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Date : 20220405


Dossier : T-1099-21

Référence : 2022 CF 466

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

MOHAMED SID SEGHIR

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Jusqu’en mars 2020, Mohamed Sid Seghir était un chauffeur de taxi avec 25 ans d’expérience. L’arrivée de la pandémie COVID-19 a suscité des inquiétudes chez M. Sid Seghir en raison de ses antécédents médicaux. Alors, le 19 mars 2020, il a décidé de rester chez lui pendant un certain temps avant de reprendre son travail. Il n’a jamais pu y retourner. Ses collègues lui ont informé qu’il n’était pas rentable de louer un taxi pendant la pandémie et que seulement les propriétaires des taxis pouvaient s’en sortir. M. Sid Seghir n’appartient pas son propre taxi et la propriétaire de son taxi a refusé de diminuer son loyer.

[2] À compter du 27 octobre 2020, M. Sid Seghir a soumis des demandes pour la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), une mesure introduite par le gouvernement du Canada pour offrir un soutien financier aux employés et aux travailleurs indépendants canadiens directement touchés par les impacts de la COVID-19. Ces demandes ont été acceptées sans examen et M. Sid Seghir a reçu des prestations correspondant aux périodes demandées. Le 9 juin 2021, après deux examens distincts de son dossier, un agent de l’Agence du revenu du Canada (ARC) a conclu que M. Sid Seghir a quitté son emploi volontairement et que son absence d’emploi et sa baisse de revenu n’étaient pas liées à la COVID-19. Conséquemment, l’agent a conclu que M. Sid Seghir n’était pas admissible à la PCRE et devrait rembourser les versements reçus à l’ARC.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent n’est pas raisonnable. Elle n’a pas tranché la question centrale de l’analyse de l’admissibilité, à savoir si M. Sid Seghir n’exerçait pas d’emploi pour des raisons liées à la COVID-19 au cours des périodes de deux semaines pertinentes entre le 11 octobre 2020 et le 22 mai 2021. Les motifs de l’agent, qui portaient sur le fait que M. Sid Seghir a initialement quitté son emploi en mars 2020 sans recommandation médicale ou mise à pied et que des mesures de sécurité ont été mises en place dans le domaine de taxis, ne sont pas logiquement liés à cette question centrale pour justifier la décision.

[4] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et la détermination de l’admissibilité de M. Sid Seghir à la PCRE est renvoyée pour réexamen par un autre agent de l’ARC.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] La demande de M. Sid Seghir soulève les questions en litige suivantes :

  1. Les faits supplémentaires présentés par M. Sid Seghir sont-ils admissibles dans le cadre de cette demande?

  2. La décision de l’agent concluant que M. Sid Seghir n’était pas admissible pour la PCRE est-elle raisonnable?

  3. Si non, quelle réparation devrait être accordée par la Cour?

[6] La deuxième de ces questions, qui porte sur le bien-fondé de la décision, commande l’application de la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25. Une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle : Vavilov aux para 102–107. La Cour effectuant le contrôle sur la norme de la décision raisonnable centre son attention sur la décision qu’a rendue le décideur administratif, y compris sa transparence, son intelligibilité, et sa justification, et non sur la conclusion que la Cour aurait prise à la place : Vavilov au para 15.

[7] Les autres questions sont des questions de procédure et de redressement. Elles sont à décider sans appliquer une norme de contrôle.

[8] Je note aussi à ce stade que la demande de M. Sid Seghir désigne l’ARC comme défendeur. À la demande du procureur général du Canada, sans objection de M. Sid Seghir et en conformité avec la règle 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’intitulé de la cause est modifié de façon à ce que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur.

