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Date : 20220419


Dossier : IMM-3315-21

Référence : 2022 CF 554

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 avril 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KALALA TSHILUMBA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision d’un agent principal [l’agent] par laquelle sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] a été rejetée. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision.

I. Contexte

[2] Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo [RDC] qui a obtenu la résidence permanente en Afrique du Sud en 2008, après avoir obtenu le statut de réfugié. Il a quitté l’Afrique du Sud en décembre 2018 et est entré au Canada. Il craint de retourner en Afrique du Sud en raison de plusieurs attaques xénophobes dont lui et sa famille ont été victimes au cours des années passées là-bas, du fait de leur origine ethnique et de leur nationalité en tant que réfugiés africains nés à l’étranger.

[3] Le demandeur ne pouvait présenter de demande d’asile devant la Section de la protection des réfugiés au titre de l’alinéa 101(1)d) de la LIPR, en raison de son statut en Afrique du Sud. Il a donc plutôt déposé une demande d’ERAR, en indiquant qu’il comprenait que son risque serait évalué conformément au paragraphe 115(1) de la LIPR, en ce qui concerne l’existence de risques dans son pays d’asile, soit l’Afrique du Sud, et non la RDC. Il a également demandé la possibilité de présenter des observations concernant le risque de retour en RDC, au cas où l’agent d’examen souhaiterait étudier des observations sur cette question.

II. La décision relative à l’ERAR faisant l’objet du contrôle

[4] Dans une décision de 15 pages datée du 11 février 2021, l’agent a examiné les éléments de preuve soumis par le demandeur sur sa situation personnelle et sur les conditions dans le pays et a reconnu que, compte tenu des incidents qu’ils ont vécus, sa femme, ses enfants et lui avaient été victimes de xénophobie en Afrique du Sud. De plus, l’agent a pris acte des cas bien documentés de violence xénophobe généralisée en Afrique du Sud au cours des années précédentes, ainsi que des mesures prises par les acteurs étatiques en réponse à cette situation.

[5] L’agent a également relevé des lacunes systémiques dans la réponse aux attaques contre les étrangers en Afrique du Sud, avant de souligner que le demandeur et sa famille avaient néanmoins réussi à obtenir un statut, à voyager et à se stabiliser financièrement dans le pays, ainsi qu’à avoir accès au système éducatif pour leurs enfants. L’agent a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de la charge qui lui incombait de démontrer l’insuffisance de la protection de l’État dont il bénéficiait en Afrique du Sud.

[6] En ce qui concerne la RDC, l’agent a déclaré qu’aucune évaluation du risque n’était nécessaire. Il s’est néanmoins ensuite penché sur la situation dans ce pays et a affirmé que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation de fournir une preuve documentaire. L’agent a conclu, en se fondant uniquement sur la preuve objective de la situation du pays, que les risques encourus par le demandeur en RDC ne justifiaient pas une appréciation favorable en matière de risques.

[7] Se fondant sur les évaluations des conditions dans les deux pays, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni les éléments de preuve nécessaires pour s’acquitter de son fardeau conformément à l’article 96 ou à l’article 97 de la LIPR et a rejeté la demande d’ERAR.

III. Analyse

[8] Je me pencherai tout d’abord sur la question du manquement à l’équité procédurale, à savoir le fait que l’agent a apprécié le risque d’un retour en RDC sans donner au demandeur l’occasion de répondre ou de fournir des commentaires à cet égard. Lorsqu’elle examine l’obligation d’équité procédurale, la Cour doit répondre à la question de savoir si [TRADUCTION] « un processus juste et équitable a été suivi en tenant compte de toutes les circonstances » (Gordillo v Canada (Attorney General), 2022 FCA 23 au para 63; Osman v Public Service Alliance of Canada, 2021 FCA 227 au para 7).

[9] Le demandeur cite les arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 77, et Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817 au para 25, à l’appui du principe selon lequel, en matière d’équité procédurale, il convient de tenir compte de toutes les circonstances, et que les attentes en matière d’équité procédurale sont encore plus grandes lorsque les répercussions de la décision sur l’individu deviennent plus importantes. Lorsque, comme en l’espèce, la conséquence pour le demandeur est le renvoi du Canada vers un pays où il peut être confronté à des risques menaçant « la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance » (Vavilov, au para 133), il soutient que des protections procédurales plus rigoureuses s’appliquent.

