Date : 20220405
Dossier : IMM-3382-21
Référence : 2022 CF 479
Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022
En présence de l’honorable madame la juge Roussel
ENTRE :
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NERIO MIGUEL GONZALEZ JIMENEZ
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Contexte
[1] Le demandeur, Nerio Miguel Gonzalez Jimenez, est citoyen du Venezuela et de la Colombie. Au Canada depuis le mois de juin 2018, le demandeur craint de retourner dans ces deux (2) pays en raison de ses opinions politiques à l’encontre du régime en place au Venezuela, dont l’influence s’étendrait en Colombie, où les immigrants vénézuéliens seraient aussi victimes de xénophobie et de discrimination.
[2] Le 3 février 2020, la Section de la protection des réfugiés [SPR] conclut que le demandeur est crédible, mais estime qu’il ne peut bénéficier ni de la protection de l’État, ni de la possibilité de refuge interne [PRI] au Venezuela. Elle juge toutefois qu’il n’a pas démontré, par une preuve claire et convaincante, que la Colombie était incapable de le protéger.
[3] En appel devant la Section d’appel des réfugiés [SAR], le demandeur fait valoir que la SPR a erré dans son évaluation de la protection de l’État en Colombie, a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision et a fait preuve de partialité en ne lui accordant pas le bénéfice du doute.
[4] Dans une décision rendue le 27 avril 2021, la SAR confirme la décision de la SPR, mais pour des motifs différents. Contrairement à la SPR, la SAR est d’avis que la question déterminante n’est pas celle de la protection de l’État colombien, mais plutôt celle du risque prospectif auquel le demandeur pourrait faire face en Colombie. Elle estime que la question du risque prospectif n’est pas une nouvelle question puisque le demandeur soulève dans son mémoire que la décision de la SPR manque de fondement concernant ses craintes en Colombie. Quant aux autres arguments du demandeur, la SAR confirme qu’il y a eu bris d’équité procédurale, notamment dans l’analyse plutôt laconique de la SPR sur la protection de l’État en Colombie. Elle juge de plus que le demandeur n’a pas appuyé son allégation de partialité sur des preuves concrètes, et que le critère établi dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, n’a pas été satisfait.
[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Il reproche notamment à la SAR d’avoir manqué à son obligation d’équité procédurale en se prononçant sur une question qui n’a pas été soulevée en appel. Il soutient également qu’elle a erré dans l’appréciation de la preuve documentaire.
II.
Analyse
[6] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35).
[7] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit se demander si la décision possède les « caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov au para 99). De plus, il « incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable »
(Vavilov au para 100).
[8] En ce qui a trait à l’allégation de manquement à l’équité procédurale, le rôle de cette Cour est de déterminer si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-56).
[9] Le demandeur soutient que la SAR a violé son droit à l’équité procédurale en se prononçant sur le risque prospectif en Colombie. Puisqu’il s’agissait d’une « question nouvelle »
, la SAR avait l’obligation de lui permettre de présenter ses observations sur la question.
[10] La Cour est d’accord.
[11] Dans Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600, la Cour a défini ainsi une « nouvelle question »
:
[25] […] Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.
[12] Lorsqu’une nouvelle question est soulevée par la SAR, elle doit généralement aviser les parties afin qu’elles puissent présenter des observations sur cette question (Herrera Salas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1363 au para 18; Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896 au para 22; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 aux para 66-67; Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551 au para 12).
[13] En l’espèce, la décision de la SPR porte principalement sur l’absence de protection de l’État et de PRI au Venezuela pour le demandeur et son épouse, cette dernière ne possédant que la citoyenneté du Venezuela. La SPR accorde à l’épouse du demandeur le statut de réfugiée. Toutefois, puisque le demandeur possède également la citoyenneté colombienne, elle se penche ensuite sur la protection de l’État en Colombie. Sous la rubrique « Protection de l’État – Colombie »
, qui comporte seulement quatre (4) brefs paragraphes, la SPR conclut que le demandeur n’a pas démontré, par une preuve claire et convaincante, que l’État de la Colombie ne voulait pas, ou ne pouvait pas, lui offrir une protection adéquate.
[14] Dans son mémoire d’appel devant la SAR, le demandeur précise d’emblée que tous ses nouveaux éléments de preuve « contredisent la conclusion de la SPR concernant la protection adéquate de l’état [sic] colombien pour [le demandeur] »
. Il reproche ensuite à la SPR son analyse laconique et déficiente de la protection de l’État. Même s’il est effectivement question à quelques endroits dans le mémoire d’appel du demandeur de la possibilité de persécution en Colombie, ses arguments visent plutôt à démontrer l’incapacité de la Colombie à le protéger. Les éléments sur lesquels s’appuie la SAR pour conclure qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle question doivent être interprétés dans le contexte dans lequel le demandeur les a plaidés, soit quant à l’absence de protection de l’État colombien.
