Dossiers : T-221-19
T-1192-19
Référence : 2022 CF 531
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
Dossier : T-221-19
|
ENTRE :
|
NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN
|
demanderesse
|
et
|
HILDA DEROSE, JOHN MACHIMITY, RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO
|
défendeurs
|
Dossier : T-1192-19
|
ET ENTRE :
|
RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO
|
demandeurs
|
et
|
NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN, REPRÉSENTÉE PAR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY
|
défendeurs
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Depuis au moins 1997, la Nation ojibwée de Saugeen [la NOS] fonctionne sous un régime dans lequel son chef et ses conseillers sont nommés à vie. Au cours des dernières années, un certain nombre de citoyens de la NOS ont insisté sur le fait que, selon ce régime, les citoyens avaient le pouvoir de destituer le chef et les conseillers. Le chef et les conseillers en fonction ont nié que les citoyens jouissaient d’un tel pouvoir.
[2] Lors d’un rassemblement traditionnel des citoyens de la NOS qui s’est tenu les 20 et 21 juin 2019, des résolutions ont été adoptées afin de destituer le chef en fonction, Edward Machimity, et les conseillers en fonction, Eileen Keesic et John Sapay. En outre, des résolutions ont été adoptées en vue de nommer Ron Machimity Sr. comme chef, ainsi que Joyce Medicine, Betty Necan, Darlene Necan et Desiree Jacko comme conseillères.
[3] De part et d’autre, les parties ont présenté une demande à la Cour afin de déterminer l’identité du chef et des conseillers légitimes. La Cour décide que les résolutions adoptées lors du rassemblement traditionnel sont valides et que le conseil dirigé par Ron Machimity Sr. est le conseil légitime.
[4] La conclusion de la Cour est fondée sur l’interprétation de la Convention qui établit les règles régissant la sélection du chef et des conseillers de la NOS. Une lecture holistique de ce document révèle que l’autorité politique suprême de la NOS réside chez ses citoyens, réunis lors d’un rassemblement traditionnel. Par conséquent, les dispositions de la Convention relatives à l’examen du leadership doivent être interprétées comme conférant aux citoyens le pouvoir de destituer le chef et les conseillers. Il serait illogique de donner au chef et aux conseillers le dernier mot quant à leur propre destitution.
[5] La Cour conclut également que les résolutions de juin 2019 sont un exercice valide de ce pouvoir et rejette les objections de nature procédurale formulées par le conseil dirigé par Edward Machimity. Le préavis donné en vue du rassemblement traditionnel était suffisant. De plus, Edward Machimity et ses conseillers ne pouvaient pas prétendre mettre fin au rassemblement traditionnel et quitter la réunion avant que les citoyens aient eu l’occasion de discuter de leur destitution. Enfin, il n’y avait aucune exigence particulière relative à un quorum pour la tenue du rassemblement traditionnel. Les 29 membres en âge de voter qui ont signé les résolutions unanimes représentaient une proportion importante des électeurs de la NOS.
II.
Le contexte factuel
[6] La NOS a été reconnue en 1985 comme une « bande indienne », au titre
de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Avant cette date, la plupart de ses membres appartenaient à la Première Nation du Lac Seul et résidaient dans la collectivité de Savant Lake, dans le Nord-Ouest de l’Ontario. En 1997, le gouvernement fédéral a mis de côté des terres à proximité du lac Kashawagama, à une distance d’environ 20 kilomètres de Savant Lake, à titre de réserve pour la NOS. Un certain nombre de membres ont maintenant établi leur résidence dans la réserve, alors que certains demeurent toujours à Savant Lake. De nombreux autres membres résident ailleurs.
[7] La NOS est une petite Première Nation. Selon des statistiques de mars 2019, elle compte 242 membres ou citoyens, dont 83 vivent dans la réserve. L’âge de voter fixé par la Convention décrite ci-après est de 21 ans. Il existe des éléments de preuve contradictoires concernant le nombre précis de citoyens qui sont âgés de 21 ans ou plus. Une partie a compilé une liste montrant 150 citoyens en âge de voter, alors que l’autre partie affirme à plusieurs reprises que leur nombre s’élève à 100. Les deux parties conviennent qu’environ 40 citoyens en âge de voter vivent dans la réserve. Les citoyens hors réserve vivent dans des collectivités à proximité, comme Dryden ou Sioux Lookout, dans des villes plus éloignées comme Thunder Bay ou Winnipeg, et ailleurs au Canada ainsi qu’aux États-Unis.
[8] La NOS n’a jamais été visée par un arrêté pris en vertu de l’article 74 de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, les membres du conseil de la bande sont choisis « selon la coutume de celle-ci »,
comme il est indiqué dans la définition de « conseil de la bande »
à l’article 2. Personne ne conteste que, jusqu’au moment des faits décrits plus loin, Edward Machimity est le seul chef que la NOS a connu. Les parties ne s’entendent pas quant à la façon dont Edward Machimity est devenu chef en 1985, mais il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Personne, non plus, ne remet en question le fait que Gilbert Machimity et David Necan sont devenus conseillers en 1985.
[9] En 1997, le chef et les conseillers de la NOS ont promulgué l’Ojibway Nation of Saugeen Indian Tribe Custom and Usage Convention (la « Convention sur l’usage et les coutumes de la Nation ojibwée de Saugeen ») [la Convention]. Ce document n’est pas toujours facile à comprendre. Il fera l’objet d’une analyse plus exhaustive plus loin. À ce stade‑ci, il est suffisant de souligner les aspects suivants. La Convention établit le gouvernement de la NOS, composé d’un chef et d’un maximum de quatre conseillers, nommés par les citoyens de la Nation. Il est dit que ces postes font l’objet d’une nomination à vie, cependant un examen doit avoir lieu tous les 21 ans. Une autre disposition de la Convention stipule que chaque citoyen de la NOS [traduction] « peut exprimer un droit d’opinion de principe »
concernant la nomination du chef et des conseillers. Elle comprend aussi une [traduction] « procédure d’examen »,
au titre de laquelle un rassemblement traditionnel, c’est-à-dire une assemblée publique des citoyens, peut examiner la conduite du chef et des conseillers.
[10] Les mentions relatives aux coutumes abondent dans la Convention. Plus particulièrement, les définitions des termes [traduction] « chefferie »
et [traduction] « conseillers »
, dans la section d’interprétation, mentionnent que les postes doivent être [traduction] « administrés conformément à la pratique coutumière et au droit héréditaire »
.
[11] La Convention mentionne qu’elle a été établie [traduction] « dans le cadre d’un rassemblement traditionnel »
, [traduction] « avec le consentement de toutes les parties concernées et présentes »
. La seule preuve dont je dispose concernant la présence à ce rassemblement est celle de Ron Machimity, qui affirme qu’environ 20 personnes étaient présentes. Ron Machimity a également laissé entendre que cette assemblée ne constituait pas un rassemblement traditionnel authentique et que la Convention n’avait pas été validement adoptée. Pour les besoins de la présente affaire, toutefois, je supposerai que la Convention est valide.
[12] Les conseillers Gilbert Machimity et David Necan sont décédés au début des années 2000. En 2006, un rassemblement traditionnel a été tenu afin de les remplacer. Dans son affidavit, Edward Machimity affirme qu’il a choisi Eileen Keesic (qui est sa fille), John Sapay et Gladys Oombash comme nouveaux conseillers, et que tous les citoyens présents au rassemblement traditionnel ont pris la parole en leur faveur. Une résolution du conseil de la NOS consigne l’issue de ce rassemblement traditionnel. Il y est déclaré que les citoyens ont proposé les noms de trois nouveaux conseillers et que quarante et un citoyens étaient présents au rassemblement. Depuis lors, Gladys Oombash a démissionné de son poste et n’est plus conseillère. Dans les présents motifs, j’appellerai Edward Machimity, Eileen Keesic et John Sapay « le chef et les conseillers »
, quoique leur droit d’occuper leurs postes soit contesté.
