Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220421


Dossier : T-1966-19

Référence : 2022 CF 565

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Thibodeau a présenté une plainte au Commissaire aux langues officielles [le Commissaire] à l’égard de l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton [l’AARE]. Après enquête, le Commissaire a conclu que l’AARE a violé plusieurs dispositions de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [la Loi].

[2] M. Thibodeau présente maintenant une demande à notre Cour visant notamment à obtenir une déclaration portant que l’AARE a violé la Loi et une condamnation à des dommages-intérêts au montant de 7500 $. Bien que l’AARE admette maintenant avoir violé la Loi, elle soutient qu’elle ne devrait pas être condamnée à payer des dommages-intérêts. Selon l’AARE, M. Thibodeau serait un plaignant à répétition qui recherche activement des violations de la Loi, et son modus operandi équivaudrait à une « marchandisation » des droits garantis par la Loi. L’AARE affirme également qu’elle s’est conformée à la Loi depuis le dépôt des plaintes.

[3] J’accueille la demande de M. Thibodeau et je condamne l’AARE à verser à celui-ci des dommages-intérêts au montant de 5000 $. J’estime que l’octroi de dommages-intérêts est nécessaire pour assurer la défense des droits reconnus par la Loi et la dissuasion. Rien dans le modus operandi de M. Thibodeau n’écarte cette nécessité, et l’AARE n’a pas présenté de preuve qu’elle s’est conformée à la Loi à la suite du rapport du Commissaire.

I. Contexte

[4] La présente demande fait suite à cinq plaintes déposées par M. Thibodeau en janvier 2018 concernant des violations de la Loi commises par l’AARE. M. Thibodeau se décrit comme un « ardent défenseur des droits linguistiques ». Depuis une vingtaine d’années, il a déposé de nombreuses plaintes semblables à l’encontre de diverses institutions fédérales assujetties à la Loi. Certaines de ces plaintes ont donné lieu à des demandes présentées à notre Cour.

[5] L’AARE est une administration aéroportuaire visée par la Loi relative aux cessions d’aéroports, LC 1992, c 5. Elle exploite notamment l’aéroport international d’Edmonton. Selon l’article 4 de cette loi, l’AARE est assujettie à plusieurs parties de la Loi sur les langues officielles, dont la partie IV portant sur les communications avec le public et la prestation de services. Les plaintes de M. Thibodeau allèguent que diverses communications de l’AARE ne sont disponibles qu’en anglais, notamment sur son site web et dans les médias sociaux, et que l’AARE utilise des slogans unilingues anglais dans divers contextes.

[6] Le Commissaire a fait enquête. En octobre 2019, il a conclu que les plaintes de M. Thibodeau étaient fondées et que l’AARE a commis diverses violations de la partie IV de la Loi. Étant donné que l’AARE reconnaît maintenant qu’elle a enfreint la Loi, il suffit de résumer les conclusions du Commissaire. Celui-ci a rappelé à l’AARE que toute communication destinée au public devait être de qualité égale dans les deux langues officielles. Il a constaté que l’anglais prédominait dans les communications de l’AARE sur les médias sociaux. Quant au site web de l’AARE, il a constaté que plusieurs documents n’étaient disponibles qu’en anglais, que les pages françaises comportaient du contenu anglais et que l’adresse URL n’était qu’en anglais. Il a aussi souligné que M. Thibodeau avait fourni des preuves de l’utilisation de slogans unilingues anglais dans divers contextes.

[7] M. Thibodeau a ensuite présenté une demande selon l’article 77 de la Loi, visant à obtenir un jugement déclaratoire et une condamnation à des dommages-intérêts. Par le biais de ses avocats, l’AARE a ensuite écrit à M. Thibodeau pour présenter ses excuses concernant les manquements à la Loi relevés dans les plaintes, tout en refusant de verser des dommages-intérêts.

