Date : 20220331
Dossier : IMM-2270-21
Référence : 2022 CF 451
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 31 mars 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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CARLOS OMAR RODRIGUEZ YOSHIZAKI
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ALDO LIBERATO RODRIGUEZ YOSHIZAKI
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URIEL RAMON RODRIGUEZ YOSHIZAKI
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Monsieur Carlos Omar Rodriguez Yoshizaki, monsieur Aldo Liberato Rodriguez Yoshizaki [le demandeur principal ou DP] et monsieur Uriel Ramon Rodriguez Yoshizaki, [collectivement, les demandeurs] sont trois frères originaires de Coatzacoalcos, État de Veracruz, au Mexique. Ils ont présenté une demande d’asile fondée sur la crainte d’être persécutés par les membres du cartel de Los Zetas [le cartel]. Le DP affirme que le cartel l’a ciblé parce que sa tante, qui possédait deux boucheries où travaillaient les trois frères, n’a pas voulu se plier aux demandes d’extorsion du cartel.
[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Par conséquent, leurs demandes d’asile ont été rejetées. En outre, après un examen indépendant du dossier, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu que la décision de la SPR était correcte et a rejeté l’appel des demandeurs.
[3] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au motif que celle-ci a évalué de manière déraisonnable les éléments suivants : (i) les éléments de preuve des demandeurs, ce qui a eu une incidence sur l’évaluation globale de leur crédibilité et sur la prise en compte de leurs observations par la SAR, (ii) les raisons pour lesquelles les demandeurs ont tardé à quitter le Mexique, et (iii) les motifs de leur agent de persécution.
[4] La principale question à trancher dans la présente affaire est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable. La norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10. Je conclus qu’aucune des situations permettant de réfuter cette présomption n’est présente en l’espèce.
[5] Pour éviter l’intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision peut être déraisonnable « lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde »
, ou si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise, ou n’a pas valablement tenu compte des questions clés ou des arguments principaux formulés par les parties ou n’a pas réussi à s’y attaquer de façon significative : Vavilov, aux para 104, 125-127. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
[6] La présente affaire porte sur des éléments de preuve conflictuels ou contradictoires que les demandeurs ont eux-mêmes présentés à l’appui de leurs demandes d’asile, et sur le traitement de ces éléments par la SAR, lequel est déraisonnable selon moi, comme je l’expliquerai ci-après. Je conclus donc que les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau et, par conséquent, je ferai droit à la présente demande de contrôle judiciaire.
[7] Étant donné que le premier des points susmentionnés est, à mon avis, déterminant, les deux autres points ne sont pas examinés dans les présents motifs.
II.
Analyse
[8] L’une des principales allégations dans la demande d’asile du demandeur principal est que, alors que sa cousine « Ashanti »
le ramenait en voiture de la boucherie à la fin de la journée, ils sont tombés dans une embuscade, et le demandeur principal a été la cible de quatre balles tirées par le cartel. Les éléments de preuve produits par le DP à l’appui de sa demande comprennent des déclarations solennelles d’Ashanti et d’autres membres de la famille (notamment la tante des demandeurs et leur père), ainsi qu’un rapport d’hôpital contenant des détails sur les blessures par balle du DP et leur emplacement sur son corps. Autre élément de preuve du DP, un article de presse qui donne une version différente des faits relatifs à cette attaque du cartel. En effet, l’article rapporte plutôt qu’il a été enlevé de sa maison et qu’il a reçu plusieurs balles à bout portant (selon la traduction anglaise de l’article en question).
[9] La SAR a pris acte des erreurs factuelles contenues dans l’article, à savoir l’emplacement des blessures sur le corps du DP et l’orthographe erronée de son nom de famille. En outre, les motifs fournis par la SAR permettent à la Cour de comprendre pourquoi elle n’a pas accepté les arguments du demandeur principal quant aux raisons pour lesquelles l’article n’était pas exact ni fiable.
[10] Toutefois, je suis d’avis que l’inverse ne ressort pas clairement des motifs de la SAR. Autrement dit, la SAR n’a fourni aucune raison pour laquelle, dans son examen indépendant, elle a accepté la version des faits décrits dans l’article, ce qui l’a finalement amenée à discréditer tous les autres éléments de preuve appuyant la version des faits des demandeurs.
[11] Comme la Cour l’a déjà affirmé, « [l]e poids qui peut être accordé aux articles de journaux dépend largement du contexte et des indices généraux de fiabilité »
[non souligné dans l’original] : Demaria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 489 [Demaria] au para 143, citant Thuraisingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607 au para 39.
[12] De plus, l’article en question, tel qu’il apparaît dans la traduction anglaise, ne fournit en soi aucun fondement factuel supplémentaire pour étayer l’existence de motifs raisonnables de croire : Demaria, précité, au para 145. Qui plus est, la SAR n’a pas formulé un tel fondement dans ses motifs. Le fait que la SAR partage les préoccupations de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs et de leurs éléments de preuve corroborants, préoccupations qui reposent sur la [traduction] « véracité des détails de l’article imprimé »
que la SPR a accepté, n’est pas une justification intelligible ni transparente pour accepter à son tour l’article comme établissant des incohérences dans le récit des demandeurs, à mon avis, en particulier compte tenu des inexactitudes reconnues dans cet article.
