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Date : 20220405


Dossier : IMM‐167‐21

Référence : 2022 CF 430

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de madame la juge St‐Louis

ENTRE :

GEZIM VUSHAJ

MARIJE VUSHAJ

SAMANTHA VUSHAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Gezim Vushaj, le demandeur principal, son épouse, Mme Marije Vushaj, et leur fille mineure, Samantha Vushaj [collectivement, les demandeurs], sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 6 janvier 2021 par un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent]. L’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire] que les demandeurs ont présentée au Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Pour les motifs exposés ci‐dessous, je conclus que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de me convaincre que la décision de l’agent est déraisonnable à la lumière des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[3] Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 35 de l’arrêt Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana], « [i]l est incontestable qu’il incombait aux appelants d’établir le bien‐fondé des allégations contenues dans leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire ». En l’espèce, les demandeurs ont présenté peu d’observations à l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, si ce n’est des citations tirées de la jurisprudence, et ils n’ont déposé que peu d’éléments de preuve, voire aucun, concernant certaines questions, notamment celles touchant à l’intérêt supérieur des enfants. Dans les observations qu’ils ont présentées, les demandeurs sollicitent essentiellement que la Cour renverse la charge de la preuve afin d’imposer à l’agent le fardeau de démontrer qu’il n’y a pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire et que les demandeurs ne se heurteraient pas à des difficultés s’ils devaient présenter une demande à l’étranger, plutôt que l’inverse.

[4] Pour les motifs exposés ci‐dessous, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

[5] Comme toujours, il est important de comprendre les faits et les éléments de preuve dont disposait l’agent si l’on veut évaluer sa décision. En l’espèce, les demandeurs sont des citoyens de l’Albanie. En février 2012, M. Vushaj est entré au Canada et a présenté une demande d’asile. Mme Vushaj et Samantha sont quant à elles arrivées au Canada le 27 novembre 2013 et ont demandé l’asile le 11 janvier 2014. Les demandes d’asile des demandeurs étaient fondées sur la prétendue existence d’une vendetta en Albanie contre la famille Lumaj. Les demandeurs ont d’abord quitté l’Albanie pour se rendre en Italie en 2007, où est née Samantha, mais ils sont retournés en Albanie par crainte que la famille Lumaj puisse se rendre en Italie pour leur causer du tort.

[6] Le 3 novembre 2014, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs et a jugé que la question déterminante était celle de la crédibilité. La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs ne risquaient pas d’être victimes d’une vendetta s’ils retournaient en Albanie.

[7] Mme Vushaj et sa fille ont contesté la décision de la SPR dans le cadre d’une procédure distincte de celle de M. Vushaj. Le 13 mars 2015, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel de Mme Vushaj et de sa fille, mais la Cour fédérale a annulé la décision de la SAR le 29 février 2016, lors d’un contrôle judiciaire. La SAR a rendu une deuxième décision et a de nouveau rejeté l’appel. Le 16 mai 2017, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette deuxième décision de la SAR.

[8] Je m’arrête pour signaler que, le 11 février 2010, la SPR a conclu que deux autres membres de la famille Vushaj, à savoir Sokol et Drita, avaient démontré le bien‐fondé de leur demande d’asile au Canada fondée sur l’existence d’une vendetta.

[9] Les demandeurs ont présenté leur première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 1er avril 2015, demande qui a été rejetée le 20 septembre 2016. Le 28 mars 2018, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR] et, le 17 avril 2018, ils ont présenté leur deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ces deux demandes ont été examinées en même temps et ont toutes deux été rejetées le 22 août 2018. Les demandeurs ont déposé devant la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de chacune de ces décisions. Ils ont renoncé à contester la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et la Cour a refusé de leur accorder l’autorisation de contester la décision relative à la demande d’ERAR le 18 mars 2019.

