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Date : 20220330


Dossier : IMM-6168-20

Référence : 2022 CF 437

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

KARMA RINCHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Karma Rinchen, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 24 juillet 2020 par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée au titre du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La décision de l’agent fait suite à la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile de M. Rinchen. L’agent d’ERAR a conclu que M. Rinchen ne serait pas exposé au risque d’être persécuté ou soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Chine ou en Inde. En somme, l’agent a jugé que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’il existait plus qu’une simple possibilité que M. Rinchen soit victime de préjudice ou de persécution s’il était renvoyé dans l’un ou l’autre de ces pays.

[2] M. Rinchen sollicite l’annulation de la décision et demande à la Cour de renvoyer l’affaire à un autre agent d’ERAR pour nouvelle décision. Il affirme que l’agent d’ERAR a commis une erreur importante en n’évaluant pas le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Chine. Cette erreur a entaché son analyse du risque qu’il soit persécuté ou soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Inde. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] reconnaît que la décision de l’agent concernant la Chine était viciée, car ce dernier n’a pas évalué le risque que M. Rinchen soit renvoyé dans ce pays. Toutefois, le ministre soutient que cette erreur n’était pas importante par rapport à la décision de l’agent dans son ensemble et qu’elle n’a pas entaché l’analyse distincte qu’il a effectuée en ce qui concerne le risque auquel M. Rinchen serait exposé à son retour en Inde.

[3] Pour les motifs exposés plus loin, j’accueillerai la demande de M. Rinchen. Après avoir examiné les conclusions de l’agent, la preuve présentée et le droit applicable, je ne suis pas convaincu que l’évaluation du risque auquel serait exposé M. Rinchen en Inde était raisonnable ou qu’elle peut être isolée de l’évaluation erronée du risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Chine. À mon sens, la conclusion de l’agent selon laquelle M. Rinchen pourrait être renvoyé en Inde en toute sécurité n’est pas justifiée à la lumière de la preuve dont il disposait, et les motifs ne me permettent pas de comprendre le fondement de la décision. Cela suffit à justifier l’intervention de notre Cour et, par conséquent, je dois renvoyer l’affaire à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Rinchen, un moine bouddhiste d’origine tibétaine, affirme être né au Tibet, en Chine, le 14 mai 1978. Compte tenu de l’impossibilité de déterminer sa citoyenneté, sa nationalité est jugée inconnue par les autorités d’immigration canadiennes.

[5] M. Rinchen est devenu moine à l’âge de 13 ans et était membre actif d’un monastère bouddhiste au Tibet. Il affirme avoir été approché plusieurs fois par des agents du Bureau de la sécurité publique [BSP], une division du gouvernement chinois. Les agents du BSP cherchaient à lui faire signer une déclaration diffamant le dalaï-lama, le chef spirituel du bouddhisme tibétain. M. Rinchen a refusé de signer la déclaration et a été expulsé du monastère en conséquence.

[6] Craignant d’être persécuté, M. Rinchen a fui la Chine pour se rendre en Inde en 1998. Il n’est jamais retourné en Chine depuis son départ.

[7] M. Rinchen a continué de pratiquer sa religion comme moine en Inde. Il a obtenu un certificat de résident temporaire dans ce pays, qui lui permettait d’y rester pour un certain temps. M. Rinchen a vécu dans la peur d’être expulsé vers la Chine par les autorités indiennes.

[8] En juin 2017, M. Rinchen a quitté l’Inde et a demandé l’asile au Canada à son arrivée au pays. La SPR a rejeté sa demande le 15 janvier 2018. Notre Cour a subséquemment rejeté sa demande de contrôle judiciaire en juin 2018. En novembre 2019, M. Rinchen a été avisé qu’il était admissible à un ERAR.

