Dossier : IMM-5451-20
Référence : 2022 CF 339
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 mars 2022
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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KULDEEP SINGH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, un citoyen indien de 43 ans, a commencé à étudier le sikhisme à l’âge de 14 ans, est devenu prêtre au Temple d’Or d’Armistar et, à partir de 2007, a été invité à exercer son ministère dans une série de temples dans le sud-ouest de l’Ontario. Sa femme et leurs deux enfants ainsi que sa mère vivent en Inde. Le demandeur a travaillé sans interruption comme prêtre sikh au Canada depuis 2012. Il affirme qu’en raison de sa connaissance limitée de l’anglais, il ne satisfait pas aux conditions préalables d’une demande au titre des programmes de la catégorie de l’expérience canadienne ou de celle des travailleurs qualifiés. En janvier 2019, il a demandé une dispense de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’étranger pour des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH]. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande a été rejetée. Pour les motifs qui suivent, je rejette sa demande de contrôle judiciaire.
II.
La décision faisant l’objet du présent contrôle
[2] Dans une décision rendue le 16 octobre 2020, un agent principal d’immigration (l’agent) a rappelé le caractère exceptionnel du recours légal visé au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], examiné (i) l’établissement, (ii) les difficultés et (iii) l’intérêt supérieur des enfants touchés, et soupesé chacun de ces facteurs séparément.
[3] Premièrement, en ce qui concerne l’établissement, l’agent a examiné les lettres d’appui et les photographies qui ont été présentées et a conclu qu’elles témoignaient de la stabilité de l’emploi du demandeur ainsi que de son lien profond avec sa communauté, et il a considéré qu’il s’agissait d’éléments favorables. Les observations de l’agent concernant les compétences linguistiques limitées du demandeur sont moins favorables : l’agent a fait remarquer que le demandeur n’avait fourni aucune preuve démontrant qu’il avait fait des efforts pour améliorer ses compétences linguistiques et qu’il lui était effectivement impossible d’obtenir la résidence permanente par d’autres moyens. L’agent a également souligné que plusieurs des lettres d’appui au demandeur étaient essentiellement identiques, à l’exception des noms et des coordonnées de leurs auteurs, ce qui en réduisait la valeur probante. Enfin, l’agent a accordé peu de poids aux cotisations d’impôt, faisant remarquer qu’elles ne couvraient pas toutes les années de la période pertinente et que la preuve présentée était insuffisante pour démontrer que les revenus avaient été déclarés correctement. L’agent a conclu que l’établissement militait en faveur du demandeur, mais qu’il ne s’agissait pas d’un facteur significatif.
[4] Deuxièmement, en ce qui concerne les difficultés, l’agent a examiné les observations du demandeur qui portaient sur les conséquences financières que son retour aurait pour les membres de sa famille vivant en Inde, et noté qu’il avait présenté la preuve de certains transferts d’argent indirects, mais pas de preuve de transferts directs aux membres de sa famille ni de preuve concernant les besoins de sa femme et de ses enfants ou des difficultés qu’ils éprouvaient. Le demandeur a affirmé qu’il avait perdu le contact avec ses relations professionnelles en Inde et qu’il ne pouvait par conséquent espérer y trouver un emploi, mais l’agent a conclu que ses antécédents professionnels et son expérience de travail laissaient supposer qu’il disposait de possibilités d’emplois et qu’il serait en mesure d’obtenir un poste. En ce qui concerne le préjudice émotionnel causé à ses fidèles, l’agent a conclu qu’il pouvait entretenir des relations à distance et que [traduction] « d’autres prêtres offici[aient] au temple et [que] rien n’indiqu[ait] que les activités du temple risquaient d’être compromises en raison d’un manque de connaissances ou d’un travail insuffisant de leur part »
. Se fondant sur ces observations, l’agent a accordé peu de poids aux difficultés qu’entraînerait l’obligation de présenter une demande de résidence permanente à partir de l’étranger.
