Date : 20220419
Dossier : IMM-6682-20
Référence : 2022 CF 552
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 19 avril 2022
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
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ET DE L’IMMIGRATION
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demandeur
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REGINA DENIS
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LINCOLN AGHO
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VENICE AGHO
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SNOW AYEBOSA AGHO
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TROY OSARUYI AGHO
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sollicite, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision (la décision) par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a accueilli l’appel des défendeurs et renvoyé l’affaire à la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Il demande l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision, en invoquant plusieurs moyens.
[2] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec le demandeur que la décision était déraisonnable. La Cour accueillera la demande de contrôle judiciaire et renverra l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. J’ai communiqué ce résultat de vive voix aux parties lors de l’audience du 12 avril 2022, mais, compte tenu des circonstances de celle-ci, j’ai promis de fournir peu après les motifs expliquant ce résultat. Il s’agit des motifs qui suivent.
I.
Le contexte
[3] Les demandes d’asile des défendeurs ont un long historique procédural. Voici un résumé des faits pertinents pour les besoins du présent contrôle judiciaire.
[4] Le 7 février 2017, les défendeurs (Regina Denis et ses quatre enfants mineurs) avaient demandé l’asile au Canada, alléguant qu’ils étaient uniquement citoyens du Nigéria et qu’ils craignaient d’être persécutés en raison de la bisexualité de la défenderesse principale.
[5] Le ministre était intervenu, dans les demandes d’asile initiales présentées à la SPR, pour exprimer des préoccupations concernant, entre autres, l’identité des demandeurs d’asile. Il avait produit des éléments de preuve donnant à penser qu’ils étaient en fait tous des citoyens espagnols. Le 25 mai 2017, la SPR avait jugé que la preuve du ministre n’était pas irréfutable, mais avait néanmoins conclu que les défendeurs n’avaient pas établi leur identité selon la prépondérance des probabilités, et elle avait rejeté leurs demandes d’asile.
[6] La SAR avait rejeté l’appel des défendeurs par une décision rendue le 6 mars 2018. Cette décision avait finalement été annulée à la suite d’un contrôle judiciaire, le 26 novembre 2018, et renvoyée à la SAR pour nouvelle décision (voir Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182). La Cour avait conclu qu’il avait été déraisonnable pour la SAR : de ne pas apprécier les documents d’identité dont disposait la SPR, ou de ne pas leur avoir accordé une importance suffisante; de refuser d’admettre de nouveaux éléments de preuve relatifs à l’identité; de refuser de tenir une audience. À l’époque, les défendeurs avaient affirmé n’avoir jamais vécu en Espagne ou eu un lien avec ce pays, et encore moins en avoir été citoyens, comme l’avait allégué le ministre. Les demandes d’asile reposaient entièrement sur un risque de persécution au Nigéria, le seul pays sur lequel étaient fondées ces demandes.
[7] Le 13 février 2019, la SAR avait communiqué aux parties par écrit pour les inviter à présenter des éléments de preuve et des observations supplémentaires. Au cours des 18 mois qui avaient suivi, une série de faits, résumés plus en détail au paragraphe 8 de la décision de la SAR, avaient eu lieu, y compris ce qui suit :
- Deux avocats différents s’étaient retirés ou avaient été retirés à titre de conseils auprès des défendeurs;
- Le ministre avait déposé un avis d’intervention en appel, et avait fourni des éléments de preuve supplémentaires démontrant la citoyenneté espagnole des défendeurs;
- La SAR avait demandé à plusieurs reprises aux demandeurs d’asile leurs documents d’identité originaux, ou une explication quant à savoir pourquoi ils n’étaient pas disponibles;
- La défenderesse principale avait énoncé une série de nouvelles allégations invoquant une crainte que la famille de son époux porte préjudice à ses enfants au Nigéria, parce qu’ils n’étaient pas circoncis;
- Le ministre avait fourni des observations et révélé que les défendeurs avaient présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dans laquelle ils avaient admis leur citoyenneté espagnole.
[8] Le 19 novembre 2020, les défendeurs avaient présenté des observations supplémentaires, admettant pour la première fois, dans le cadre de leurs demandes d’asile, qu’ils étaient vraiment des citoyens espagnols. Ils avaient aussi allégué que la défenderesse principale avait été forcée de présenter sa demande d’asile initiale par son époux violent, qui résidait en Espagne et que ses enfants et elle craignaient.
II.
La décision de la SAR faisant l’objet du contrôle et les questions en litige
[9] Le 7 décembre 2020, la SAR a conclu que l’identité des défendeurs avait été établie et a accueilli l’appel. Elle a toutefois conclu que leurs demandes d’asile n’avaient pas été appréciées et a renvoyé l’affaire à la SPR. Quant aux nouveaux éléments de preuve des défendeurs concernant leur crainte de retourner en Espagne, la SAR a conclu qu’ils avaient été présentés en réponse aux observations du ministre et à l’invitation de la SAR de fournir de nouvelles observations. La SAR a admis les nouveaux éléments de preuve, invoquant le paragraphe 110(5) de la LIPR, ainsi que l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96.
[10] Le ministre soulève deux questions à l’appui de sa position selon laquelle la décision était déraisonnable. Le ministre soutient que la SAR a agi sans compétence, et contrairement à l’article 111 de la LIPR, lorsqu’elle a renvoyé les demandes d’asile à la SPR pour une nouvelle audience, sans donner une opinion sur la façon dont la SPR avait commis une erreur de droit, de fait ou mixte de fait et de droit lorsqu’elle a rendu sa décision. Le ministre soutient également qu’il était déraisonnable d’admettre de nouveaux éléments de preuve concernant la crainte des défendeurs de retourner en Espagne.
