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Date : 20220405


Dossier : T-1421-20

Référence : 2022 CF 474

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

SHAUN WANOTCH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant le renvoi de M. Wanotch de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC], en raison d’un rendement prétendument insatisfaisant. L’allégation centrale de rendement insatisfaisant est liée à son manque de diligence dans la conduite de ses enquêtes, dans sa préparation des documents, dans le rassemblement des éléments de preuve et dans ses témoignages en cour.

[2] Au moment où M. Wanotch a été renvoyé, il y avait une série d’étapes à suivre avant de pouvoir licencier un membre de la GRC. M. Wanotch s’est vu signifier un préavis de renvoi, puis son dossier a été renvoyé à la Commission de licenciement et de rétrogradation (la Commission), composée de trois officiers désignés pour instruire les allégations. Après une audience de 11 jours, la Commission a ordonné que M. Wanotch soit renvoyé de la GRC, en raison d’un rendement insatisfaisant. Pour utiliser la terminologie de la procédure de renvoi de la GRC, la Commission a jugé que le motif d’inaptitude avait été établi.

[3] M. Wanotch a interjeté appel de cette décision auprès du commissaire de la GRC (le commissaire). Ce dernier a rejeté l’appel. La décision du commissaire est celle qui est contestée dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[4] La demande de M. Wanotch soulève deux motifs de contrôle judiciaire.

[5] Tout d’abord, M. Wanotch soutient que le commissaire s’est déraisonnablement fondé sur un jugement dépassé, inapplicable et récemment annulé (Ahmad c Canada (Comité d’appel établi par la Commission de la Fonction publique), [1974] ACF no 169 (CA) [Ahmad]) pour exposer l’affirmation que la Commission devait faire preuve de retenue à l’égard de l’évaluation de la compétence d’un membre de la GRC par la direction, plutôt que de se fonder sur la jurisprudence plus récente, où il a été jugé que le rôle de la Commission est d’apprécier objectivement la preuve et de tirer ses propres conclusions quant au rendement et aux compétences d’un membre de la GRC (Canada (Procureur général) c Ménard, 2019 CAF 297 [Ménard (CAF)]).

[6] En ce qui concerne cette première question, le défendeur ne conteste pas que le commissaire s’est fondé sur un précédent dépassé pour énoncer le degré de déférence dont la Commission devait faire preuve à l’égard des gestionnaires de M. Wanotch. La question principale est de savoir si cette norme de déférence a réellement été appliquée dans la décision du commissaire ou celle de la Commission. Le défendeur fait valoir qu’il n’y a aucune preuve d’une telle déférence dans l’une ou l’autre des décisions et, donc, que la mention, par le commissaire, de la norme énoncée dans l’arrêt Ahmad ne rend pas l’ensemble de la décision déraisonnable.

[7] M. Wanotch allègue, à titre de deuxième motif de contrôle, que la Commission a manqué à l’équité procédurale et il invoque une crainte raisonnable de partialité, en raison de la courte délibération de la Commission avant de rendre une décision de vive voix.

[8] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-après, je suis d’avis qu’il n’y a pas de raison de modifier la décision du commissaire sur le fondement d’une question de partialité, étant donné les commentaires de la Commission lors de la dernière journée de l’audience, les longues pauses entre les séances et les motifs de la Commission. Dans ce contexte, la délibération relativement courte de la Commission ne constitue pas un fondement suffisant pour conclure à une crainte raisonnable de partialité.

[9] Cependant, je suis d’accord avec M. Wanotch pour dire qu’il était déraisonnable pour le commissaire de mentionner que la norme de déférence énoncée dans l’arrêt Ahmad s’appliquait à l’examen que la Commission avait fait des évaluations de la direction. J’ai examiné soigneusement la décision du commissionnaire et celle de la Commission dans le but de déterminer si, mis à part le fait que le commissaire a mentionné la norme énoncée dans l’arrêt Ahmad, le raisonnement dénotait ce type de norme de déférence. Bien que l’arrêt Ahmad ne soit pas cité dans la décision de la Commission, certains éléments montrent que le même type de terminologie relative à la déférence y est utilisé. Je suis donc convaincue que renvoyer l’affaire pour nouvelle décision n’est pas qu’un simple exercice théorique et que cela pourrait avoir une incidence sur le résultat. Comme je conclus que l’issue de l’affaire pourrait avoir été influencée par l’opinion du commissaire concernant la déférence dont la Commission devait faire preuve à l’égard de la direction, et vu les intérêts importants de M. Wanotch qui sont en jeu en l’espèce, je suis d’avis qu’il est nécessaire de rendre une nouvelle décision.

