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Date : 20220405


Dossier : T‐259‐21

Référence : 2022 CF 472

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

L’HONORABLE DAVID KILGOUR

MARIA REISDORF

MAYA MITALIPOVA

CANADIANS IN SUPPORT OF REFUGEES IN DIRE NEED (CSRDN)

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA)

défendeur

et

UYGHUR RIGHTS ADVOCACY PROJECT

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs et l’intervenante demandent à la Cour de conclure que l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a le pouvoir, sous le régime du Tarif des douanes, LC 1997, c 36 [le Tarif], d’appliquer une présomption au sujet de la totalité des marchandises importées de la région du Xinjiang (Chine). Ils soutiennent que toutes les marchandises de cette nature présentent un risque accru d’avoir été produites au moyen du travail forcé et qu’il faudrait a priori en interdire l’importation au Canada, sauf si les importateurs fournissent une preuve claire et convaincante du contraire. L’objet de la présente demande est une réponse qu’un haut fonctionnaire de l’ASFC a envoyée par courriel aux demandeurs, disant que l’ASFC n’a pas le pouvoir d’appliquer une telle présomption.

[2] Le défendeur soulève deux questions préliminaires : premièrement, le courriel en cause n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, car il n’a pas d’incidence sur les droits ou les obligations des demandeurs; deuxièmement, les demandeurs n’ont pas qualité pour déposer la présente demande. Quoi qu’il en soit, il est d’avis que la position qu’a communiquée l’agent de l’ASFC est raisonnable et qu’elle est conforme à la loi applicable ainsi qu’aux obligations internationales du Canada.

II. Le contexte et la décision contestée

[3] Le 30 novembre 2018, le Canada, le Mexique et les États‐Unis ont signé l’Accord Canada‐États‐Unis‐Mexique [l’ACEUM]. Aux termes de l’article 23.6 de cet accord, tous les signataires sont tenus d’interdire l’importation de produits issus, en entier ou en partie du travail forcé. Le 1er juillet 2020, des modifications au Tarif sont entrées en vigueur, mettant en œuvre cette interdiction sous le numéro tarifaire 9897.00.00.

[4] Les demandeurs sont un groupe formé de trois personnes et d’un organisme, qui sont unis par leur inquiétude à l’égard du travail forcé des Ouïghours au Xinjiang. Le 24 novembre 2020, ils ont écrit à la Division de la gestion des politiques et des programmes de l’ASFC pour demander que l’ASFC établisse une présomption qui interdirait de façon générale l’importation de marchandises du Xinjiang (Chine) au motif que celles‐ci ont été extraites, fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par du travail forcé, à moins d’une preuve claire et convaincante du contraire [la présomption demandée]. Cette lettre citait l’Uyghur Forced Labour Prevention Act, HR 6210, 116th Cong, 2020, adopté par la Chambre des représentants des É.‐U., en tant qu’élément de motivation de leur demande.

[5] Le 13 janvier 2021, les demandeurs ont reçu une réponse du gestionnaire intérimaire des programmes des autres ministères du gouvernement [le gestionnaire des programmes], à l’ASFC. Ce gestionnaire remerciait les demandeurs de leur demande de renseignements et de leur lettre, mais il indiquait que l’ASFC n’avait pas le pouvoir d’interdire ou de réglementer les marchandises produites au moyen d’un travail forcé en se fondant uniquement sur le fait qu’elles venaient d’une région ou d’un pays en particulier. L’adoption de telles mesures, selon le gestionnaire des programmes, relevait d’Affaires mondiales Canada. Le gestionnaire des programmes décrivait ensuite sommairement le processus que suivaient les agents de l’ASFC pour déterminer quelles marchandises sont produites au moyen du travail forcé et il expliquait que, pour ce faire, l’ASFC collaborait étroitement avec Emploi et Développement social Canada [EDSC], qui était le ministère chargé des programmes liés au travail. Les activités de recherche et d’analyse de l’ASFC étaient essentiellement axées sur des entités (producteurs ou importateurs) plutôt que sur des régions ou des pays, et l’interdiction était appliquée au cas par cas.

[6] Le 12 février 2021, les demandeurs ont déposé un avis de demande de contrôle judiciaire concernant le courriel du gestionnaire des programmes, au motif que ce dernier avait commis une erreur de droit en affirmant que l’ASFC n’avait pas le pouvoir d’appliquer la présomption demandée. Le dossier des demandeurs contient un certain nombre de documents gouvernementaux, d’articles spécialisés et de rapports exposant en détail le recours généralisé au travail forcé au Xinjiang. Ils attribuent la responsabilité de ce comportement contraire aux droits de la personne à l’État chinois et aux entreprises de ce pays qui sont complices de l’oppression du peuple ouïghour et d’autres minorités que l’on recrute pour faire du travail involontaire dans des camps de travail de grande taille.

