Date : 20220408
Dossier : IMM-3510-21
Référence : 2022 CF 512
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 avril 2022
En présence de monsieur le juge Henry S. Brown
ENTRE :
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RICARDO SCOTLAND
KALYSSA JORDAN
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision défavorable rendue le 2 novembre 2020 [la décision] par un agent d’immigration principal [l’agent] à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR].
II.
Faits
[2] Les demandeurs sont un père de 42 ans [le demandeur principal] et sa fille de 18 ans [la demanderesse mineure], tous deux citoyens de la Barbade. Le demandeur principal allègue qu’en octobre 2010, il a été attaqué par des membres d’un gang à la Barbade, après qu’il eut signalé à la police une agression à l’arme blanche dont il avait été témoin. Il affirme avoir demandé à de nombreuses reprises la protection de la police, sans succès. En novembre 2010, les demandeurs ont fui la Barbade, puis ils ont présenté des demandes d’asile en décembre 2010.
[3] En mai 2012, leurs demandes ont été rejetées. En janvier 2013, ils ont obtenu l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire, et à l’issue de ce contrôle judiciaire, l’affaire a été renvoyée devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR). En novembre 2017, la SPR a rejeté la demande après avoir procédé au nouvel examen de leurs revendications du statut de réfugiés. En décembre 2018, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR). Elle a été rejetée le 2 novembre 2020, et c’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[4] À titre préliminaire, les demandeurs ont présenté ce qu’ils alléguaient être de nouveaux éléments de preuve. Ils ont présenté la documentation suivante aux fins d’examen par l’agent :
un affidavit du demandeur principal, souscrit le 16 janvier 2019;
une lettre de la mère du demandeur principal, datée du 28 décembre 2018;
une lettre de la sœur du demandeur principal, datée du 21 décembre 2018;
des documents sur la criminalité, la violence, les armes, la violence armée, etc. à la Barbade.
[5] L’agent a jugé que ces quatre documents ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve et a fourni les motifs suivants en guise d’explication, motifs qui, de l’avis des demandeurs, ne sont pas conformes à la jurisprudence pertinente :
[traduction]
J’ai lu et examiné attentivement l’affidavit et les lettres produits par les demandeurs (éléments de preuve 1, 2 et 3), et je conclus qu’il ne s’agit pas de nouveaux éléments de preuve, car l’information qui s’y trouve n’est pas sensiblement différente de celle communiquée lors de l’audience sur la demande d’asile. Je conclus également qu’ils réfutent les conclusions importantes de la SPR, à savoir que les demandeurs disposaient à la Barbade d’une protection adéquate de l’État. En ce qui concerne l’élément de preuve no 4, j’estime que son contenu est général, qu’il n’aborde pas les aspects importants de la demande d’ERAR et qu’il n’invalide pas les conclusions essentielles tirées par la SPR, en particulier celle concernant la protection adéquate de l’État dont jouissaient les demandeurs à la Barbade.
[6] Pour parvenir à cette conclusion, l’agent s’est appuyé sur la décision Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385 [Raza CF], où le juge Mosley a soutenu ce qui suit :
[22] Il faut se rappeler que le rôle de l’agent d’ERAR n’est pas de revoir les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité qui ont été tirées par la Commission, mais bien d’examiner la situation actuelle. Lorsqu’il évalue les « nouvelles informations », ce n’est pas seulement la date du document qui est importante, mais également la question de savoir si l’information est importante ou sensiblement différente de celle produite précédemment : Selliah, précitée, au paragraphe 38. Lorsque des renseignements [traduction] « récents » (c.‑à‑d. des renseignements postérieurs à la décision initiale) font simplement écho à des renseignements produits antérieurement, il est peu probable que l’on conclu[e] que la situation dans le pays a changé. La question est de savoir s’il y a de nouveaux renseignements « essentiels » : Yousef, précitée, au paragraphe 27.
[Non souligné dans l’original.]