[10] Par conséquent, pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

A. Les faits ayant mené au renvoi

[11] M. Wanotch est devenu membre de la GRC en 2002. Pendant les cinq premières années de son emploi à la GRC environ, il a été affecté dans deux détachements distincts en Alberta (Division K). Il a ensuite été transféré à l’unité municipale du Détachement de la Grande Prairie. C’est dans cette unité, où, selon M. Wanotch, la charge de travail était plus volumineuse, qu’il a commencé à prendre du retard dans ses tâches. Au printemps de 2008, il avait cumulé un arriéré important dans ses dossiers. À peu près à la même période, M. Wanotch a été transféré dans une unité rurale du Détachement. Il a apporté avec lui ses dossiers en cours de l’unité municipale et a également pris de nouveaux dossiers de l’unité rurale.

[12] Dans l’unité rurale, le sergent Bennett, superviseur de M. Wanotch, a exprimé quelques préoccupations concernant le travail de ce dernier, mentionnant qu’il manquait des documents appropriés dans certains dossiers et que des tâches en suspens nécessitaient la prise de mesures dans d’autres dossiers plus anciens. M. Wanotch a alors été transféré au bloc cellulaire pour une période de neuf mois.

[13] En avril 2010, M. Wanotch a été transféré à l’unité municipale de surveillance. Dans cette unité, il était sous la supervision du sergent d’état-major Suleman. Ce dernier est l’officier désigné qui a fini par lancer le processus d’amélioration du rendement (PAR) officiel pour M. Wanotch et par donner l’avis d’intention de commencer une procédure de renvoi.

[14] Le 1er octobre 2010, M. Wanotch a été avisé que son rendement était jugé insatisfaisant. Le 26 octobre 2010, il a reçu une lettre qui précisait les attentes, expliquait son rendement insatisfaisant et lui fournissait des ressources pour l’aider à s’améliorer.

[15] Vers le début de novembre 2010, l’arriéré de dossiers de M. Wanotch a été réattribué à d’autres membres. Le 25 novembre 2010, M. Wanotch a été avisé qu’un PAR officiel était lancé. Cela voulait dire que son travail serait étroitement surveillé par le sergent d’état-major Suleman au cours des 90 jours suivants.

[16] Après la première période de 90 jours du PAR, M. Wanotch a reçu un rapport préparé par le sergent d’état-major Suleman l’informant que son rendement était insatisfaisant, vu ses années de service. Ce rapport soulignait trois aspects problématiques dans son rendement : la conduite des enquêtes, la préparation des documents, le rassemblement des éléments de preuve et les témoignages en cour.

[17] Par la suite, M. Wanotch a reçu un avis de lacunes et une deuxième période de 90 jours a débuté. Le 28 juin 2011, le sergent d’état-major Suleman a produit un rapport sur les progrès, dans lequel il a reconnu l’amélioration de M. Wanotch et a notamment mentionné que celui-ci avait réussi à accélérer son traitement des tâches. Malgré ces améliorations, le sergent d’état-major Suleman a fait remarquer que deux dossiers devaient être réattribués et que M. Wanotch restait encore au-dessus de la moyenne quant à ses tâches en suspens. Il a ajouté que M. Wanotch avait nécessité une orientation et une supervision plus importantes que tout autre membre de ce quart de travail, et de loin. Le sergent d’état-major Suleman a donc conclu que son rendement n’était pas satisfaisant.

[18] En juillet 2011, M. Wanotch a été relevé de ses fonctions opérationnelles et a été muté dans l’unité de la violence familiale, où il accomplissait des fonctions administratives.

[19] Le 5 mai 2012, M. Wanotch a reçu signification d’un avis d’intention de renvoi indiquant que la GRC demandait son renvoi pour motif d’inaptitude.