[10] Le 27 mars 2019, les demandeurs ont déposé une troisième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans leur demande, ils ont d’abord soulevé les questions suivantes : 1) l’intérêt supérieur de leurs filles, Samantha et Sidni, pour laquelle ils ont fait valoir que Samantha est née en Italie et Sidni au Canada, que Samantha a seulement vécu dans des pays développés, qu’elle parle extrêmement bien l’anglais, qu’elle a noué de nombreuses amitiés ici au Canada et qu’elle réussit bien à l’école (ils ont fourni la copie de deux bulletins scolaires du primaire, ont ajouté que les enfants seraient privés de vivre dans un pays très développé et ont cité quelques éléments de jurisprudence); 2) leur établissement, notamment grâce à leur entreprise de nettoyage de fenêtres et leur engagement envers l’église; 3) les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives auxquelles ils seraient exposés en Albanie en raison des allégations de vendetta et de leur crainte de persécution fondée sur ces mêmes allégations.

[11] Le 4 juillet 2019, les demandeurs ont mis à jour leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Voici en quoi consistait cette mise à jour : 1) ils ont indiqué avoir eu leur deuxième enfant canadien le 30 mai 2019; 2) ils ont inclus les renseignements fiscaux des adultes; 3) ils ont fait valoir que la preuve documentaire récente montre essentiellement que l’économie albanaise se détériore et que le pays traverse une crise constitutionnelle; 4) ils ont précisé qu’ils se retrouveraient au chômage et qu’ils devraient essentiellement essayer de s’en sortir dans un pays économiquement défavorisé s’ils devaient retourner en Albanie; et 5) ils ont fait valoir qu’un renvoi vers le purgatoire économique que constitue l’Albanie ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants et entraînerait des difficultés déraisonnables, et ce, indépendamment du facteur de risque.

[12] Le 25 janvier 2020, les demandeurs ont à nouveau mis à jour leur demande et ils y ont ajouté ce qui suit : 1) des documents montrant qu’ils exploitent une entreprise, emploient des personnes et embauchent des sous-traitants; 2) des renseignements sur l’Albanie selon lesquels la situation politique serait plutôt catastrophique; 3) des affirmations selon lesquelles ils ont maintenant deux enfants nés au Canada et une née en Italie; et 4) des affirmations selon lesquelles la situation en Albanie est telle que les enfants seraient condamnés à vivre dans la pauvreté toute leur vie et qu’ils seraient privés de programmes d’éducation, de soins de santé et d’autres programmes sociaux raisonnables.

[13] Le 11 juillet 2020, les demandeurs ont une nouvelle fois mis à jour leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour souligner qu’ils exploitent une entreprise et joindre à la demande un affidavit et d’autres documents. M. Vushaj a indiqué qu’il s’inquiétait du bien‐être de ses enfants en Albanie, alléguant que le pays n’avait pas l’économie nécessaire pour les soutenir ni le système de santé lui permettant de faire face à une pandémie.

[14] Le 6 janvier 2020, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs a été rejetée.

III. La décision contestée

[15] La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est divisée en sept sections : 1) le contexte; 2) l’établissement; 3) les liens avec le Canada; 4) l’intérêt supérieur des enfants : i) l’accès à l’éducation et aux soins de santé en Albanie; 5) les conditions défavorables dans le pays; 6) les difficultés à présenter une demande à l’étranger; 7) la conclusion.

[16] Dans la section sur l’établissement, l’agent a précisé que le demandeur principal et son épouse exploitent une entreprise, Samantha Windows Inc. L’agent a examiné les lettres d’appui des demandeurs provenant d’entrepreneurs, mais a souligné qu’elles ne faisaient pas état des difficultés auxquelles les organisations seraient confrontées sans les contributions de l’entreprise des demandeurs. L’agent a également constaté que les demandeurs n’avaient présenté que peu ou pas d’éléments de preuve montrant que leurs employés seront incapables de trouver un emploi similaire si les demandeurs cessaient d’exploiter leur entreprise. Bien qu’il ait mentionné qu’il accordait un certain poids aux lettres d’un pasteur et d’amis, l’agent a souligné qu’elles étaient générales et parlaient peu des difficultés. L’agent a pris en considération le statut de travailleurs indépendants des demandeurs, mais a constaté qu’il n’y avait guère d’éléments de preuve concernant leur formation linguistique ou leur engagement communautaire.

