages-intérêts.

(1) Principes de base

[68] Le recours prévu par l’article 77 vise à renforcer la mise en œuvre de la Loi ou, pour reprendre la formule du juge Décary dans l’arrêt Forum des maires, à lui donner des « dents », au-delà des recommandations que le Commissaire peut émettre. Pour assurer la réalisation de cet objectif, le paragraphe 77(4) de la Loi accorde une large discrétion à la Cour en ce qui a trait aux sanctions d’une violation de la Loi :

(4) Le tribunal peut, s’il estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(4) Where, in proceedings under subsection (1), the Court concludes that a federal institution has failed to comply with this Act, the Court may grant such remedy as it considers appropriate and just in the circumstances.

[69] Dans l’arrêt Thibodeau (CSC), au paragraphe 112, la Cour suprême du Canada a affirmé que le paragraphe 77(4) « confère un vaste pouvoir de réparation et devrait recevoir une interprétation généreuse afin que se réalise son objet ». Le fait que la Loi vise à mettre en œuvre certains droits garantis par la Charte et la parenté évidente entre le paragraphe 77(4) de la Loi et le paragraphe 24(1) de la Charte ont conduit les tribunaux à s’inspirer des principes qui guident l’octroi de réparations pour la violation de droits fondamentaux : Forum des maires, au paragraphe 56; Lavigne c Canada (Développement des ressources humaines), [1997] 1 CF 305 (1re inst) au paragraphe 20 [Lavigne].

[70] Depuis la décision Lavigne, il est reconnu que le paragraphe 77(4) permet d’octroyer des dommages-intérêts. Dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 RCS 28 [Ward], la Cour suprême du Canada a proposé une grille d’analyse permettant d’établir les circonstances dans lesquelles une violation de la Charte peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts. Notre Cour a appliqué cette grille d’analyse aux cas de violation de la Loi : voir notamment Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102 aux paragraphes 58 à 64; Thibodeau c Canada (Sénat), 2019 CF 1474 aux paragraphes 66 et 67.

[71] Contrairement aux arguments de l’AAISJ, rien dans l’arrêt Thibodeau (CSC) n’est incompatible avec l’application de cette grille au recours prévu par l’article 77. Au contraire, au paragraphe 112 de cet arrêt, la Cour suprême a explicitement comparé le paragraphe 77(4) de la Loi au paragraphe 24(1) de la Charte.

[72] La Cour suprême a résumé cette grille d’analyse de la manière suivante, au paragraphe 4 de l’arrêt Ward.

[73] À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts.

(2) Les fonctions des dommages-intérêts

[74] Afin de bien comprendre le fonctionnement de ce cadre d’analyse, il est utile de préciser les fonctions que peut remplir l’octroi de dommages-intérêts. Ces fonctions peuvent être orientées tout autant vers le passé que vers l’avenir : voir, à ce sujet, Kent Roach, Remedies for Human Rights Violations: A Two-Track Approach to Supra-national and National Law (Cambridge : Cambridge University Press, 2021).

a) L’indemnisation du préjudice

[75] La première fonction que peut viser l’octroi de dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte ou du paragraphe 77(4) de la Loi est l’indemnisation du préjudice subi par le demandeur. Il se peut qu’une violation d’une disposition de la Loi entraîne un préjudice individuel qui doive être compensé selon les principes habituels du droit privé. On peut imaginer l’exemple de la personne unilingue qui manque son vol parce qu’une annonce a été faite dans l’autre langue seulement.

[76] Dans bien des cas, cependant, le préjudice individuel causé par une violation de la Loi est plus difficile à cerner. Comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt Beaulac, le régime canadien des langues officielles ne vise pas tant à assurer l’efficacité de la communication, mais surtout à garantir le choix individuel d’employer le français ou l’anglais, ce qui est de nature à favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle. Les répercussions d’une violation de la Loi sont souvent collectives ou systémiques, même si elles affectent l’individu qui se voit imposer une langue qu’il n’a pas choisie.