[13] Il est manifeste que de nombreux citoyens sont insatisfaits de l’administration exercée par le chef Edward Machimity. Les causes précises de cette insatisfaction ne sont pas pertinentes pour les besoins de la présente instance. Alors qu’approchait le 21e anniversaire de la Convention, un certain nombre de citoyens de la NOS, que j’appellerai « les partisans d’un examen du leadership »
, ont commencé à insister sur la tenue de l’examen du leadership prévu par la Convention.
[14] Une réunion d’environ 30 citoyens a eu lieu le 9 décembre 2018, le jour du 21e anniversaire de la Convention. Le chef Edward Machimity et la conseillère Eileen Keesic étaient absents, mais les conseillers John Sapay et Gladys Oombash étaient présents, de même qu’un avocat envoyé par le chef. Les membres présents, y compris les partisans d’un examen du leadership, ont adopté deux résolutions. Premièrement, ils ont décidé qu’un nouveau chef et de nouveaux conseillers seraient choisis lors d’une réunion devant se tenir le 3 février 2019.. Ensuite, ils ont créé un [traduction] « organe technique »
pour aider à la préparation de la réunion du 3 février.
[15] Le 30 janvier 2019, le chef et les conseillers ont rédigé une lettre à l’intention de tous les membres dans laquelle ils dénonçaient les partisans d’un examen du leadership et affirmaient que la réunion du 3 février 2019 était illégale. Ils ont reconnu qu’ils [traduction] « rendaient des comptes à tous les citoyens de [la] Nation »
. Ils ont également convoqué un rassemblement traditionnel les 20 et 21 juin 2019.
[16] Lors de la réunion du 3 février 2019, 31 citoyens ont signé une résolution nommant certains des partisans d’un examen du leadership, à savoir Ron Machimity Sr., Joyce Medicine, Betty Necan et Darlene Necan, en tant que conseillers et laissant le poste de chef vacant jusqu’au rassemblement traditionnel devant se tenir les 20 et 21 juin.
[17] Le 16 mai 2019, Edward Machimity a rédigé une lettre à l’intention de tous les membres de la NOS, dans laquelle il annonçait son plan de relève. Il a affirmé qu’il lui incombait de nommer son successeur. Il a nommé son épouse, Violet Machimity, pour lui succéder après sa mort. Il a aussi déclaré que son beau-fils, Darrell Keesic, [traduction] « [assumerait] un rôle de leadership à long terme »
lorsqu’il prendra sa retraite de la force policière. Il a annexé un document intitulé History of the Ojibway Nation of Saugeen Governing System (« Historique du système de gouvernance de la Nation ojibwée de Saugeen »), qui relate la création de la NOS ainsi que l’adoption de la Convention, et offre l’interprétation suivante :
[traduction]
La Convention prévoit que les citoyens adultes de la Nation ojibwée de Saugeen ont « le droit d’exprimer un droit d’opinion de principe » concernant la nomination d’un chef coutumier et des conseillers. La Convention ne prévoit pas la destitution du chef coutumier et des conseillers. Cependant, la Convention prévoit effectivement un examen tous les 21 ans.
Le 30 janvier 2019, j’ai convoqué, en qualité de chef coutumier et de conseillers [sic], la tenue d’un rassemblement traditionnel les 20 et 21 juin 2019 pour les besoins d’un tel examen.
Selon la pratique coutumière et le droit héréditaire de la Nation ojibwée de Saugeen, le chef coutumier, en consultation avec les membres, choisit les successeurs aux postes de chef et de conseillers, qui sont présentés lors d’un rassemblement traditionnel des membres, moment où tout membre adulte a le droit d’exprimer son droit d’opinion de principe à propos de la nomination.
La Convention prévoit également que « l’approbation et le pouvoir décisionnel définitif relèvent du chef coutumier et des conseillers ».
[18] Le rassemblement traditionnel a commencé le 20 juin 2019. Les parties s’accordent pour dire qu’environ 40 personnes étaient présentes au rassemblement traditionnel, dont quelques enfants. Le chef Edward Machimity et les conseillers Eileen Keesic et John Sapay étaient présents.
[19] La durée prévue du rassemblement était de deux jours. La première journée a commencé par un discours du chef, suivi d’une période au cours de laquelle les citoyens pouvaient exprimer leur opinion à propos du leadership alors en place. Cependant, à la fin de la première journée, on a pris la décision de mettre un terme au rassemblement. Il n’est pas possible de déterminer clairement qui, à part le chef Edward Machimity, a pris cette décision. On ne sait pas non plus si cette décision a été communiquée aux personnes présentes. Je reviendrai sur cette question plus loin dans les présents motifs.
[20] Le jour suivant, environ 30 personnes se sont présentées à la salle communautaire où se tenait le rassemblement, mais n’ont pas pu y accéder. Certaines de ces personnes étaient déjà au courant de la tentative de mettre un terme au rassemblement traditionnel, mais d’autres ne l’étaient pas. Ces personnes, parmi lesquelles il y avait les partisans d’un examen du leadership, ont décidé de poursuivre le rassemblement traditionnel à l’extérieur, à proximité de la salle communautaire. Elles ont adopté des résolutions écrites destituant Edward Machimity de son poste de chef, rejetant son plan de relève, acceptant Ron Machimity, Joyce Medicine, Betty Necan et Darlene Necan à titre de conseillers, choisissant Ron Machimity comme chef pour une année et nommant Desiree Jacko à titre de conseillère supplémentaire, probablement en remplacement de Ron Machimity.
[21] Le chef Edward Machimity et ses conseillers ont refusé de reconnaître la validité de ces résolutions et de laisser le chef Ron Machimity et ses conseillers assumer leurs fonctions. En pratique, le chef Edward Machimity et ses conseillers sont restés au pouvoir depuis le rassemblement traditionnel, bien que certaines organisations régionales des Premières Nations reconnaissent Ron Machimity en tant que chef légitime.
III.
Le contexte procédural et le rôle de la Cour
[22] Ces faits ont donné lieu à deux demandes de contrôle judiciaire.
[23] La première demande a été déposée par la NOS quelques jours avant la réunion du 3 février 2019. Les défendeurs étaient les membres de [traduction] l’« organe technique »
nommé lors de la réunion du 9 décembre 2018, qui représentent un sous-ensemble des partisans d’un examen du leadership. La NOS a sollicité un jugement déclaratoire portant que ces personnes n’avaient pas le pouvoir de se constituer comme un [traduction] « organe technique »
ou, subsidiairement, un bref de quo warranto. La demande a été modifiée ultérieurement pour solliciter un jugement déclaratoire portant que les défendeurs n’avaient pas le pouvoir de se nommer eux‑mêmes en tant que chef et conseillers.
[24] La deuxième demande a été déposée par le chef Ron Machimity et ses conseillers (qui sont aussi un sous-ensemble des partisans d’un examen du leadership) contre la NOS, représentée par le chef Edward Machimity et ses conseillers. Les demandeurs ont sollicité un jugement déclaratoire portant qu’Edward Machimity avait illégalement mis fin au rassemblement traditionnel le 20 juin 2019 et que les demandeurs étaient le chef et les conseillers légitimes de la NOS. Ils ont également demandé une injonction pour empêcher Edward Machimity et ses conseillers d’exercer tout pouvoir.
[25] Ces deux demandes se rapportent à une série d’événements qui ne peut être réduite à une décision distincte qui ferait l’objet d’un contrôle judiciaire. La vraie question consiste à déterminer si les partisans d’un examen du leadership ont réussi à destituer et à remplacer le chef Edward Machimity et ses conseillers. En ce qui concerne la destitution de ceux qui sont en place, il s’agit essentiellement d’une demande de bref de quo warranto, à savoir, une « contestation [qui] vise le droit du titulaire d’une charge publique d’exercer cette charge »
: Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385 [Marie] au paragraphe 20. En ce qui concerne la nomination d’un nouveau chef et de nouveaux conseillers, il s’agit d’une demande de jugement déclaratoire.