[15] Le défendeur s’appuie sur la décision dans l’affaire Baez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 457 [Baez], pour alléguer que le risque prospectif n’est pas une nouvelle question puisqu’il s’agit d’un élément central à toute demande d’asile. Il invoque notamment le passage suivant de la décision :
[10] D’autre part, la SAR avait compétence pour examiner la question de risque prospectif. En l’espèce, la SAR n’a pas violé l’équité procédurale en déterminant que, même si elle croyait le demandeur sur tous les éléments mis en preuve, elle tirerait tout de même la conclusion que le demandeur n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités qu’il pourra faire face à un risque prospectif (para 69 de la décision de la SAR). Il ne s’agit pas d’une question nouvelle, comme le prétend le demandeur, l’existence d’un risque prospectif est toujours un élément central du droit à la protection prévue à l’article 97 de la LIPR (Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678 au para 40). Il est clair en lisant le paragraphe 19 de la décision de la SPR, à la lumière de l’ensemble de sa décision que la SPR avait également à l’esprit l’inexistence d’un risque prospectif et qu’elle a statué à ce sujet, sinon explicitement, du moins de manière implicite.
[Soulignement ajouté.]
[16] Le défendeur fait valoir qu’en l’espèce, la SPR a elle aussi implicitement tenu compte de la question du risque prospectif. Pour soutenir sa position, il se réfère au paragraphe de la décision de la SPR dans lequel elle mentionne que la preuve n’indique pas que des éléments en lien avec le pouvoir vénézuélien agissent sur le territoire colombien.
[17] La Cour juge l’argument du demandeur mal fondé.
[18] Premièrement, il importe de distinguer l’affaire Baez du présent dossier. Dans Baez, le demandeur n’avait pas contesté devant cette Cour la raisonnabilité des multiples conclusions de crédibilité à son égard. Il s’était limité à invoquer la question de l’équité procédurale. La Cour a noté qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer l’affaire puisque le récit du demandeur n’était pas crédible, ce qui rendait la conclusion d’absence de risque prospectif raisonnable. Or, en l’espèce, la SPR a jugé le demandeur crédible. De plus, la question du risque prospectif constitue l’une des questions déterminantes pour la SAR.
[19] Deuxièmement, bien que la question du risque prospectif demeure une question centrale à toute demande d’asile, il n’en demeure pas moins que la SPR n’a pas tiré de conclusion définitive sur cet élément, faisant en sorte que le demandeur n’a pas soulevé la question en appel. La SAR reconnait d’ailleurs, lorsqu’elle analyse la situation du demandeur sous l’angle du risque prospectif, que ce dernier n’a pas fourni davantage de précisions dans son mémoire d’appel quant à son argument selon lequel « la SPR n’aurait pas pris en compte son témoignage et ses nombreuses explications pour justifier sa revendication et ses craintes concernant la Colombie »
. Or, l’absence de précisions découle du fait que les arguments du demandeur portaient plutôt sur la protection de l’État. La Cour est d’avis que la base sur laquelle s’appuie la SAR pour se prononcer sur le risque prospectif du demandeur est trop mince pour que cette question devienne la question déterminante en appel.
[20] La Cour reconnait que la ligne est ténue entre la situation où la SAR soulève et aborde une nouvelle question et la situation où elle ne fait qu’étayer une conclusion déjà existante. Toutefois, en l’espèce, la question du risque prospectif ne faisait pas partie des moyens d’appel soulevés par le demandeur, et la Cour estime qu’il s’agit d’un nouveau motif sur lequel s’est appuyée la SAR pour rejeter l’appel. La SAR aurait dû offrir au demandeur la possibilité de présenter des observations pour y répondre. Dans ces circonstances, la Cour conclut qu’il a eu manquement à l’équité procédurale.
[21] Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de considérer les autres arguments du demandeur.
[22] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant la SAR pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment. Il se peut très bien que le résultat soit le même lors du réexamen de l’affaire. Cependant, il est essentiel que le demandeur ait la possibilité de formuler des observations sur la question de son risque prospectif en Colombie.
[23] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.
JUGEMENT au dossier IMM-3382-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
L'intitulé de la cause est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme le défendeur approprié;
La décision de la Section d’appel des réfugiés, datée du 27 avril 2021 est annulée;
L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment; et
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Sylvie E. Roussel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3382-21
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INTITULÉ :
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GONZALEZ JIMENEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 10 FÉVRIER 2022
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JUGEMENT ET motifs :
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LA JUGE ROUSSEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 5 AVRIL 2022
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COMPARUTIONS :
Nancy Cristina Muῆos Ramirez
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Pour LE DEMANDEUR
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Evan Liosis
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
ROA Services juridiques
Montréal (Québec)
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Pour LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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