[17] Au bout du compte, l’agent n’était pas convaincu que l’établissement des demandeurs au Canada était à ce point exceptionnel qu’il justifiait une dispense.

[18] En ce qui concerne les liens des demandeurs avec le Canada, l’agent a pris en considération le fait que le frère du demandeur principal et sa famille résident en permanence au Canada, ainsi que le fait que la mère du demandeur principal réside actuellement au Canada. L’agent a conclu qu’il existait d’autres moyens de communication.

[19] Pour ce qui est de la question de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a reconnu les répercussions négatives potentielles et la perturbation des routines quotidiennes des enfants, et il y a accordé un certain poids. Toutefois, l’agent a conclu que les enfants continueront d’avoir accès à un réseau de soutien affectif en Albanie et a souligné que les enfants canadiens continueront de jouir de tous les droits d’un citoyen canadien vivant à l’étranger. L’agent a également affirmé que les enfants continueraient d’être élevés et nourris par leurs parents, et il a souligné que, s’ils devaient retourner en Albanie, ils pourraient aussi jouir du soutien et de l’amour de leurs grands‐parents maternels et d’autres membres de la famille élargie.

[20] Au chapitre de l’accès à l’éducation et aux soins de santé en Albanie, l’agent a fait ses propres recherches indépendantes, a cité un document sur l’éducation et un rapport publié par l’Organisation mondiale de la santé sur le système de santé albanais et, plus particulièrement, sur le système de santé pendant la pandémie. L’agent a conclu que les demandeurs avaient présenté peu ou pas d’éléments de preuve pour montrer que leurs enfants ne seraient pas en mesure de recevoir une éducation ou des soins de santé en Albanie. L’agent a déclaré que, bien que l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs constitue l’aspect le plus convaincant de la demande, les répercussions négatives potentielles qu’entraînerait le rejet de la demande sur cet intérêt supérieur ne sont pas suffisantes pour justifier une dispense, que ce facteur soit pris en considération seul ou globalement, en conjonction avec l’établissement et les autres facteurs mentionnés.

[21] En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, l’agent a souligné que la demande d’asile des demandeurs devant la SPR avait été rejetée en raison d’un manque de crédibilité et de l’inexistence d’une crainte fondée de persécution, et il a accordé beaucoup de poids aux conclusions de la SPR et de la SAR. L’agent a déclaré que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que leur famille élargie en Albanie sera incapable de les soutenir ou de leur offrir une quelconque sécurité, et il a ajouté que les demandeurs continueront vraisemblablement à avoir des liens importants et viables en Albanie. Il a conclu que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour réfuter les conclusions de la SPR et de la SAR.

[22] Pour ce qui est de l’argument selon lequel il est difficile de présenter une demande à l’étranger, l’agent a souligné que le demandeur principal possédait des compétences transférables et a estimé que, même s’il était possible que les demandeurs gagnent moins d’argent en Albanie, les conditions défavorables dans ce pays sont généralisées. L’agent a accordé peu de poids à ce facteur.

[23] L’agent a conclu que la demande ne comportait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une dispense, et il n’a pas été convaincu que les motifs d’ordre humanitaire invoqués étaient justifiés au titre de l’article 25 de la Loi.