[26] Une caractéristique du bref de quo warranto est qu’il ne vise pas une décision rendue par un office fédéral : Marie, au paragraphe 20. Pour ce motif, il est difficile de parler d’une norme de contrôle. Il en va de même du jugement déclaratoire sollicité par les partisans d’un examen du leadership, jugement qui porterait qu’ils sont le chef et les conseillers légitimes.
[27] De nombreux différends électoraux des Premières Nations sont initialement tranchés par un tribunal d’appel électoral constitué par la Première Nation concernée. Lorsque c’est le cas, la Cour fait preuve de retenue à l’égard de la conclusion de ce tribunal ou, autrement dit, elle contrôle la décision du tribunal en appliquant la norme de la décision raisonnable : Porter c Boucher-Chicago, 2021 CAF 102 [Porter] aux paragraphes 26 et 27; Pastion c Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 RCF 467 [Pastion] aux paragraphes 18 à 27.
[28] En revanche, en l’espèce, les parties n’allèguent pas que la NOS dispose d’un organe décisionnel permettant de régler le différend entre elles. Il n’y a pas de décideur indépendant à l’égard duquel la Cour doit faire preuve de déférence. Faire preuve de déférence dans ce contexte conférerait un avantage indu à une partie par rapport à l’autre, sur la base de facteurs arbitraires, comme la séquence dans laquelle les demandes de contrôle judiciaire sont présentées ou l’aspect de la conduite des parties qui est considéré comme la « décision »
devant faire l’objet d’un contrôle. De plus, en pratique, il ne peut y avoir deux personnes ayant une prétention également raisonnable au poste de chef; une personne doit avoir raison et l’autre, tort.
[29] Je voudrais aussi ajouter que le rôle de la Cour n’est pas d’enquêter sur les allégations de mauvaise administration formulées par des membres de la NOS contre le chef Edward Machimity. Il incombe à la Cour de préciser les règles juridiques concernant la sélection du leadership de la NOS et de les appliquer à la situation en l’espèce. Ce faisant, la Cour n’évalue pas le mérite relatif des prétendants et ne juge pas les actes de l’administration en place : Gadwa c Joly, 2018 CF 568 aux paragraphes 30 à 33; Standingready c Première Nation Ocean Man, 2021 CF 434 [Standingready] aux paragraphes 13 et 14. Malgré cela, les partisans d’un examen du leadership ont déposé une preuve abondante concernant différents griefs relatifs à l’administration exercée par le chef et les conseillers. Cette preuve n’est pas pertinente quant à la question que la Cour doit trancher et ne sera pas examinée.
IV.
Analyse
[30] Il y a deux questions principales en l’espèce : la question de savoir si la Convention permet la destitution du chef et des conseillers et, le cas échéant, si les résolutions adoptées le 21 juin 2019 ont permis d’atteindre ce résultat. J’aborderai à tour de rôle ces deux questions.
[31] Avant de le faire, je tiens à souligner que les partisans d’un examen du leadership ne font aucun mystère de leur but ultime de remplacer la Convention par un système électoral. Néanmoins, ils ont choisi de poursuivre ce but en se prévalant des processus établis par la Convention. Par conséquent, bien que les partisans d’un examen du leadership aient laissé entendre que la Convention n’avait pas été validement adoptée, il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Leurs démarches supposaient la validité de la Convention. Pour les mêmes motifs, il n’est pas nécessaire de décider si les citoyens assemblés dans le cadre d’un rassemblement traditionnel pouvaient répudier la Convention. Ce n’est tout simplement pas ce qu’ils cherchaient à faire.
[32] Je tiens aussi à souligner certaines caractéristiques particulières de la présente espèce, qui la distinguent d’autres affaires où les membres d’une Première Nation ont cherché à destituer le chef et le conseil. De nombreuses Premières Nations ont choisi d’élire leur chef et leur conseil au moyen d’élections périodiques. Dans ce cas, la reddition de comptes se produit essentiellement lors de l’élection suivante. La destitution d’un chef ou d’un conseiller entre des élections est une mesure exceptionnelle, dont on peut se prévaloir uniquement pour des motifs précis énumérés dans le code électoral. Pour cette raison, les tentatives de destituer le leadership au moyen d’une « assemblée populaire »
se soldent habituellement par un échec : voir, par exemple, Narte v Gladstone, 2021 FC 433 [Narte]; Standingready. En l’espèce, comme nous le verrons plus loin, il n’y a pas d’élections; la possibilité de destitution joue donc un rôle plus important pour assurer la reddition de comptes. De plus, contrairement à ce qui s’est passé dans les affaires Narte et Standingready, les partisans d’un examen du leadership ont tout mis en œuvre pour utiliser les mécanismes prévus dans la Convention pour obliger leurs dirigeants à répondre de leurs actes. Par conséquent, les présents motifs ne devraient pas être interprétés comme avalisant une tentative de destituer des dirigeants élus sans suivre le processus prévu par la loi de la Première Nation concernée.
A.
L’interprétation de la Convention
[33] Je suis d’avis que la Convention permet aux membres de la NOS de destituer le chef et les conseillers lors d’un rassemblement traditionnel tenu à cette fin et d’en nommer de nouveaux. Pour expliquer cette conclusion, je passerai en revue la structure et le libellé de la Convention, je présenterai les interprétations que lui donnent les parties et j’expliquerai pourquoi je préfère celle avancée par les partisans d’un examen du leadership.
[34] Comme je l’ai déjà mentionné, la Convention est difficile à lire et à interpréter. Sa syntaxe est déficiente, un grand nombre de ses dispositions sont vagues, on y utilise en outre des termes juridiques de façon inexacte et elle manque manifestement d’organisation systématique. Elle paraphrase des sources aussi variées que la Constitution américaine, l’Indian Non-intercourse Act et le Black’s Law Dictionary. En dépit de ces lacunes, des efforts doivent être faits pour comprendre son sens, en appliquant les méthodes reconnues d’interprétation juridique, à savoir, l’examen du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition en litige : Boucher c Fitzpatrick, 2012 CAF 212 au paragraphe 25; Porter, au paragraphe 37. Dans l’appréciation de son objet, il faut présumer qu’elle exprime une vision politique cohérente. En outre, il faut être attentif au fait que les lois autochtones comme la Convention peuvent chercher à combiner des caractéristiques du système politique occidental avec des traditions autochtones : Pastion, au paragraphe 14; Porter, au paragraphe 27. Ce n’est qu’en accordant une attention particulière à ces nuances que nous respecterons la capacité d’agir de la collectivité autochtone concernée et de son autonomie gouvernementale.
(1)
La structure de la Convention et les dispositions pertinentes
[35] Dans la présente section, je présenterai un aperçu de la structure générale et des dispositions pertinentes de la Convention. La Convention a été rédigée par [traduction] « Nous, le chef coutumier et les conseillers, au nom des citoyens »
de la NOS. Entre autres, le préambule affirme la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine, fait valoir le droit de la NOS à l’autodétermination et déclare que la NOS ne renoncera jamais à ses droits issus de traités. Suivent un certain nombre de définitions, dont certaines sont pertinentes en l’espèce :
[traduction]
« Citoyens » s’entend de tout Indien de plein droit visé par un traité, qui est assujetti à l’autorité et à la compétence de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen.
« Chefferie » s’entend du chef ou du dirigeant d’un clan ou d’une tribu et sera administrée conformément à la pratique coutumière et au droit héréditaire.
« Conseiller » s’entendent d’un représentant subordonné, lequel administrera conformément à la pratique coutumière et au droit héréditaire.