[5] Troisièmement, en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants touchés, l’agent a examiné les observations du demandeur au sujet des jeunes auxquels le demandeur vient en aide au Canada. Il a convenu qu’une période d’adaptation serait nécessaire, mais il a également observé que rien ne permettait de conclure qu’aucun autre prêtre ne serait en mesure de poursuivre l’enseignement et que le demandeur pourrait continuer à offrir son aide à distance. Quant aux deux enfants du demandeur qui vivent en Inde, il a fait remarquer que les membres de la famille demeurés dans ce pays n’avaient présenté aucun élément de preuve au sujet de leurs besoins particuliers ni au sujet du soutien que le demandeur leur versait. L’agent a souligné que la réunification était en fait susceptible de profiter aux enfants du demandeur après la longue séparation d’avec leur père, resté loin d’eux en étant au Canada. L’agent a accordé peu de poids aux arguments relatifs à l’intérêt supérieur des enfants.
[6] Après avoir soupesé ces trois considérations, l’agent a conclu que la situation du demandeur ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur conteste maintenant ce refus.
III.
Analyse
[7] Les parties conviennent que la norme du caractère raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle de la décision d’un agent de lever ou non, pour des considérations d’ordre humanitaire, les obligations applicables aux demandes de résidence permanente.
[8] L’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], qui établit un cadre d’analyse révisé servant à déterminer la norme de contrôle applicable, ne donne aucune raison de se soustraire à l’application de la norme de la décision raisonnable pour les contrôles des décisions relatives à des demandes CH, que l’on voit dans la jurisprudence antérieure (Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 [Bhalla] au para 16).
[9] La cour de révision qui effectue un contrôle selon la norme du caractère raisonnable examine la décision rendue par le décideur afin d’y rechercher les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, pour déterminer si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (Vavilov, au para 99). Le raisonnement suivi et le résultat obtenu doivent être raisonnables (Vavilov, au para 83).
[10] Les décisions relatives à des demandes CH, réservées en principe aux cas exceptionnels et hautement discrétionnaires, commandent une grande retenue (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 12), mais l’agent « doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance »
(Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 25, en italique dans l’original). Lorsque le décideur fait abstraction de certains éléments, en particulier des principaux facteurs d’ordre humanitaire, la mise en balance sera nécessairement déficiente, car les lacunes que comportent les motifs empêchent la cour de révision de savoir si les facteurs, correctement soupesés, auraient fait pencher la balance du côté positif ou négatif (Bhalla, aux para 21, 28).
[11] Le demandeur soulève également des préoccupations quant à l’équité procédurale découlant de conclusions tirées par l’agent qu’il considère comme des conclusions de crédibilité déguisées, et auxquelles il estime qu’il avait le droit de répondre. Comme la Cour d’appel fédérale l’a maintes fois déclaré, les questions d’équité procédurale ne sont assujetties à aucune norme de contrôle particulière, mais constituent plutôt des questions de droit, dont l’examen doit consister à vérifier si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Osman v Public Service Alliance of Canada, 2021 FCA 227 au para 7).
[12] Le demandeur soulève trois questions distinctes. Premièrement, comme il a été mentionné ci-dessus, il prétend que l’agent a tiré deux conclusions défavorables quant à sa crédibilité sans lui donner la possibilité de présenter une réponse, à savoir (i) une conclusion sur les revenus qu’il a déclarés et (ii) une conclusion au sujet du soutien financier qu’il apportait à sa famille. Deuxièmement, il affirme que l’agent s’est livré à des conjectures déraisonnables sur ses perspectives d’emploi en Inde. Troisièmement, il soutient que l’agent a confondu à tort établissement et difficultés. Comme je l’expliquerai, je ne suis pas d’accord.
A.
L’agent n’a tiré aucune conclusion déguisée quant à la crédibilité
[13] Invoquant les arrêts Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 43 et A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 aux para 94-95, le demandeur affirme que l’agent a formulé des conclusions implicites relatives à la crédibilité sans lui donner la possibilité de répondre, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale.
[14] Le demandeur soutient qu’en soulignant qu’il avait joint à sa demande des relevés fiscaux et bancaires incomplets et en concluant que ces relevés ne permettaient pas d’établir qu’il avait déclaré le montant exact de ses revenus à l’ARC, l’agent avait laissé entendre que le demandeur avait fait preuve de malhonnêteté dans ses déclarations de revenus.