[7] Le 13 septembre 2021, l’intervenante proposée, l’Uyghur Rights Advocacy Project [URAP], a présenté une requête en autorisation d’intervenir dans la présente demande au titre de l’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106. L’URAP est une organisation de défense des droits qui a été formée il y a deux ans pour promouvoir les droits du peuple ouïghour. Le 22 octobre 2021, le juge Richard Southcott a accordé à l’URAP l’autorisation d’intervenir dans la présente demande. L’URAP est d’avis que, dans le cadre de l’interprétation du Tarif, il faudrait considérer le droit international comme un contexte pertinent.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[8] Le défendeur soulève deux questions préliminaires :

  1. Le courriel de l’ASFC peut‐il constituer un objet valide de la demande de contrôle judiciaire?

  2. Les demandeurs ont‐ils qualité pour déposer la présente demande?

[9] Les demandeurs soutiennent que la seule question que soulève la présente demande est la suivante :

  1. L’ASFC interprète‐t‐elle le Tarif de manière raisonnable?

[10] S’agissant de la norme de contrôle applicable, je suis d’accord avec le défendeur qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable. Conformément à l’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 17, il est présumé que, hormis un petit nombre d’exceptions restreintes, la norme à appliquer dans le cadre d’un contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable.

[11] Les demandeurs soutiennent que la présente affaire est l’une de ces exceptions, et demandent à la Cour d’effectuer le contrôle en fonction de la norme de la décision correcte, citant l’arrêt Vavilov pour faire valoir que la délimitation des compétences imposées aux décideurs constitue un exemple de question justifiant le recours à la norme de la décision correcte.

[12] À mon avis, cette façon de voir est trompeuse. En fait, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a donné pour directive que « la primauté du droit veut que la norme de la décision correcte s’applique à la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs » (Vavilov, au para 63). C’est là une catégorie plus étroite que celle qu’avancent les demandeurs. En l’espèce, il n’y a aucune délimitation à établir entre l’ASFC et un autre tribunal administratif, mais simplement l’interprétation de la loi régissant l’ASFC et des dispositions législatives que le législateur l’a chargée d’appliquer.

IV. Analyse

[13] L’ASFC est régie par une législation frontalière, qui inclut à la fois la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e supp), et le Tarif. L’ASFC classe les marchandises à la frontière en fonction du Tarif, qui reflète le Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises [le Système harmonisé], un système international garantissant que toutes les marchandises dont on fait le commerce à l’échelle internationale sont classées en fonction du même système de description et de codage. Aux termes du paragraphe 58(1) de la Loi sur les douanes, les agents de l’ASFC ont pour tâche de déterminer l’origine et le classement tarifaire des marchandises importées au plus tard au moment de leur déclaration en détail. Les classements tarifaires sont indiqués dans une annexe du Tarif, et le numéro tarifaire 9897.00.00 prévoit l’interdiction d’un certain nombre d’importations, dont les « marchandises extraites, fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par du travail forcé ». L’ASFC est également habilitée à rendre des décisions anticipées sur le classement tarifaire des marchandises. Par ailleurs, la Loi sur les douanes établit un processus de révision administrative qui permet à des agents de l’ASFC de procéder à des déterminations et à des révisions, et ces décisions peuvent faire l’objet d’un recours devant le Tribunal canadien du commerce extérieur [le TCCE] et, par la suite, devant la Cour d’appel fédérale, si la décision du TCCE est portée en appel à l’égard d’une question de droit.

A. Le courriel de l’ASFC peut‐il constituer un objet valide de la demande de contrôle judiciaire?

[14] Selon le défendeur, le courriel de l’ASFC ne constitue pas un « objet » valide de la demande visé par le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7, et il n’est donc pas susceptible de contrôle judiciaire. Il allègue de plus qu’étant donné que les demandeurs n’ont importé aucune marchandise pouvant faire l’objet d’un classement, le courriel ne leur cause aucun préjudice, pas plus qu’il n’a une incidence sur leurs droits ou ne leur impose une obligation quelconque. Il ajoute qu’à moins que l’on souhaite obtenir une décision anticipée, seules sont classées les marchandises réelles et matérielles qui sont présentes au Canada. Ce que cherchent les demandeurs est, comme ils le disent eux‐mêmes, un [TRADUCTION] « énoncé public du droit en vigueur » et les énoncés de cette nature ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. Enfin, le défendeur dit que le courriel était de nature purement informationnelle et que l’ASFC n’a apprécié aucun élément de preuve, n’a exercé aucun pouvoir discrétionnaire, n’a transmis aucune décision définitive ou n’a communiqué aucune nouvelle politique ou interprétation ministérielles qui trancheraient sur le fond une question concernant les demandeurs.

[15] Les demandeurs, en revanche, font valoir qu’ils sont touchés par la décision en tant que parties souhaitant l’élimination du travail forcé. Ils allèguent aussi qu’ils ont déterminé avec exactitude que les marchandises en cause sont celles qui proviennent du Xinjiang. Ils précisent que la décision qu’ils souhaitent obtenir est que l’ASFC interdise a priori l’importation de marchandises du Xinjiang, à défaut d’une preuve claire et convaincante qu’elles n’ont pas été produites par du travail forcé. La justification juridique qu’a donnée en réponse le défendeur n’empêche pas le courriel d’être susceptible de contrôle judiciaire. Ils allèguent en outre que la justification juridique avancée par l’ASFC est une erreur de droit, ce qui est l’un des motifs de contrôle judiciaire codifiés dans la Loi sur les Cours fédérales. Enfin, ils soutiennent que le courriel fait bel et bien état d’une nouvelle politique ou interprétation, car le défendeur ne fournit aucune preuve de l’existence antérieure de cette politique.