« Poste de successeurs héréditaires » sera administré selon la coutume et l’usage tribaux, avec le consentement des citoyens de la réserve indienne no 258 de la Nation ojibwée de Saugeen.
« Rassemblement traditionnel » sera une réunion ouverte des citoyens de la réserve indienne no 258 de la Nation ojibwée de Saugeen.
[36] Les dispositions qui suivent sont au cœur des prétentions des parties et sont reproduites intégralement :
[traduction]
ÉLIGIBILITÉ
Pour les besoins de la présente pratique coutumière, l’éligibilité s’entend de ce qui suit :
· Tout citoyen de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen a le droit d’exprimer un droit d’opinion de principe concernant la nomination du chef coutumier.
· Tout citoyen de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen a le droit d’exprimer un droit d’opinion de principe concernant la nomination des conseillers.
· Tous les citoyens de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen doivent avoir atteint l’âge adulte et ont le droit d’exprimer un droit d’opinion de principe, peu importe leur lieu de résidence habituel.
· La personne occupant le poste de chef coutumier de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen doit être âgée d’au moins vingt et un (21) ans à la date de la nomination.
· Les personnes occupant les postes de conseillers de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen doivent être âgées d’au moins vingt et un (21) ans à la date de la nomination.
· Tout citoyen de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen peut être éligible aux postes selon la pratique habituelle ou coutumière.
· Le poste de chef coutumier de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen sera administré selon la coutume et l’usage tribaux.
· Les postes des conseillers de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen seront administrés par nomination selon la coutume et l’usage tribaux.
MANDAT
Le chef coutumier est nommé pour un mandat à vie et il administrera conformément au processus et à la coutume du droit des traités et du droit international.
Les conseillers de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen sont nommés pour un mandat à vie et ils administreront conformément au processus et à la coutume du droit des traités et du droit international, et un examen aura lieu tous les vingt et un (21) ans.
COMPOSITION DU GOUVERNEMENT INDIEN
L’administration des traités et le gouvernement indien de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen consistera en un (1) chef coutumier et chaque conseiller, au maximum de quatre (4), pour la réserve indienne no 258 de la Nation ojibwée de Saugeen.
PROCÉDURE COUTUMIÈRE
Que le chef coutumier et les conseillers seront nommés par les citoyens de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen, et avec le consentement de ceux-ci, et cette procédure de pratique coutumière sera conforme au processus et à la coutume du droit des traités et du droit international.
PROCÉDURE D’EXAMEN
Que dans le cadre d’un rassemblement traditionnel des citoyens de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen, un examen de la conduite du chef coutumier et des conseillers se déroulera sous la forme d’une discussion ouverte, que la décision définitive sera fondée sur le processus de la pratique coutumière et des traités, et que la coutume et l’usage tribaux l’emporteront sur tout sujet de préoccupation et que cette décision sera définitive.
SIÈGE DU GOUVERNEMENT
Que le siège du gouvernement de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen se trouvera toujours au niveau de l’administration des traités dans la réserve indienne no 258 de la Nation ojibwée de Saugeen.
Que l’approbation et le pouvoir décisionnel définitif relèvent du chef coutumier et des conseillers de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen.
Qu’un organe technique sera constitué, sur nomination, et qu’il siégera sous la direction et l’autorité du chef coutumier et des conseillers de l’administration des traités de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen.
[37] Le reste de la Convention consiste en différentes affirmations concernant le droit de la NOS à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale. Selon certaines de ces affirmations, la Couronne doit respecter ses promesses contenues dans les traités, et la NOS ne consentira à aucune réduction de ses droits issus de traités ou de l’obligation fiduciaire de la Couronne, ni à une atteinte à ceux‑ci.
[38] Le dernier paragraphe stipule que la Convention a été établie [traduction] « lors d’un rassemblement traditionnel »
[traduction] « par le consentement de toutes les parties concernées et présentes »
, mais je ne dispose que de peu de renseignements quant à l’identité de ces parties et au nombre de citoyens présents lors du rassemblement traditionnel, à part le témoignage de Ron Machimity selon lequel environ 20 personnes étaient présentes.
[39] Je souligne au passage que, dans une [traduction] « déclaration »
non datée, publiée apparemment avant la réunion du 9 décembre 2018, le chef Edward Machimity et ses conseillers affirment que la Convention [traduction] « a été ratifiée par les familles initiales telles que représentées par Edward Machimity, Gilbert Machimity et David Necan ».
La Convention elle-même ne fait aucune mention de la question de la représentation familiale. Les parties n’ont pas insisté sur cet aspect dans leurs observations.
(2)
Les thèses des parties
[40] Pour situer mon analyse dans son contexte, il peut s’avérer utile d’exposer l’interprétation que chaque partie donne à la Convention.
[41] Dans le document historique d’Edward Machimity de mai 2019 et dans les observations des avocats, le chef et les conseillers ont présenté l’interprétation qui suit. La Convention confère le pouvoir décisionnel définitif au chef et aux conseillers dans la plupart des cas. Les citoyens peuvent exercer un pouvoir uniquement lorsque cela est expressément prévu dans la Convention. Les dispositions qui donnent aux citoyens voix au chapitre relativement à la nomination du chef et des conseillers ne s’appliquent que pour leur nomination initiale. Le pouvoir d’effectuer des nominations subséquentes n’est pas dévolu expressément aux citoyens et, par conséquent, il est exercé par le chef (ou peut‑être par le chef et les conseillers).
[42] Le chef et les conseillers font aussi valoir que la procédure d’examen est simplement de nature consultative. La disposition pertinente mentionne une [traduction] « discussion ouverte »
suivie d’une [traduction] « décision définitive »
. Cependant, d’après la disposition qui la suit, sous le titre [traduction] « Siège du gouvernement »
, ils font valoir que ce sont eux qui prennent la décision définitive. De plus, ils affirment que la Convention ne confère pas aux citoyens le pouvoir de destituer le chef et les conseillers, car ce pouvoir n’est pas expressément mentionné.
[43] Les partisans d’un examen du leadership, de leur côté, soutiennent essentiellement que le pouvoir des citoyens de procéder à un examen à l’égard du chef et des conseillers comprend nécessairement le droit de les destituer et d’en nommer de nouveaux. Il s’agit d’un pouvoir perpétuel qui ne se limite pas à la nomination des premiers chef et conseillers.
[44] Ils fondent leur interprétation sur la structure de la Convention. La section intitulée [traduction] « Procédure coutumière »
, qui prévoit le pouvoir des citoyens de nommer le chef et les conseillers, est immédiatement suivie par celle appelée [traduction] « Procédure d’examen »
. Ces deux sections doivent être lues ensemble. Par conséquent, la [traduction] « décision définitive »
peut comprendre la destitution et doit être prise par les citoyens eux-mêmes, comme pour la nomination initiale. Autrement, la procédure d’examen serait dénuée de sens. La disposition voulant que le [traduction] « pouvoir décisionnel définitif »
relève du chef et des conseillers figure dans une section distincte, intitulée [traduction] « Siège du gouvernement »
. Elle s’applique à l’administration quotidienne de la NOS et non à un examen du leadership par les citoyens.
(3)
Analyse
[45] Je suis d’accord avec l’interprétation des partisans d’un examen du leadership, parce qu’elle est compatible avec l’objet, le contexte et le libellé des dispositions de la Convention concernant la sélection du chef et des conseillers.