[77] Se concentrer uniquement sur l’indemnisation d’un préjudice individuel risque fort de négliger les véritables répercussions d’une violation de la Loi. C’est pourquoi l’octroi de dommages-intérêts visera, dans la plupart des cas, les objectifs de défense des droits et de dissuasion.

b) La défense du droit en cause

[78] Selon l’arrêt Ward, au paragraphe 28, la défense des droits constitue une « affirmation des valeurs constitutionnelles » et « est axée sur le préjudice que l’atteinte cause à la société ». L’octroi d’une somme, habituellement modeste, permet de dénoncer publiquement la violation du droit et, au-delà de l’indemnisation de personnes déterminées, de rassurer l’ensemble de la société quant au respect que mérite le droit en cause.

[79] Cet objectif de l’octroi de dommages-intérêts est particulièrement approprié lorsqu’il est question d’une violation de la Loi. Les obligations que la Loi impose aux institutions fédérales profitent au grand public ou aux voyageurs. Leur respect intéresse les communautés de langue officielle dans leur ensemble. Dans l’arrêt Mazraani c Industrielle-Alliance, Assurance et services financiers inc, 2018 CSC 50 au paragraphe 51, [2018] 3 RCS 261 [Mazraani], la Cour suprême a rappelé que :

[80] […] les droits linguistiques comportent un aspect systémique et […] le droit individuel existe aussi en faveur de la communauté. Une violation qui semble mineure sur le plan individuel aura néanmoins un certain poids du seul fait qu’elle contribue à freiner la pleine et égale participation des membres des communautés linguistiques officielles aux institutions du pays et à miner l’égalité de statut des langues officielles.

[81] L’octroi de dommages-intérêts peut s’avérer nécessaire afin de souligner l’importance du respect de ces obligations. À ce propos, mon collègue le juge Luc Martineau s’exprimait ainsi dans l’affaire Thibodeau c Canada (Sénat), 2019 CF 1474 au paragraphe 69 :

[82] […] toute violation tolérée, non dénoncée ou non corrigée érode à terme la pertinence des droits protégés, en banalisant leur perpétration. Le passé est garant de l’avenir. L’octroi de dommages-intérêts au demandeur témoigne de la valeur que la Cour accorde à la protection des minorités et au fait que le présent type de recours participe à la progression de l’égalité de statut entre les deux langues officielles.

c) La dissuasion

[83] Il fait peu de doute que l’octroi de dommages-intérêts contribuera à dissuader les institutions assujetties à la Loi d’en ignorer les prescriptions. Il est vrai que la Loi confie au Commissaire la mission de traiter les plaintes du public. Un tel mécanisme incite sans nul doute les institutions fédérales à se conformer volontairement à la Loi. Il n’en reste pas moins que les recommandations du Commissaire ne sont pas contraignantes. Dans ce contexte, la perspective d’une condamnation à payer des dommages-intérêts, même modestes, peut dissuader les institutions fédérales de faire fi de la Loi et des recommandations du Commissaire.

(3) Application en l’espèce

[84] Je me propose donc d’employer la grille d’analyse établie dans l’arrêt Ward afin de déterminer s’il est convenable et juste de condamner l’AAISJ au paiement de dommages-intérêts. La première étape de l’analyse consiste à établir la violation d’un droit. Cette question a été analysée plus haut. J’ai conclu que l’AAISJ n’a pas respecté les articles 22 et 23 de la Loi. L’étape suivante est de déterminer si l’octroi de dommages-intérêts servirait l’une des fonctions reconnues dans l’arrêt Ward.

a) L’utilité des dommages-intérêts en l’espèce

[85] Débutons par l’objectif d’indemnisation. À cet égard, l’AAISJ soutient, pour diverses raisons, que M. Thibodeau n’a pas subi de préjudice personnel qui justifierait l’octroi d’une compensation. Je suis d’accord avec l’AAISJ. M. Thibodeau n’a pas fait la preuve que les violations de la Loi qui font l’objet d’une plainte lui ont causé un préjudice indemnisable. À mon avis, l’indignation légitime qu’il a ressentie en constatant ces violations est davantage pertinente quant aux autres objectifs de l’octroi de dommages-intérêts.