III. Analyse

A. La Cour ne peut pas recevoir les preuves supplémentaires

[9] Dans son avis de demande ainsi que dans ses plaidoiries écrites, M. Sid Seghir affirme que la propriétaire de son taxi a choisi de reprendre possession du taxi en mars 2020 étant donné l’instabilité et la précarité de la situation présentée par l’éclosion de la COVID-19. M. Sid Seghir n’a pas présenté ce fait particulier à l’agent de l’ARC lors du processus de validation de sa demande de PCRE. Le dossier de l’ARC déposé auprès de la Cour contient les notes prises par les agents qui ont eu des conversations téléphoniques avec M. Sid Seghir tout au long du processus. Tel que discuté plus en détail ci-dessous, ces notes comprennent certaines explications fournies par M. Sid Seghir, y compris la référence à la propriétaire de son taxi. Par contre, elles ne font pas mention du fait qu’elle a choisi de reprendre possession du taxi.

[10] Dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour est d’examiner la légalité de la décision du décideur administratif, y compris sa raisonnabilité dans le contexte juridique et factuel présenté au décideur. Il n’est pas à la Cour de rendre une nouvelle décision sur le fond : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 18 [Access Copyright (2012)]. En fonction de ce rôle, le dossier de preuve devant la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite généralement au dossier de preuve dont disposait le décideur : Access Copyright (2012) au para 19. Les exceptions à ce principe général sont limitées : Access Copyright (2012) au para 20.

[11] Aucune de ces exceptions ne s’applique dans le cas actuel. Il n’y a aucune indication que M. Sid Seghir ait effectivement mentionné la décision de la propriétaire de reprendre possession du taxi aux agents de l’ARC, et que ce n’était tout simplement pas enregistré dans leurs notes. Au contraire, les prétentions de M. Sid Seghir notent qu’il « n’avait malheureusement pas insisté auprès de l’agent sur le fait que son taxi lui avait été retiré ». En conséquence, ce fait n’est pas admissible devant cette Cour, même s’il avait été soutenu par un affidavit, ce qui n’était pas le cas : Access Copyright (2012) au para 19.

[12] Ces principes ont été expliqués à l’avocat de M. Sid Seghir lors de l’audience. La Cour a également rejeté les demandes de M. Sid Seghir de faire témoigner la propriétaire du taxi lors de l’audience ou de déposer un affidavit supplémentaire de sa part pour les mêmes motifs ainsi que des préoccupations supplémentaires concernant leur caractère tardif. L’audience de la présente demande de contrôle judiciaire a donc procédé sur la base des faits tels que présentés dans le dossier devant l’agent de l’ARC au moment de sa décision. L’analyse de la décision par la Cour se fera sur la même base.

[13] Il est à noter à cet égard que l’affidavit déposé par le procureur général est admissible, à l’exception mineure d’une phrase. Cet affidavit, affirmé par l’agent qui a pris la décision rejetant l’admissibilité de M. Sid Seghir, comprend deux parties. La première offre une description générale de la PCRE et le processus de validation d’une demande de PCRE par l’ARC. Cette partie « contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire » et elle est admissible comme relevant de l’une des exceptions à la règle générale : Access Copyright (2012) au para 20(a). La deuxième partie donne un survol des demandes de M. Sid Seghir et les informations qui y figurent et joint en tant que pièces des extraits du dossier de l’ARC. Cette partie, qui clarifie surtout l’information devant le décideur au moment de la décision, est conforme avec les règles 307 et 310 des Règles des Cours fédérales : Canada (Procureur général) c Canadian North Inc, 2007 CAF 42 aux para 3–5, 7–9, 12; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c Alberta, 2015 CAF 268 aux para 17–22.

[14] Cependant, la déclaration dans l’affidavit que l’agent, dans le cadre de son examen, a « consulté les documents fournis par le demandeur […] ainsi que les renseignements et documents suivants » est inadmissible. Cette déclaration, qui indique non seulement quels documents étaient devant lui au moment de sa décision, mais lesquels il a consultés risque d’ajouter des faits au dossier et/ou des motifs à la décision. Même si cette déclaration est conforme avec celle dans la décision du 9 juin 2020 à l’effet que l’agent a « examiné attentivement les renseignements que vous avez fournis », et que la déclaration dans l’affidavit ne change rien dans le contexte de la présente affaire, je ne m’y fie pas aux fins de la présente décision.

