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Date : 20220412


Dossier : IMM‑4262‑21

Référence : 2022 CF 524

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

NICOLAY ECHEVERRY MARTINEZ et IRIDIANA VARGAS ZARATE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, des citoyens de la Colombie, demandent le contrôle judiciaire de la décision du 7 juin 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle Nicolay Echeverry Martinez [le demandeur principal] et Iridiana Vargas Zarate [la demanderesse associée] n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs affirment avoir été personnellement pris pour cible et avoir vu leur vie menacée par une organisation criminelle appelée « Clan del Golfo » ou Clan du golfe [l’agent de persécution] en raison du refus du demandeur principal de se livrer à des activités illégales pour cette organisation dans le cadre de son travail dans un aéroport de Cartagena. Après avoir reçu ces menaces, le demandeur principal a cessé d’aller travailler. Les demandeurs ont aussi quitté leur domicile pour aller vivre chez des proches. Quelques semaines plus tard, ils ont quitté la Colombie et sont venus au Canada en passant par les États‑Unis.

[3] La SPR a jugé que les demandeurs étaient des témoins crédibles et que les événements qu’ils avaient décrits dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile et dans l’exposé circonstancié qui l’accompagnait s’étaient produits comme ils l’avaient allégué. Elle a toutefois rejeté leur demande d’asile au motif qu’il existait une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable à Tunja.

[4] Lorsqu’elle a cherché à savoir si l’agent de persécution souhaiterait retrouver les demandeurs à Tunja et leur causer du tort, la SPR a conclu que l’agent de persécution voulait s’associer au demandeur principal pour que celui‑ci utilise son habilitation de sécurité et sa connaissance de l’aéroport pour l’aider à faire passer des stupéfiants en contrebande. La SPR a conclu ce qui suit :

[traduction]

Étant donné que les [demandeurs] sont plutôt discrets, que le Clan du golfe pouvait s’adresser à plus de 15 personnes à l’aéroport au lieu du [demandeur principal] et que les [demandeurs] n’ont pas signalé les incidents à la police, j’estime, au vu du profil des [demandeurs], que le Clan du golfe n’utiliserait pas ses ressources pour essayer de les retrouver dans toute la Colombie.

Le témoignage des [demandeurs] selon lequel aucun membre de leur famille n’a été approché par le Clan du golfe (ni par qui que ce soit) pour savoir où ils se trouvaient au cours des 17 mois qui se sont écoulés (au moment de l’audience) depuis qu’ils ont quitté le pays vient étayer ces conclusions. Il existe également plusieurs lettres de soutien du cousin du [demandeur principal] (chez qui les [demandeurs] sont restés à Cali pendant environ deux semaines), du père, des voisins et du cousin de la [demanderesse associée] qui ne font aucune référence au fait qu’ils ont été contactés par qui que ce soit au sujet de l’endroit où se trouvaient les [demandeurs]. À l’audience, les [demandeurs] ont confirmé que personne n’avait contacté des membres de leur famille pour savoir où ils se trouvaient. Je suis donc d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que le Clan du golfe n’a pas utilisé de ressources pour approcher (les membres de la famille) les plus susceptibles de connaître l’endroit où étaient allés les demandeurs. Par conséquent, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que le Clan du golfe n’a pas démontré un intérêt continu à rechercher les [demandeurs].

[5] Le reste des conclusions de la SPR relativement à la PRI n’est pas contesté dans la présente demande.

[6] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, alléguant, entre autres, que la SPR avait commis une erreur en concluant que le fait que l’organisation n’avait pas cherché à contacter la famille des demandeurs démontrait le manque d’intérêt de l’agent de persécution à l’égard de ces derniers.

[7] Devant la SAR, les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve, dont une lettre d’Adriaan Alsema, rédacteur en chef de Colombia Reports [la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports]. Colombia Reports a généralement été reconnu par la CISR comme une source crédible d’éléments de preuve puisque le plus récent cartable national de documentation sur la Colombie contient cinq publications de ce journal.