[20] Le 30 octobre 2012, M. Wanotch a demandé que son dossier soit examiné par une commission de licenciement et de rétrogradation.

B. L’audience de la Commission de licenciement et de rétrogradation

[21] L’audience devant la Commission s’est déroulée sur 11 jours en 2014, soit du 3 au 7 mars, du 14 au 17 avril ainsi que les 7 et 8 mai. La Commission a entendu le témoignage de nombreux témoins, y compris de M. Wanotch, de ses divers superviseurs et d’autres membres qui avaient travaillé dans les mêmes unités que lui.

[22] La dernière journée de l’audience, la Commission a entendu deux témoins pendant environ 40 minutes, puis les observations finales des parties. Après une délibération d’environ une heure et demie, la Commission a repris la séance et a rendu sa décision de vive voix. Elle a conclu que les motifs de renvoi avaient été démontrés et elle a ordonné le renvoi de M. Wanotch.

C. La décision de la Commission de licenciement et de rétrogradation

[23] Les parties ont convenu que la Commission devait tenir compte d’un critère à sept volets pour déterminer si le motif d’inaptitude avait été démontré au titre du paragraphe 45.18(1) de l’ancienne Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10, partie V, abrogée par la Loi visant à accroître la responsabilité de la Gendarmerie royale du Canada, LC 2013, c 18 [la Loi sur la GRC].

[24] La Commission a conclu que le critère à sept volets avait été respecté et que le motif d’inaptitude avait été démontré. Elle a également conclu que M. Wanotch était capable d’exécuter certaines fonctions de manière tout à fait satisfaisante, mais que ses dossiers comportaient de nombreuses lacunes. En fin de compte, la Commission a jugé que M. Wanotch n’avait pas été assujetti à une norme plus exigeante qu’un membre raisonnablement apte effectuant le même service.

[25] De plus, la Commission a conclu que M. Wanotch avait bénéficié d’une aide et d’une supervision raisonnables de la part du sergent Bennett et du sergent d’état-major Suleman. Elle a observé que, malgré une amélioration de son rendement vers la fin de la période du PAR, M. Wanotch démontrait encore une tendance troublante à ne pas constituer ses dossiers de manière complète, exacte et opportune. Elle a aussi mentionné que M. Wanotch avait eu l’occasion, à l’unité rurale, au bloc cellulaire et à l’unité municipale, de pallier ses lacunes, et elle a jugé qu’il avait été raisonnable de l’affecter à d’autres fonctions correspondant à ses qualifications ainsi qu’à ses compétences.

[26] La Commission a par ailleurs examiné si la relation entre M. Wanotch et le sergent d’état-major Suleman était un facteur clé dans son rendement insatisfaisant et a constaté que, mis à part M. Wanotch, aucun témoin n’avait signalé de tension ou de malaise entre eux ou ne se souvenait qu’il avait demandé à ne plus être sous la supervision du sergent d’état-major.

D. La procédure d’appel

[27] M. Wanotch a interjeté appel de la décision de la Commission auprès du commissaire de la GRC, pour des raisons de forme et de fond.

[28] Comme le prévoyait l’article 45.25 de l’ancienne Loi sur la GRC, le commissaire a renvoyé l’affaire au Comité externe d’examen (le CEE), afin d’obtenir une recommandation. Le CEE a recommandé que l’appel soit rejeté.

[29] Le 20 octobre 2020, le commissaire a donc rejeté l’appel.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[30] M. Wanotch soulève deux questions dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Premièrement, il fait valoir que l’examen de la décision de la Commission par le commissaire était déraisonnable, parce qu’il a adopté une optique selon laquelle, d’après le raisonnement énoncé dans l’arrêt Ahmad, la Commission devait faire preuve de retenue à l’égard des décisions de la direction. Deuxièmement, il soutient que le commissaire a commis une erreur en concluant que le fait que la Commission ait rendu sa décision de vive voix une heure et demie après la fin de l’audience de 11 jours ne démontrait pas l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[31] Les parties conviennent que la première question, qui porte sur le fond de la décision du commissaire, commande un examen selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10).