[10] Dans ses observations sur l’ERAR, le demandeur a précisé que sa demande portait sur les risques en Afrique du Sud, au titre du paragraphe 115(1). Toutefois, il a expressément demandé à avoir la possibilité de présenter des observations sur les risques en RDC, au cas où l’agent déciderait d’examiner cette question. Dans sa décision, l’agent a reconnu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les risques en RDC. Cependant, l’agent a quand même procédé à cette analyse, sans en informer le demandeur ni lui demander de présenter des observations supplémentaires.

[11] Le demandeur fait valoir que, puisqu’il ne l’a pas informé que les risques en RDC seraient appréciés, et qu’un tel examen serait effectué, l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale. En outre, il soutient que l’approche de l’agent était analogue au fait de s’appuyer sur des informations dont il ignorait qu’elles seraient prises en compte, puisqu’il ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter et qu’il n’avait pas eu l’occasion de le faire. Selon lui, l’obligation de l’agent de lui donner un avis était d’autant plus grande que l’Agence des services frontaliers du Canada avait pour politique de suspendre temporairement les renvois vers la RDC, en raison des dangers qui y existent.

[12] Selon le défendeur, après que l’agent ait raisonnablement apprécié le risque encouru par le demandeur en Afrique du Sud, et étant donné que le demandeur ne pouvait être renvoyé en RDC en raison du principe du non-refoulement, lequel est énoncé au paragraphe 115(1) de la LIPR, il était simplement non pertinent et complètement superflu d’examiner les risques en RDC. Autrement dit, le défendeur n’avance aucun argument pour défendre l’équité procédurale du processus en l’espèce, mais choisit plutôt de soutenir que, de toute façon, la violation était sans importance pour le résultat d’une décision par ailleurs raisonnable, et ne justifie pas une nouvelle décision.

[13] De plus, le défendeur invite la Cour à appliquer l’approche exceptionnelle décrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 RCS 202 [Mobil Oil] aux p 228-230, et évoquée dans l’arrêt Vavilov, selon laquelle une cour de révision peut, dans des cas limités, refuser de renvoyer une affaire malgré une erreur susceptible de contrôle, lorsqu’il est évident qu’une issue particulière est néanmoins inévitable, et que le renvoi ne servirait donc à rien.

[14] Il m’est impossible de souscrire à l’argument du défendeur. Compte tenu de toutes les circonstances, la décision de l’agent d’apprécier le risque du demandeur en RDC, malgré la demande explicite du demandeur d’être autorisé à présenter des observations sur cette question si elle était examinée, a violé l’obligation d’équité procédurale.

[15] Quant à l’argument du défendeur selon lequel la violation n’était pas pertinente pour une décision par ailleurs raisonnable et n’aurait pas changé le résultat, je ne peux pas convenir qu’une telle approche serait conforme aux instructions de la Cour suprême dans les arrêts Vavilov ou Mobil Oil. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204 [McBain] aux para 9 et 10, le juge Boivin a déclaré, au nom de la Cour d’appel fédérale, ce qui suit :

[9] Les manquements à l’équité procédurale rendent habituellement une décision invalide; en général, la réparation consiste en la tenue d’une nouvelle audience (Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, [1985] A.C.S. no 78 (QL)).

Il existe des exceptions à cette règle quand le résultat est inéluctable sur le plan juridique (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 227 et 228; 1994 CarswellNfld 211, aux paragraphes 51 à 54) [Mobil Oil] ou quand le manquement à l’équité procédurale a été corrigé en appel (Taiga Works Wilderness Equipment Ltd. c. British Columbia (Director of Employment Standards), 2010 BCCA 97, [2010] B.C.J. No. 316 (QL), au paragraphe 38 [Taiga Works]).

(Non souligné dans l’original; voir aussi Canada (Attorney General) v Burke, 2022 FCA 44 au para 117.)

[16] Dans l’arrêt Mobil Oil, au paragraphe 53, la Cour suprême a souligné qu’« habituellement, la futilité apparente d’un redressement ne constituera pas une fin de non‑recevoir », mais que certaines circonstances peuvent parfois justifier un refus d’accorder un redressement, en dépit d’une violation de principes de droit administratif. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu qu’une question juridique particulière dont la réponse était inéluctable était en jeu (Mobil Oil, au para 53). Cela fournit un contexte pour la description par la Cour d’appel fédérale de l’exception qui s’applique lorsque le résultat est inéluctable sur le plan juridique (McBain aux para 9, 10; voir aussi Quele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 108 aux para 32-34; Abdelrahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 527 aux para 22-24).