B. La décision relative à la demande d’ERAR

[9] Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, l’agent d’ERAR a commencé par examiner les points essentiels de la décision rendue par la SPR en janvier 2018. Devant la SPR, M. Rinchen avait demandé l’asile uniquement à titre de citoyen de la Chine. La SPR a rejeté la demande d’asile au motif que le récit de M. Rinchen n’était pas crédible et qu’il n’était pas en mesure de prouver son identité ou de démontrer qu’il était citoyen de la Chine. La SPR a conclu que M. Rinchen n’était pas né en Chine et qu’il n’avait pas la citoyenneté chinoise, et elle a donc rejeté sa demande d’asile visant ce pays. La SPR a également fait remarquer que M. Rinchen n’avait pas demandé l’asile à titre de résident de l’Inde, où il avait habité avant son arrivée au Canada.

[10] L’agent d’ERAR a ensuite examiné les nouveaux éléments de preuve déposés par M. Rinchen. Selon l’agent d’ERAR, M. Rinchen avait présenté ces nouveaux éléments de preuve afin de demander l’asile tant à titre de résident de la Chine qu’à titre de résident de l’Inde. Il soutenait qu’il serait exposé à un risque en Chine en tant que moine bouddhiste et aussi en Inde compte tenu du risque qu’il soit expulsé vers la Chine.

[11] L’agent d’ERAR a d’abord effectué une analyse détaillée des nouveaux éléments de preuve applicables à la demande visant la Chine. Il a conclu que chaque nouvel élément de preuve renfermait des renseignements : i) qui avaient déjà été examinés par la SPR; ii) qui auraient pu être présentés au moment de l’audience devant la SPR; iii) qui avaient peu de valeur probante. L’agent d’ERAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve étaient insuffisants pour contester la conclusion de la SPR selon laquelle M. Rinchen n’avait pas établi sa citoyenneté chinoise et, par conséquent, il a conclu que M. Rinchen n’avait pas démontré qu’il risquait d’être persécuté en Chine ou d’y subir personnellement un préjudice.

[12] En ce qui concerne la demande visant l’Inde, l’agent d’ERAR a fait remarquer que M. Rinchen craignait d’être expulsé vers la Chine s’il était forcé de retourner en Inde, puisqu’il n’a aucun statut ni aucun document valide lui permettant de résider dans ce pays. De plus, M. Rinchen a affirmé que la Chine et l’Inde collaborent désormais plus que par le passé et qu’il risquait donc d’être expulsé vers la Chine.

[13] L’agent d’ERAR a examiné la preuve présentée par M. Rinchen à l’appui de sa demande d’asile à titre de résident de l’Inde, et il a conclu que cette preuve avait peu de valeur probante. Qui plus est, rien dans les documents objectifs sur la situation en Inde n’indiquait que les autorités de ce pays expulsaient systématiquement les Tibétains ou que l’expiration d’un certificat de résident temporaire menait à l’expulsion. L’agent d’ERAR a finalement conclu que M. Rinchen n’avait pas établi de manière satisfaisante qu’il risquerait d’être persécuté ou de subir personnellement un préjudice s’il était renvoyé en Inde, et qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse qu’il soit expulsé vers la Chine par les autorités indiennes en raison de la relation plus étroite entre l’Inde et la Chine.

C. La norme de contrôle

[14] Les parties ne contestent pas que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse applicable au contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond est désormais basé sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable s’applique dans tous les cas (Vavilov, au para 16). Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour de justice; la deuxième est celle où la question faisant l’objet du contrôle appartient à l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27; Vavilov, aux para 10, 17). Aucune des situations justifiant de s’écarter de la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce.

[15] La jurisprudence a en effet reconnu, avant et après l’arrêt Vavilov, que les demandes d’ERAR font intervenir des questions mixtes de fait et de droit et que la norme de contrôle applicable à l’évaluation de la preuve par l’agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 36; Ashkir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 861 aux para 10‑12; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 aux para 19-20; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 15; Fares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 797, au para 19). Par conséquent, il ne fait aucun doute que la norme de la décision raisonnable continue de s’appliquer en l’espèce.