[8] Dans sa lettre, M. Alsema a fourni des renseignements sur le modus operandi et les ressources de l’agent de persécution. Il a notamment affirmé que l’agent de persécution n’est pas intégré dans la communauté locale et n’a ni les moyens ni la motivation pour poursuivre les membres de la famille élargie d’une victime. L’agent de persécution s’appuie plutôt sur les bases de données du gouvernement (comme la base de données du registre national de la Colombie) pour trouver ses victimes. Comme il s’appuie sur ces bases de données, l’agent de persécution n’a aucun renseignement sur l’identité ou l’emplacement des membres de la famille. Par ailleurs, il n’a pas besoin de tels renseignements puisque les bases de données lui fournissent suffisamment de renseignements pour trouver la victime.

[9] La SAR a accepté comme preuve la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports et a conclu que ce nouvel élément de preuve concernant le modus operandi de l’agent de persécution et l’utilisation par celui‑ci de la base de données du registre national était crédible et pertinent à l’égard du risque futur auquel s’exposent les demandeurs. Même si elle a conclu que l’expertise de M. Alsema ne s’étendait pas au droit canadien en matière de protection des réfugiés et qu’elle n’a donc pas tenu compte d’une partie de sa lettre, la SAR s’est appuyée sur d’autres parties de sa lettre et l’a citée à plusieurs reprises dans son analyse visant à savoir si l’agent de persécution aurait les moyens de trouver les demandeurs à Tunja.

[10] La SAR a confirmé la décision de la SPR et a conclu que, si l’agent de persécution avait les moyens de trouver les demandeurs à Tunja, il ne serait pas motivé à le faire. Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve, la SAR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés à Tunja ou qu’ils seraient personnellement exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou de peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture à Tunja.

Analyse

[11] La décision de la SAR concernant l’analyse d’une PRI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67 au para 16].

[12] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. La Cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable examine de près la décision du décideur pour établir si elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Tant le raisonnement suivi que le résultat de la décision doivent être raisonnables [voir Vavilov, précité, aux para 83, 99, 100].

[13] Le critère à deux volets relatif à la PRI a été décrit par le juge McHaffie aux paragraphes 8 et 9 de la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15.

[14] La seule question soulevée dans le cadre de la présente demande concerne le premier volet du critère relatif à la PRI et, plus précisément, la question de savoir si la décision de la SAR selon laquelle l’agent de persécution n’était pas motivé à retrouver les demandeurs à Tunja était raisonnable.

[15] La SAR a estimé que le fait qu’il n’y a pas eu de communication avec les amis et la famille des demandeurs était un indicateur de l’intérêt de l’agent de persécution à l’endroit des demandeurs et, donc, de leur risque prospectif. La SAR a noté que la Cour fédérale a invariablement conclu qu’il est raisonnable de conclure qu’un agent de persécution communiquerait avec la famille d’un demandeur d’asile s’il n’arrivait pas à trouver celui‑ci. Bien que cet élément ne soit pas déterminant en lui‑même, la SAR a jugé que l’absence de communication avec la famille et les amis révélait un manque de motivation de la part de l’agent de persécution. La SAR a souligné que c’était « particulièrement le cas du fait que le cartel avait les ressources nécessaires pour trouver le nom et l’occupation de [la demanderesse associée] lorsqu’il tentait de recruter [le demandeur principal] ». La SAR n’a pas tenu compte de la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports lorsqu’elle a tiré cette conclusion.

[16] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le risque auquel les demandeurs étaient exposés était lié à l’ancien emploi du demandeur principal et que, puisqu’il avait quitté cet emploi, qu’il n’avait pas signalé les incidents à la police et que plus de 15 autres personnes auraient pu aider l’agent de persécution à l’aéroport, le risque auquel les demandeurs seraient exposés à l’avenir était considérablement réduit.

[17] La SAR a conclu ce qui suit : « [e]n résumé, j’estime que, même si [l’agent de persécution] peut avoir les moyens de trouver les [demandeurs], il ne sera pas motivé à le faire compte tenu de son manque d’intérêt au cours des deux dernières années; de plus, son intérêt initial à l’endroit [du demandeur principal] était lié à son ancien [emploi] ».