[17] En revanche, en l’espèce, je ne peux pas convenir que le résultat d’une nouvelle décision est inéluctable sur le plan juridique. Le défendeur affirme que le seul élément pertinent pour l’appréciation de l’agent était celui de la protection de l’État en Afrique du Sud, qui, selon le ministre, a été évaluée de façon raisonnable. Cet argument ne me convainc pas non plus. Cette partie de la décision présente également des faiblesses, étant donné que l’agent s’est principalement appuyé sur les efforts déployés pour lutter contre la xénophobie à l’égard des étrangers, mais ne s’est pas attaqué aux éléments de preuve fondamentaux.

[18] En effet, même dans les commentaires de l’agent sur les initiatives de l’État visant à résoudre ce problème, et dans le rapport sur lequel l’agent s’est appuyé, il y avait des incohérences internes quant à savoir si les initiatives avaient un quelconque effet, ce dont le demandeur se sert pour laisser entendre que l’agent n’a pas effectué l’analyse appropriée de la protection de l’État, à savoir déterminer si la protection que le demandeur pouvait s’attendre à recevoir serait adéquate.

[19] Je souligne que des lacunes similaires ont été relevées par le juge Mactavish à l’égard d’un Somalien ayant le statut de réfugié en Afrique du Sud dans la décision Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 458. Tout d’abord, au paragraphe 21, la juge Mactavish a souligné les faiblesses du recours sélectif à la preuve concernant la xénophobie. Deuxièmement, et quelque peu en lien avec cette première conclusion, la juge Mactavish a relevé une erreur quant au critère juridique utilisé concernant la disponibilité d’une protection adéquate de l’État (au para 30).

[20] Étant donné les lacunes similaires en matière d’intelligibilité de l’analyse du caractère raisonnable dans le cadre de l’examen en l’espèce des expériences du demandeur en Afrique du Sud, et concernant la question de savoir si la protection de l’État serait adéquate, je ne peux pas dire que la décision appartient aux issues acceptables et raisonnables (Vavilov, au para 86).

[21] Toutefois, et surtout, même si je devais conclure que la décision était raisonnable, cela n’équivaudrait pas à dire que le résultat de la décision de l’agent est correctement décrit comme étant inéluctable sur le plan juridique. Pour en revenir à la question de l’équité procédurale et, plus précisément, au recours à l’arrêt Mobil Oil par le défendeur, on ne peut pas dire qu’il y ait une issue unique et inéluctable. En effet, le contrôle du caractère raisonnable n’est pas, par définition, centré sur le caractère correct de la décision ou sur la conclusion à laquelle la Cour serait parvenue à la place du décideur (Vavilov, aux para 12-15). Pour cette raison, le fait de juger une décision raisonnable ou non, surtout dans les présentes circonstances, n’équivaut pas à juger l’issue inéluctable.

[22] Contrairement à ce que l’argument du défendeur donne à entendre, l’exception à la règle selon laquelle une décision inéquitable sur le plan procédural doit être annulée ne vise pas à englober toute circonstance où le manquement n’a pas affecté le résultat de la décision, ou lorsqu’un même résultat est probable, voire hautement probable. L’issue doit être inéluctable, ce qui se traduit par une issue catégoriquement unique, que l’on ne peut nier. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas en l’espèce. Plus précisément, étant donné que l’agent n’a pas mis en doute la véracité des incidents passés vécus par le demandeur et sa famille, l’agent avait l’obligation d’examiner correctement les éléments de preuve à la lumière de la protection que le demandeur pouvait s’attendre à recevoir en Afrique du Sud.

IV. Conclusion

[23] Face à un manquement manifeste à l’équité procédurale, pour appliquer l’exception décrite dans l’arrêt Mobil Oil comme on m’a demandé de le faire, le dossier doit indiquer clairement qu’un seul résultat juridique est inéluctable, de sorte que le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision ne servirait à rien. En l’espèce, étant donné les problèmes que le demandeur a soulevés quant au caractère raisonnable de la décision, je ne juge pas approprié d’appliquer l’exception décrite dans l’arrêt Mobil Oil pour surmonter le manquement à l’équité procédurale. L’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3315-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision relative à l’examen des risques avant renvoi est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie‑France Blais, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3315-21

 

INTITULÉ :

KALALA TSHILUMBA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 19 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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