[16] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85; Société canadienne des postes, aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15). Elle doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

III. Analyse

[17] Comme je l’ai déjà dit, le ministre reconnaît que l’évaluation du risque auquel serait exposé M. Rinchen en Chine effectuée par l’agent d’ERAR était erronée. En somme, l’agent d’ERAR a adopté à tort les conclusions de la SPR concernant l’identité et la citoyenneté, sans mener sa propre évaluation de la question de savoir si M. Rinchen serait effectivement exposé à un risque en Chine parce qu’il est d’origine tibétaine et un moine bouddhiste pratiquant. Le ministre reconnaît que l’agent d’ERAR n’aurait pas dû s’attarder uniquement à la question de la citoyenneté de M. Rinchen. Par conséquent, nul ne conteste que cette partie de la décision ne saurait être retenue et qu’elle ne pourrait servir de fondement au renvoi de M. Rinchen en Chine. La conclusion erronée de l’agent d’ERAR selon laquelle M. Rinchen est susceptible d’être renvoyé en Chine pourrait, à elle seule, suffire à annuler la décision et à accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Rinchen.

[18] Cela dit, la question principale à trancher est celle de savoir si la décision de l’agent d’ERAR peut néanmoins être confirmée au motif que les conclusions concernant le risque de M. Rinchen en Inde sont défendables, malgré l’erreur admise dans l’évaluation du risque en Chine. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les conclusions de l’agent d’ERAR sur le risque auquel M. Rinchen serait exposé en Inde sont également déraisonnables dans les circonstances, et que la décision ne saurait être maintenue.

[19] Le ministre soutient que l’erreur commise par l’agent d’ERAR concernant le risque en Chine n’était pas importante par rapport au reste de l’analyse et que la Cour devrait confirmer la décision malgré cette erreur. Le ministre s’appuie sur plusieurs décisions pour soutenir qu’une décision imparfaite qui contient des erreurs sans importance peut tout de même être jugée raisonnable (Bratchuli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 32 au para 21; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 au para 31; Dosanjh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 193 au para 22; Boston c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1271 aux para 5, 29).

[20] En tout respect, les observations du ministre ne me convainquent pas.

[21] Je reconnais qu’une décision administrative ne doit pas forcément être parfaite et qu’une décision imparfaite comportant des erreurs sans importance peut tout de même être raisonnable si les autres parties de l’analyse du décideur sont valides et que les erreurs ne sont pas déterminantes quant à l’issue de la décision. Il est également vrai que la cour de révision a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder la réparation sollicitée par le demandeur au motif que l’erreur qu’aurait commise le décideur administratif est sans importance (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 [Mines Alerte] au para 52; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55 aux para 3‑6; Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 au para 31). Toutefois, dans son analyse de l’importance d’une erreur, la cour de révision s’attarde au résultat de la décision administrative et doit examiner si le demandeur pouvait s’attendre à un autre résultat en l’absence de l’erreur. Le pouvoir discrétionnaire de la cour de révision est limité par son obligation de tenir compte des « considérations relatives à la prépondérance des inconvénients » en cause dans l’affaire qui l’occupe (Mines Alerte, au para 52). De plus, ces évaluations sont propres à chaque affaire et varieront selon le contexte factuel de chaque cas.

[22] En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’erreur commise par l’agent d’ERAR sur le risque en Chine était sans importance quant à l’issue de la décision. À mon sens, l’analyse qu’a effectuée l’agent de la demande d’asile visant la Chine ne peut être séparée ou isolée de son analyse de la demande d’asile visant l’Inde. Je suis plutôt d’accord avec M. Rinchen pour dire que cette erreur a entaché la façon dont l’agent d’ERAR a évalué la preuve concernant l’Inde. En raison de cette erreur dans l’évaluation de la demande d’asile visant la Chine, l’agent d’ERAR n’a pas adéquatement examiné l’ensemble de la preuve présentée à la SPR ainsi que les nouveaux éléments de preuve présentés à l’appui de la demande d’ERAR. De plus, certains éléments de preuve donnaient à penser que M. Rinchen avait la citoyenneté chinoise et qu’il avait donc le droit de présenter une demande d’asile à titre de citoyen de la Chine devant la SPR, un renseignement dont l’agent d’ERAR aurait dû tenir compte. Si la citoyenneté de M. Rinchen avait été prise en compte, le décideur aurait pu conclure qu’il ne pourrait être renvoyé en Chine. Cela témoigne de l’importance de l’erreur.