[7] En appel, dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza CAF], la Cour d’appel fédérale a énoncé le critère applicable comme suit :
[13] Selon son interprétation de l’alinéa 113a), cet alinéa repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. L’alinéa 113a) pose plusieurs questions, certaines explicitement et d’autres implicitement, concernant les preuves nouvelles en question. Je les résume ainsi :
1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
3. Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :
a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?
b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?
c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?
Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
5. Conditions légales explicites :
a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a‑t‑il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).
[8] L’agent a conclu que les éléments de preuve prétendument nouveaux présentés par les demandeurs n’étaient pas sensiblement différents de ceux qui avaient été fournis lors de l’audience relative à la demande d’asile. Il a également jugé que ces éléments de preuve ne réfutaient pas la conclusion importante de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient à la Barbade d’une protection adéquate de l’État. En s’appuyant sur le droit applicable, l’agent a déclaré qu’une demande d’ERAR ne devait pas être considérée comme étant une deuxième audition de la demande d’asile, et a cité à cet effet le paragraphe 5 de la décision Escalona Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1379 (le juge Snider) [Escalona Perez]. Cette déclaration n’est contestée par aucune des parties.
[9] L’agent a donc conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer si les demandeurs étaient exposés à l’un des risques énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR.
IV.
Questions en litige
[10] Les demandeurs soutiennent que les questions en litige sont les suivantes :
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en refusant d’accueillir les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs?
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en souscrivant à la décision de la SPR sans effectuer une évaluation indépendante de la preuve et des observations présentées par les demandeurs?
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en posant comme seule exigence que les demandeurs réfutent les conclusions de la SPR?
[11] En tout respect, je suis d’accord avec le défendeur et j’estime que la question en litige consiste à savoir si la décision est raisonnable. Malgré tout, je traiterai chacune des questions des demandeurs.
V.
Norme de contrôle
[12] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique comme suit les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S., par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).
[Non souligné dans l’original.]
[13] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada fait remarquer qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
. Elle précise également que la cour de révision doit trancher en fonction du dossier dont elle dispose :
[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.
[Non souligné dans l’original.]
[14] De plus, aux termes de l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :
[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.
VI.
Analyse
A.
La décision est-elle raisonnable?
(1)
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs?
[15] L’un des principaux points sur lesquels les demandeurs ont mis l’accent dans leurs arguments était que l’agent avait commis une erreur en rejetant leur affidavit et les lettres de membres de leur famille (éléments de preuve nos 1 à 3). Les demandeurs ont présenté une lettre de la sœur du demandeur principal, dans laquelle il était entre autres mentionné ce qui suit : [traduction] « Récemment, pendant qu’il marchait, mon frère cadet a été attaqué et frappé à la tête par des gens qui accusaient son frère d’être un informateur de la police. »
Les demandeurs soutiennent que ces éléments de preuve étaient postérieurs à la décision de la SPR, et donc que l’agent a commis une erreur en les rejetant au motif qu’ils n’étaient pas [traduction] « sensiblement différents de ceux dont disposait déjà la SPR »
pas plus qu’ils ne [traduction] « réfut[aient] la conclusion de la SPR concernant la protection de l’État. »
[16] Cependant, et en tout respect, l’évaluation de nouveaux éléments de preuve ne consiste pas seulement à vérifier la date du document, mais aussi à vérifier si « l’information est importante ou sensiblement différente de celle produite précédemment », voir la décision Raza CF au para 22, qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza CAF.
[17] Le défendeur affirme, et ce n’est pas contesté, que les demandeurs avaient précédemment présenté des éléments de preuve provenant de la mère du demandeur principal, de son frère et de sa sœur au sujet de menaces reçues de membres prétendus d’un gang. Les contradictions relevées dans les affidavits du frère et de la sœur étaient particulièrement préoccupantes.