[13] La déclaration suivante de la SPR contredit le déni par la SAR de la présence d’un raisonnement circulaire : [traduction] « La principale question que doit trancher le tribunal est de savoir pourquoi le demandeur principal a fourni un article de presse qui donne une version des faits entièrement différente de ce qu’il a déclaré et de ce qu’Ashanti a décrit. »
[14] En outre, à mon avis, bien qu’il n’ait pas été incorrect pour la SAR de déclarer qu’il incombait à la SPR d’examiner les éléments de preuve que les demandeurs avaient soumis pour étayer leurs demandes, le fait de soumettre un article en tant qu’élément de preuve ne le rend pas nécessairement plus crédible ou fiable. S’il s’agit là de son raisonnement pour accepter l’article, la SAR ne l’a pas formulé de cette manière, ni même de la manière dont la SPR l’a fait dans la déclaration ci-dessus.
[15] Le fait que la SAR, tout comme la SPR, a finalement accordé plus de poids à l’article de presse qu’aux autres éléments de preuve présentés par les demandeurs est toutefois évident d’après la conclusion suivante de la SAR : « Au vu des incohérences entre les allégations des appelants, appuyées par la déclaration solennelle de leur cousine, et l’article de presse, je conclus que la SPR a conclu à juste titre que les allégations n’étaient pas crédibles. »
[Non souligné dans l’original.] Je conclus donc que le raisonnement de la SAR est en fait tautologique et ne se tient pas.
[16] Je fais une distinction entre l’acceptation de l’article en l’espèce et celle du livre Bad Seeds dans la décision Pascal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 751 [Pascal]. Dans cette dernière affaire, la Cour a examiné les motifs invoqués par le décideur pour se fonder sur les faits contenus dans le livre, par exemple que « [l]e livre est rempli de citations et d’information recueillie auprès de chercheurs, de personnalités influentes, de policiers, du tribunal pénal et de membres des Galloway Boys eux‑mêmes [; …] ce livre respecte les normes journalistiques pour ce qui est de la vérification des sources, du souci des détails et de l’exactitude des citations »
: Pascal, au para 58. La Cour a finalement été convaincue que le décideur avait des « motifs raisonnables pour évaluer la crédibilité et la fiabilité du livre en tant que source d’information »
: Pascal, au para 60.
[17] À mon avis, ni la SPR ni la SAR n’ont présenté de motifs raisonnables pour évaluer la crédibilité et la fiabilité de l’article de presse comme source d’information. Ils ont plutôt accepté que, mis à part le nom de famille mal orthographié et le mauvais emplacement des blessures par balle, l’article était par ailleurs digne de confiance à première vue en ce qui concerne les détails des faits qu’il décrivait, et ils se sont appuyés sur cet élément de preuve singulier pour écarter l’ensemble des autres éléments de preuve présentés par les demandeurs.
[18] Je suis d’accord avec l’argument des demandeurs selon lequel la conclusion de la SAR quant à la possibilité que l’article soit exact (c’est-à-dire que, la possibilité que l’information ait été obtenue d’une source fiable n’est pas exclue) ne constitue pas une conclusion de fait, ne démontre pas un examen approfondi du contexte et des indices généraux de fiabilité et, plus important encore, ne justifie pas que l’article soit plus fiable que le reste des éléments de preuve des demandeurs.
[19] En outre, je conviens avec les demandeurs qu’il était inapproprié pour la SAR d’accorder une faible valeur probante aux déclarations solennelles des membres de la famille des demandeurs parce qu’ils sont liés aux demandeurs et que, par conséquent, cela ne permettait pas de pallier les incohérences entre les faits allégués par les demandeurs et ceux décrits dans l’article de presse. Comme la Cour l’a déjà fait remarquer, « il me semble que, si l’on suit le raisonnement de la Commission, n’importe quelle lettre produite au soutien de la demande d’asile serait intéressée. Cela ne saurait être. Un demandeur d’asile doit pouvoir exposer son cas »
. : Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319 au para 37, [2010] ACF. no 369. Voir aussi Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458 au para 26, [2011] ACF no 647.
III.
Conclusion
[20] Pour les motifs susmentionnés, je conclus que la SPR et, par conséquent, la SAR, avaient l’obligation d’expliquer pourquoi l’article de presse a été accepté comme étant crédible à première vue, étant donné son caractère central et son importance pour l’appréciation de tous les autres éléments de preuve et des arguments des demandeurs. À mon avis, l’absence d’explication rend la décision déraisonnable et justifie l’intervention de la Cour. Comme cette question est déterminante, je ne vais pas examiner les autres questions.
[21] Je ferai donc droit à la demande de contrôle judiciaire des demandeurs et j’annulerai la décision de la SAR. L’affaire devra être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.
[22] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale aux fins de certification, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2270-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie.
La décision du 10 mars 2021 de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Marie-France Blais, L.L. B., traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2270-21
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INTITULÉ :
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CARLOS OMAR RODRIGUEZ YOSHIZAKI, ALDO LIBERATO RODRIGUEZ YOSHIZAKI, URIEL RAMON RODRIGUEZ YOSHIZAKI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 FÉVRIER 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 31 MARS 2022
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COMPARUTIONS :
Luke McRae
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POUR LES DEMANDEURS
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Michael Butterfield
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Luke McRae
Bondy Immigration Law
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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