[8] J’ai également été saisi d’une demande de M. Thibodeau à l’encontre de l’Administration de l’aéroport international de St. John’s. Je rends jugement simultanément dans cette affaire : Thibodeau c Administration de l’aéroport international de St. John’s, 2022 CF 563 [Aéroport de St. John’s]. Certaines questions sont communes aux deux dossiers. Lorsque c’est le cas, je me contenterai de renvoyer à mes motifs dans l’affaire de l’Aéroport de St. John’s.

II. Analyse

A. La violation de la Loi

[9] Dans le cadre d’un recours fondé sur l’article 77 de la Loi, il appartient à notre Cour de statuer de façon indépendante sur l’existence d’une violation de la Loi : Forum des maires de la Péninsule acadienne c Canada (Agence d'inspection des aliments), 2004 CAF 263 aux paragraphes 18 à 21, [2004] 4 RCF 276 [Forum des maires]. Bien que le rapport du Commissaire puisse être déposé en preuve, il ne lie pas la Cour.

[10] Dans sa réponse au Commissaire, l’AARE a fait valoir qu’elle n’enfreignait pas la Loi à certains égards. Elle semble avoir adopté une vision étroite de la portée des articles 22 et 23 de la Loi et de l’article 4 de la Loi relative aux cessions d’aéroports, que j’ai rejetée dans l’affaire de l’Aéroport de St. John’s.

[11] Devant notre Cour, l’AARE reconnaît maintenant le bien-fondé des plaintes de M. Thibodeau et ne soulève pas les arguments que j’ai examinés dans l’affaire de l’Aéroport de St. John’s. Je me contenterai donc de faire une présentation sommaire des violations de la Loi.

[12] Les plaintes de M. Thibodeau visent tout d’abord le site web de l’AARE ainsi que la présence de celle-ci sur les médias sociaux, comme Twitter, Facebook, Instagram ou YouTube. Il n’est pas contesté qu’au moment des plaintes et de l’enquête du Commissaire, les communications faites par l’AARE sur ces diverses plates-formes étaient principalement, voire exclusivement en anglais. De plus, l’AARE a publié ses rapports annuels et ses plans de développement en anglais seulement. Comme je l’ai expliqué dans l’affaire de l’Aéroport de St. John’s, il s’agit là d’une violation de l’article 22 de la Loi.

[13] M. Thibodeau a aussi relevé un certain nombre de slogans unilingues anglais utilisés par l’AARE à l’intérieur de l’aéroport, notamment sur une voiturette électrique, sur les vêtements portés par des bénévoles ou offerts aux voyageurs dont c’est l’anniversaire ou sur divers panneaux publicitaires. De telles communications sont destinées au public ou aux voyageurs et doivent être dans les deux langues officielles.

B. Les dommages-intérêts

[14] La véritable question soulevée en l’espèce est le caractère convenable et juste de l’octroi de dommages-intérêts à M. Thibodeau.

[15] À cet égard, M. Thibodeau soutient que la jurisprudence de notre Cour établit que chaque violation de la Loi donne ouverture à une condamnation au montant de 1500 $. Puisqu’il a déposé cinq plaintes distinctes, il estime qu’il a droit à cinq fois ce montant, c’est-à-dire 7500 $. Il souligne qu’une telle condamnation est nécessaire afin de lancer un message clair selon lequel il est inacceptable de violer la Loi. À l’audience, il a même réclamé une somme de 3000 $ pour chaque violation.

[16] Quant à elle, l’AARE soutient qu’elle ne devrait pas être condamnée à verser des dommages-intérêts à M. Thibodeau. Elle affirme qu’une telle condamnation ne servirait aucun des objectifs identifiés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 RCS 28 [Ward], à savoir l’indemnisation du préjudice, la défense du droit en cause et la dissuasion. De plus, elle soutient qu’une telle condamnation permettrait à M. Thibodeau de s’enrichir et de « marchandiser » ses droits linguistiques. En effet, M. Thibodeau dépose des plaintes à répétition contre divers organismes assujettis à la Loi et propose à ceux-ci de régler l’affaire pour une somme de 1500 $ par plainte, sans quoi il présente une demande à la Cour fédérale. Selon l’AARE, tolérer un tel procédé serait de nature à déconsidérer l’administration de la justice.