[18] En ce qui concerne les éléments de preuve relatifs à l’attaque présumée subie par le frère, même si cette information n’avait pas été communiquée à la SPR, les actes de violence et les menaces, eux, l’avaient été. De plus, le demandeur principal a allégué devant la SPR que son petit frère avait été agressé, mais la SPR a jugé que cette agression n’était pas liée à celle qu’il avait lui-même subie. En tout respect je ne suis pas en mesure de conclure que ce prétendu « nouvel »
élément de preuve est sensiblement différent de ceux déjà présentés à la SPR. En fait, je suis plutôt d’avis que cet élément de preuve démontre le même genre de risque que celui ayant déjà été évalué, à savoir la violence ou les menaces subies par le frère. J’estime que l’agent a raisonnablement tenu compte du [traduction] « nouvel élément de preuve »
et conclu qu’il [traduction] « répétait essentiellement la même information que celle déjà présentée à la SPR [...]. »
En tout respect, je ne puis conclure que cet élément de preuve est sensiblement différent de ceux déjà présentés à la SPR. En fait, je suis plutôt d’avis qu’il démontre raisonnablement le même genre de risque que celui ayant été déjà évalué, à savoir la violence ou les menaces subies par le frère.
[19] Plus précisément, cet incident allégué ne réfute pas la conclusion relative à la protection adéquate de l’État, qui était la question déterminante que devait trancher la SPR. À ce sujet, la SPR a soutenu ce qui suit :
[traduction]
[59] Le tribunal estime que le demandeur est toujours en mesure de demander la protection des autorités de la Barbade et qu’il serait capable de tenter d’obtenir d’elles qu’elles déploient de sérieux efforts pour le protéger. Il pourrait par exemple s’adresser à l’unité anti-armes à feu pour demander que des agents de police leur assurent, à lui et aux demandeurs mineurs, une protection contre les hommes non identifiés qui appartiennent au gang Red zone.
[...]
[63] Pour toute les raisons ci-dessus, le tribunal conclut que la nature des éléments de preuve dont il dispose concernant l’absence de protection de l’État pour ces demandeurs en particulier à la Barbade est malheureusement bien loin de ce qu’on considère comme étant un cas de type « clair et convaincant ». Étant donné que la demanderesse mineure s’appuie sur l’exposé circonstancié de son père, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, elle ne l’a pas convaincu que les autorités de la Barbade ne feraient pas de sérieux efforts pour protéger raisonnablement les demandeurs contre un gang de criminels s’ils retournaient dans leur pays maintenant. Le tribunal juge donc, compte tenu de la preuve, que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants.
[20] À mon avis, l’agression dont a été victime le frère n’a pas pour effet d’écarter la conclusion de la SPR quant à la protection dont jouirait le demandeur principal s’il retournait à la Barbade ni quant à la possibilité de faire appel à l’unité anti-armes à feu.
[21] Les demandeurs soutiennent également que l’agent a commis une erreur en rejetant l’élément de preuve no 4, qui porte sur les conditions dans le pays. À ce sujet, les conclusions de la SPR au sujet de la protection de l’État doivent généralement être tenues pour acquises. Je souligne que la Cour a rejeté, le 5 avril 2018, la demande d’autorisation de contrôle judiciaire visant la décision de la SPR.
[22] Il incombe nettement aux demandeurs de réfuter les conclusions de la SPR relativement à la protection de l’État. Pour réussir, les demandeurs doivent convaincre l’agent, et maintenant la Cour, que les éléments de preuve sur les conditions dans le pays qui indiquent que la violence armée a récemment augmenté de manière importante à la Barbade, auraient raisonnablement permis de réfuter les conclusions de la SPR quant à la protection adéquate de l’État.
[23] Selon les demandeurs, il était déraisonnable pour l’agent de rejeter les éléments de preuve au motif qu’ils étaient [traduction] « généraux ».
Je ne suis pas d’accord. Des reportages diffusés par les médias font certes état de hauts fonctionnaires, dont le premier ministre, le ministre des Affaires intérieures et un criminologue principal du gouvernement, qui décrient la hausse des crimes armés et des homicides à la Barbade, mais aucun élément de preuve en particulier n’indique qu’il y ait eu un changement sur le plan de la suffisance de la protection de l’État. Par conséquent, il est raisonnable de décrire éléments de preuve présentés comme étant [traduction] « généraux ».