[23] Je ne suis pas convaincu que l’agent d’ERAR aurait forcément conclu que M. Rinchen pourrait être renvoyé en Inde en toute sécurité s’il n’avait pas commis d’erreur concernant la demande d’asile visant la Chine. En fait, l’analyse de l’agent repose sur ses doutes quant à savoir si M. Rinchen serait expulsé de l’Inde vers la Chine. Puisque l’agent d’ERAR a conclu qu’il n’y avait aucun risque pour M. Rinchen en Chine, je ne vois pas comment on pourrait dire que cette conclusion n’a eu aucun effet sur son analyse du risque de l’expulsion de l’Inde vers la Chine.

[24] En ce qui concerne la demande d’asile visant l’Inde, l’agent d’ERAR a inféré que M. Rinchen pouvait être renvoyé en Inde en toute sécurité étant donné qu’il n’a pas la citoyenneté chinoise. Toutefois, la preuve n’établit pas que M. Rinchen a un statut quelconque en Inde. Le certificat de résident de M. Rinchen en Inde a expiré en 2018 et il ne détient plus aucun document qui lui permette actuellement de s’établir en Inde. Je reconnais que la preuve sur la situation dans le pays présentée au sujet des relations moins tendues entre l’Inde et la Chine peut être considérée comme de nature hypothétique et qu’elle n’établit pas que M. Rinchen risque personnellement d’être expulsé vers la Chine s’il est renvoyé en Inde. Je fais également remarquer qu’il était loisible à l’agent d’ERAR de conclure que la preuve ne démontrait pas que les Tibétains sont systématiquement ou régulièrement expulsés vers la Chine. Toutefois, la preuve établit que M. Rinchen a tout au plus un statut précaire en Inde, et cette preuve ne permet pas de conclure qu’il peut être renvoyé en Inde en toute sécurité.

[25] Après avoir examiné la décision dans son ensemble, je suis d’avis que l’agent n’a pas tenu compte de façon raisonnable de la preuve démontrant que, en plus d’un risque d’expulsion vers la Chine, les Tibétains qui ne sont pas en mesure d’obtenir un certificat de résident ou de le renouveler — comme c’était le cas pour M. Rinchen — risquent également une amende ou la détention en Inde s’ils sont renvoyés là‑bas. Autrement dit, le statut précaire de M. Rinchen en Inde signifiait qu’il était exposé à un risque de persécution dans ce pays. Le risque ne faisait pas partie de l’analyse de l’agent d’ERAR. Au contraire, l’agent a passé sous silence le fait que M. Rinchen n’avait aucun droit de résider en Inde de façon permanente.

[26] Je conviens avec M. Rinchen qu’il est déraisonnable de renvoyer un demandeur vers un pays où il n’a pas le droit de rester de façon permanente et où il pourrait être expulsé vers la Chine au bon vouloir des autorités indiennes. De plus, il était déraisonnable que l’agent d’ERAR conclue que le demandeur pouvait être renvoyé dans un pays sans d’abord évaluer pleinement le risque auquel il serait exposé dans ce pays.

[27] Je reconnais que les cours de révision doivent faire preuve de déférence et accorder une attention respectueuse aux conclusions tirées par les décideurs administratifs. Dans le même ordre d’idées, je suis conscient que les motifs exposés à l’appui de la décision ne doivent pas être parfaits ni exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable n’a rien à voir avec le degré de perfection de la décision, mais concerne plutôt son caractère raisonnable (Vavilov, au para 91). Toutefois, les motifs doivent être compréhensibles et justifiés. Le décideur administratif a l’obligation d’expliquer son raisonnement dans ses motifs (Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 au para 32). Certes, le peu de détails donnés dans une décision ne la rend pas nécessairement déraisonnable, mais encore faut-il que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision contestée et de déterminer si la conclusion tient la route. Dans le cas de M. Rinchen, je ne saurais conclure que la conclusion de l’agent d’ERAR au sujet du risque en Inde a été tirée à l’issue d’une analyse raisonnable.