[17] Pour les motifs qui suivent, je suis en désaccord avec l’AARE. J’estime plutôt qu’il est nécessaire d’octroyer des dommages-intérêts pour assurer la défense des droits linguistiques et la dissuasion. Cependant, je ne crois pas que M. Thibodeau ait droit à un montant forfaitaire pour chaque plainte. Tenant compte de l’ensemble des circonstances, j’octroie une somme de 5000 $.

[18] Pour justifier l’octroi de dommages-intérêts, je suivrai, en l’adaptant à la Loi, la grille d’analyse énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Ward, au paragraphe 4 :

À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‐intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‐intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‐intérêts.

[19] La violation de la Loi, qui correspond à la première étape de cette grille, a déjà été établie plus haut. Je passe donc à la deuxième étape, qui consiste à identifier les objectifs poursuivis par l’octroi de dommages-intérêts.

(1) L’utilité des dommages-intérêts en l’espèce

[20] Les circonstances de la présente affaire sont semblables à celles de l’affaire de l’Aéroport de St. John’s et l’octroi de dommages-intérêts poursuit les mêmes objectifs.

[21] Il ne s’agit pas d’un cas où les dommages-intérêts visent à indemniser un préjudice individuel. Au-delà de l’indignation légitime qu’il a pu ressentir en constatant les violations de la Loi, M. Thibodeau n’a pas fait la preuve d’un préjudice personnel.

[22] Les dommages-intérêts contribueront néanmoins à assurer les deux autres fonctions établies dans l’arrêt Ward, à savoir la défense des droits et la dissuasion. Un simple jugement déclaratoire ne suffira pas à atteindre ces objectifs. Comme je l’expliquerai plus loin, l’AARE n’a présenté aucune preuve des mesures concrètes qu’elle prétend avoir prises pour se conformer à la Loi. Une sanction concrète est nécessaire en vue de rappeler à l’AARE et aux autres institutions fédérales la nécessité de se conformer à la Loi et de rassurer le public quant à l’importance des droits linguistiques.

(2) Les considérations faisant contrepoids

[23] À l’étape suivante de l’analyse, il faut se demander si des considérations d’intérêt public font contrepoids à la nécessité d’octroyer des dommages-intérêts. L’AARE invoque le modus operandi de M. Thibodeau, le fait que l’octroi de dommages-intérêts constituerait un mauvais usage des fonds publics et les démarches qu’elle a entreprises pour se conformer à la Loi.

a) Le modus operandi de M. Thibodeau

[24] Pour s’opposer à une condamnation à payer des dommages-intérêts, l’AARE invoque le caractère répétitif des plaintes que M. Thibodeau dépose et des recours qu’il institue à l’encontre d’institutions fédérales. L’AARE s’en prend au fait que le revenu que M. Thibodeau tire du règlement de telles plaintes constituerait un détournement des finalités de la Loi. Je ne puis accepter les arguments de l’AARE. Les insinuations de l’AARE concernant les motivations de M. Thibodeau sont totalement injustifiées. De plus, les arguments de l’AARE sont incompatibles avec l’économie de la Loi et le rôle attribué aux plaignants privés dans sa mise en œuvre.

[25] Il n’est pas nécessaire de reproduire dans le détail l’ensemble des allégations contenues dans le mémoire de l’AARE au sujet des motivations et du modus operandi de M. Thibodeau. En somme, l’AARE accuse celui-ci de profiter monétairement des violations de la Loi qui font l’objet de ses plaintes. Dans la plupart des cas, ces plaintes sont fondées sur des recherches effectuées sur Internet et non sur une visite aux aéroports concernés. M. Thibodeau insisterait pour régler chaque plainte pour un montant forfaitaire de 1500 $. L’AARE soutient que depuis sa retraite de la fonction publique, M. Thibodeau consacre une grande partie de son temps à déposer des plaintes à répétition et en tire un revenu conséquent. Bref, l’AARE accuse ni plus ni moins M. Thibodeau de détourner les finalités de la Loi.