[15] L’établissement au Canada était important pour sa demande et le demandeur soutient que cette insinuation, à laquelle il n’a pas eu l’occasion de répondre, l’a privé du droit de bénéficier d’une décision rendue conformément à l’équité procédurale. Le demandeur fait également valoir qu’en soulignant que les reçus de transferts qu’il a présentés ne désignaient ni sa femme, ni ses enfants, ni les membres de sa famille comme bénéficiaires, l’agent mettait en doute la preuve qu’il subvenait aux besoins de sa femme, alors qu’il l’a affirmé dans son affidavit, lequel fait l’objet d’une présomption de véracité.
[16] Je ne suis pas convaincu par la thèse du demandeur selon laquelle ces conclusions concernent indirectement sa crédibilité. Au contraire, tant dans le cas des déclarations de revenus que dans celui des transferts aux membres de la famille du demandeur, l’agent a clairement et souvent justifié ses conclusions en les faisant reposer sur le caractère insuffisant de la preuve, qui ne permettait pas d’établir le bien-fondé de la demande CH.
[17] Je ne saurais convenir que l’agent a insinué, dans sa décision, que le demandeur a fait preuve de malhonnêteté dans la préparation de ses déclarations de revenus. Le demandeur a affirmé dans sa demande que ses antécédents démontraient qu’il avait bien géré ses finances personnelles. Lorsqu’il s’est penché sur cette affirmation, l’agent a constaté que la série de cotisations fiscales que le demandeur avait choisi de présenter était incomplète et que toutes les cotisations, qui remontaient à 2012, semblaient n’avoir été [traduction] « traitées qu’en 2018, peu avant la présentation d’une demande de résidence permanente au Canada »
.
[18] Le demandeur ne conteste pas – et il ressort du dossier – que les cotisations établies pour les années 2013 et 2016 sont effectivement absentes. Comme il manque des cotisations dans la preuve présentée, il était loisible à l’agent de conclure qu’il était difficile de savoir si le demandeur avait déclaré ses revenus chaque année sans interruption et avec exactitude. Compte tenu des omissions constatées, cette conclusion était raisonnable à première vue; l’agent n’a fait aucune déduction concernant les cotisations manquantes, si ce n’est qu’elles ne pouvaient pas être prises en considération. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur lorsqu’il affirme que l’agent a tiré une conclusion déguisée sur sa crédibilité en ce qui concerne sa situation financière.
[19] De même, l’agent ne s’est pas fondé sur les paiements que le demandeur a envoyés à sa famille pour tirer quelque conclusion que ce soit en matière de crédibilité – implicite ou autre. Il a plutôt souligné qu’il ne disposait d’aucune preuve de la situation particulière de la famille permettant de conclure à l’existence de difficultés si le demandeur devait quitter le Canada. Ni la femme ni les enfants de ce dernier n’ont rédigé ou présenté de document attestant du soutien financier dont ils avaient besoin ou qu’ils recevaient. Le demandeur a plutôt affirmé, dans la déclaration solennelle qu’il a faite à l’appui de sa demande CH, (i) qu’il envoyait de l’argent à sa femme, à la fois directement et indirectement par l’intermédiaire d’amis, puisqu’il n’était pas toujours possible pour sa femme d’aller récupérer l’argent, et (ii) que les membres de sa famille dépendaient de l’argent qu’il leur envoyait pour régler leurs dépenses quotidiennes.
[20] L’agent a conclu que, malgré l’affirmation du demandeur selon laquelle il envoyait de l’argent à sa femme à la fois directement et indirectement, aucun des reçus de transferts d’argent ne laissait supposer qu’il y avait eu des transferts directs, puisque le nom de la femme du demandeur n’apparaissait nulle part, ce qui constituait une contradiction manifeste entre le témoignage de ce dernier et les documents corroborants qu’il avait produits. Cependant, l’agent s’est également montré sensible à la situation de la femme du demandeur, convenant qu’il ne devait pas toujours être facile pour elle de récupérer l’argent elle-même.