[46] Commençons par déterminer l’objet de la Convention. Une lecture holistique de la Convention révèle qu’elle vise à établir un système politique offrant une reddition de comptes aux citoyens sans avoir recours à des élections périodiques. Pour ce faire, elle s’appuie fortement sur le droit anishinaabe et, plus particulièrement, sur le concept de rassemblement traditionnel. Bien que les parties n’aient présenté aucune preuve quant au rôle et au fonctionnement des rassemblements traditionnels dans le droit anishinaabe, la Convention s’y réfère comme étant la façon dont les citoyens de la NOS expriment leur volonté collective. Les rédacteurs de la Convention ont cherché à combiner l’idée selon laquelle la légitimité des institutions politiques est issue du consentement des gouvernés avec une méthode de sélection des dirigeants trouvant ses racines dans le droit anishinaabe, quoique cela puisse ne pas avoir été exprimé de la façon la plus heureuse. Néanmoins, les nombreuses références à la tradition, à l’usage ou à la coutume font en sorte qu’il est manifeste que la Convention entend s’appuyer sur le droit anishinaabe existant, plutôt que de le remplacer.
[47] De plus, la Convention indique clairement que les citoyens constituent l’autorité suprême de la NOS. Les dispositions en matière d’éligibilité confèrent des droits politiques fondamentaux à l’ensemble des citoyens de la NOS, en ce qui a trait à la sélection du chef et des conseillers. Tant la [traduction] « Procédure coutumière »
(pour la nomination) que la [traduction] « Procédure d’examen »
confèrent un rôle essentiel aux citoyens dans la sélection et l’examen de leurs dirigeants. La Convention même a été adoptée [traduction] « au nom des citoyens »
. Une telle autorité suprême est également compatible avec la dignité et la valeur de chaque citoyen, qui sont confirmées par le préambule de la Convention. Dans la mesure où la pratique subséquente met en lumière le sens de la Convention, je souligne que la résolution de 2006 nommant de nouveaux conseillers a été adoptée après que les citoyens eurent approuvé les nominations dans le cadre d’un rassemblement traditionnel.
[48] Les conceptions anishinaabe du leadership étayent cette description de l’objet de la Convention. J’aborde cette question avec prudence, puisque les parties n’ont pas fourni une preuve abondante sur le sujet. Néanmoins, Ron Machimity déclare, au paragraphe 9 de son premier affidavit, que le terme anishinaabe ogemakan, souvent traduit comme « chef »
, s’entend d’un porte-parole ou d’un négociateur, une personne qui représente les souhaits du peuple. Cette preuve, qui n’a pas été contredite, tend à montrer que la Convention doit être interprétée comme préservant le pouvoir des citoyens de nommer, d’examiner et de destituer leurs dirigeants. Cela est également compatible avec la description des principes de gouvernance anishinaabe présentée par la juge Patricia C. Hennessy, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, aux paragraphes 26 à 30 de la décision Restoule v Canada (Attorney General), 2018 ONSC 7701, et confirmée en appel : 2021 ONCA 779 aux paragraphes 13 à 15. De toute façon, les parties n’ont présenté aucune preuve d’un principe juridique anishinaabe contraignant les membres d’une Première Nation à suivre à jamais un dirigeant en qui ils n’ont plus confiance.
[49] Cela est également compatible avec la jurisprudence de notre Cour. Depuis la décision Bigstone c Big Eagle, [1993] 1 CNLR 25 (CF 1re inst), notre Cour s’est montrée disposée à reconnaître les « coutumes »
ou, en réalité, les lois autochtones, qui font l’objet d’un « large consensus »
des membres d’une Première Nation. Les citoyens peuvent parvenir à un consensus sur une vaste gamme de systèmes politiques, y compris un système qui ne comporte pas d’élections régulières. Cependant, il est difficile de comprendre la façon dont les citoyens pourraient parvenir à un large consensus à l’égard d’un système qui les tiendrait indéfiniment à l’écart du pouvoir ou qui ferait fi de leur volonté. Pourtant, c’est exactement là où conduit l’interprétation du chef et des conseillers.
[50] Ainsi, pour simplifier quelque peu, la Convention institue une démocratie sans élections. Pour des Occidentaux, cela peut sembler une contradiction en soi. Cependant, cela signifie simplement que le consentement des gouvernés est donné lors de rassemblements traditionnels plutôt que dans l’urne, d’une manière enracinée dans le droit anishinaabe. Dans ce système, le pouvoir des citoyens de destituer leurs dirigeants joue un rôle crucial pour assurer la reddition de comptes, comparativement aux Premières Nations qui tiennent des élections périodiques.
[51] Par conséquent, l’interprétation avancée par les partisans d’un examen du leadership, qui préserve le pouvoir des citoyens, doit être préférée à celle du chef et des conseillers, laquelle réduit les citoyens à l’impuissance. Autrement dit, la première interprétation est compatible avec l’objet de la Convention, alors que la deuxième le contrecarrerait.
[52] Il y a également des motifs logiques et structurels de préférer l’interprétation des partisans d’un examen du leadership. Certes, un processus d’examen dans lequel les personnes qui font l’objet de l’examen prendraient la décision est une chose étrange. Cela ne prévoirait pas une reddition de comptes significative. Selon l’interprétation du chef et des conseillers, le processus d’examen équivaudrait à une simple consultation, sans aucune obligation de tenir compte des opinions des citoyens. Si cela était exact, il serait inutile d’officialiser un tel processus dans la Convention.
[53] De plus, si le pouvoir des citoyens de nommer le chef et les conseillers se limitait à la nomination initiale, il est difficile de comprendre la raison pour laquelle la Convention, adoptée en 1997, réglementerait un processus qui a eu lieu douze ans plus tôt et qui n’est pas censé se répéter. On devrait normalement supposer que chaque section ou partie d’un texte de loi accomplit quelque chose d’utile. Il faut éviter une interprétation qui rend certaines dispositions redondantes ou inutiles.
[54] Le chef et les conseillers font valoir que la procédure d’examen devrait être interprétée à la lumière d’autres dispositions de la Convention qui établissent des limites de fond à l’égard de leurs pouvoirs. Si je comprends bien cet argument, ces dispositions agiraient comme une sorte de système de freins et de contrepoids qui rendraient un pouvoir de destitution inutile. Je ne suis pas de cet avis. Ces dispositions sont formulées comme des déclarations des droits de la NOS par rapport à la Couronne et n’abordent pas la relation entre dirigeant et citoyen. Le chef et les conseillers ont tenté de faire une analogie avec la Charte canadienne des droits et libertés, mais il n’y a aucun tribunal pour appliquer les limites énoncées dans la Convention. Elles ne prévoient tout simplement pas de mécanisme réel de reddition de comptes.
[55] Cela m’amène au libellé de la Convention. Le chef et les conseillers appuient leur interprétation de la Convention sur certains arguments de texte. Ces arguments sont sans fondement.
[56] Premièrement, le chef et les conseillers font valoir qu’aux termes de la Convention, les citoyens ne disposent que des pouvoirs qui leur sont expressément conférés. Étant donné que la Convention n’indique pas expressément que les citoyens peuvent destituer le chef et les conseillers, ce pouvoir ne devrait pas être conféré par implication. Pour cette proposition, ils s’appuient sur le jugement que j’ai rendu dans Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 RCF 217 [Whalen]. Cependant, le code électoral en litige dans l’affaire Whalen était beaucoup plus précis que la Convention et se prêtait beaucoup plus facilement au type d’argument textuel que le chef et les conseillers tentent d’avancer. De plus, aux paragraphes 47 et 48 de la décision Whalen, j’ai insisté sur le fait que le code électoral en litige manifestait l’intention des citoyens de conserver le pouvoir sur la sélection de leurs dirigeants. Cela étaye l’interprétation de la Convention formulée par les partisans d’un examen du leadership. Aux termes du code en litige dans l’affaire Whalen, les élections périodiques constituaient le principal mécanisme de reddition de comptes . L’octroi au conseil du pouvoir de destituer des conseillers dûment élus rendrait effectivement les citoyens impuissants. En revanche, le principal mécanisme de reddition de comptes établi par la Convention est le pouvoir des citoyens d’examiner et de destituer leurs dirigeants.