B. La décision n’est pas raisonnable

(1) Cadre juridique et factuel

[15] La Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, ch 12, art 2 [LPCRE] est entrée en vigueur le 2 octobre 2020. Cette loi établit la PCRE, ainsi que la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique et la Prestation canadienne de relance économique pour les proches aidants. La loi prévoit le versement des prestations d’entre $300 et $500 par semaine, avant retenues d’impôt, sur la base des périodes de deux semaines : LPCRE, arts 7–9.

[16] L’article 3 de la LPCRE spécifie les conditions d’admissibilité pour la PCRE. Il y en a plusieurs, mais celles qui sont pertinentes à la présente affaire se trouvent à l’alinéa 3(1)(f) et (i) de la LPCRE :

Admissibilité

Eligibility

3 (1) Est admissible à la prestation canadienne de relance économique, à l’égard de toute période de deux semaines comprise dans la période commençant le 27 septembre 2020 et se terminant le 23 octobre 2021, la personne qui remplit les conditions suivantes :

3 (1) A person is eligible for a Canada recovery benefit for any two-week period falling within the period beginning on September 27, 2020 and ending on October 23, 2021 if

[…]

[…]

f) au cours de la période de deux semaines et pour des raisons liées à la COVID-19, à l’exclusion des raisons prévues aux sous-alinéas 17(1)f)(i) et (ii), soit elle n’a pas exercé d’emploi — ou exécuté un travail pour son compte —, soit elle a subi une réduction d’au moins cinquante pour cent — ou, si un pourcentage moins élevé est fixé par règlement, ce pourcentage — de tous ses revenus hebdomadaires moyens d’emploi ou de travail à son compte pour la période de deux semaines par rapport à :

(f) during the two-week period, for reasons related to COVID-19, other than for reasons referred to in subparagraph 17(1)(f)(i) and (ii), they were not employed or self-employed or they had a reduction of at least 50% or, if a lower percentage is fixed by regulation, that percentage, in their average weekly employment income or self-employment income for the two-week period relative to

(i) tous ses revenus hebdomadaires moyens d’emploi ou de travail à son compte pour l’année 2019 ou au cours des douze mois précédant la date à laquelle elle présente une demande, dans le cas où la demande présentée en vertu de l’article 4 vise une période de deux semaines qui débute en 2020,

(i) in the case of an application made under section 4 in respect of a two-week period beginning in 2020, their total average weekly employment income and self-employment income for 2019 or in the 12- month period preceding the day on which they make the application, and

(ii) tous ses revenus hebdomadaires moyens d’emploi ou de travail à son compte pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des douze mois précédant la date à laquelle elle présente une demande, dans le cas où la demande présentée en vertu de l’article 4 vise une période de deux semaines qui débute en 2021;

(ii) in the case of an application made under section 4 in respect of a two-week period beginning in 2021, their total average weekly employment income and self-employment income for 2019 or for 2020 or in the 12-month period preceding the day on which they make the application;

[…]

[…]

i) elle a fait des recherches pour trouver un emploi ou du travail à exécuter pour son compte au cours de la période de deux semaines;

(i) they sought work during the two-week period, whether as an employee or in self-employment;

[…]

[…]

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[17] M. Sid Seghir a soumis des demandes de PCRE pour 14 périodes de deux semaines entre le 11 octobre 2020 et le 22 mai 2021. Les neuf premières de ces demandes ont été acceptées sans examen et les prestations ont été versées.

[18] Le 19 mars 2021, le dossier de M. Sid Seghir a été sélectionné pour un premier examen de son admissibilité. Aux mois d’avril et de mai 2021, M. Sid Seghir a envoyé des documents à l’ARC et il a eu plusieurs conversations téléphoniques avec des agents de l’ARC. Les notes de ces entrevues dans le système informatique de l’ARC indiquent que M. Sid Seghir a déclaré qu’il est chauffeur de taxi depuis 25 ans et qu’il est arrêté au mois de mars 2020. Comme le souligne le procureur général, les notes démontrent que M. Sid Seghir a invoqué plusieurs facteurs expliquant sa décision d’arrêter de travailler en mars 2020 lors des appels avec les agents de l’ARC. Le 8 avril 2021, il a expliqué qu’il ne travaillait pas depuis mars 2020 à cause d’une période de convalescence à la suite d’une chirurgie pour un cancer et des recommandations médicales qu’il avait reçu de ne pas avoir de contact direct avec sa clientèle. Le 20 avril 2021, il a dit que son travail avait cessé parce que les gens font du télétravail et n’ont donc plus besoin de ses services comme chauffeur de taxi.