[21] Je ne peux pas convenir que les conclusions de l’agent constituent autre chose qu’un exposé des faits relatifs à la demande : il n’y a aucune preuve de transferts directs à la femme du demandeur dans les reçus des virements électroniques présentés par le demandeur, lesquels font seulement état de virements sur divers comptes bancaires, y compris celui du demandeur. En outre, rien n’indique que l’agent n’a pas cru le demandeur. Au contraire, l’agent a simplement noté l’absence de pièces justificatives.
[22] En fait, l’agent a déclaré que les montants transférés pouvaient être considérés comme importants, mais que le demandeur n’avait fourni aucune preuve de la situation particulière de sa famille, de ses besoins ou de la façon dont elle avait utilisé l’argent transféré.
[23] Le demandeur invoque la présomption de véracité dont bénéficient les témoignages sous serment (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, 1 ACWS (2d) 167 [Maldonado] au para 5). Toutefois, l’arrêt Maldonado et toutes les décisions ultérieures que le demandeur a citées dans ses observations écrites à l’appui de ce principe concernaient soit des demandes d’asile, soit des demandes d’examen des risques avant renvoi (Shafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714; Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1299; Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 961; Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837; I.I. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 892; Whudne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1033; Shaiq c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2009 CF 149; Dundar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026), et, dans ces contextes, le fardeau de la preuve incombant au demandeur et la preuve qui peut être raisonnablement requise ne sont pas les mêmes que dans le cas d’une demande CH.
[24] Il existe des différences importantes entre une demande de résidence permanente présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’asile, dont il était question dans l’arrêt Maldonado, et il convient de faire quelques observations à ce sujet. Je vais résumer trois des principales différences, qui concernent (i) l’objet, (ii) le contexte et (iii) le processus.
[25] Premièrement, l’objet du processus de demande d’asile est de fournir un refuge sûr à ceux qui cherchent à se soustraire à la persécution ou à être protégés contre le risque d’être torturés ou soumis à des traitements cruels et inusités. Compte tenu de la nature de leur situation, les réfugiés doivent présenter leur demande d’asile depuis l’extérieur du pays dont ils ont la nationalité; ils n’ont pas le choix (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137, Article premier; Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, 1465, RTNU 85, Article premier; LIPR, art. 96-97; Lorne Waldman, The Definition of Convention Refugee, 2e éd (Toronto: LexisNexis, 2019) p. 1-2).
[26] En revanche, les personnes qui présentent une demande CH cherchent à obtenir, en vertu de l’article 25 de la LIPR, une dispense de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’étranger et le droit de pouvoir plutôt le faire à partir du Canada. Il est bien établi que les demandes CH devraient être réservées aux cas exceptionnels et la disposition n’a jamais été destinée à constituer un volet d’immigration distinct ou un mécanisme d’appel pour les demandeurs d’asile déboutés (Kanthasamy, au para 40).
[27] L’objet des demandes CH est d’offrir une mesure à vocation équitable qui permet au ministre de dispenser un étranger de l’obligation habituelle de présenter une demande depuis l’extérieur « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient »
(LIPR, art. 25; Kanthasamy, au para 10). Comme le législateur le dit expressément au paragraphe 25(1.3) de la LIPR, le ministre ne tient compte d’aucun des facteurs qui sont pertinents dans le contexte des demandes fondées sur les articles 96 ou 97, mais doit plutôt tenir compte « des difficultés auxquelles l’étranger fait face »
.
[28] Deuxièmement, le contexte joue un rôle essentiel dans les processus d’obtention de la résidence permanente initiés par une demande d’asile comme une demande CH. Dans le premier cas, des réfugiés fuient la persécution ou un danger pour leur vie. Ils n’ont souvent ni le temps ni la possibilité de réunir des preuves des risques auxquels ils ont échappé, n’emportant souvent avec eux que le strict nécessaire. Ils ne disposent pas toujours du temps ou de la faculté de rassembler et de transporter des photographies, des lettres, des papiers d’identité, des mandats d’arrêt et autres documents de cette nature. Même s’ils avaient la possibilité de le faire, ils mettraient davantage leur vie en péril en rencontrant les autorités alors qu’ils tentent de fuir vers le Canada.