[86] L’AAISJ fait un pas de plus et soutient que l’absence de préjudice personnel empêche M. Thibodeau de réclamer des dommages-intérêts à quelque titre que ce soit. Elle s’appuie sur le principe général de droit privé selon lequel seul le préjudice subi par le demandeur peut être indemnisé par l’octroi de dommages-intérêts. En d’autres termes, l’AAISJ soutient que seule une personne qui a subi un préjudice concret possède l’intérêt pour agir en vue de réclamer des dommages-intérêts selon l’article 77 de la Loi. J’estime cependant qu’une telle position est incompatible avec la structure de la Loi et les fonctions de dissuasion et de défense des droits qui sous-tendent également l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la Loi. C’est précisément ce que la Cour suprême a rappelé dans l’arrêt Ward, au paragraphe 30,

[87] […] l’absence de préjudice personnel subi par le demandeur n’empêche pas l’octroi de dommages‑intérêts si ceux‑ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion.

[88] En effet, les articles 22 et 23 de la Loi n’énoncent pas un droit, mais plutôt une obligation des institutions fédérales de s’assurer que les membres du public ou les voyageurs, selon le cas, puissent communiquer avec l’institution ou en recevoir les services dans l’une ou l’autre des langues officielles. Le créancier de cette obligation est le grand public ou l’ensemble des voyageurs. En d’autres termes, dans la plupart des cas, les mesures qu’une institution fédérale doit prendre pour se conformer à la Loi profitent simultanément à tous les membres du public ou à tous les voyageurs. Dans ce contexte, et alors que l’on sait fort bien que la plupart des violations de la Loi ne causent pas de préjudice indemnisable, la conception étroite de l’intérêt pour agir mise de l’avant par l’AAISJ rendrait en pratique impossible l’octroi de dommages-intérêts et découragerait le recours à l’article 77. Pour reprendre l’analogie du juge Décary, elle aurait pour effet d’édenter la Loi.

[89] De plus, la position de l’AAISJ est incompatible avec la manière dont les tribunaux ont interprété le concept d’intérêt pour agir selon l’article 77 de la Loi. Dans l’arrêt DesRochers, au paragraphe 34, la Cour suprême du Canada cite avec approbation les propos du juge Décary dans l’arrêt Forum des maires, selon lesquels toute personne qui a porté plainte devant le Commissaire peut intenter un recours selon l’article 77. Dans cet arrêt, le juge Décary mentionnait d’ailleurs, au paragraphe 18, qu’un recours selon l’article 77 « peut être entrepris par une personne ou un groupe qui peut n’être pas « directement touché par l’objet de la demande » ».

[90] En l’espèce, l’octroi de dommages-intérêts poursuit un objectif de dissuasion. Comme on le verra plus loin, l’AAISJ a choisi d’ignorer certaines recommandations du Commissaire. Des mesures plus contraignantes sont donc nécessaires, tant pour indiquer à l’AAISJ qu’elle ne doit pas minimiser la portée des obligations que la Loi lui impose que pour lancer un message à l’ensemble des institutions fédérales assujetties à la Loi.

[91] L’octroi de dommages-intérêts vise également la défense des droits garantis par la Loi. La conduite de l’AAISJ donne l’impression que le respect du bilinguisme n’est pas une valeur importante. L’AAISJ se plaint d’ailleurs du coût associé à ses efforts pour se conformer partiellement à la Loi. Il est nécessaire de rassurer le public au sujet de l’importance que la Cour accorde au respect de la Loi.

[92] J’estime qu’un simple jugement déclaratoire ne serait pas suffisant pour atteindre ces objectifs. Le rapport du Commissaire constitue une forme de déclaration. Pourtant, l’AAISJ n’a pas jugé bon de le respecter intégralement. Il est nécessaire d’imposer des conséquences plus concrètes à la violation de la Loi. L’opprobre et les inconvénients associés à une condamnation monétaire témoignent de la détermination de la Cour à en assurer le respect.

b) Les considérations faisant contrepoids

[93] Une fois identifiés les objectifs poursuivis par l’octroi de dommages-intérêts, l’arrêt Ward indique qu’il faut se demander s’il existe des raisons valables de ne pas les octroyer.