[26] De telles accusations sont dépourvues de fondement et sont proprement scandaleuses. Je n’ai aucun doute que M. Thibodeau est motivé par son engagement profond envers la défense du français et des droits linguistiques. En contre-interrogatoire, il s’est décrit comme un « ardent défenseur des droits linguistiques ». Il a précisé :

Les droits linguistiques font partie intégrante de ma personne depuis mon très jeune âge.

Ça fait 20 ans que je suis dans un combat légal pour défendre mes droits linguistiques, qui en principe sont garantis par la constitution du pays.

[...]

Plus je vieillis, plus je m’aperçois que les institutions fédérales continuent à violer mes droits, plus je m’aperçois qu’un jour, je vais mourir, puis on respectera pas mes droits encore.

[27] Au cours des vingt dernières années, cet engagement l’a mené à intenter, généralement avec succès, plusieurs recours selon l’article 77 de la Loi. Bien que cela lui permette sans aucun doute de se réclamer du titre de militant des droits linguistiques, on ne peut en déduire que l’intensification récente de ses démarches procède d’un but illégitime.

[28] Les tribunaux sont conscients de l’énorme investissement personnel qu’exige la poursuite d’une demande selon l’article 77 de la Loi. Dans l’arrêt Canada (Commissaire aux langues officielles) c Bureau du surintendant des institutions financières, 2021 CAF 159, au paragraphe 52, la Cour d’appel fédérale a souligné en ces termes la contribution du plaignant dans cette affaire, M. Dionne :

Je reconnais le courage et la persévérance qu’a démontré M. Dionne tout au long de ce processus, d’abord en tant que plaignant auprès du Commissaire, ensuite comme demandeur devant la Cour fédérale et maintenant comme partie appelante devant cette Cour. J’estime que ce sont des personnes comme M. Dionne qui font avancer l’état du droit dans le domaine des droits linguistiques et, en ce sens, je tiens à saluer tout particulièrement sa participation au débat concernant l’interprétation de la partie V de la LLO.

[29] On peut certainement en dire autant de M. Thibodeau. Même s’il a perçu des sommes non négligeables à titre de dommages-intérêts depuis 2017, l’aspect monétaire ne saurait éclipser l’immense investissement personnel qu’il a consacré à la défense des droits linguistiques. Absolument rien n’étaye la prétention de l’AARE selon laquelle M. Thibodeau aurait « marchandisé » les droits linguistiques ou que le profit serait devenu sa motivation. En réalité, avancer un tel argument témoigne d’une profonde insensibilité envers la situation des minorités linguistiques et leur désir de faire respecter leurs droits.

[30] Par ailleurs, sur le plan des principes, je vois mal en quoi l’AARE peut reprocher à M. Thibodeau de déposer des plaintes et d’intenter des recours fondés sur l’article 77 à l’encontre d’une panoplie d’institutions fédérales. Pour l’instant, l’AARE ne fait face qu’à une seule demande fondée sur l’article 77. Le fait que d’autres institutions fassent l’objet de recours semblables ne constitue pas en soi un moyen de défense. D’ailleurs, si chacun de ces recours avait été institué par une personne différente, le résultat pratique serait le même, mais l’AARE ne saurait en tirer un argument pour s’opposer à la demande de M. Thibodeau.