[19] Le 27 mai 2021, M. Sid Seghir a reçu un appel de l’agent responsable du premier examen de son dossier. Lors de cet appel, M. Sid Seghir a raconté qu’en mars 2020, il a essayé de faire diminuer le loyer de son taxi, mais la propriétaire a refusé. Il a aussi fait référence à sa santé délicate suite à sa chirurgie pour le cancer en 2015 et ses inquiétudes envers la contraction de la COVID-19. Il a déclaré que pendant la période de PCRE, il a « tout de même contacté des amis qui lui ont déconseillé de louer un véhicule pour faire le taxi car les revenus ne permettaient pas de couvrir les charges de locations, seuls les propriétaires pouvaient s’en sortir ».

[20] L’agent responsable du premier examen a conclu sur la base de ces informations que M. Sid Seghir n’est pas admissible à la PCRE parce qu’ (i) il a quitté son emploi volontairement; (ii) il ne travaille pas pour des raisons autres que la COVID-19; et (iii) il est capable de travailler, mais ne cherche pas d’emploi. L’agent a rendu une décision le 3 juin 2021 à cet effet.

[21] Ayant pris connaissance de la décision le jour même, M. Sid Seghir a contacté l’ARC. Il a réaffirmé qu’il a quitté son travail en raison de son état de santé et de la COVID-19. Il a expliqué qu’il était à la recherche d’emploi comme chauffeur d’autobus. Dans une deuxième conversation cette même journée avec un autre agent, M. Sid Seghir a dit, entre autres choses, qu’il était en situation de détresse. Suivant un appel avec le chef d’équipe de l’ARC, un deuxième examen a été initié.

[22] Lors du deuxième examen, les notes d’un appel daté du 4 juin 2021 indiquent que M. Sid Seghir a dit que « le gouvernement [a] offert au propriétaire de taxi de racheter les véhicule[s] et du même coup [il] ne pouvai[t] plus lou[er] le taxi qu’il utilisai[t] ». Il a quand même confirmé qu’il a cessé de conduire un taxi le 19 mars, soit avant l’annonce officielle des prestations d’urgence. Son plan n’était pas de demander des prestations, mais de retourner au travail sous peu, ce qu’il n’a jamais pu faire.

[23] Suite à cet appel, M. Sid Seghir a déposé des relevés bancaires; son permis d’apprenti conducteur pour les véhicules plus lourds dont les autobus, valide du 29 septembre 2020; ainsi que quelques documents médicaux confirmant un rendez-vous médical au mois de janvier 2021 et un autre attendu au mois de juillet 2021.

(2) La décision de l’agent de l’ARC

[24] L’agent de l’ARC responsable du deuxième examen a rendu sa décision le 9 juin 2021. Dans sa lettre de décision de cette date, l’agent a identifié les motifs suivants pour sa conclusion que M. Sid Seghir n’est pas admissible à la PCRE :

Vous ne rencontrez pas le critère suivant :

- Vous ne travaillez pas pour des raisons autres que la COVID-19.

- Vous n’avez pas eu une baisse de 50 % de votre revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[25] La lettre indique que puisque M. Sid Seghir ne satisfait pas aux critères d’admissibilité, toutes futures demandes à la PCRE seront refusées « à moins que vous puissiez fournir la preuve que vous êtes en mesure de satisfaire aux critères d’admissibilités ».

[26] Les motifs de l’agent pour cette décision se trouvent dans un « Rapport de Deuxième Examen ». Ce rapport comprend un sommaire de l’historique du dossier, une reproduction des notes au dossier des échanges avec M. Sid Seghir et la revue du deuxième agent. Dans une boîte intitulée « Expliquez votre décision », l’agent a écrit comme suit :

Le Contribuable à quitter volontairement son emploi en Mars 2020 sans avoir une recommandation médicale ou mise à pied en raison de la covid-19. Son domaine d’emploi (Taxi) était plus tranquille vrai pendant la pandémie, mais les mesures nécessaire avait été prise pour rendre sécuritaire leur travail aussi peu qu’il soit.