[94] À ce propos, l’AAISJ fait essentiellement valoir qu’elle a corrigé les violations de la Loi qui sont à l’origine des plaintes de M. Thibodeau. À ce propos, l’arrêt Forum des maires, aux paragraphes 20 et 62, indique que l’octroi de dommages-intérêts ne sera habituellement pas une réparation convenable et juste lorsque l’institution fédérale a remédié à la situation visée par la demande avant que l’affaire ne soit entendue. De plus, l’AAISJ fait état des démarches plus générales qu’elle a entreprises après le dépôt des plaintes de M. Thibodeau en vue de se conformer à la Loi.

[95] L’analyse de la preuve ne me permet pas de donner raison à l’AAISJ. Je reconnais que l’AAISJ s’est efforcée d’identifier et de corriger diverses violations de la Loi qui ne faisaient pas l’objet des plaines de M. Thibodeau. Puisque ces violations ne font pas l’objet de la présente demande, il ne convient que je me prononce à leur sujet. Par contre, en ce qui a trait aux plaintes qui ont donné lieu à la présente demande, l’AAISJ ne s’est pas entièrement conformée à la Loi. Dans un rapport de suivi préparé en juin 2021, le Commissaire a conclu que l’AAISJ n’avait pas mis en œuvre les recommandations émises en mai 2019. En particulier, le Commissaire note que même si l’AAISJ a fait certains efforts pour ajouter du contenu français sur certains de ses comptes de médias sociaux, il subsiste une inégalité marquée entre le contenu anglais et le contenu français. Le Commissaire a également constaté que le compte Instagram de l’AAISJ demeurait exclusivement en anglais, que les vidéos disponibles sur le canal YouTube étaient en anglais seulement et que certaines sections du site web n’étaient pas disponibles en français.

[96] En réponse au rapport de suivi du Commissaire, l’AAISJ a déposé l’affidavit de l’une de ses dirigeantes, Mme Lisa Bragg. Celle-ci ne remet pas véritablement en question les constats du Commissaire. Elle cherche à excuser certaines violations de la Loi par des circonstances exceptionnelles, comme une tempête de neige d’une ampleur sans précédent. Pour l’essentiel, cependant, Mme Bragg cherche plutôt à minimiser la portée des obligations linguistiques de l’AAISJ en affirmant que seul le contenu « utile aux voyageurs » doit être traduit en français. Or, j’ai rejeté cette prétention plus haut. Mme Bragg va jusqu’à affirmer que l’AAISJ a toujours cru que seules les communications utiles aux voyageurs devaient être effectuées dans les deux langues, et que, dans son rapport initial, le Commissaire avait adopté cette interprétation. Cela est tout simplement faux. Le Commissaire avait explicitement déclaré que « l’AAISJ, en tant que siège social, est soumise aux dispositions générales de la partie IV de la Loi, notamment aux dispositions de l’article 22 […] ». L’AAISJ ne peut prétendre avoir été prise par surprise ou induite en erreur.

[97] Mme Bragg critique également le rapport de suivi pour avoir passé sous silence l’acquisition d’un nom de domaine français pour le site web. Elle prétend aussi que le rapport initial n’aurait comporté aucune recommandation relative au canal YouTube, ce qui justifierait l’inaction de l’AAISJ à cet égard. De telles critiques sont dépourvues de fondement. Le rapport de suivi constate explicitement que « l’adresse URL du site Web de l’AAISJ est disponible en français », tout en faisant état d’autres lacunes. La première recommandation du rapport initial porte sur « les mesures nécessaires pour s’assurer que le contenu […] dans les comptes de médias sociaux […] y compris YouTube […] est publié simultanément et dans une qualité égale dans les deux langues officielles ».

[98] Bref, l’AAISJ n’a pas corrigé toutes les violations de la Loi qui faisaient l’objet des plaintes de M. Thibodeau. Bien qu’elle ait fait certains efforts en ce sens, elle a consciemment adopté une interprétation étroite de la portée de ses obligations et ignoré les recommandations du Commissaire à cet égard. La conduite de l’AAISJ ne fait aucunement contrepoids à la nécessité d’octroyer des dommages-intérêts afin d’assurer la dissuasion et la défense des droits.

c) Le montant des dommages-intérêts

[99] La détermination du montant des dommages-intérêts n’est pas une science exacte, surtout lorsque leur octroi vise des objectifs de dissuasion ou de défense des droits. Cette détermination fait appel à la discrétion du juge et la règle fondamentale demeure celle qui est énoncée au paragraphe 77(4) de la Loi, à savoir que le montant doit être « convenable et juste ». La proportionnalité entre la sanction et la gravité de la violation est un principe qui guide l’exercice de cette discrétion : Mazraani, au paragraphe 52.