III.
Analyse
[11] Il est maintenant bien établi que la norme de contrôle présumée s’appliquer aux contrôles judiciaires est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme du caractère raisonnable, une cour de justice examine la décision du décideur à la recherche des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, pour déterminer si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99). Le résultat et le raisonnement suivi doivent tous deux être raisonnables, et la décision dans son ensemble doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, aux para 83-85).
[12] La SPR avait conclu que les défendeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils étaient des citoyens du Nigéria. La SAR a pris acte de cette conclusion, avant de noter que les identités personnelle et nationale espagnole des défendeurs avaient été établies une fois qu’ils avaient admis avoir la citoyenneté espagnole, et qu’il n’y avait plus aucune possibilité pour eux d’établir des identités nigérianes. Toutefois, la SAR a jugé qu’elle n’était pas en mesure de régler les demandes d’asile des défendeurs, qui étaient désormais fondées sur des allégations au sujet de l’époux violent de la défenderesse principale en Espagne, et a choisi de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR, avec des directives.
[13] Je conviens avec le demandeur que la SAR n’avait pas compétence pour renvoyer l’affaire. En concluant que la citoyenneté espagnole des défendeurs avait été définitivement établie, la SAR a essentiellement confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle leur citoyenneté nigériane n’avait pas été établie.
[14] Les défendeurs étaient au courant de leur citoyenneté réelle dès le départ, ainsi que de la position du ministre à ce sujet depuis le 23 mai 2017. Ce n’est que le 19 novembre 2020, après que le ministre a informé la SAR que les défendeurs avaient déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dans laquelle ils avaient admis leur citoyenneté espagnole, que les défendeurs ont reconnu leur réelle identité pour la première fois.
[15] Autrement dit, la conclusion de la SPR selon laquelle les défendeurs n’avaient pas établi leur identité nigériane était exacte. Il incombait à la SAR d’examiner l’appel, conformément au paragraphe 111(1) de la LIPR, et de a) confirmer la décision, b) de l’annuler et de la remplacer par la sienne ou c) dans les circonstances limitées énoncées au paragraphe 111(2), de renvoyer l’affaire à la SPR (voir l’annexe A pour le libellé de l’article 111).
[16] Plus précisément, les circonstances dans lesquelles la SAR peut renvoyer l’affaire à la SPR se limitent au moment où la SAR juge que la SPR a commis une erreur (i) de droit, (ii) de fait ou (iii) mixte de droit et de fait, lorsqu’elle a rendu sa décision. Ce sont les seules situations où l’affaire peut être renvoyée pour une nouvelle audience. Certes, lorsqu’elle rend sa propre décision, la SAR a le pouvoir discrétionnaire de convoquer une audience, en vertu de l’exception, énoncée au paragraphe 110(6) de la LIPR, aux appels décidés sur dossier par défaut à la SAR, qui sont prévus au paragraphe 110(3). Il pourrait être nécessaire de convoquer une audience dans des circonstances comme celles qui nous occupent (voir, par exemple, Okechukwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1142 aux para 29-31).
[17] Toutefois, en l’espèce, la SAR n’était pas autorisée à renvoyer l’affaire à la SPR pour une nouvelle audience, alors qu’elle n’avait relevé aucune erreur quant à la question soulevée en appel (c’est-à-dire l’identité). Au paragraphe 103 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, après avoir conclu que l’examen par la SAR de la décision de la SPR devait être effectué selon la norme de la décision correcte, la Cour d’appel fédérale a abordé ce point et fourni une explication quant à la limite prévue au paragraphe 111(2) de la LIPR :
[…] Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR. Nulle autre interprétation des dispositions législatives pertinentes ne serait raisonnable.
[18] Comme la SAR n’a pas clairement expliqué (i) en quoi la SPR avait commis une erreur de fait, de droit ou mixte de fait et de droit ni (ii) pourquoi la SAR ne pouvait pas rendre sa propre décision quant à la question soulevée en appel, elle était limitée par les dispositions applicables de la LIPR, ainsi que par la jurisprudence établie en appel dans l’arrêt Huruglica et, peu de temps après, au paragraphe 8 de l’arrêt Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 (voir également Deng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 887 aux para 14-18). Par conséquent, la SAR ne pouvait pas renvoyer l’affaire à la SPR. En termes simples, elle a outrepassé ses compétences en agissant ainsi.
[19] Compte tenu de ce qui précède, je n’ai pas à me pencher sur le deuxième argument du demandeur, qui concerne le caractère raisonnable du fait d’accepter des éléments de preuve à l’appui d’une demande d’asile entièrement nouvelle à l’égard de l’Espagne.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6682-20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la SAR est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.
Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
ANNEXE A
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-6682-20
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INTITULÉ :
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c REGINA DENIS, LINCOLN AGHO, VENICE AGHO, SNOW AYEBOSA AGHO, TROY OSARUYI AGHO
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 12 avril 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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Le 19 avril 2022
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COMPARUTIONS :
Maria Burgos
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Pour le demandeur
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Regina Denis
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POUR SON PROPRE COMPTE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Aucun
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POUR LES DÉFENDEURS
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