[31] Rappelons, à cet égard, que l’efficacité du recours prévu par l’article 77 dépend de la ténacité de plaignants privés. Vu les efforts considérables qui sont nécessaires pour mener à son terme une demande selon cette disposition, on ne doit pas se surprendre que très peu de gens s’engagent dans cette voie. Dans ce contexte, une institution fédérale assujettie à la Loi ne saurait se plaindre du nombre de recours qu’un individu comme M. Thibodeau intente à l’encontre d’autres institutions. Accorder des dommages-intérêts à une personne qui intente de nombreux recours selon l’article 77 ne déconsidère pas l’administration de la justice. Qualifier cette personne de « militante » n’ajoute rien à l’analyse. En bout de ligne, les arguments de l’AARE s’attaquent à la légitimité même de l’octroi de dommages-intérêts en vertu de l’article 77, une question que notre Cour a réglée depuis longtemps.

[32] Je ne vois donc rien dans le modus operandi de M. Thibodeau qui s’oppose à l’octroi de dommages-intérêts.

b) Le bon usage des fonds publics

[33] L’AARE soutient également que ses ressources financières seraient mieux utilisées à assurer le respect de la Loi qu’à verser des dommages-intérêts à M. Thibodeau. J’avoue avoir du mal à suivre la logique de cet argument, qui au demeurant n’est étayé par aucune preuve. Le paiement de dommages-intérêts ne dispensera pas l’AARE de l’obligation de se conformer à la Loi. Pour employer le langage coloré de M. Thibodeau, il ne s’agit pas d’un « coupon-rabais ». L’AARE n’a présenté aucune preuve que le versement d’une somme modeste à M. Thibodeau la privera des ressources financières nécessaires pour garantir le caractère bilingue de ses services et de ses communications. Quant à l’idée que cette somme profitera à un individu en particulier, il s’agit là d’une caractéristique inhérente des dommages-intérêts octroyés pour assurer la défense des droits et la dissuasion et l’AARE ne saurait s’en plaindre.

c) La correction des violations de la Loi

[34] Dans l’arrêt Forum des maires, aux paragraphes 20 et 62, la Cour d’appel fédérale a indiqué qu’il ne serait habituellement pas approprié d’octroyer des dommages-intérêts lorsque l’institution fédérale concernée s’est conformée à la Loi entre le moment de la plainte et l’audition de la demande.

[35] Se fondant sur ce principe, l’AARE soutient qu’elle ne devrait pas être condamnée à verser des dommages-intérêts à M. Thibodeau parce qu’elle se serait conformée à ses obligations découlant de la Loi. Or, l’AARE n’apporte aucune preuve à ce sujet. La déclaration de son avocat, contenue dans une lettre adressée à M. Thibodeau, n’est pas une preuve admissible et n’explique pas ce que l’AARE a fait pour se conformer à la Loi. Dans sa réponse au Commissaire, l’AARE a déclaré son intention de rendre son site web bilingue dans un délai indéterminé. Il est difficile d’en conclure que le site web est maintenant conforme, d’autant plus qu’à ce stade de la procédure, l’AARE contestait le bien-fondé des autres composantes de la plainte de M. Thibodeau. De plus, le dossier de preuve contient la liste des plaintes déposées par M. Thibodeau depuis 2017. Cette liste fait état de nouvelles plaintes contre l’AARE concernant les sujets visés par la présente demande. Bien que je ne sois pas appelé à statuer sur le bien-fondé de ces plaintes, leur existence m’empêche d’ajouter foi aux déclarations de l’avocat de l’AARE. En somme, aucune preuve concrète ne démontre que l’objectif de dissuasion aurait perdu de sa pertinence.

C. Le montant des dommages-intérêts

[36] Il reste donc à déterminer le montant des dommages-intérêts qui soit convenable et juste, pour reprendre les termes du paragraphe 77(4) de la Loi. M. Thibodeau réclame une somme de 9000 $, c’est-à-dire la somme de 1500 $ pour chacune des six plaintes qu’il a déposées. Il fonde ce calcul sur certaines décisions de notre Cour qui auraient apparemment employé une telle méthode : voir notamment Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102 au paragraphe 65.