[24] La SPR a conclu que, même si elle n’était pas parfaite, il existait tout de même bel et bien une protection adéquate de l’État. Elle a particulièrement tenu compte des taux d’homicides et de crimes violents. Elle a conclu qu’il y avait des [traduction] « fluctuations importantes »
dans le taux d’homicides à la Barbade, qui était en baisse à l’époque, mais a malgré tout jugé que la protection de l’État pouvait raisonnablement être assurée et que le demandeur serait en mesure de s’adresser à l’unité anti-armes à feu :
[traduction]
[54] Le tribunal souligne que même si le nombre de crimes violents est demeuré relativement bas, les crimes contre la personne constituent une préoccupation importante et grandissante pour les Barbadiens et exigent une attention particulière afin que la perception de sécurité au sein de la population demeure acceptable. Toutefois, le taux d’homicides a beaucoup fluctué depuis 2000. Il importe cependant de remarquer que, s’il a affiché une légère hausse en 2013 par rapport à l’année précédente, ce taux baisse de manière constante depuis 2010. Le tribunal fait remarquer que le nombre d’autres crimes violents comme les viols et les vols a peu varié au cours des dix dernières années, et que dans les deux cas, les taux en 2013 étaient inférieurs à ce qu’ils étaient dix ans auparavant. Pour ce qui est de l’ensemble des crimes violents, la Barbade se compare avantageusement à nombre de ses voisins des Caraïbes comme les Bahamas, la Jamaïque et Trinidad-et-Tobago.
[...]
[59] ] Le tribunal estime que le demandeur est toujours en mesure de demander la protection des autorités de la Barbade et qu’il serait capable de tenter d’obtenir d’elles qu’elles déploient de sérieux efforts pour le protéger. Il pourrait par exemple s’adresser à l’unité anti-armes à feu pour demander que des agents de police leur assurent, à lui et aux demandeurs mineurs, une protection contre les hommes non identifiés qui appartiennent au gang Red zone.
[...]
[63] Pour toute les raisons ci-dessus, le tribunal conclut que la nature des éléments de preuve dont il dispose concernant l’absence de protection de l’État pour ces demandeurs en particulier à la Barbade est malheureusement bien loin de ce qu’on considère comme étant un cas de type « clair et convaincant ». Étant donné que la demanderesse mineure s’appuie sur l’exposé circonstancié de son père, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, elle ne l’a pas convaincu que les autorités de la Barbade ne feraient pas de sérieux efforts pour protéger raisonnablement les demandeurs contre un gang de criminels s’ils retournaient dans leur pays maintenant. Le tribunal juge donc, compte tenu de la preuve, que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants.
[Non souligné dans l’original.]
[25] En toute déférence, au sujet des éléments de preuve présentés, l’agent a raisonnablement souligné que « [l]e but de l’ERAR n’est pas de débattre à nouveau des faits présentés à la SPR. La décision de la SPR doit être considérée comme définitive pour ce qui est de la question de la protection prévue aux articles 96 ou 97, sous réserve uniquement de la possibilité que de nouveaux éléments de preuve démontrent que le demandeur sera exposé à un risque nouveau, différent ou supplémentaire qui ne pouvait pas être examiné au moment où la SPR a rendu sa décision »
, comme l’énonce la juge Snider au paragraphe 5 de la décision Escalona Perez, précitée.
[26] Avec égards, ayant examiné le dossier, je ne suis pas convaincu que les éléments de preuve supplémentaires sur les conditions dans le pays permettent de réfuter les importantes conclusions de la SPR, en particulier celle voulant qu’une protection adéquate de l’État soit offerte aux demandeurs par l’unité anti-armes à feu de la Barbade. Les conclusions de l’agent sont justifiées selon les faits et la jurisprudence contraignante.