[16] En ce qui concerne cette première question préliminaire, je signale que la possibilité d’obtenir un contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales ne se limite pas aux décisions et aux ordonnances. Cette disposition est d’une portée suffisamment large pour englober d’autres questions dans le cadre desquelles une personne qui sollicite un contrôle judiciaire subit un effet préjudiciable quant à ses droits ou ses obligations (Morneault c Canada (Attorney General), [2001] 1 CF 30 (CAF) aux para 40‐42). Cependant, les demandeurs n’ont versé au dossier aucune preuve donnant à penser qu’ils ont des droits ou des obligations qui sont touchés par le contenu de ce courriel, ou qu’ils en subissent par ailleurs un préjudice, hormis un bref paragraphe, dans leurs commentaires en réponse, qui indique que : [TRADUCTION] « l’importation de marchandises qui sont le produit d’un travail forcé a un effet préjudiciable sur les personnes victimes de travail forcé. Les demandeurs sont des porte‐parole [des personnes victimes de] cet effet préjudiciable. Ils ont un véritable intérêt à s’opposer à cette forme de travail ». Cela semble être effectivement le cas pour les demandeurs – et, en fait, pour la plupart des gens – mais je ne pense pas que l’intérêt général des demandeurs à l’égard de la prévention du travail forcé soit suffisant pour transformer ce courriel en une question qui touche leurs droits ou leurs obligations.

[17] Un point pertinent est celui de savoir si les demandeurs ont le droit légal de formuler une telle demande, et si l’ASFC se trouvait dans l’obligation d’y répondre. Dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, la Cour d’appel fédérale a examiné une demande de contrôle judiciaire présentée par Démocratie en surveillance, un organisme d’intérêt public qui était insatisfait d’une lettre du Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique disant qu’il n’avait pas assez de preuves pour procéder à une enquête. Dans son analyse, la Cour d’appel fédérale a fait observer ce qui suit : « Les actes administratifs qui ne portent pas atteinte aux droits des demandeurs ou n’entraînent pas de conséquences juridiques ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire » (au para 10). Elle a de plus fait remarquer que la demanderesse n’avait pas le droit légal de faire examiner sa plainte par le Commissaire et que celui‐ci n’était pas habilité à donner suite à la plainte (au para 11). Elle a conclu que la lettre du Commissaire n’était pas une question qui pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[18] De même, dans la décision SCEP c Canada (Procureur général), 2013 CF 34 [SCEP], la Cour a examiné une demande de contrôle judiciaire dans laquelle le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier soutenait que le ministre du Patrimoine canadien avait omis de procéder à un examen avant qu’une entreprise de publication de journaux fasse l’acquisition d’une entreprise de médias rivale. Dans sa lettre de réponse au Syndicat, le ministre avait énoncé brièvement sa conception générale du cadre législatif qui régissait les examens ministériels (aux para 23‐24). La Cour a considéré que la question de savoir si le ministre avait rendu une décision susceptible de contrôle était liée de près à celle de savoir s’il était tenu d’effectuer un examen en réponse à une demande d’une tierce partie. La Cour n’a rien trouvé dans le cadre législatif qui obligeait le ministre à le faire, et elle a fait observer que « [...] le législateur aurait inscrit dans la [Loi sur Investissement Canada] des termes explicites en ce sens » (au para 37).

[19] Dans la présente affaire, je ne vois aucun élément du cadre législatif – soit dans la Loi sur les douanes, soit dans le Tarif – qui impose à l’ASFC l’obligation de rendre une décision comme celle que les demandeurs souhaitent obtenir. En fait, si le gestionnaire des programmes avait simplement décidé de ne pas répondre au courriel initial des demandeurs, il n’y aurait eu aucune raison de demander un contrôle judiciaire au motif que l’ASFC n’avait pas exercé une obligation qui lui était déléguée.

[20] Les demandeurs, à l’instar du Syndicat dans la décision SCEP, font valoir que le courriel communiquait une interprétation juridique, ce qui constituait une nouvelle politique ministérielle selon laquelle l’ASFC ne peut interdire a priori des marchandises venant d’une région particulière, à défaut d’une preuve claire et convaincante du contraire.

[21] Je suis d’accord avec les demandeurs que le gestionnaire des programmes a communiqué une interprétation juridique lorsqu’il a écrit que [TRADUCTION] « le Tarif ne confère pas le pouvoir d’interdire ou de réglementer des marchandises produites au moyen du travail forcé, simplement parce qu’elles viennent d’une région ou d’un pays en particulier ». Cependant, indépendamment de la question de savoir si cette interprétation juridique est nouvelle, je ne partage pas l’avis des demandeurs que cela équivaut à une détermination finale sur la question des marchandises importées du Xinjiang.

[22] Même sans la présomption demandée par les demandeurs, chaque cargaison de marchandises qui arrive au Canada est soumise à une détermination de la part d’un agent au sujet de l’origine, du tarif et de la valeur, et il est possible de porter en appel ce genre de détermination en recourant aux mécanismes administratifs que prévoit le Tarif. Le TCCE a compétence en première instance pour réviser la conclusion que l’ASFC a tirée et, fait important, la Cour d’appel fédérale a compétence exclusive pour entendre les appels relatifs aux décisions du TCCE.