[32] Il semble toutefois y avoir un désaccord entre les parties concernant la norme de contrôle applicable à la deuxième question, soit l’allégation de partialité. Aucune des parties n’a présenté d’observations exhaustives à cet égard. M. Wanotch soutient qu’étant donné que l’allégation de partialité ne concerne pas le bien-fondé ou le fond de la décision de la Commission, mais plutôt le processus sous-jacent, il s’agit bel et bien d’une question d’équité procédurale, et la Cour doit donc effectuer sa propre analyse, qui est fondamentalement la même que celle exigée par la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54). Le défendeur a souscrit à cette approche dans ses documents écrits. Par contre, dans ses observations orales, il a fait valoir que, puisque l’atteinte à l’équité procédurale ne visait pas le processus du commissaire, mais plutôt celui de la Commission, il y aurait lieu d’appliquer la norme de la décision raisonnable pour apprécier la façon dont le commissaire avait traité l’allégation de M. Wanotch selon laquelle la Commission n’avait pas respecté les principes d’équité procédurale.

[33] Je n’ai pas besoin de régler cette question, car, peu importe la norme que j’applique, comme je l’expliquerai plus en détail, je suis d’avis que l’allégation de crainte raisonnable de partialité ne justifie pas l’annulation de la décision. Autrement dit, je conclus que le résultat serait le même, que j’applique la norme de la décision raisonnable à l’examen des motifs du commissaire concernant l’allégation de partialité ou que j’examine à nouveau cette allégation et rende ma propre décision quant à la question du manque d’équité procédurale.

IV. Analyse

A. Le cadre juridique applicable à la décision du commissaire

[34] La procédure de renvoi de M. Wanotch est régie par la partie V de l’ancienne Loi sur la GRC et son règlement. La Loi visant à accroître la responsabilité de la Gendarmerie royale du Canada, LC 2013, c 18, a abrogé cette partie le 28 novembre 2014, soit après le début de la procédure de renvoi de M. Wanotch. Les règles applicables à la procédure de renvoi sont maintenant énoncées dans les Consignes du commissaire (exigences d’emploi), DORS/2014-292, mais elles ne s’appliquent pas à M. Wanotch, parce que la procédure le visant a débuté avant que la Loi sur la GRC soit modifiée.

[35] Sous le régime de l’ancienne Loi sur la GRC, un membre de la GRC pouvait être renvoyé pour « motif d’inaptitude » lorsqu’il avait « omis, à plusieurs reprises, d’exercer de façon satisfaisante les fonctions que lui impos[ait] [l’ancienne] loi, en dépit de l’aide, des conseils et de la surveillance qui lui [avaient] été prodigués pour l’aider à s’amender » (art 45.18(1)).

[36] Lorsque la Commission juge que le motif d’inaptitude a été démontré, le membre peut interjeter appel de cette décision auprès du commissaire. Ce dernier peut trancher l’appel soit en le rejetant et en confirmant la décision, soit en l’accueillant (Loi sur la GRC, art 45.24-45.26).

[37] Comme le commissaire l’a reconnu, sa décision a une grande incidence sur M. Wanotch. Il doit examiner si celui-ci devrait être forcé de quitter une profession pour laquelle il a été formé et qu’il a exercée pendant une grande partie de sa vie. Comme le juge Bell l’a mentionné dans la décision Ménard c Canada (Procureur général), 2018 CF 1260 [Ménard (CF)], ce type de décision est considéré comme la « peine capitale » en droit de l’emploi (au para 33). Vu l’incidence importante de la décision sur M. Wanotch, le degré de l’obligation d’équité procédurale est élevé, tout comme celui de l’obligation de fournir des motifs rigoureux (Vavilov, aux para 13, 77, 135; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 21).

[38] Les parties ont convenu qu’étant donné qu’il s’agit d’un droit d’appel conféré par la loi, la norme de contrôle que le commissaire devait appliquer à l’examen du fond de la décision de la Commission, qui portait sur des questions mixtes de fait et de droit, était celle de l’erreur manifeste et dominante.

B. La déférence dont la Commission devait preuve à l’égard de la direction

[39] Les parties s’entendent pour dire que le commissaire a mal exposé le degré de déférence que la Commission était tenue d’accorder aux gestionnaires de M. Wanotch. Dans sa décision, le commissaire a utilisé une terminologie très similaire, voire identique, à celle utilisée dans la décision Ménard pour décrire la déférence dont la Commission devait faire preuve envers les gestionnaires. Cette opinion quant au degré de déférence due aux gestionnaires d’un officier ou d’un membre a été infirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ménard (CAF) en 2019.