IV. Les questions dont la Cour est saisie

[24] Devant la Cour, les demandeurs soutiennent que l’agent 1) a appliqué le mauvais critère juridique lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants puisqu’il a évalué de façon erronée le soutien affectif qu’ils recevraient en Albanie, qu’il n’a pas tenu compte de la perte des compétences en anglais des enfants et qu’il a évalué de façon erronée le système de soins de santé et d’éducation en Albanie; 2) n’a pas tenu compte de la preuve relative aux conditions défavorables dans le pays lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants; 3) a écarté de façon déraisonnable la preuve concernant l’établissement des demandeurs au Canada.

[25] Compte tenu de la norme de contrôle applicable énoncée ci‐dessous, je reformulerais la question de la façon suivante : la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était‐elle raisonnable?

V. La norme de contrôle

[26] Je ne puis relever une question d’équité procédurale en l’espèce. La question consiste à savoir si la décision faisant l’objet du contrôle est raisonnable, et c’est la norme de la décision raisonnable qui soit s’appliquer (Vavilov). Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Vavilov, il existe une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique aux décisions administratives. La jurisprudence confirme que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable (Kisana, au para 18; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 au para 20). La Cour doit garder à l’esprit la retenue dont il faut faire preuve à l’égard des décisions rendues sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 64 [Kanthasamy]).

[27] Comme l’a souligné la Cour dans le cadre du contrôle d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, « [l]a cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir » (Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 au para 46 [Braud]). Les décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont « [...] hautement discrétionnaires, et une cour de révision ne devrait pas conclure que la décision d’un agent d’immigration est déraisonnable simplement parce que le résultat lui déplaît et qu’elle en aurait disposé autrement » (Braud, au para 52).

[28] Les conclusions rendues par un agent dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a affirmé que la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99). En fait, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

VI. Les questions en litige

A. Principes relatifs à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée au titre de l’article 25 de la Loi

[29] Il est important de répéter que la dispense accordée pour des motifs d’ordre humanitaire constitue un recours exceptionnel et extraordinaire, comme l’a souligné le juge Gascon dans la décision Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 15 [Semana] :

Il est de jurisprudence constante qu’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 15; Adams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193 [Adams], au paragraphe 30). Ce recours n’appartient pas aux catégories d’immigration normales, ou à ce qui est décrit comme « l’asile », par lesquelles les étrangers peuvent venir au Canada de façon permanente, mais constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels. Une telle exemption « ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile » ou aux demandeurs de résidence permanente déboutés (Kanthasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy CAF], au paragraphe 40).

[30] À cet égard, voir aussi Santiago c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 91 aux para 27 et 28, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Nizami, 2016 CF 1177 au para 16 et Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904 au para 24.

(1) L’agent a‐t‐il appliqué le mauvais critère juridique lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants puisqu’il a évalué de façon erronée le soutien affectif qu’ils recevraient en Albanie, qu’il n’a pas tenu compte de la perte des compétences en anglais des enfants et qu’il a évalué de façon erronée le système de soins de santé et d’éducation en Albanie?

[31] Un agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il statue sur leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). La décision sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur des enfants n’est pas suffisamment pris en compte (Kanthasamy, au para 39).

[32] Le fait que la situation serait peut‐être meilleure pour les enfants et, par la même occasion, pour l’ensemble des demandeurs s’ils restaient au Canada n’est pas le critère applicable. Comme l’a déclaré le juge de Montigny dans la décision Landazuri Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 481 au para 37 [Landazuri Moreno] :

En l’absence d’éléments probants de nature personnelle démontrant le contraire, l’agent pouvait raisonnablement conclure que l’intérêt supérieur des enfants était de demeurer aux bons soins de leurs parents et qu’on pouvait s’attendre raisonnablement que les difficultés associées à leur réinstallation seraient minimales compte tenu de leur jeune âge. Aucune preuve n’indiquait que les enfants n’accéderaient pas aux soins de santé et à l’éducation en Colombie ou au Mexique, et il n’était assurément pas suffisant de démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre que le pays d’origine de leurs parents. Il convient également de présumer que l’agent a examiné le rapport présenté par le demandeur, même s’il n’y a pas fait mention spécifiquement.