[57] Deuxièmement, le chef et les conseillers signalent que, selon la Convention, ils sont titulaires de leurs postes à vie. Cela serait incompatible avec le pouvoir des citoyens de les destituer. Je ne suis pas de cet avis. Les deux ne sont pas incompatibles. Un chef ou un conseiller nommé par les citoyens peuvent très bien conserver leurs postes à vie, si les citoyens ne les destituent pas.
[58] Troisièmement, le chef et les conseillers s’appuient sur la disposition de la Convention qui prévoit que [traduction] « l’approbation et le pouvoir décisionnel définitif relèvent du chef coutumier et des conseillers »
. Cette disposition, cependant, figure dans une section de la Convention intitulée [traduction] « Siège du gouvernement »
, qui n’est pas directement pertinente en l’espèce. Elle porte apparemment sur le processus décisionnel au quotidien. Elle ne peut pas écarter les dispositions explicites conférant aux citoyens de la NOS le pouvoir de sélectionner ou de destituer leurs dirigeants. Autrement dit, elle ne peut pas s’appliquer à ce qui se passe lors des rassemblements traditionnels.
[59] Quatrièmement, le chef et les conseillers laissent entendre que le droit de chaque citoyen [traduction] « d’exprimer un droit d’opinion de principe »
dans la sélection des dirigeants peut uniquement se rapporter à un processus consultatif, dans lequel les citoyens ne prennent pas la décision définitive. Cependant, il faut se souvenir que la Convention n’établit pas un processus électoral. La sélection des dirigeants doit plutôt avoir lieu lors d’un rassemblement traditionnel, idéalement par consensus. Cette [traduction] « opinion de principe »
peut donc renvoyer à la participation de chaque citoyen dans la discussion visant à parvenir à un consensus. Cela ne veut pas dire que les opinions des citoyens sont simplement destinées à être examinées par le chef et les conseillers et que ceux-ci peuvent en faire abstraction à leur gré.
[60] Revenons au libellé de la section [traduction] « Procédure d’examen »
de la Convention. Pour des raisons de commodité, je le reproduis de nouveau :
[traduction]
Que dans le cadre d’un rassemblement traditionnel des citoyens de la tribu indienne de la Nation ojibwée de Saugeen, un examen de la conduite du chef coutumier et des conseillers se déroulera sous la forme d’une discussion ouverte, que la décision définitive sera fondée sur le processus de la pratique coutumière et des traités […]
[61] Compte tenu de l’objet et du contexte de cette disposition, la [traduction] « décision définitive »
doit comprendre la destitution du chef et des conseillers. Cette décision doit être prise par les citoyens, après une discussion ouverte, dans le cadre d’un rassemblement traditionnel.
[62] Par conséquent, je conclus que la Convention, interprétée correctement, reconnaît le pouvoir des citoyens de la NOS de destituer le chef et les conseillers lors d’un rassemblement traditionnel, et d’en nommer de nouveaux.
[63] Compte tenu de cette conclusion, il est inutile de trancher la question de savoir si une coutume a émergé indépendamment de la Convention, selon le critère établi aux paragraphes 31 à 41 de la décision Whalen.
B.
L’équité et la légitimité du rassemblement traditionnel
[64] Maintenant qu’il a été établi que la Convention reconnaissait le pouvoir des citoyens de la NOS de destituer le chef et les conseillers et d’en nommer de nouveaux lors d’un rassemblement traditionnel, la prochaine question consiste à déterminer si les citoyens présents au deuxième jour du rassemblement traditionnel, le 21 juin 2019, ont validement exercé ce pouvoir.
[65] Le chef et les conseillers allèguent que le processus qui a abouti à leur destitution contrevenait à l’équité procédurale ou était illégal de plusieurs façons. Ils font valoir qu’ils n’ont pas reçu de préavis adéquat, qu’on avait régulièrement mis un terme au rassemblement traditionnel avant que des résolutions portant sur leur destitution soient adoptées et que ces résolutions n’ont pas été adoptées par une majorité des citoyens de la NOS.
[66] Je suis en désaccord avec le chef et les conseillers. Le processus était équitable et légitime. Avant de présenter des motifs détaillés concernant chaque manquement allégué, je tiens à insister sur un thème commun. Tous les manquements allégués sont liés à des situations qui découlaient directement du refus du chef et des conseillers d’accepter le fait que les citoyens de la NOS pouvaient les destituer, conformément à la procédure d’examen énoncée dans la Convention. Ces situations ne sont pas survenues en raison d’une iniquité ou d’un manque de transparence de la part des partisans d’un examen du leadership. Elles constituaient plutôt le fruit de la stratégie d’évitement adoptée par le chef et les conseillers. On ne devrait pas permettre au chef et aux conseillers de se plaindre des conséquences de leur propre conduite.
[67] De plus, une grande partie des arguments du chef et des conseillers en matière d’équité procédurale vise la réunion de décembre 2018 ou celle de février 2019. Il n’est pas nécessaire de nous pencher sur cette partie de leur argumentaire. En grande partie, ces réunions n’ont fait que tracer la voie au rassemblement traditionnel de juin 2019. Bien que les partisans d’un examen du leadership aient cherché à nommer de nouveaux conseillers en février, une nouvelle décision a été prise à cet égard en juin. Par conséquent, un examen de l’équité du processus menant à la destitution et au remplacement du chef et des conseillers doit être axé sur le rassemblement traditionnel de juin 2019.
(1)
Le préavis suffisant
[68] Le premier reproche que le chef et les conseillers font au processus est que les partisans d’un examen du leadership n’ont pas donné un préavis suffisant de leur intention de les destituer. Cet argument ne tient pas, car le chef et les conseillers ne voulaient tout simplement pas participer à un processus menant à leur destitution. Dans de telles circonstances, la communication d’un préavis ne servait aucune fin utile.
[69] Les droits de participation, comme le droit de recevoir un préavis, ont pour objet de donner à la partie concernée par une décision administrative la possibilité « de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur »
: Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au paragraphe 22. Ce sont « les titulaires des droits ou intérêts substantifs qui doivent personnellement s’en prévaloir »
et ceux-ci peuvent y renoncer : Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 RCF 488 au paragraphe 48; voir aussi Paul Daly, Understanding Administrative Law in the Common Law World (Oxford : Oxford University Press, 2021) à la p 86.
[70] Il s’ensuit qu’une personne qui ne souhaite pas participer à un processus décisionnel ou qui ne reconnaît pas l’autorité du décideur ne peut se plaindre de l’absence de préavis. Telle est la situation du chef et des conseillers, qui ont constamment nié le pouvoir des membres de la NOS de les destituer lors d’un rassemblement traditionnel, plus particulièrement dans la lettre du 30 janvier 2019 à l’intention des membres de la NOS, dans la première demande de contrôle judiciaire ainsi que dans la [traduction] « lettre ouverte »
du chef Edward Machimity de mai 2019. Autrement dit, la conduite du chef et des conseillers équivaut à une renonciation au droit de recevoir un préavis.
[71] De plus, une personne qui était effectivement informée de la décision à être prise, ou qui a fait preuve d’aveuglement volontaire, ne peut se plaindre de l’absence de préavis. À titre d’exemple, aux paragraphes 35 et 36 de l’arrêt Première nation no 195 de Salt River (bande indienne no 759 de Salt River) c Martselos, 2008 CAF 221, la Cour d’appel fédérale a statué qu’une personne qui refuse d’accepter la signification d’un préavis ne peut se plaindre que la réunion qui s’ensuit a été tenue en violation de l’équité procédurale. La lettre du 30 janvier 2019, la première demande de contrôle judiciaire et la [traduction] « lettre ouverte »
de mai 2019 expriment toutes très clairement que le chef et les conseillers étaient au fait de l’intention des partisans d’un examen du leadership de demander leur destitution.