[23] Les demandeurs disent qu’ils ont seulement demandé à l’ASFC un énoncé public des règles de droit en vigueur au sujet de faits précis. Pourtant, les faits qu’ils ont plaidés sont de nature générale : que le travail forcé est une pratique généralisée au Xinjiang et que les importateurs qui font fabriquer des articles au Xinjiang les importent au Canada. Ils ne font référence à aucune cargaison, aucun produit, aucune entreprise ou aucune marchandise en particulier.

[24] Je conviens avec le défendeur que le courriel ne tranche pas sur le fond une question qui concerne les demandeurs et qu’il ne s’agit donc pas d’une question susceptible de contrôle judiciaire.

B. Les demandeurs ont‐ils qualité pour déposer la présente demande?

[25] Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas qualité pour agir de plein droit, parce qu’ils ne sont pas directement touchés par le courriel; celui‐ci n’a aucune incidence directe sur leurs droits, pas plus qu’il ne leur impose des obligations ou ne leur cause préjudice de quelque manière que ce soit. Il ajoute que les demandeurs n’ont pas qualité pour agir dans l’intérêt public, parce qu’ils ne sont pas parvenus à relever une question sérieuse et justiciable et qu’ils tentent plutôt de faire contrôler par voie judiciaire une question de politique gouvernementale qui ne met pas en cause de droits juridiques. Il précise que les demandeurs n’ont pas dégagé de fondement factuel qui soit « mûr » pour être réglé et que, même si c’était le cas, il existe un régime administratif prévu par la loi qui régit les appels et la révision des classements tarifaires. Ce processus doit être suivi avant que l’on cherche à obtenir réparation auprès des tribunaux.

[26] En réponse, les demandeurs soutiennent qu’ils ont qualité pour agir de plein droit en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales en tant que parties directement touchées. Ils allèguent que les Ouïghours, où qu’ils soient, sont touchés par cette politique et que Maya Mitalipova, l’une des personnes faisant partie du groupe des demandeurs désignés, est donc directement touchée, car elle est ouïghoure. Ils ajoutent que les droits de la personne sont des droits collectifs, en plus d’être des droits individuels, et que, cela étant, tout préjudice causé au peuple ouïghour en tant que groupe est un préjudice causé aux personnes qui en font partie.

[27] Les demandeurs soutiennent qu’en plus de détenir un intérêt direct ils n’ont pas besoin de chercher directement à se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, mais qu’ils satisfont néanmoins au critère applicable à cet égard. Selon eux, la question sérieuse et justiciable est l’interprétation de l’ASFC selon laquelle celle‐ci n’a pas le pouvoir légal d’appliquer la présomption demandée. Les demandeurs allèguent que le seul véritable différend, qui n’est pas de nature factuelle, a trait à l’interprétation du droit applicable. Pour ce qui est du régime administratif existant, ils font valoir qu’il leur serait impossible de contester l’interprétation juridique de l’ASFC dans le cadre de ce système. Ils mentionnent également que le défendeur a mal formulé le critère qui s’applique à la qualité pour agir dans l’intérêt public, et qu’il leur suffit d’avoir un intérêt véritable dans la question soulevée. Ils signalent que la lettre initiale qui a été envoyée à l’ASFC pour la présomption demandée est la preuve de cet intérêt. Enfin, ils allèguent que pour répondre au troisième volet du critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public il suffit que la demande soit un moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux. Ils ajoutent toutefois que la présente demande est en fait le seul moyen de soumettre la question aux tribunaux, car le processus administratif qui est énoncé dans la Loi sur les douanes ne permet pas de contester l’interprétation juridique de l’ASFC.

[28] Pour ce qui est de cette seconde question préliminaire, je me range de nouveau du côté du défendeur. Pour être directement touchés, les demandeurs doivent démontrer que le courriel a eu une incidence sur leurs droits juridiques, qu’il leur a imposé des obligations juridiques ou qu’il leur a causé préjudice d’une certaine façon (Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 [Odynsky]; voir aussi Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint‐Laurent Central Inc, 2019 CAF 83 au para 31). En l’espèce, les demandeurs n’ont versé au dossier aucune preuve qui réponde à ce critère. Certes, la preuve que les demandeurs ont produite démontre l’existence d’un certain degré d’accord politique et théorique quant au fait que les Ouïghours vivant au Xinjiang sont victimes de graves abus des droits de la personne, dont l’obligation de travailler de force dans des camps de détention. Cependant, la tentative des demandeurs pour lier cette pratique attentatoire aux droits de la personne à un effet qu’ils ressentent directement ne satisfait pas au critère établi, car ils n’ont pas fourni la preuve requise pour établir l’existence d’un tel effet.