[33] Qui plus est, « [i]l n’y a pas de critère explicite que l’agent doit respecter lorsqu’il examine l’ISE, dès lors que l’agent est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants directement touchés et que l’intérêt de l’enfant est bien identifié et défini et examiné avec beaucoup d’attention au vu de l’ensemble de la preuve » (Babafunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 151 au para 70 citant Semana, au para 24).

[34] Cela étant dit, l’agent a répondu aux observations qui lui avaient été présentées par les demandeurs. En l’espèce, les demandeurs n’ont fourni que très peu d’observations et de documents à l’appui de leur allégation concernant l’intérêt supérieur de leurs enfants. Leurs observations consistaient essentiellement en un paragraphe décrivant l’âge des enfants et indiquant que l’aînée est scolarisée, parle anglais et a des amis. Les observations étaient uniquement accompagnées d’une copie de deux bulletins scolaires du primaire. Le dernier paragraphe mentionne que les services d’éducation et de santé en Albanie sont déficients. Les demandeurs ont mis à jour leur demande pour indiquer qu’un enfant est né au Canada.

[35] Au regard de ces observations, l’évaluation de l’agent, qui a mené ses propres recherches, est raisonnable.

[36] Je ne puis souscrire aux affirmations des demandeurs selon lesquelles l’agent n’a pas analysé le fait que leurs plus proches parents, un oncle, une tante, des grands‐parents et des cousins se trouvent au Canada. L’agent a rédigé une section précise sur les liens des demandeurs au Canada et il a tenu compte du frère et de la mère du demandeur principal, par exemple. Cependant, encore une fois, aucune preuve n’avait été produite en ce qui concerne la relation des enfants avec les membres de leur famille au Canada. Je présumerai que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a assuré que leur oncle pourrait se rendre en Albanie, mais cette erreur n’a aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision, car il ne s’agit pas d’un élément essentiel. En effet, « [l]es lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure » (Vavilov, au para 100).

[37] Les demandeurs ont cité le paragraphe 18 de la décision Yang c Canada (Sécurité Publique et Protection Civile), 2019 CF 1236 [Yang]. Je reproduis ici ce paragraphe :

En second lieu, la SAI s’est fondée sur des justifications et des conclusions que la Cour a déjà considérées comme déraisonnables quant à la capacité future des enfants de communiquer avec M. Yang, étant donné que l’épouse et les deux enfants de celui‐ci (tous les trois ayant la citoyenneté canadienne) ont déclaré qu’ils resteraient au Canada plutôt que de résider en Chine. La conclusion de la SAI selon laquelle les deux enfants pourraient communiquer par des moyens électroniques avec leur père ou le voir une fois par année à la faveur de leurs vacances n’abordait pas adéquatement les préoccupations qui ont été soulevées dans les éléments de preuve, dont une évaluation psychologique détaillée effectuée par le Dr Weir, qui a longuement décrit l’incidence sur ces deux enfants, et d’autres enfants vivant une situation analogue (en renvoyant à des études sur les effets à long terme de la séparation d’un parent à un jeune âge). En fait, la Cour a reconnu que les nourrissons peuvent tout simplement être trop jeunes pour nouer une relation avec un parent par vidéoconférence (voir, par exemple, la décision Oladele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 851 au par. 61).

[38] Je souligne que la décision Yang a été rendue dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] relativement à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et non dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 25. De plus, d’après ce que je comprends du paragraphe 18, la SAI avait conclu que les enfants pouvaient communiquer avec leur père par voie électronique, mais la Cour a formulé une mise en garde contre le fait d’entretenir une relation avec un parent par vidéoconférence. En l’espèce, l’agent ne propose pas une telle solution : il propose que les enfants puissent entretenir une relation par voie électronique avec la famille élargie, et non avec leurs parents. Au contraire, en l’espèce, les enfants seraient avec leurs parents. Je ne suis pas convaincue que le raisonnement de l’agent est erroné.