[18] Les demandeurs affirment que la SAR n’a pas tenu compte de la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports qui contredisait clairement la conclusion de la SAR selon laquelle l’absence de communication avec la famille et les amis était un indicateur du manque de motivation de l’agent de persécution.

[19] Le défendeur affirme que la SAR n’a pas ignoré la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports ou qu’elle n’a pas manqué de s’y intéresser de quelque manière que ce soit puisqu’elle l’a mentionnée à plusieurs reprises dans ses motifs. Qui plus est, le défendeur fait valoir que la SAR a simplement préféré les éléments de preuve dont elle disposait et qui portaient précisément sur la façon dont l’agent de persécution avait travaillé — à savoir, en trouvant la demanderesse associée pour cibler le demandeur principal — plutôt que l’élément de preuve général de M. Alsema.

[20] Je rejette cette affirmation du défendeur puisque j’estime que l’interprétation qu’il fait des motifs de la décision de la SAR est déraisonnable. Il n’y a rien dans les motifs de la SAR qui permet de savoir si celle‑ci a tenu compte de la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports; ainsi, il est impossible de raisonnablement déduire qu’elle a privilégié un élément de preuve par rapport à un autre. En outre, la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports fait clairement ressortir une conclusion contraire à celle de la SAR en ce qui a trait à toute conclusion qui peut être tirée du fait que l’agent de persécution n’a pas contacté les amis et la famille des demandeurs au cours des deux dernières années. Étant donné que la SAR était directement saisie de cet élément de preuve et que celui‑ci a expressément été invoqué par les demandeurs, la SAR était tenue de l’examiner et d’indiquer l’incidence qu’il a eue (le cas échéant) sur sa décision, ce qu’elle n’a pas fait [voir Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 aux para 16‑17].

[21] Les demandeurs affirment que le fait que la SAR ne se soit pas penchée précisément sur la lettre du rédacteur en chef de Columbia Reports donne lieu à une lacune dans l’analyse rationnelle de la SAR, lacune que la Cour n’est plus autorisée à corriger depuis l’arrêt Vavilov. C’est pourquoi les demandeurs soutiennent que la Cour doit renvoyer l’affaire pour nouvelle décision.

[22] Le défendeur fait valoir que, malgré l’erreur de la SAR, il est évident que, des deux motifs qui sous‑tendent la conclusion de la SAR sur le manque de motivation de l’agent de persécution, celui de l’absence de communication avec les amis et la famille s’est vu attribuer moins de poids étant donné les commentaires de la SAR selon lesquels l’absence de communication était « non‑déterminant en soi ». Ainsi, le défendeur affirme que l’erreur de la SAR n’a pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire puisque les conclusions sur le manque de motivation peuvent être justifiées par le deuxième motif uniquement — à savoir que le demandeur principal ne travaille plus à l’aéroport.

[23] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. La SAR a fondé sa conclusion selon laquelle l’agent de persécution n’était pas motivé à trouver les demandeurs sur deux motifs. J’estime que, contrairement à la SPR, la SAR n’a pas indiqué dans ses motifs quel poids elle a accordé à chacun des motifs. Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de procéder à cette attribution pour sauvegarder la décision de la SAR.

[24] Par conséquent, j’estime que la décision de la SAR n’est pas fondée sur une analyse rationnelle parce que la lettre du rédacteur en chef de Colombia Reports n’a pas été prise en compte pour trancher la question de savoir si l’agent de persécution était motivé à trouver les demandeurs. La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

[25] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4262‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 7 juin 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4262‑21

INTITULÉ :

NICOLAY ECHEVERRY MARTINEZ et IRIDIANA VARGAS ZARATE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

Le 12 avril 2022

COMPARUTIONS :

Lisa Winter‑Card

POUR LES DEMANDEURS

Leila Jawando

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lisa Winter‑Card

Avocate

Welland (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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