[29] Les demandeurs qui sollicitent l’asile au Canada en présentant une demande sur place risquent d’être confrontés à des obstacles similaires parce que les risques augmentent pour eux après leur départ de leur pays d’origine et qu’ils ne s’y trouvent plus pour y obtenir des documents. Par conséquent, des garanties procédurales sont nécessaires pour s’assurer que l’exigence de corroboration ne place pas les demandeurs dans une situation impossible (Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 aux para 24-36).
[30] Par contre, les personnes qui présentent une demande CH se trouvent souvent au Canada depuis un certain temps déjà et peuvent donc plus facilement rassembler des documents et constituer un dossier; souvent, elles ne sont pas confrontées aux mêmes difficultés que les réfugiés en matière de preuve, étant donné que les facteurs nécessaires au succès de leurs demandes sont différents. Nombreuses sont les personnes qui présentent une demande CH ont été déboutées de leur demande d’asile, et elles doivent convaincre un agent de les dispenser des obligations habituelles en invoquant des facteurs tels que l’établissement au Canada, des difficultés et l’intérêt supérieur des enfants directement touchés. J’en arrive ainsi à la troisième distinction : celle liée au processus.
[31] Le processus applicable aux demandes d’asile présentées au Canada, prévu par la LIPR, le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 et les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, comprend de nombreuses étapes avant l’audience, comme remplir des formulaires qui requièrent notamment de rédiger un exposé circonstancié et présenter une preuve écrite. La dernière étape est la participation à l’audience. Depuis l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, les demandeurs d’asile doivent bénéficier d’une audience.
[32] L’audition tenue par la CISR relativement à une demande d’asile se déroule suivant un processus rigoureux, qui a été décrit par la Cour d’appel fédérale comme étant de nature inquisitoire (Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 au para 29), ce qui permet de mettre les témoignages à l’épreuve et de mesurer les lacunes de la preuve écrite. L’équité procédurale à laquelle les demandeurs d’asile ont droit tout au long du processus est importante (voir l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, para 21-28, où sont énoncés les facteurs à prendre en compte pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale, qui est souple et variable et dépend du contexte).
[33] Il en va différemment pour les demandes CH, lesquelles sont tranchées selon un processus décisionnel administratif qui se classe parmi les plus souples, qui repose sur des documents écrits, qui confère aux agents un pouvoir discrétionnaire important et qui, par conséquent, suscite moins d’attentes quant au contenu de l’obligation d’équité procédurale que dans le cas d’un processus judiciaire plus participatif (Baker, aux para 23-27, 31-34). Les personnes qui présentent une demande CH ne sont pas en droit de s’attendre à ce qu’on leur accorde une entrevue, et il leur incombe de présenter une preuve pertinente et suffisante à l’appui de leurs observations (Baker, au para 34; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 339 aux para 24-27; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 [Owusu] au para 8-9).
[34] Par conséquent, lorsqu’une demande repose sur une affirmation particulière et qu’il est raisonnable que l’agent juge que, compte tenu des circonstances, cette affirmation aurait dû être étayée par des renseignements additionnels ou une preuve corroborante, l’agent peut être d’avis que même une déclaration sous serment est insuffisante, malgré la présomption de véracité dont elle bénéficie et sans que cette conclusion soit nécessairement considérée comme étant relative à la crédibilité (voir Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 296 aux para 69, 74; voir également Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 341 aux para 28-29).
[35] La quantité et la qualité des éléments de preuve requis pour étayer une affirmation dépendent des circonstances propres à chaque affaire et du volet du droit de l’immigration qui est en cause. Les conclusions relatives à la suffisance de la preuve tirées par les arbitres des faits qui se prononcent sur ces demandes appellent une grande retenue, pourvu qu’elles soient motivées et qu’elles ne constituent pas un moyen déguisé de statuer sur la crédibilité du demandeur (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35).
[36] Le fait qu’un demandeur ait obtenu un diplôme universitaire ou qu’il possède certaines compétences linguistiques, par exemple, est un élément factuel qui fait l’objet d’un examen dont le niveau de rigueur variera selon qu’il s’agit d’une demande de permis de travail ou d’études ou d’une demande d’asile, selon la nature de la demande en cause et selon l’importance du fait lui‑même, à la lumière du contexte; chaque contexte est unique et doit être examiné en fonction de ses particularités. Dans le contexte des demandes CH, lorsque la preuve dont le décideur pouvait raisonnablement s’attendre à disposer est manquante – en l’espèce, la preuve de difficultés –, il incombe au demandeur de fournir d’emblée d’expliquer pourquoi il n’a pas été possible de présenter une telle preuve à l’appui de la demande.