[39] L’argument sur les compétences linguistiques ne peut être retenu. À la lumière de l’ensemble de la décision, du contexte et de l’évaluation claire de l’intérêt supérieur des enfants réalisée par l’agent, il était raisonnable pour ce dernier de ne pas mentionner ou évaluer les compétences linguistiques en anglais, surtout compte tenu du manque d’éléments de preuve présentés par les demandeurs.

[40] En somme, les demandeurs prétendent que la situation du Canada est meilleure que celle de l’Albanie (comparaison des systèmes d’éducation et de soins de santé). Je ne pense pas que cet argument puisse être retenu. Bien que les conditions générales au Canada puissent être meilleures, cela ne saurait signifier que chaque demandeur doit rester au Canada. En effet, la Cour a déclaré qu’« [i]l ne suffit pas de décrire simplement les conditions générales qui sont pires dans le pays de renvoi, comparativement aux conditions prévalant au Canada. Le demandeur doit démontrer la probabilité que lui et ses enfants soient assujettis à ces conditions personnellement » (Landazuri Moreno, au para 36).

[41] En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel les enfants seraient exposés à un risque plus élevé de violence familiale et sexuelle, les demandeurs n’ont, là encore, rien présenté à cet égard dans le cadre de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et ils n’ont pas non plus démontré que les enfants seraient personnellement assujettis à ces conditions (Landazuri Moreno, au para 36).

[42] Au paragraphe 18 de la décision Garraway c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 286, la Cour a souligné qu’un « agent ne peut pas se contenter d’affirmer qu’il a accordé beaucoup de poids à l’intérêt des enfants : il doit en faire la démonstration ». En l’espèce, l’agent a démontré qu’il a tenu compte de la preuve et de l’intérêt des enfants.

[43] Dans l’ensemble, il ressort des motifs de l’agent en l’espèce que la décision concernant l’intérêt des enfants était raisonnable étant donné que peu d’observations avaient été fournies et que la preuve était insuffisante. L’évaluation n’était pas simplement basée sur la conclusion selon laquelle les enfants ne seraient pas exposés à des difficultés ou que leurs besoins fondamentaux seraient satisfaits en Albanie. Au contraire, les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve pour montrer que l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas protégé si ceux‐ci restaient avec leurs parents et s’installaient en Albanie en tant que cellule familiale. Je conviens avec le ministre que les arguments des demandeurs ne peuvent être retenus puisqu’ils ne sont pas étayés par la preuve.

(2) L’agent a‐t‐il omis de tenir compte de la preuve relative aux conditions défavorables dans le pays lorsqu’il a évalué l’intérêt supérieur des enfants?

[44] L’agent a relevé les conclusions de la SPR et de la SAR selon lesquelles le témoignage des demandeurs n’était pas crédible et qu’ils ne risquaient pas d’être victimes d’une vendetta s’ils devaient retourner en Albanie. L’agent a bien envisagé la possibilité que la famille soit mêlée à une vendetta, mais a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve permettant d’infirmer les conclusions de la SPR et de la SAR étant donné que des membres de leur famille continuent à vivre en Albanie et qu’aucune preuve ne montre qu’ils subissent des préjudices. Il n’était donc pas nécessaire que l’agent examine les répercussions d’un risque auquel seraient exposés les enfants dans ce contexte.

[45] Par ailleurs, l’agent n’était pas lié par la conclusion tirée par la SPR dans un autre dossier relativement à l’existence d’une vendetta, et ce, même si cette conclusion concernait la famille élargie des demandeurs. En ce qui concerne l’allégation des demandeurs relative à l’existence d’une vendetta, la SPR, la SAR et la Cour ont toutes confirmé qu’ils ne risquaient pas d’être victimes d’une vendetta, et l’agent a raisonnablement conclu qu’ils n’étaient pas parvenus à réfuter ces conclusions.