IV. Question à certifier

[28] À l’issue de l’audience devant notre Cour, M. Rinchen a dit avoir l’intention de soumettre une question aux fins de certification. À la suite des observations présentées par M. Rinchen et par le ministre (qui s’oppose à la demande), la question à certifier modifiée qui a été présentée par M. Rinchen est la suivante :

L’agent d’ERAR peut‑il conclure qu’un demandeur d’asile débouté peut retourner dans son ancien pays de résidence, autre que le pays à l’encontre duquel il a présenté sa demande d’asile initiale, sans examiner si le demandeur peut y acquérir les mêmes droits que ceux d’un ressortissant, en particulier le droit à la résidence permanente ou à la citoyenneté?

[29] Pour les motifs qui suivent, je refuse de certifier la question proposée, puisqu’elle ne satisfait pas aux exigences de certification établies par la Cour d’appel fédérale.

[30] Selon l’alinéa 74d) de la LIPR, la Cour ne peut certifier une question que si « l’affaire soulève une question grave de portée générale ». Pour être certifiée, la question doit être grave et avoir les caractéristiques suivantes : i) être déterminante quant à l’issue de l’appel; ii) transcender les intérêts des parties au litige; iii) porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 33; Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 [Mudrak] aux para 15‑16; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 [Zhang] au para 9). De plus, il ne faut pas que la Cour d’appel fédérale ait déjà répondu à la question et ait déjà établi le droit sur la question (Rrotaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 292 au para 6; Mudrak, au para 36; Krishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1203 au para 98; Halilaj c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1062 au para 37). En corollaire, la question doit avoir été examinée par la Cour et doit découler de l’affaire (Mudrak, au para 16; Zhang, au para 9; Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145 au para 29).

[31] Je conviens avec le ministre que la question proposée ne découle pas des faits de l’affaire et n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel.

[32] Je ne conteste pas que la question formulée par M. Rinchen semble soulever une question ayant des conséquences importantes ou qui est de portée générale, puisqu’elle transcende les intérêts des parties au présent litige, à la lumière de la preuve qui démontre qu’un nombre important de « réfugiés » tibétains semblent être dans la même situation que M. Rinchen. Cela dit, la décision de l’agent d’ERAR revient à renvoyer M. Rinchen dans un pays, l’Inde, où il n’a aucun statut. L’agent d’ERAR a tiré cette conclusion en présumant que M. Rinchen n’était pas citoyen de la Chine, mais n’a pas analysé de façon raisonnable si M. Rinchen pouvait effectivement obtenir les mêmes droits que ceux des ressortissants en Inde.

[33] À l’audience, M. Rinchen a soutenu que l’agent d’ERAR était tenu d’évaluer s’il avait le droit à la résidence permanente ou à la citoyenneté en Inde. Toutefois, M. Rinchen avait demandé à l’agent d’ERAR d’évaluer le risque qu’il soit victime de discrimination équivalant à de la persécution, et non s’il avait le droit à la résidence permanente ou à la citoyenneté en Inde. Par conséquent, je conviens avec le ministre que les conclusions de l’agent répondaient à la prétention de M. Rinchen selon laquelle il était exposé à un risque de discrimination équivalant à de la persécution. Comme M. Rinchen n’avait pas demandé à l’agent d’ERAR d’évaluer son droit à la résidence permanente ou à la citoyenneté en Inde, on ne saurait affirmer que la question proposée par M. Rinchen découle des faits de l’affaire.

[34] De plus, la question proposée ne permettrait pas de trancher les questions en litige en l’espèce. Les principaux arguments formulés par M. Rinchen devant notre Cour concernent le caractère raisonnable des conclusions de l’agent d’ERAR portant sur l’évaluation de la situation en Inde pour les Tibétains et la probabilité d’expulsion vers la Chine. La question proposée est de nature secondaire et n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel.

V. Conclusion

[35] Pour les motifs exposés précédemment, la demande de contrôle judiciaire de M. Rinchen est accueillie. Dans le cadre du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les motifs de la décision doivent démontrer que les conclusions du décideur étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et étaient justifiées à la lumière des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif était assujetti. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[36] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-6168-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision de l’agent d’ERAR datée du 24 juillet 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6168-20

 

INTITULÉ :

KARMA RINCHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Phillip J.L. Trotter

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Phil Trotter Lawyer Services

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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