[37] Les personnes qui présentent une demande CH doivent présenter leurs meilleurs arguments, puisqu’il n’appartient pas à l’agent de combler les lacunes que comportent les demandes (Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137 au para 19; Lin, au para 22). Omettre de le faire est à leurs risques et périls (Owusu, au para 8).
[38] Après avoir examiné trois des principales différences entre les demandes d’asile présentées au Canada et les demandes CH, je tiens également à souligner que l’arrêt Vavilov exige de la Cour qui procède à un contrôle judiciaire qu’elle n’omette pas les principes suivants : la norme du caractère raisonnable « s’adapte au contexte »
, et chaque décision doit être examinée et évaluée à la lumière de ses caractéristiques propres (Vavilov, aux para 89-90).
[39] En l’espèce, comme le demandeur a vécu au Canada pendant des années et a eu amplement le temps de recueillir des preuves suffisantes des difficultés qu’éprouverait sa famille s’il retournait auprès d’elle en Inde, je suis d’avis que le raisonnement de l’agent est raisonnable. L’agent a souligné que l’affirmation du demandeur selon laquelle les membres de sa famille dépendent du soutien qu’il leur apporte pour subvenir à leurs besoins n’était corroborée par aucune lettre de sa femme ou de ses enfants, aucun dossier scolaire, ni aucune information ou preuve de quelque nature que ce soit quant à leurs besoins ou à leur situation. Par conséquent, l’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que la famille du demandeur subirait des difficultés si celui-ci retournait en Inde.
[40] Il s’agit d’une conclusion qu’il était loisible à l’agent de tirer, d’autant plus qu’il était raisonnable de supposer que des éléments de preuve objectifs ou corroborants illustrant la situation de la famille auraient dû être faciles à obtenir, et de s’attendre à ce que de tels éléments soient produits, ce qui n’a pas été le cas. Il n’appartenait pas à l’agent de combler les lacunes de la demande.
[41] Ainsi, compte tenu des circonstances propres à l’espèce, et malgré la déclaration sous serment du demandeur selon laquelle sa famille en Inde compte sur son soutien, je ne puis convenir que l’agent a tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité, qu’une audience était nécessaire ou qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Je suis convaincu qu’un processus juste et équitable a été suivi.
B.
Les conclusions au sujet de l’emploi étaient raisonnables
[42] Le demandeur fait valoir que les conclusions de l’agent quant à ses perspectives d’emploi étaient hypothétiques et que l’agent a sommairement rejeté la preuve démontrant qu’il lui serait difficile de trouver du travail en Inde, où il a perdu tout contact avec ses relations professionnelles après avoir cessé d’y travailler en 2012. Je ne suis pas d’accord.
[43] L’agent a expressément reconnu que le demandeur avait perdu le contact avec ses relations professionnelles en Inde, mais a souligné qu’il avait déjà officié dans plusieurs temples de ce pays, y compris le Temple d’Or d’Armistar, ce qui laissait supposer qu’il bénéficierait de possibilités d’emploi dans son pays natal, et qu’il y serait en mesure de trouver un poste, étant donné les fonctions importantes qu’il avait déjà occupées au sein du clergé. L’agent a également jugé qu’aucun élément de preuve ne donnait à croire que le demandeur serait peu enclin à rétablir des relations professionnelles et à obtenir un nouvel emploi à l’avenir, ou qu’il serait incapable de le faire, compte tenu notamment de sa connaissance de la culture, de la langue et des traditions indiennes ainsi que de son expérience professionnelle au Canada.