[Reproduit tel que rédigé.]

[27] En l’espèce, nul ne conteste que (i) les motifs de l’agent sont ceux qui sont présentés dans sa lettre et dans le rapport, lus dans le contexte du dossier; (ii) la décision de l’agent est fondée exclusivement sur l’alinéa 3(1)(f) de la LPCRE et il a donc accepté que M. Sid Seghir était à la recherche d’un emploi, tel que requis par l’alinéa 3(1)(i) de la LPCRE; et (iii) la décision n’est pas fondée sur la question à savoir s’il y avait une baisse de revenu, mais seulement sur la conclusion que M. Sid Seghir ne travaillait pas pour des raisons non liées à la COVID-19.

(3) La décision n’est pas raisonnable

[28] Selon l’alinéa 3(1)(f) de la LPCRE, la question à laquelle l’agent devait répondre était à savoir si, pendant la période de deux semaines—ou pendant chacune des périodes de deux semaines en question—M. Sid Seghir n’exerçait pas d’emploi pour des raisons liées à la COVID-19. Dans ses explications pour la décision, reproduites ci-haut au paragraphe [26] , l’agent a effectivement donné deux motifs pour sa conclusion : (1) M. Sid Seghir a quitté son emploi volontairement sans recommandation médicale ou mise à pied liée à la COVID-19; et (2) les mesures sanitaires ont été mises en place pour rendre le travail de chauffeur de taxi sécuritaire.

[29] Les circonstances dans lesquelles un contribuable quitte son emploi sont indubitablement pertinentes à la question à savoir si le contribuable ne travaille pas dans la période de deux semaines pour les raisons liées à la COVID-19. Par contre, les motifs donnés par l’agent ne répondent pas directement à cette question centrale. M. Sid Seghir a expliqué qu’il a décidé de rester à la maison momentanément au début de la pandémie parce qu’il avait des inquiétudes concernant les risques peu connus de la COVID-19, surtout à la lumière de ses antécédents médicaux. Dans ces circonstances, il me semble difficile d’accepter que cette décision était « volontaire » et non liée à la COVID-19, même dans l’absence d’une recommandation médicale.

[30] À cet égard, je ne peux pas accepter l’argument du procureur général que la décision de l’agent a été effectivement motivée par les différentes informations fournies par M. Sid Seghir à l’ARC par rapport à son arrêt de travail. L’agent n’a pas indiqué qu’il a trouvé une incohérence dans les déclarations de M. Sid Seghir. Il n’a pas non plus, selon ses motifs, tiré une conclusion négative quant à la crédibilité de M. Sid Seghir. Il a simplement noté que M. Sid Seghir n’a pas reçu de recommandation médicale ou de mise à pied.

[31] De toute façon, même si on accepte cette caractérisation, la question devant l’agent n’était pas à savoir si M. Sid Seghir a quitté son emploi volontairement ou non au mois de mars 2020. Elle était à savoir si les raisons pour lesquelles M. Sid Seghir ne travaillait pas en octobre 2020 étaient liées à la COVID-19. Dans son analyse de cette question, l’agent a abordé l’état de santé de M. Sid Seghir. Par contre, il n’a donné aucune considération aux déclarations de M. Sid Seghir selon lesquelles son intention en mars 2020 était de retourner sous peu au travail, mais que ce n’était pas possible puisque les gens travaillaient à domicile et ne prenaient plus de taxis, de sorte qu’il n’était plus rentable de louer un taxi pour travailler comme chauffeur. Ces déclarations étaient très pertinentes pour déterminer si M. Sid Seghir ne travaillait pas en octobre 2020 pour les raisons liées à la COVID-19. Si l’état de l’industrie du taxi dans la ville de M. Sid Seghir en octobre 2020 était, en raison de la pandémie, tel qu’il perdrait de l’argent s’il travaillait, il me semble au moins possible de conclure qu’il ne travaillait pas pour des raisons « liées » à la COVID-19. Mais, l’agent de l’ARC n’a pas abordé cette question.