[40] Le commissaire a mentionné au début de ses motifs [traduction] « [qu’]il [était] important d’examiner le degré de retenue dont la Commission [devait] faire preuve à l’égard des décisions des gestionnaires de l’appelant […] ». Il a ensuite mentionné l’arrêt Ahmad de 1974 et a reproduit un passage de ce jugement. Puis, il a mentionné une décision de 2007 (R-005), où le CEE s’était penché sur l’application de l’arrêt Ahmad dans le contexte des examens de la Commission de licenciement et de rétrogradation et a cité une partie de la décision :

[traduction]
Cependant, le rôle de la Commission n’est pas de réexaminer le rendement de l’appelant. Elle doit plutôt procéder à un examen et déterminer si les superviseurs ont suivi de bonne foi la procédure énoncée dans la Loi et s’ils sont parvenus à leurs conclusions de manière honnête et en se fondant sur des renseignements pertinents.

[41] Tout comme le commissaire dans l’affaire Ménard, le commissaire en l’espèce était clairement d’avis que le rôle de la Commission, dans le cadre de l’appréciation du motif d’inaptitude, n’était pas de réexaminer le rendement de l’officier, mais de limiter son examen à la question de savoir si les évaluations de la direction avaient été faites de bonne foi, de manière honnête, et si elles étaient fondées sur des renseignements pertinents.

[42] En 2018, dans la décision Ménard (CF), la Cour s’est précisément demandé s’il était convenable d’appliquer l’arrêt Ahmad de 1974 dans les procédures de renvoi devant la Commission. Elle a conclu que cet arrêt n’était pas pertinent eu égard à ce type de procédures régies par l’ancienne Loi sur la GRC, dans le cadre desquelles la Commission effectuait un examen de novo et pouvait recevoir de nouveaux éléments de preuve. La Cour a jugé que l’arrêt Ahmad avait été invoqué à tort dans le contexte des procédures de renvoi de la GRC (aux para 33-37).

[43] En 2019, la Cour d’appel fédérale a confirmé que le rôle de la Commission ne pouvait pas se limiter à déférer aux évaluations des compétences effectuées par la direction et elle a déclaré que « le rôle de la Commission était d’évaluer, de façon objective, la preuve devant elle » et « [qu’]il n’était point question pour elle de déférer à l’égard de la preuve et des témoignages émanant des superviseurs et évaluateurs [du membre] » (Ménard (CAF), au para 2).

[44] Les jugements de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale ont été rendus avant la décision du commissaire. Malgré le fait qu’il avait raison quant à la question du degré de déférence dont la Commission devait faire preuve envers les gestionnaires de M. Wanotch, le commissaire n’a pas cité ces décisions et s’est fondé sur l’arrêt Ahmad ainsi que sur l’opinion selon laquelle la décision des gestionnaires commandait la retenue.

[45] Comme je l’ai mentionné précédemment, les parties s’entendent pour dire que le commissaire a eu tort de penser que la Commission était tenue de faire preuve de déférence à l’égard des gestionnaires de M. Wanotch. La seule question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si cette erreur a fait une différence pratique dans le cas de M. Wanotch. Le défendeur soutient que ce n’est pas le cas, parce qu’il n’y a pas de preuve d’une telle retenue à l’égard des évaluations de la direction dans la décision de la Commission en soi. Je partage l’avis du défendeur selon lequel, s’il n’y a pas de preuve de ce type de retenue à l’étape de la Commission et si le commissaire n’a pas conclu qu’il aurait dû y en avoir, alors il n’y a aucune raison d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. L’erreur contestée n’aurait pas d’effet pratique.