[72] Le caractère adéquat du préavis peut également être apprécié du point de vue des citoyens de la NOS qui pouvaient vouloir participer au rassemblement traditionnel. Ironiquement, ce sont le chef et les conseillers qui ont donné le préavis pour le rassemblement traditionnel de juin 2019. Edward Machimity a aussi mentionné le rassemblement dans la lettre de mai 2019 à l’intention de tous les citoyens. Les deux documents stipulent que l’objet de la réunion de juin est de tenir un examen en conformité avec la Convention. Les citoyens qui ont reçu ces documents doivent avoir compris que les partisans d’un examen du leadership allaient demander la destitution du chef et des conseillers, malgré le fait que ces derniers n’étaient pas d’accord. Les plans des partisans d’un examen du leadership ont été expressément mentionnés dans la lettre du 30 janvier 2019 à l’intention de tous les citoyens. Le chef et les conseillers ne peuvent invoquer quelque ambiguïté qu’aurait pu contenir le préavis qu’ils ont eux-mêmes rédigé. Il n’y a aucune preuve que des citoyens de la NOS ne comprenaient pas ce qui devait avoir lieu lors du rassemblement traditionnel. De manière similaire, si le préavis n’a pas été distribué à l’ensemble des citoyens de la NOS, le chef et les conseillers n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Encore une fois, le chef et les conseillers n’ont présenté aucun élément de preuve selon lequel des citoyens de la NOS n’auraient pas participé au rassemblement traditionnel du fait qu’ils n’avaient pas reçu le préavis.
(2)
Le déroulement et la prétendue fin du rassemblement traditionnel
[73] Le chef et les conseillers nient que ce qui a eu lieu le 21 juin 2019 était une partie valide du rassemblement traditionnel. Ils font plutôt valoir qu’ils sont les seuls à avoir le pouvoir de convoquer un rassemblement traditionnel, à déterminer son ordre du jour et à y mettre un terme. Ils affirment qu’ils ont mis un terme au rassemblement traditionnel à la fin de la première journée, le 20 juin 2019. Selon ce point de vue, la procédure du 21 juin 2019 aurait constitué une réunion distincte, convoquée sans autorité et sans préavis suffisant.
[74] Je ne puis souscrire à ces observations.
[75] À sa racine, la position du chef et des conseillers contredit le concept d’un rassemblement traditionnel tenu pour les besoins d’un examen du leadership. Les dirigeants qui font l’objet de l’examen ne peuvent agir d’une façon qui contrecarre le but de l’examen. Pourtant, c’est précisément ce qu’ils ont fait. Ils ont constamment nié le pouvoir des membres d’examiner leur leadership et, au besoin, de les destituer. Ils ont établi l’ordre du jour du rassemblement traditionnel d’une manière qui excluait tout examen véritable de leur leadership. Ils ont ensuite prétendu mettre un terme à la réunion après une journée, avant que les citoyens présents aient eu la possibilité de débattre de leur destitution. Comme l’a dit le conseiller John Sapay en contre-interrogatoire, on a [traduction] « coupé court »
au rassemblement traditionnel.
[76] Après avoir tenté de priver les citoyens de la NOS du pouvoir d’examiner leur leadership, le chef et les conseillers peuvent difficilement se plaindre du fait qu’une grande majorité des citoyens présents le premier jour se sont réunis le deuxième jour et ont continué la réunion.
[77] De plus, la preuve ne révèle pas clairement si les citoyens présents le premier jour ont été mis au courant de la fin du rassemblement traditionnel et, le cas échéant, de quelle manière. Dans son affidavit daté du 22 mars 2021, Eileen Keesic affirme qu’elle ne se [traduction] « souvient pas si une annonce a été faite que la deuxième journée du rassemblement traditionnel était annulée »
. Roger Bouvier, qui a été embauché par le chef et les conseillers pour animer la réunion, affirme :
[traduction]
Après que j’ai annoncé l’ajournement de la réunion, une personne du public a demandé si nous allions nous réunir le lendemain. C’est alors que nous avons indiqué que la deuxième journée du rassemblement traditionnel n’allait pas avoir lieu.
[78] Cela donne à entendre que la façon dont on avait d’abord ajourné la réunion donnait l’impression que celle-ci allait se poursuivre le jour suivant. Toutefois, M. Bouvier ne mentionne pas si l’échange subséquent pouvait avoir été entendu par toutes les personnes présentes. En contre-interrogatoire, Hilda Derose a admis que l’annulation de la deuxième journée avait été annoncée, bien qu’elle n’ait pas expliqué dans quel contexte.
[79] Dans son affidavit, Ron Machimity déclare qu’aucune annonce n’a été faite. Desiree Jacko et Betty Necan souscrivent à cette déclaration, mais Desiree Jacko ajoute que, pendant une pause immédiatement avant la fin de la première journée, elle a entendu Eileen Keesic dire à Roger Bouvier que la deuxième journée n’aurait pas lieu. Elle a été choquée de l’apprendre et en a informé d’autres citoyens de la NOS. Eileen Keesic et Roger Bouvier nient que cette conversation a eu lieu.
[80] Dans son affidavit, Betty Necan déclare avoir conduit jusqu’au centre communautaire le 21 juin, avec d’autres citoyens, pensant que la deuxième journée du rassemblement traditionnel aurait lieu, tel qu’il avait été annoncé, et qu’elle a été choquée d’apprendre que le chef et les conseillers étaient absents.
[81] Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que le chef et les conseillers, avec l’aide de M. Bouvier, ont tenté de mettre fin au rassemblement traditionnel après la première journée, sans dire explicitement aux citoyens présents que la deuxième journée n’aurait pas lieu. Le chef et les conseillers savaient certainement que, selon toute vraisemblance, une annonce explicite aurait été contestée ouvertement par les partisans d’un examen du leadership. Ce n’est qu’une fois la réunion ajournée qu’on a dit à certains citoyens que la deuxième journée n’aurait pas lieu et que cette nouvelle a commencé à se propager.
[82] Dans la mesure où le chef et les conseillers font valoir l’absence de préavis concernant la deuxième journée du rassemblement traditionnel, je fais remarquer qu’au paragraphe 55 de son affidavit daté du 22 mars 2021, Eileen Keesic déclare qu’elle était au fait qu’une réunion avait lieu et qu’elle a envoyé son époux pour s’informer. Rien n’empêchait le chef et les conseillers d’y participer.
[83] Dans ces circonstances, je conclus que l’on n’a pas validement mis un terme au rassemblement traditionnel à la fin de la première journée et que les citoyens avaient le droit de se réunir au deuxième jour et de mener la réunion eux-mêmes, en l’absence du chef, des conseillers et de l’animateur.
(3)
Une majorité suffisante
[84] Le chef et les conseillers laissent aussi entendre que les résolutions adoptées le 21 juin 2019 n’ont pas reçu l’assentiment d’une majorité suffisante de citoyens de la NOS. Comme je l’ai déjà mentionné, la preuve n’est pas tout à fait claire en ce qui concerne le nombre de citoyens de la NOS en âge de voter. Selon qu’il y ait 100 ou 150 citoyens adultes, les 29 citoyens qui ont signé les résolutions représenteraient de 20 à 30 p. 100 des membres de la NOS.
[85] Dans l’appréciation de cet argument, il ne faut pas perdre de vue le fait que nous avons affaire à un processus énoncé dans la Convention. Les citoyens de la NOS n’ont pas tenté d’adopter une nouvelle constitution à partir de rien. Ce dernier processus pourrait appeler un examen plus rigoureux : voir, par exemple, Pahtayken c Oakes, 2009 CF 134, conf par 2010 CAF 169 [Pahtayken]; Taypotat c Taypotat, 2012 CF 1036, inf par 2013 CAF 192, inf par 2015 CSC 30, [2015] 2 RCS 548 [Taypotat]. Les résolutions du 21 juin 2019 n’étaient pas, pour recourir au langage de la théorie constitutionnelle, le résultat de l’exercice du pouvoir constituant.