[29] L’un des demandeurs désignés, Aliya Khan, est un musulman ouïghour et président de la Boston Uyghur Association. Citant ce fait, les demandeurs soutiennent que chaque Ouïghour, où qu’il soit, est directement touché par le travail forcé. Dans l’affaire Odynsky, la demanderesse a invoqué un argument semblable au sujet de la qualité directe pour agir. Dans cette affaire, la décision en cause était le rejet, par le gouverneur en conseil, de la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté de deux Ukrainiens qui avaient servi au sein des forces nazies pendant la Deuxième Guerre mondiale. La demanderesse était la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada – un service et groupe de défense juif – et elle faisait valoir qu’elle avait qualité pour agir, parce qu’elle était directement touchée par la décision. En rejetant cet argument, la Cour d’appel fédérale a cité avec approbation l’explication du juge des requêtes.

[TRADUCTION]

Il ne fait aucun doute que l’appelante et les familles qu’elle affirme représenter s’intéressent de très près à la procédure de révocation [...] et qu’elle s’en soucie au plus haut point. L’intérêt qu’elle porte à cette affaire ne signifie cependant pas que les droits de la demanderesse, ou de ceux qu’elle représente, ont été affectés ou atteints par la décision [...] Son intérêt vise, plutôt, à redresser le tort qui découle, selon elle, de la non‐révocation de la citoyenneté de M. Odynsky, ou à défendre un principe (para 58, citant la décision Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c Canada, 2008 CF 732 au para 25).

[30] Dans le même ordre d’idées, je ne pense pas que ce courriel de l’ASFC a directement touché les droits juridiques des demandeurs ou qu’il leur a causé préjudice. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas eu d’effets sur eux, mais plutôt que ces effets ne donnent pas ouverture à un droit d’action. Autrement dit, la décision ne prive les demandeurs d’aucun des recours qu’ils auraient pu par ailleurs légalement exercer (Dow c Commission canadienne de sûreté nucléaire), 2020 CF 376 au para 15.

[31] En outre, les demandeurs n’ont présenté aucune observation sur leurs droits juridiques, quels qu’ils soient, qui auraient été touchés, à part faire référence de manière générale aux droits de la personne. Ils ne soutiennent pas que le courriel de l’ASFC a eu une incidence sur des droits précis que prévoient des codes provinciaux des droits de la personne, la Charte, la Déclaration des droits ou des instruments internationaux relatifs aux droits de la personne. Les demandeurs ont présenté un dossier volumineux contenant des documents gouvernementaux, des textes de loi étrangers et des articles spécialisés, mais ils n’y ont pas fait référence dans leurs observations, sinon pour dire qu’il existe une [TRADUCTION] « preuve publiquement accessible et écrasante [...] du recours à la fois systématique et à grande échelle au travail forcé au Xinjiang (Chine) et des efforts soutenus du Parti communiste chinois pour dissimuler cette preuve ». À mon avis, les demandeurs n’ont pas d’intérêt direct pour agir.

[32] Cela dit, pour qu’un justiciable se voie accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, il est nécessaire qu’il réponde à trois critères : 1) il doit soulever une question justiciable sérieuse, 2) il doit avoir un intérêt réel ou véritable dans l’issue de la question en litige et 3) la poursuite proposée doit être un moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux (Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 au para 37.

[33] En ce qui concerne le premier critère, je suis d’accord avec le défendeur que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est une intervention prématurée qui prive la Cour du dossier complet qui lui permettrait de trancher l’affaire (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‐Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC10 aux para 35‐36). Bien que je souscrive à l’observation des demandeurs selon laquelle la manière dont le gestionnaire des programmes a interprété la loi ne constitue pas en soi une question de politique, je suis d’accord avec le défendeur qu’il n’existe aucun litige factuel auquel il est possible d’appliquer la loi. C’est donc dire que la Cour ne devrait pas consacrer ses ressources judiciaires limitées à une question dans l’issue de laquelle les demandeurs n’ont aucun intérêt direct (Lorne M Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, 2e éd., (Ontario: Thomson Reuters Canada Limited, 2012, à la p 71)).

[34] Pour ce qui est du deuxième critère, la Cour a considéré que le critère de l’enjeu ou de l’intérêt véritable a trait à la question de savoir si le groupe qui sollicite la qualité pour agir possède une expérience et des connaissances relativement à l’objet de la demande (Sierra Club of Canada c Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 CF 211). Les demandeurs eux‐mêmes font valoir que, dans la présente affaire, la question sous‐jacente est l’interprétation du Tarif. Cependant, ils n’ont versé dans le dossier aucun élément de preuve concernant l’expertise ou l’expérience dont ils jouissent en matière d’interprétation juridique ou de classement des marchandises importées au Canada.

[35] Enfin, pour ce qui est du troisième critère, les demandeurs font plus qu’affirmer simplement qu’il s’agit là d’un moyen efficace de soumettre l’affaire aux tribunaux; ils disent qu’il n’existe pas d’autre moyen. Là encore, si la question en litige est de savoir si l’ASFC a le pouvoir légal d’appliquer la présomption demandée par les demandeurs, il est vrai qu’il s’agit de la seule manière de soumettre une telle question aux tribunaux, car cette présomption n’est pas actuellement établie. Elle est simplement soulevée comme question en litige par les demandeurs. Toutefois, compte tenu de ce qui précède, cela n’est pas suffisant pour leur accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public.