[46] Par contre, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle il n’y a aucune preuve de ce type de retenue dans la décision de la Commission. Par exemple, lorsqu’elle a analysé si un nombre suffisant de dossiers lui avaient été présentés pour qu’elle puisse apprécier si le motif d’inaptitude avait été prouvé, la Commission a expliqué son point de vue sur la nature de l’examen à effectuer :

[traduction]
Il faut garder à l’esprit l’objet de la partie V de la Loi sur la GRC. Cette procédure administrative est un « examen » de la décision de l’agent compétent de demander le renvoi d’un membre, et elle consiste à vérifier si les superviseurs du membre visé ont suivi la procédure établie par la Loi, si le critère pertinent a été appliqué de bonne foi et si l’opinion des superviseurs était honnête et fondée sur des observations pertinentes.

[47] Ce libellé est très semblable à celui utilisé dans l’arrêt Ahmad et dans le passage cité par le commissaire, tiré de la décision du CEE R-005, selon lequel l’examen se limitait à déterminer si la direction avait agi de bonne foi et avait fondé sa décision de renvoi sur des observations honnêtes et pertinentes. La Commission a également mentionné qu’à son avis, le [traduction] « degré de surveillance » envisagé à la partie V de la Loi sur la GRC nécessitait que l’on [traduction] « tienne compte […] des circonstances générales sur lesquelles l’officier compétent s’est fondé pour prendre sa décision d’intenter une procédure de renvoi, et [qu’]un tel examen repos[ait] en grande partie sur l’approche adoptée par le superviseur immédiat, en l’espèce, le sergent d’état-major Suleman ».

[48] Encore une fois, cela donne à entendre que la Commission a jugé qu’elle devait se fonder en grande partie sur l’approche adoptée par le gestionnaire de M. Wanotch, ce qui semblerait être incompatible avec la description de son rôle qui est « d’évaluer, de façon objective, la preuve devant elle » sans déférer à l’égard de la preuve et des témoignages émanant des gestionnaires du membre (Ménard (CAF), au para 2).

[49] Le défendeur fait valoir que la situation aurait été différente si la Commission avait elle-même mentionné l’arrêt Ahmad. Comme la terminologie utilisée par la Commission est très semblable aux passages cités par le commissaire, tirés de l’arrêt Ahmad et de la décision du CEE ayant appliqué l’arrêt Ahmad au contexte des examens de la Commission, je ne trouve pas qu’il est particulièrement important que la Commission n’ait pas fait mention de l’arrêt Ahmad. La question est de savoir s’il y a une preuve que la Commission a déféré à l’opinion de la direction de manière inappropriée.

[50] Je suis convaincue que certains éléments de la décision de la Commission indiquent qu’une retenue a été appliquée à l’égard des évaluations de la direction. Je reconnais qu’il y a aussi des exemples dans la décision où la Commission ne semble pas déférer à l’égard de la preuve de la direction, mais où elle procède plutôt à une pondération de la preuve des témoins, y compris de M. Wanotch et de la direction, puis tire ses propres conclusions.

[51] Il se peut très bien que le commissaire examine la preuve et la façon dont la Commission l’a traitée et qu’il juge qu’il n’y a pas d’erreur manifeste et dominante. Il s’agit d’une question que le commissaire devra trancher dans le cadre d’une nouvelle décision. Je n’ai pas à procéder à une analyse d’un tel niveau lors d’un contrôle judiciaire. Il me faudrait alors examiner rigoureusement la décision de la Commission et effectuer l’appréciation que le commissaire est tenu de faire.

[52] Comme le commissaire l’a lui-même mentionné, il est important de comprendre le degré de retenue dont la Commission doit faire preuve à l’égard des évaluations de la direction, afin d’apprécier la façon dont la Commission a traité la preuve ainsi que sa décision. L’opinion du commissaire concernant la déférence dont la Commission devait faire preuve envers la direction n’était pas raisonnable. Je suis convaincue que cela a pu avoir une incidence sur son examen de la décision de la Commission. Étant donné les graves conséquences en jeu pour M. Wanotch, une nouvelle décision est requise dans les circonstances.

C. La crainte raisonnable de partialité découlant de la courte durée de la délibération

[53] L’allégation de crainte raisonnable de partialité est fondée sur la courte durée de la délibération de la Commission avant de rendre sa décision abrégée, communiquée de vive voix aux parties. Je ne crois pas qu’il y ait une raison de conclure à un manque d’équité procédurale pour ce motif ni que l’examen de la question par le commissaire était déraisonnable.