[32] L’agent a clairement reconnu que l’industrie du taxi a été affectée par la COVID-19, notant que le domaine d’emploi de M. Sid Seghir « était plus tranquille ». Par contre, l’agent a simplement noté que des mesures avaient été prises pour rendre « sécuritaire » son travail. Il n’a pas examiné si M. Sid Seghir pouvait gagner du revenu en tant que chauffeur de taxi indépendant pendant la pandémie, mise à part la question des risques de santé. L’impossibilité de gagner un revenu comme chauffeur de taxi au mois d’octobre 2020, et donc l’impossibilité de travailler à son compte dans ce domaine, a été soulevée explicitement par M. Sid Seghir, mais elle n’a pas été attaquée de façon significative par l’agent. Un aspect important d’une décision raisonnable est qu’elle s’attaque de façon significative aux questions clés ou aux observations principales des parties : Vavilov au para 128.

[33] Le procureur général soutient que M. Sid Seghir n’était pas empêché de travailler comme chauffeur de taxi en octobre 2020 en raison des préoccupations liées à son état de santé, notant qu’il serait aussi en contact direct avec le public comme chauffeur d’autobus. Par contre, même s’il n’y avait pas d’empêchement médical, l’alinéa 3(1)(f) de la LPCRE n’exige pas que les « raisons liées à la COVID-19 » soient des raisons médicales. M. Sid Seghir a déclaré qu’il ne pouvait pas gagner de revenus comme chauffeur de taxi à cause de l’impact de la pandémie sur ce domaine de travail. Il incombait à l’agent d’évaluer de manière significative cette déclaration.

[34] Je conclus donc que la décision de l’agent n’est pas raisonnable parce qu’elle ne tient pas valablement compte des questions et préoccupations centrales et pertinentes de M. Sid Seghir sur la question centrale de l’alinéa 3(1)(f) de la LPCRE.

C. La Cour n’ordonnera pas une réparation de la nature de substitution indirecte

[35] M. Sid Seghir demande que la Cour reconnaisse son admissibilité à la PCRE, et ce, rétroactivement du 27 septembre 2020 jusqu’au 23 octobre 2021, date de fin de la PCRE. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada, « lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour » : Vavilov au para 141. À mon avis, il n’y a pas de raison dans ce cas de faire autrement.

[36] La Cour suprême a reconnu que la Cour de révision peut avoir une discrétion dans le cas approprié de prendre une décision à la place d’un tribunal au lieu de renvoyer l’affaire : Vavilov au para 142. Elle peut aussi ordonner effectivement à un tribunal de parvenir à une conclusion particulière, réalisant ainsi ce que l’on appelle la « substitution indirecte » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 aux para 78–82. Par contre, c’est seulement dans les cas rares qu’une telle réparation est appropriée : Vavilov au para 142; Tennant au para 80. Je ne suis pas satisfait qu’il s’agisse d’un de ces cas rares.

[37] La question de l’admissibilité de M. Sid Seghir à la PCRE est donc renvoyée à un autre agent de l’ARC pour détermination à nouveau.

IV. Conclusion

[38] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question de l’admissibilité de M. Sid Seghir à la PCRE est renvoyée à l’ARC pour détermination à nouveau par un autre agent.

[39] Conformément à l’accord intervenu entre les parties, M. Sid Seghir aura ses frais comme partie gagnante, d’une somme de $1 875.


JUGEMENT dans le dossier T-1099-21

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question de l’admissibilité de M. Sid Seghir à la Prestation canadienne de la relance économique est renvoyée à l’Agence du revenu du Canada pour détermination à nouveau par un autre agent.

  2. Le demandeur a droit à ses frais au montant de $1 875.

  3. L’intitulé de la cause est modifié de façon à ce que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1099-21

 

INTITULÉ :

MOHAMED SID SEGHIR c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Sophie Mongeon

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Olivier Charbonneau-Saulnier

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desroches Mongeon Avocats Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour lE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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