C. L’ASFC interprète‐t‐elle le Tarif de manière raisonnable?

[36] Les demandeurs font valoir que l’interprétation de l’ASFC selon laquelle le Tarif ne lui permet pas d’appliquer la présomption demandée est inexacte, car, sous le régime du Tarif lui‐même, l’ASFC et ses agents exercent le pouvoir délégué de déterminer les classements tarifaires. En outre, ils font valoir que rien dans la loi n’indique précisément que les déterminations doivent être effectuées au cas par cas, ou n’empêche de mettre en œuvre une détermination générale établie a priori. Ils soutiennent également que le défendeur affirme à tort que le Tarif permet seulement de classer les marchandises en fonction du pays d’origine, parce que la loi ne définit pas ce que l’on entend par « origine » et que ce terme pourrait donc inclure aussi les régions d’un pays.

[37] Les demandeurs allèguent que le recours à l’aide fournie par EDSC pour les recherches, dont fait état le courriel est une délégation irrégulière d’un pouvoir conféré par la loi. De plus, le paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes impose aux importateurs l’obligation de prouver qu’un agent de l’ASFC s’est trompé dans le cas d’une détermination précise, et que c’est donc à lui que revient la charge de réfuter une détermination générale.

[38] Les observations de l’intervenante sont axées sur le rôle que joue le droit international en tant qu’outil d’interprétation de la législation interne. L’intervenante soutient que l’on applique de plus en plus le droit international à la législation canadienne en tant qu’outil d’interprétation et que le Canada a signé un certain nombre de conventions et de traités internationaux ayant force obligatoire qui constituent un contexte pertinent et qui doivent être pris en compte pour interpréter le Tarif. Les conventions et les traités pertinents comprennent la Convention concernant le travail forcé ou obligatoire, 1930, 28 juin 1930, Convention no 29 de l’OIT (entrée en vigueur le 1er mai 1932), le Protocole de 2014 relatif à la Convention sur le travail forcé, 1930, 28 mai 2014 (entrée en vigueur le 9 novembre 2016), et la Convention concernant l’abolition du travail forcé, 1957, 25 juin 1957, Convention no 105 de l’OIT (entrée en vigueur le 17 janvier 1959). L’URAP soutient qu’aux termes de ces ententes le Canada se trouve dans l’obligation de prendre des mesures efficaces pour prévenir et abolir les pratiques de travail forcé. En outre, elle précise que l’ACEUM oblige le Canada à éliminer le travail forcé, et que la manière dont les États‐Unis ont mis en œuvre les obligations que leur impose cet accord, en délivrant des « regional withhold release orders » (ordonnances de refus de mainlevée à l’échelle régionale) à l’égard de certains produits venant du Xinjiang, devrait être considérée comme convaincante lorsqu’on interprète la législation interne du Canada. Enfin, l’URAP cite un certain nombre d’initiatives étrangères, dont des projets de loi aux États‐Unis et en Australie, de même qu’une enquête menée en France et une plainte relative aux droits de la personne déposée en Allemagne, pour montrer qu’on a de plus en plus tendance, à l’échelle internationale, à prendre des mesures similaires contre le travail forcé, ce qui devrait être considéré comme un contexte pertinent pour l’interprétation du Tarif.

[39] En réponse, le défendeur fait valoir que le texte du Tarif n’étaye pas la manière dont les demandeurs l’interprètent. Étant donné que la loi n’autorise pas expressément l’application de présomptions générales relativement aux classements tarifaires, il soutient qu’il est raisonnable de la part de l’ASFC de conclure que de telles présomptions sont interdites. Il allègue plutôt que l’intention du législateur était de faire en sorte que les marchandises soient classées au cas par cas, conformément au Système harmonisé sur lequel reposent les numéros tarifaires, et que ce classement puisse être défendable devant le TCCE dans le contexte du processus administratif qui est établi dans la Loi sur les douanes. Le défendeur ajoute que l’ASFC ne peut pas classer des marchandises hypothétiques, mais uniquement celles qui sont identifiées et importées (ou que l’on envisage d’importer).

[40] En ce qui concerne le droit international et les observations de l’URAP, le défendeur soutient tout d’abord que l’URAP renvoie à des éléments de preuve inadmissibles, dont la section FAQ d’un site Web, un article paru dans le New York Times, des communiqués de presse d’organismes non gouvernementaux, ainsi que des articles de journaux qu’il n’est plus possible d’obtenir en suivant les liens fournis. Pour ce qui est du fond des arguments qu’invoque l’intervenante, le défendeur affirme qu’en général, le Canada est libre de choisir comment mettre en œuvre de la meilleure façon possible ses obligations internationales et, de plus, que même si l’ACEUM requiert précisément que le Canada interdise l’importation de marchandises produites au moyen du travail forcé, cet accord commercial ne prescrit pas la manière d’atteindre ce résultat. En outre, le défendeur allègue que l’on tient pour acquis que la législation canadienne est conforme aux obligations internationales, à moins d’une intention contraire explicite. Il reconnaît que l’on peut recourir à des instruments internationaux ayant force obligatoire en tant qu’outils d’interprétation dans le cadre d’une méthode d’interprétation législative, contextuelle et téléologique, mais que ces instruments n’écartent ni ne modifient le sens authentique d’une loi.