[54] La Commission a tenu une audience de 11 jours, qui a été divisée en trois blocs. Le premier bloc s’est déroulé du 3 au 7 mars 2014; le suivant environ un mois plus tard, entre le 14 et le 17 avril, et le dernier bloc les 7 et 8 mai. La dernière journée de l’audience, la Commission a entendu deux témoins pendant environ 40 minutes. Les parties ont ensuite présenté leurs observations finales. À la fin de celles-ci, la Commission a mentionné qu’elle allait prendre une pause d’une heure et demie et qu’il était possible qu’elle revienne prête à rendre une décision de vive voix ou bien qu’elle informe les parties qu’elle doit prendre l’affaire en délibéré.

[55] La Commission est revenue au bout d’une heure et demie et s’est dite prête à rendre une version abrégée de sa décision. Elle a mentionné qu’une version écrite plus élaborée suivrait. Elle a ensuite lu sa décision aux parties, ce qui a pris environ 18 minutes.

[56] Le critère à appliquer pour déterminer s’il y a une crainte raisonnable de partialité est bien établi : il consiste à se demander si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le tribunal, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394). La charge d’établir la partialité incombe à la personne qui en allègue l’existence, et le critère permettant de l’établir est très rigoureux. Il exige que l’on démontre des « motifs sérieux » ou une « réelle probabilité » de partialité (R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 aux para 113, 114).

[57] M. Wanotch reconnaît que : i) la Commission s’est peut-être préparée avant l’audience finale en examinant et en résumant la preuve présentée lors des séances précédentes; ii) la courte durée du délibéré, en soi, ne permet pas de conclure à une crainte raisonnable de partialité (Stapleton c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1320 [Stapleton] au para 30). Il n’a rien soulevé qui, dans les motifs, donnait à entendre que la Commission n’avait pas tenu compte de tous les arguments et de tous les éléments de preuve qui lui avaient été présentés.

[58] L’allégation de partialité formulée par M. Wanotch ne repose que sur l’opinion selon laquelle [traduction] « la Commission aurait dû prendre plus qu’une heure et demie pour examiner la preuve et les arguments présentés la dernière journée, à moins d’avoir décidé à l’avance quel serait le résultat ». Cette allégation ne satisfait pas au critère rigoureux requis pour établir une crainte raisonnable de partialité.

[59] M. Wanotch a tenté de distinguer la décision Stapleton, une décision en matière de statut de réfugié qui a été rendue après une audience d’une journée, en faisant valoir que la Commission était saisie d’une affaire plus complexe qui a nécessité 11 jours d’audience. Je ne suis pas convaincue par cette distinction. Comme M. Wanotch l’a reconnu, il y a eu plusieurs pauses entre les séances, et la Commission a eu le temps d’examiner et de résumer la preuve. La dernière journée d’audience a comporté environ 40 minutes de témoignage et d’observations finales. En outre, la Commission a précisément noté qu’elle ne savait pas si elle serait en mesure de rendre une décision de vive voix cette journée-là, laissant entendre qu’elle n’avait pas déjà tranché la question et qu’elle avait besoin de temps pour délibérer.

[60] Le commissaire a examiné les mêmes arguments concernant la crainte raisonnable de partialité découlant de la courte délibération de la Commission. Je conclus qu’il n’y a pas de raison de juger son examen déraisonnable. Il a tenu compte des critères juridiques pertinents et les a appliqués à son examen rigoureux des faits. Je conclus donc que la décision du commissaire à ce sujet est transparente, intelligible et justifiée.

D. Dispositif et dépens

[61] La demande de contrôle judiciaire de M. Wanotch sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée au commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision, conformément aux présents motifs.

[62] Les parties ont mentionné à l’audience qu’elles s’étaient entendues pour que des dépens de 2 500 $ soient adjugés à la partie ayant eu gain de cause. Le procureur général du Canada est donc condamné à payer des dépens de 2 500 $.


JUGEMENT dans le dossier T-1421-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée au commissaire de la GRC pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Le défendeur doit payer au demandeur la somme forfaitaire de 2 500 $, tout compris, à titre de dépens.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1421-20

INTITULÉ :

SHAUN WANOTCH c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Melanie Sutton

Pour le demandeur

Helen Park

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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