[86] Par conséquent, la validité des résolutions doit être déterminée en fonction de la Convention elle-même. Celle‑ci, toutefois, n’énonce aucun quorum explicite pour un rassemblement traditionnel. Il ne semble pas y avoir non plus de fondement pour une exigence implicite relative à un niveau de participation particulier.
[87] À cet égard, personne ne prétend qu’il n’y avait pas quorum lors de la première journée du rassemblement traditionnel. Environ 40 citoyens y étaient présents. Un nombre similaire de citoyens avaient participé au rassemblement traditionnel de 2006, et seulement 20 citoyens avaient été présents pour l’adoption de la Convention lors du rassemblement traditionnel de 1997. Ces faits font en sorte qu’il est très difficile d’imposer une exigence plus élevée. Par conséquent, je conclus que le chef et les conseillers n’ont pas réussi à prouver que les résolutions du 21 juin 2019 étaient illégitimes en raison d’une absence de quorum.
[88] Même s’il était nécessaire que j’examine l’ensemble des circonstances, comme dans les affaires Pahtayken et Taypotat, j’arriverais à la conclusion que les résolutions du 21 juin 2019 constituent une expression légitime de la volonté des membres de la NOS. Comme je l’ai déjà mentionné, la participation lors de la deuxième journée du rassemblement traditionnel concorde avec la participation aux événements politiques antérieurs de la NOS. À titre comparatif, si environ 30 p. 100 des membres ont donné leur assentiment aux résolutions, cela correspond à la proportion de citoyens qui avaient approuvé le nouveau code électoral dans un référendum dans l’affaire Pahtayken. Compte tenu de la géographie et du fait qu’un rassemblement traditionnel se tient en personne, il ne serait pas raisonnable d’en attendre davantage. De plus, la destitution du chef et des conseillers faisait l’objet d’un débat au sein de la NOS depuis plusieurs mois. La question a été le sujet d’au moins deux communications écrites détaillées destinées à l’ensemble des citoyens. Un article de la SRC concernant la situation a certainement alerté un grand nombre de citoyens quant aux enjeux. Nous sommes loin de la situation dans l’affaire Marie, où un groupe de membres d’une Première Nation avait spontanément décidé, sans préavis, de destituer les conseillers et d’en nommer de nouveaux. Enfin, la preuve ne montre pas que le chef et les conseillers bénéficient du soutien de quiconque, à part eux-mêmes et les membres de leur famille immédiate. Même si le faible taux de participation était le résultat d’un boycottage délibéré, cela n’invaliderait pas les décisions prises par les personnes ayant participé au rassemblement traditionnel : Pahtayken, au paragraphe 65.
[89] En fin de compte, je conclus que les résolutions adoptées le 21 juin 2019 constituaient une décision légitime prise par les membres de la NOS lors d’un rassemblement traditionnel et qu’elles destituaient effectivement Edward Machimity, Eileen Keesic et John Sapay, et nommaient Ron Machimity, Joyce Medicine, Betty Necan, Darlene Necan et Desiree Jacko à leur place.
V.
Les mesures de réparation
[90] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des partisans d’un examen du leadership sera accueillie, et celle de la NOS sera rejetée.
[91] Cela m’amène à parler des mesures de réparation. La conclusion logique du raisonnement énoncé ci-dessus est que Ron Machimity, Joyce Medicine, Betty Necan, Darlene Necan et Desiree Jacko sont le chef et les conseillers légitimes depuis le 21 juin 2019. La réalité, toutefois, est qu’Edward Machimity, Eileen Keesic et John Sapay sont demeurés au pouvoir, malgré leur destitution par les citoyens de la NOS. Une ordonnance de la nature de quo warranto destituant ces derniers est donc nécessaire, de même qu’un jugement déclaratoire portant que les premiers sont les titulaires légitimes d’une charge publique.
[92] Les partisans d’un examen du leadership sollicitent également une ordonnance annulant ou infirmant toutes les décisions prises par le chef et les conseillers depuis le 20 juin 2019. On ne m’a aucunement expliqué en quoi consistent ces décisions. Il se peut très bien que ces décisions aient une incidence sur des tiers, qui devraient être entendus avant qu’elles soient annulées. Compte tenu de la portée indéterminée de cette demande et de l’intérêt des tiers qui ont pu s’y fier, je refuse de rendre une telle ordonnance. Cela signifie que, en pratique, ma décision n’aura aucun effet rétroactif.
[93] Les partisans d’un examen du leadership sollicitent également d’autres ordonnances ou déclarations, mais je conclus qu’elles sont inutiles, étant donné que les deux ordonnances principales que je rendrai devraient être suffisamment explicites.
[94] Lors de l’audience, les partisans d’un examen du leadership ont déclaré que leur objectif n’était pas de rester au pouvoir indéfiniment. Ils ont plutôt l’intention de présenter un code électoral aux membres pour qu’il soit adopté rapidement, puis de déclencher une élection. Ils m’ont invité à faire preuve de créativité dans la rédaction d’ordonnances qui donneraient effet à leur intention. On m’a informé que l’ébauche du code électoral était presque prête à être soumise à un référendum. Par conséquent, j’ordonnerai à la NOS de tenir un référendum pour l’adoption d’un code électoral au plus tard le 31 octobre 2022. J’ordonnerai à la NOS, dans l’éventualité où le code était adopté, de déclencher une élection devant se tenir au plus tard le 31 octobre 2023.
[95] Les parties m’ont demandé de reporter l’adjudication de dépens. Ainsi, ils auront la possibilité de présenter des observations écrites à cet égard.
JUGEMENT dans les dossiers T-221-19 et T-1192-19
LA COUR STATUE :
1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-221-19 est rejetée.
2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1192-19 est accueillie.
3. Edward Machimity, Eileen Keesic et John Sapay sont destitués de leurs postes respectifs de chef et de conseillers de la Nation ojibwée de Saugeen.
4. Ron Machimity Sr. est le chef légitime, et Joyce Medicine, Betty Necan, Darlene Necan ainsi que Desiree Jacko sont les conseillères légitimes de la Nation ojibwée de Saugeen.
5. La Nation ojibwée de Saugeen tiendra un référendum pour l’adoption d’un code électoral au plus tard le 31 octobre 2022.
6. Dans l’éventualité où un code électoral est adopté, la Nation ojibwée de Saugeen tiendra des élections pour les postes de chef et de conseillers au plus tard le 31 octobre 2023.
7. Les demandeurs dans le dossier T-1192-19 signifieront et déposeront leurs observations relatives aux dépens, d’au plus 10 pages, au plus tard dans les 15 jours suivant la date du présent jugement.
8. Les défendeurs dans le dossier T-1192-19 signifieront et déposeront leurs observations relatives aux dépens, d’au plus 10 pages, au plus tard dans les 10 jours suivant la date de signification des observations des demandeurs relatives aux dépens.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-221-19
|
INTITULÉ :
|
NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN c HILDA DEROSE, JOHN MACHIMITY, RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO
|
ET DOSSIER :
|
T-1192-19
|
INTITULÉ :
|
RON MACHIMITY SR., JOYCE MEDICINE, BETTY NECAN, DARLENE NECAN ET DESIREE JACKO c NATION OJIBWÉE DE SAUGEEN, REPRÉSENTÉE PAR EDWARD MACHIMITY, VIOLET MACHIMITY, EILEEN KEESIC ET JOHN SAPAY
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 23 février 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE GRAMMOND
|
DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
|
LE 21 AVRIL 2022
|
COMPARUTIONS :
Sacha R. Paul
Megan A. Smith
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Donald B. Shanks
Rachael M. Paquette
|
POUR LES DÉFENDEURS
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Thompson Dorfman Sweatman LLP
Avocats
Winnipeg (Manitoba)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Cheadles LLP
Avocats
Thunder Bay (Ontario)
Paquette & Associates
Thunder Bay (Ontario)
|
POUR LES DÉFENDEURS
|