[41] Ayant pris en considération la totalité des observations des parties, je suis d’avis que la manière dont le gestionnaire des programmes a interprété la Loi sur les douanes et le Tarif est raisonnable.

[42] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada prévient qu’une cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable à une question d’interprétation législative ne devrait pas procéder à une analyse de novo de la question soulevée, mais plutôt « examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu » (au para 116). La Cour suprême du Canada indique également que l’interprétation législative à laquelle se livre un décideur administratif peut sembler différente de celle qu’effectue une cour de justice, et elle conseille aux cours de révision de tenir compte du contexte dans lequel la décision a été rendue ainsi que de l’expertise spécialisée du décideur (au para 119). Cet arrêt adopte également le principe moderne d’interprétation législative, lequel exige qu’on lise les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi, et l’intention du législateur (au para 117).

[43] Les demandeurs soulignent plusieurs dispositions du Tarif et de la Loi sur les douanes pour soutenir que, si elles sont lues ensemble, elles confèrent à l’ASFC le pouvoir de mettre en œuvre la présomption demandée. Premièrement, il y a le paragraphe 136(1) du Tarif qui interdit l’importation de marchandises visées par des numéros tarifaires particuliers, dont le no 9897.00.00 aux termes duquel « les marchandises extraites, fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par du travail forcé » constituent une catégorie de marchandises interdites. Les demandeurs renvoient également la Cour au paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes, qui porte que la charge de la preuve incombe à l’importateur relativement à l’origine des marchandises et à leur conformité à la Loi ou à ses règlements. Ils soulignent ensuite l’article 57.1 de la Loi sur les douanes, qui dispose que, pour ce qui est des déterminations, des révisions et des appels, l’origine des marchandises doit être déterminée conformément à l’article 16 du Tarif. L’article 57.1 indique également que le classement tarifaire est déterminé conformément aux articles 10 et 11 du Tarif, qui codifient le Système harmonisé en tant qu’instrument applicable au classement tarifaire, donnent des indications sur la manière dont ce système est interprété et appliqué et renvoient à l’annexe où les numéros tarifaires sont indiqués.

[44] Une interprétation de ces dispositions de la législation frontalière qu’applique l’ASFC, en suivant leur sens grammatical et ordinaire, mène à deux conclusions importantes. Premièrement, l’article 16 du Tarif, qui donne des instructions sur le classement en fonction de l’origine, dispose que « [s]ous réserve des règlements pris en vertu du paragraphe (2), les marchandises sont, pour l’application de la présente loi, originaires d’un pays si la totalité de leur valeur y a été produite ». L’un des arguments du défendeur quant à la raison pour laquelle le Tarif ne permet pas à l’ASFC de mettre en œuvre la présomption demandée est que les marchandises ne sont pas classées sur une base régionale, mais plutôt en fonction du pays. En réponse, les demandeurs font valoir que l’« origine » n’est pas définie dans la loi, et qu’un sens ordinaire de ce mot engloberait un groupe de pays, un pays, une région, une province, un territoire ou une localité. Cependant, cet argument isole le mot « origine » de son contexte et, fait important, d’autres mots présents dans la phrase où il est employé. S’il est vrai que l’« origine » n’est pas définie dans la Loi sur les douanes ou dans le Tarif, une interprétation de l’article 16, en suivant son sens grammatical et ordinaire, mène à la conclusion que les marchandises sont classées par pays, et non par région.

[45] Deuxièmement, l’article 10 du Tarif précise que « [s]ous réserve du paragraphe (2), le classement des marchandises importées dans un numéro tarifaire est effectué, sauf indication contraire, en conformité avec les Règles générales pour l’interprétation du Système harmonisé et les Règles canadiennes énoncées à l’annexe ». L’annexe du Tarif est séparée en chapitres, et dans le chapitre où se trouve le numéro tarifaire 9897.00.00, rien n’est dit au sujet d’une détermination a priori, et les demandeurs ne soutiennent pas non plus que c’est le cas. Ils font plutôt valoir qu’étant donné tout simplement que la loi n’interdit pas expressément d’appliquer la présomption demandée, il convient donc de l’autoriser. Cependant, une interprétation de l’article 10, en suivant son sens grammatical et ordinaire, amène à conclure que l’annexe constitue un code complet qui, sauf indication contraire, régit le classement des marchandises par numéro tarifaire à mesure qu’elles sont importées ou à mesure que l’on demande une décision anticipée. Là encore, les demandeurs n’allèguent pas qu’il existe ailleurs des directives sur la manière dont les agents de l’ASFC doivent procéder au classement tarifaire. Compte tenu de ces deux seules observations, je suis d’avis que la manière dont l’ASFC interprète le Tarif est raisonnable, car une interprétation ordinaire de la législation frontalière de l’ASFC confirme que les marchandises sont classées au cas par cas par numéro tarifaire et par pays d’origine.