[44] Le demandeur peut certes ne pas souscrire à l’appréciation de la preuve faite par l’agent, mais les conclusions de ce dernier ne relèvent pas de la conjecture, mais résultent plutôt d’une déduction raisonnable fondée sur une analyse de la preuve qui a été présentée et qui établit notamment que le demandeur a jusqu’à maintenant toujours exercé avec succès et sans interruption la fonction de chef religieux en Inde et au Canada. Comme dans le cas de la conclusion précédente également contestée par le demandeur, celui-ci n’a pas produit de documents à l’appui de son affirmation selon laquelle il aurait probablement des difficultés à trouver un emploi, alors qu’il lui incombait de démontrer le bien-fondé de ses prétentions (Latif c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 104 au para 68).
[45] Comme le demandeur n’a fourni aucune preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle il ne pourrait pas obtenir un emploi comparable en Inde, mais n’a fait que donner son avis sur la question, la conclusion de l’agent était rationnelle et justifiée. Encore une fois, il y a une différence entre, d’une part, une simple admission par un agent de toutes les déclarations d’un demandeur en l’absence de toute preuve à l’appui ou toute corroboration et, d’autre part, le fait de ne pas croire un demandeur ou conclure qu’un demandeur n’est pas crédible : (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 aux para 26-28; Lin, au para 33-36).
C.
Les conclusions relatives à l’établissement étaient raisonnables
[46] Enfin, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable que l’agent conclue qu’il pourrait continuer à offrir un enseignement religieux à distance s’il quittait le Canada, et que l’agent se concentre exclusivement sur la question des difficultés. Selon le demandeur, l’agent a omis de tenir compte des considérations d’ordre humanitaire qui dépassent les difficultés, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle, comme il ressort de l’arrêt Kanthasamy, au para 47, et de la jurisprudence subséquente de la Cour fédérale (voir par exemple Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 au para 19; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 aux para 33-37).
[47] Je conviens qu’il est d’une importance indéniable que l’agent analyse les considérations générales d’ordre humanitaire indépendamment des difficultés, ce qui a été abondamment confirmé par la jurisprudence de la Cour, mais je ne puis souscrire à l’argument du demandeur selon lequel l’agent n’a pas procédé à une telle analyse en l’espèce.
[48] L’agent a plutôt regroupé sous trois rubriques les facteurs qu’il a pris en compte, à savoir (i) la situation personnelle et l’établissement (ii) les difficultés et (iii) l’intérêt supérieur des enfants touchés. Chacun de ces trois facteurs a été analysé séparément et s’est vu accorder un poids distinct. L’agent a évalué l’établissement du demandeur au Canada isolément, et a jugé qu’il s’agissait d’un facteur favorable compte tenu de la durée de son séjour au Canada, de ses activités professionnelles ininterrompues et, en particulier, de son engagement profond envers sa communauté. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a souligné qu’il serait bénéfique pour le demandeur, ses deux enfants âgés de 13 et 14 ans, ainsi que son épouse, de pouvoir se retrouver tous ensemble (ce qui, par ailleurs, me semble être une conclusion légitime).
[49] La conclusion contestée concernant la possibilité de communiquer virtuellement avec sa communauté se trouve dans la deuxième section de la décision, qui traite des difficultés et qui répond directement aux arguments du demandeur selon lesquels il connaîtrait des difficultés s’il était contraint d’abandonner ses fonctions religieuses au Canada. En conséquence, il est tout à fait inexact d’affirmer que l’agent a omis de prendre en compte des considérations d’ordre humanitaire au sens large, et qu’il ne s’est attardé qu’aux difficultés. Les difficultés liées au départ du demandeur ont été examinées séparément de l’établissement, et les deux facteurs n’ont pas été amalgamés. Je ne puis convenir que l’agent a analysé l’établissement uniquement sous l’angle des difficultés.
IV.
Conclusion
[50] Comme je suis d’avis que les conclusions de l’agent étaient clairement fondées sur l’insuffisance de la preuve et non sur des motifs liés à la crédibilité, je suis convaincu qu’un processus équitable et juste a été suivi, eu égard à l’ensemble des circonstances. Je conclus également que les autres éléments de la décision de l’agent, et le raisonnement sous-jacent à celle‑ci, sont raisonnables.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5451-20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
Aucuns dépens ne seront adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5451-20
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INTITULÉ :
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KULDEEP SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 janvier 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 15 mars 2022
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COMPARUTIONS :
Naseem Mithoowani
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POUR Le demandeur
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Matthew Siddall
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR Le demandeur
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Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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