[27] Plus généralement, le demandeur soutient également que les motifs exposés par l’agent d’ERAR sont insuffisants. Je ne suis pas d’accord. Au sujet de cette question préliminaire relative à la preuve, les motifs sont clairement exposés. L’agent a raisonnablement cité la jurisprudence contraignante encadrant la présentation de nouveaux éléments de preuve et l’a appliquée aux documents présentés. Il a raisonnablement examiné les éléments de preuve et les observations prétendument nouveaux, et a conclu qu’ils ne satisfaisaient pas aux critères applicables à l’admissibilité de nouveaux éléments, parce qu’ils étaient sensiblement les mêmes que ceux déjà présentés à la SPR, et qu’ils ne réfutaient pas les conclusions de cette dernière. L’agent n’était pas tenu de dire quoi que ce soit de plus.
(2)
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en souscrivant à la décision de la SPR sans effectuer une évaluation indépendante de la preuve et des observations présentées par les demandeurs?
[28] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en souscrivant à la décision de la SPR sans effectuer d’évaluation indépendante de la preuve et des observations qu’ils avaient présentées. Ils allèguent que, s’il est loisible à l’agent d’ERAR de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR, il ne peut pas simplement souscrire à ces conclusions (Thanapalasingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 699 (le juge Heneghan) aux para 11-14). Un tel argument expose de manière inexacte le raisonnement sous-tendant cette dernière décision. De plus, je souligne qu’elle se distingue de l’espèce, parce que l’agent a d’abord traité les éléments de preuve, puis a expliqué (brièvement, mais adéquatement) pourquoi les prétendus nouveaux éléments de preuve ne satisfaisaient pas aux critères juridiques applicables à un « nouvel élément de preuve »
. L’agent s’est attaqué à la question principale, c’est-à-dire la protection de l’État. L’agent a également conclu que les nouveaux éléments de preuve présentés n’étaient [traduction] « pas sensiblement différents de ceux présentés par les demandeurs lors de l’audience relative à la demande d’asile »
, qu’ils ne [traduction] « réfutaient pas les importantes conclusions de la SPR, notamment celle voulant qu’une protection adéquate de l’État soit offerte »
, et qu’ils [traduction] « n’abordaient pas des aspects importants »
de la demande d’ERAR.
[29] Dans la décision Taho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 706, le juge McHaffie a déclaré ce qui suit :
[23] Tout en reconnaissant que la date de la lettre est postérieure à la décision de la SPR, l’agent a conclu que [traduction] « son contenu ne différait pas sensiblement » des renseignements que la famille Taho avait communiqués lors de l’audience devant la SPR. L’agent a cité l’observation du juge Mosley dans Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385 [Raza CF], selon laquelle l’évaluation des nouveaux renseignements exigeait que l’on tienne compte non seulement de la date du document, mais aussi de la question de savoir si les renseignements sont sensiblement différents de ceux produits antérieurement : Raza CF, au paragraphe 22, conf. par Raza CAF, au paragraphe 16. Lorsque les renseignements sont postérieurs à la décision initiale, ceux‑ci font simplement écho à des renseignements produits antérieurement, il est peu probable que l’on conclut que la situation dans le pays a changé : Raza CF, au paragraphe 22 L’agent a conclu que la famille Taho avait essentiellement reformulé les mêmes renseignements présentés à la SPR et qu’elle n’avait pas réfuté les conclusions de la SPR. Il a donc conclu qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour arriver à une conclusion différente de celle de la SPR.
[...]
[26] En l’espèce, la famille Taho n’a fourni aucun élément de preuve précis concernant de nouveaux événements postérieurs à la décision de la SPR pour établir l’existence de la vendetta. Elle a fourni une lettre qui indiquait simplement que les membres de l’autre famille [traduction] « continuent de se rendre au village » et que les parents de Mme Taho avaient perdu leur paix [traduction] « ces sept dernières années ». L’agent n’était pas tenu d’effectuer une évaluation approfondie ou de disposer du dossier complet dont était saisie la SPR pour conclure de façon raisonnable que ces éléments de preuve ne différaient pas sensiblement de ceux qui avaient été présentés à la SPR.