[37] Or, comme je l’ai indiqué dans l’affaire de l’Aéroport de St. John’s, je ne crois pas qu’une telle méthode soit appropriée. La Cour doit plutôt tenir compte de l’ensemble des circonstances pour déterminer un montant juste.

[38] Pour déterminer ce montant, je tiens compte des facteurs suivants qui démontrent la gravité de la violation en cause :

  • L’importance des sites web et des médias sociaux dans les communications entre une institution fédérale et le grand public ou les voyageurs;

  • Le fait que l’AARE ne communiquait qu’en anglais sur les médias sociaux au moment des plaintes;

  • Le fait qu’au moment des plaintes, seule une partie du site web de l’AARE était disponible en français;

  • Le fait que les divers slogans employés par l’AARE donnaient à penser qu’elle ne valorisait aucunement le bilinguisme;

  • L’absence de preuve présentée par l’AARE concernant les mesures qu’elle aurait prises pour se conformer à la Loi et aux recommandations du Commissaire.

[39] Je tiens également compte, à titre de facteurs atténuants, du fait qu’il s’agit de la première fois que l’AARE fait l’objet d’une demande selon l’article 77 et des excuses qu’elle a présentées à M. Thibodeau par l’entremise de son avocat.

[40] L’AARE invoque certaines décisions dans lesquelles une somme de 500 $ a été octroyée pour la violation de certains droits garantis par la Charte par des policiers ou des autorités carcérales. L’arrêt Brazeau v Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184, peut être aisément distingué, puisqu’il s’agissait d’un recours collectif et que la condamnation totale s’élevait à 20 millions de dollars. Il est vrai que dans les affaires Stewart v Toronto (Police Services Board), 2020 ONCA 255, et Mason v Turner, 2014 BCSC 211, des dommages-intérêts de 500 $ ont été octroyés. J’estime cependant que les décisions rendues par notre Cour en matière de droits linguistiques fournissent un point de comparaison davantage pertinent. La violation de la Loi examinée en l’espèce est certainement plus grave que l’inscription gravée uniquement en anglais sur certaines fontaines du Parlement, pour laquelle des dommages-intérêts de 1500 $ ont été accordés : Thibodeau c Canada (Sénat), 2019 CF 1474. Par son ampleur et son caractère répétitif, le présent cas est sans doute comparable à l’affaire Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102, dans laquelle une somme de 21 000 $ a été accordée. Bref, la détermination du montant des dommages-intérêts n’est pas une science exacte et il n’est pas possible d’assurer une cohérence parfaite avec les montants octroyés dans d’autres affaires.

[41] À la lumière de l’ensemble de ces circonstances, j’estime qu’il est convenable et juste de condamner l’AARE à verser la somme de 5000 $ à M. Thibodeau à titre de dommages-intérêts.

III. Conclusion

[42] Pour ces motifs, je condamnerai l’AARE à payer la somme de 5000 $ à M. Thibodeau à titre de dommages-intérêts. Étant donné cette condamnation, il n’est pas utile de prononcer un jugement déclaratoire.

[43] M. Thibodeau réclame également ses dépens. En vertu de l’article 81 de la Loi, les dépens suivent habituellement le sort du principal. Je ne vois aucune raison de déroger à cette règle. J’estime qu’une somme de 3900 $, qui comprend des honoraires d’avocat et des honoraires modestes en faveur de M. Thibodeau, est convenable et juste.


JUGEMENT dans le dossier T-1966-19

LA COUR STATUE que :

1. La demande est accueillie.

2. L’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton est condamnée à payer au demandeur la somme de 5000 $ à titre de dommages-intérêts.

3. L’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton est condamnée à payer au demandeur la somme de 3900 $ à titre de dépens, incluant les taxes et les déboursés.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1966-19

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 novembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 21 avril 2022

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau (en personne)

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Matthew Halpin

Jean-Simon Schoenholz

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.