[46] Étant donné que l’agent ne s’est pas écarté du raisonnement de la SPR et de la SAR, je suis du même avis que le ministre. J’estime que la décision de l’agent à cet égard n’est pas déraisonnable.

(3) L’agent a‐t‐il déraisonnablement écarté la preuve de l’établissement des demandeurs au Canada?

[47] Étant donné que les demandeurs étaient au Canada depuis 2012, il était loisible à l’agent d’évaluer leur degré d’établissement en fonction de toutes les circonstances. Dans l’évaluation de l’agent, le degré d’établissement démontré par les demandeurs n’allait pas au‐delà de ce qui serait attendu dans pareilles circonstances.

[48] Il est inexact d’affirmer que l’agent a exigé des demandeurs qu’ils démontrent un degré exceptionnel d’établissement, et ce, sans leur fournir d’explication. L’agent a expliqué son raisonnement. Il a utilité le mot [traduction] « exceptionnel » dans sa décision. Cependant, comme l’a souligné le juge Grammond au paragraphe 29 de la décision Boukhanfra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 4 [Boukhanfra], « [l]e simple fait d’employer le mot exceptionnel, bien que cela soit malheureux, ne dicte pas la conclusion ». La lecture de la décision dans son ensemble ne me permet pas de conclure que l’agent a utilisé un libellé qui constitue une « formule type visant à dissimuler le fait [qu’il] a ignoré les faits qui démontrent la force de ces liens » (Boukhanfra, au para 29).

[49] L’agent a pris en compte l’établissement des demandeurs au Canada, particulièrement le fait qu’ils exploitent une entreprise. Toutefois, comme l’a souligné la Cour suprême du Canada au paragraphe 98 de l’arrêt Kanthasamy, il convient de faire preuve de retenue à l’égard de l’évaluation faite par l’agent des facteurs pris en compte. Au paragraphe 11 de la décision Villanueva c Canada (Citoyennté et Immigration), 2014 CF 585, la Cour a conclu que pareille évaluation du degré d’établissement était appropriée :

Dans le même ordre d’idées, je ne relève aucune erreur dans l’analyse de l’agent relative au degré d’établissement des demandeurs au Canada. L’agent a l’expertise et l’expérience voulues pour évaluer le degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis environ le même nombre d’années que les demandeurs et, par conséquent, pour utiliser ce critère dans le cadre de l’appréciation de leur établissement. À cet égard, l’agent a souligné qu’il n’était pas rare que des personnes aient un emploi, paient des impôts, fassent du bénévolat, soient des membres actifs d’une communauté religieuse et participent à d’autres activités, comme le font les demandeurs, quand elles s’installent dans un autre pays. Il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la décision de l’agent. L’agent n’a pas non plus commis d’erreur quand il a apprécié l’allégation de discrimination fondée sur l’âge des demandeurs. Il a apprécié les éléments de preuve qui ont été produits et énoncé les raisons pour lesquelles ceux‐ci n’étayaient pas les observations des demandeurs.

[50] Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs dans leurs observations, l’agent n’a pas jugé défavorablement leur réussite au Canada. L’établissement a plutôt été analysé dans son contexte et par rapport au critère que l’agent devait appliquer. Par conséquent, il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la manière dont l’agent a apprécié la preuve et des conclusions qu’il a tirées.

VII. Conclusion

[51] Les demandeurs ne sont pas parvenus à démontrer que la décision de l’agent était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐167‐21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐167‐21

INTITULÉ :

GEZIM VUSHAJ, MARIJE VUSHAJ, SAMANTHA VUSHAJ c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mars 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST‐LOUIS

DATE DES MOTIFS :

Le 5 avril 2022

COMPARUTIONS :

Me Jeffrey L. Goldman

POUR LES DEMANDEURS

Me Sally Thomas

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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