[27] Que l’agent ait ou non en fin de compte rejeté la lettre, une lecture des motifs de l’agent montre qu’il a tenu compte des éléments de preuve, y compris le contenu de la lettre. Il a néanmoins conclu qu’elle ne permettait pas de réfuter la conclusion de la SPR concernant la protection de l’État et, par conséquent, a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour arriver à une conclusion différente. Quoi qu’il en soit, même si la lettre des parents était suffisante pour réfuter la conclusion de la SPR concernant l’existence d’une vendetta, elle n’aurait aucune incidence sur la conclusion de l’agent quant au caractère adéquat de la protection de l’État, ce qui est déterminant.
[30] De la même manière, en l’espèce, l’agent a jugé que les prétendus [traduction] « nouveaux éléments de preuve »
ne réfutaient pas les conclusions de la SPR et n’étaient donc pas suffisants pour lui permettre de tirer une conclusion différente. En tout respect, la décision n’était pas déraisonnable à cet égard.
(3)
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en posant comme seule exigence que les demandeurs réfutent les conclusions de la SPR?
[31] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en posant comme seule exigence qu’ils réfutent les conclusions de la SPR. Ils affirment que, si l’agent d’ERAR peut accorder un poids considérable aux conclusions de la SPR, l’analyse qu’il effectue ne doit pas se limiter à déterminer si les demandeurs peuvent ou non réfuter ces conclusions, parce qu’un agent n’est pas lié par les conclusions de la SPR (Cheema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1055 (le juge McHaffie) au para 26 [Cheema]). Je souligne cependant qu’il y a lieu de faire une lecture plus exhaustive du paragraphe 26 de la décision Cheema :
[26] La première possibilité est que l’agent d’ERAR a remis en cause le fait même que Mme Azhar était en danger, c’est-à-dire qu’il n’admettait pas que M. Safdar et d’autres gens étaient des personnes dangereuses qui avaient menacé et agressé Mme Azhar et que cette dernière était visée par une fatwa. Le ministre ne prétend pas que l’agent d’ERAR a remis en question ces faits. Il convient de noter que l’attaque contre Mme Azhar a été le motif pour lequel sa demande d’asile a été accueillie, et l’agent d’ERAR y a renvoyé sans remettre en cause son bien-fondé. Les agents d’ERAR ne sont pas liés par les conclusions de la Section de la protection des réfugiés (SPR) relativement à la demande d’asile d’une autre personne, mais si l’agent d’ERAR rejetait les conclusions de la SPR concernant Mme Azhar, il y aurait lieu de s’attendre à ce qu’il tire une conclusion expresse à cet égard et à ce qu’il fournisse une explication : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296 aux para 11‑12.
[32] Par conséquent, la décision Cheema n’appuie pas les affirmations des demandeurs. De plus, ceux-ci soutiennent que lorsqu’il accepte de nouveaux éléments de preuve en vertu de l’article 113 de la LIPR, l’agent doit effectuer une évaluation indépendante de la demande du demandeur. Cet argument n’est pas fondé, puisqu’en l’espèce, l’agent a bel et bien effectué une telle évaluation et tranché que la demande ne satisfaisait pas aux critères juridiques relatifs aux nouveaux éléments de preuve. Il s’agissait là, comme je le disais précédemment, d’une décision raisonnable.
VII.
Conclusion
[33] À mon humble avis, la décision est transparente, intelligible et justifiée au regard des faits de l’affaire et de la jurisprudence qui liait le décideur. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.
VIII.
Question certifiée
[34] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3510-21
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.
« Henry S. Brown »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3510-21
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INTITULÉ :
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RICARDO SCOTLAND, KALYSSA JORDAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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LE 31 MARS 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE BROWN
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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LE 8 AVRIL 2022
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COMPARUTIONS :
Subodh S. Bharati
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POUR LES DEMANDEURS
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Prathima Prashad
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Subodh S. Bharati
Avocat
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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