[46] Pour ce qui est de la question de la charge de la preuve, au paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes, les demandeurs font valoir que l’application de cette disposition en combinaison avec l’article 43.1, qui permet aux agents de l’ASFC de rendre des décisions anticipées, permettrait à d’éventuels importateurs de demander une décision anticipée et ils seraient ensuite tenus de fournir une preuve établissant que les marchandises n’ont pas été produites au moyen du travail forcé ou qu’elles ne proviennent pas du Xinjiang. De plus, ils soutiennent que la collaboration avec EDSC mentionnée par le gestionnaire des programmes est une délégation de pouvoir inadmissible de la part de l’ASFC (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 93). Avec égards, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une interprétation raisonnable des commentaires du gestionnaire des programmes que de faire valoir que ce recours à EDSC est assimilable à une délégation de responsabilité conférée par la loi. Dans son courriel, ce gestionnaire indique que l’ASFC [traduction] « collabore étroitement avec EDSC pour déterminer les marchandises produites par du travail forcé et empêcher leur entrée au Canada » et que [traduction] « EDSC effectue des recherches et des analyses au sujet d’entreprises que l’on soupçonne de recourir au travail forcé pour produire des marchandises et qui les importent au Canada. L’ASFC se sert de ces informations pour identifier et intercepter les cargaisons contenant des marchandises que l’on soupçonne d’avoir été produites par du travail forcé ». Cette explication semble simplement décrire la manière dont fonctionne le processus par lequel les agents de l’ASFC interceptent des marchandises. Le gestionnaire des programmes ne laisse en aucun cas entendre qu’EDSC est habilité à se prononcer sur les marchandises ou les cargaisons qui sont interceptées. Il dit plutôt qu’EDSC effectue des recherches qui aident les agents de l’ASFC à prendre ces décisions.

[47] En outre, aux termes du paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes, il incombe à l’importateur de prouver l’origine des marchandises et leur conformité à la Loi lorsqu’il est « partie à la procédure » ou « inculpé ». Les demandeurs soutiennent qu’en se livrant à un processus d’identification de marchandises irrégulières l’ASFC [TRADUCTION] « assume une charge de la preuve qui ne lui incombe pas », mais le paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes énonce que cette charge n’existe que lorsqu’une procédure est engagée ou qu’une infraction est alléguée, pas avant. Je suis donc d’avis que la disposition ne s’applique pas lorsqu’une détermination initiale est effectuée. Si les demandeurs souhaitent faire valoir que le mot « procédure » englobe un classement tarifaire initial, ils n’ont fourni aucune explication ni aucune source à l’appui de cette interprétation.

[48] L’argument de l’URAP selon lequel il faudrait recourir au droit international en tant qu’outil d’interprétation n’est pas très utile pour la prétention selon laquelle l’interprétation que fait l’ASFC du Tarif est déraisonnable. L’URAP consacre une part considérable de ses observations à l’établissement du principe général selon lequel la législation interne devrait être interprétée avec, comme contexte pertinent, le droit international dans les cas où celui‐ci a une incidence sur la même question. Le défendeur ne conteste pas ce point, mais il fait plutôt valoir que le tarif est conforme au droit international applicable que cite l’URAP, car le Canada a clairement adopté par voie législative une interdiction d’importer de n’importe quelle région du monde des marchandises qui ont été fabriquées, en tout ou en partie, par du travail forcé. Après tout, le Canada est libre de choisir la meilleure façon de remplir ses obligations issues de traités (Merck Frosst Canada Ltée c Canada (Santé), 2012 CSC 3; Takeda Canada Inc c Canada (Santé), 2013 CAF 13).

[49] Non seulement s’agit‐il là d’une interprétation correcte de la législation interne, mais ni les demandeurs ni l’intervenante n’ont déposé ou souligné un élément de preuve qui amènerait à croire que les obligations internationales du Canada et l’objectif législatif général ne sont pas respectés. Rien ne prouve que le régime législatif actuel n’est pas efficace pour ce qui est d’empêcher l’importation au Canada de marchandises fabriquées ou produites, en tout ou en partie, au moyen du travail forcé. Et même si cette preuve existait, les demandeurs et l’intervenante ne sont pas parvenus non plus à établir en quoi elle rendrait déraisonnable l’interprétation de l’ASFC selon laquelle elle n’a pas le pouvoir légal d’appliquer la présomption demandée.

V. Conclusion

[50] Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire. À mon avis, le courriel du gestionnaire des programmes ne constitue pas un objet valide de la demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs n’ont pas qualité pour déposer la présente demande et, en tout état de cause, le gestionnaire des programmes interprète le Tarif de manière raisonnable.

[51] Le défendeur a réclamé ses dépens, mais ni les demandeurs ni l’intervenante ne l’ont fait. J’exerce donc le pouvoir discrétionnaire dont je dispose pour n’en adjuger aucuns.


JUGEMENT dans le dossier T‐259‐21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐259‐21

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE DAVID KILGOUR, MARIA REISDORF, MAYA MITALIPOVA, CANADIANS IN SUPPORT OF REFUGEES IN DIRE NEED (CSRDN) c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, CANADA (AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS) et UYGHUR RIGHTS ADVOCACY PROJECT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA juge GAGNÉ, j.c.a.

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR Les demandeurs

 

Dayna Anderson

Beth Tait

Alicia Dueck‐Read

 

POUR Le défendeur

 

Sarah Teich

 

POUR L’INTERVENANTE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR Le défendeur

 

Sarah Teich

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 

 

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