[100] M. Thibodeau réclame une somme de 9000 $, c’est-à-dire la somme de 1500 $ pour chacune des six plaintes qu’il a déposées. Il fonde ce calcul sur certaines décisions de notre Cour qui auraient apparemment employé une telle méthode : voir notamment Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102 au paragraphe 65.

[101] Or, je ne crois pas que dans ces décisions, mes collègues aient entendu imposer un tarif fixe applicable aux violations de la Loi. Le montant des dommages-intérêts ne devrait pas dépendre de la manière dont le demandeur a choisi de diviser ses plaintes. La Cour doit tenir compte de l’ensemble des circonstances et déterminer un montant, habituellement modeste, qui assure la défense des droits et la dissuasion en ce qui a trait à l’ensemble des plaintes qui font l’objet de la demande.

[102] Pour déterminer ce montant, je tiens compte des facteurs suivants qui démontrent la gravité de la violation en cause :

  • L’importance des sites web et des médias sociaux dans les communications entre une institution fédérale et le grand public ou les voyageurs;

  • Le fait que l’AAISJ ne communiquait qu’en anglais sur les médias sociaux au moment des plaintes;

  • Le fait que seule une partie du site web de l’AAISJ est disponible en français;

  • Le refus de l’AAISJ de se conformer intégralement aux recommandations du Commissaire.

[103] Je tiens également compte, à titre de facteur atténuant, du fait que l’AAISJ a partiellement mis en œuvre certaines recommandations du Commissaire et qu’il s’agit apparemment de la première fois que l’AAISJ fait l’objet d’une demande selon l’article 77 de la Loi.

[104] À la lumière de l’ensemble de ces circonstances, j’estime qu’il est convenable et juste de condamner l’AAISJ à verser la somme de 5000 $ à M. Thibodeau à titre de dommages-intérêts.

E. Les autres sanctions appropriées

[105] M. Thibodeau sollicite également un jugement déclaratoire et une lettre d’excuses de la part de l’AAISJ. L’AAISJ ne s’oppose pas à un jugement déclaratoire, mais refuse de présenter une lettre d’excuses.

[106] J’estime que l’octroi de telles sanctions n’ajouterait rien d’utile à une condamnation à des dommages-intérêts. Les présents motifs donnent des indications suffisantes quant à la portée des obligations de l’AAISJ en vertu de la Loi. Quant à une lettre d’excuses, les déclarations de l’AAISJ que j’ai analysées plus haut me portent à croire qu’elle ne serait pas sincère.

III. Conclusion

[107] Pour ces motifs, la demande de M. Thibodeau est accueillie et l’AAISJ est condamnée à lui verser la somme de 5000 $ à titre de dommages-intérêts.

[108] M. Thibodeau réclame également ses dépens. En vertu de l’article 81 de la Loi, les dépens suivent habituellement le sort du principal. Je ne vois aucune raison de déroger à cette règle. J’estime qu’une somme de 6000 $, qui comprend les déboursés et des honoraires modestes en faveur de M. Thibodeau, est convenable et juste.


JUGEMENT dans le dossier T-1023-19

LA COUR STATUE que

1. La demande est accueillie.

2. L’Administration de l’aéroport international de St. John’s est condamnée à payer au demandeur la somme de 5000 $ à titre de dommages-intérêts.

3. L’Administration de l’aéroport international de St. John’s est condamnée à payer au demandeur la somme de 6000 $ à titre de dépens, incluant les taxes et les déboursés.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1023-19

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S ET LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 février 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 21 avril 2022

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau (en personne)

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Michael Shortt

Camille Duguay

Pour la défenderesse

 

Geneviève Tremblay-Tardif

Isabelle Hardy

Pour l'intervenant

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

Commissariat aux langues officielles

Gatineau (Québec)

Pour l'intervenant

 

 

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