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Date : 20220329


Dossier : IMM-6257-19

Référence : 2022 CF 424

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

A K M FIROJ SHAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte et la décision faisant l’objet du contrôle

[1] Le demandeur, A K M Firoj Shah, son épouse et leur fils de huit ans, qui a reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme [TSA], sont des citoyens du Bangladesh. Le couple a également deux jeunes filles (âgées de six ans et de trois ans), nées au Canada. M. Shah sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 4 octobre 2019 [la décision] par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa deuxième demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En fin de compte, l’agent a examiné et soupesé les facteurs invoqués par M. Shah, mais il n’était pas convaincu que ceux-ci justifiaient qu’il octroie une dispense de l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Après avoir obtenu son baccalauréat en comptabilité et travaillé comme enseignant à Dhaka, M. Shah a déménagé au Royaume-Uni en 2008, où il a travaillé comme stagiaire en comptabilité, puis comme gestionnaire de comptes tout en étudiant en vue d’obtenir sa maîtrise en administration des affaires à la Liverpool John Moores University, à Liverpool. Son épouse l’a rejoint en 2011 après leur mariage au Bangladesh; leur fils est né au Royaume-Uni en 2013. En novembre 2014, la famille est arrivée au Canada, où elle a demandé l’asile; leur demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] en avril 2015 pour absence de crainte subjective — M. Shah n’avait demandé l’asile ni au Royaume-Uni ni aux États-Unis, où il avait voyagé dans le passé avant de venir au Canada — et parce que M. Shah n’avait pas démontré qu’il était une personne connue qui serait ciblée par le gouvernement du Bangladesh en tant que blogueur antigouvernemental. La Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la SPR en septembre 2015.

[3] En novembre 2015, le fils a reçu un diagnostic de TSA de niveau modéré à grave; depuis, de nombreux professionnels l’accompagnent dans son développement. En particulier, le jeune garçon reçoit des services relatifs au comportement auprès de l’organisme Toronto Autism Services, et le conseil scolaire du district de Toronto a élaboré pour lui un plan d’éducation individuel.

[4] La première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la famille a présentée et qui a été rejetée en septembre 2017 invoquait trois motifs principaux : 1) la discrimination et la situation défavorable dans le pays, auxquelles elle serait exposée à son retour au Bangladesh; 2) ses liens avec le Canada; 3) l’intérêt supérieur des enfants. En résumé, l’agent saisi de la demande a conclu que la famille n’avait pas démontré qu’elle serait exposée à des difficultés en raison de la situation d’emploi au Bangladesh, que les facteurs d’établissement étaient insuffisants pour justifier une dispense de l’application de la Loi et, faisant abstraction du fait que le fils n’a pas été réévalué après le diagnostic initial de TSA, qu’il existait au Bangladesh des services pour les enfants autistes et des ressources vers lesquelles la famille pouvait se tourner pour aider le jeune garçon. L’agent a conclu qu’un retour au Bangladesh n’irait pas à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants et n’entraînerait pas des [traduction] « répercussions à ce point négatives [...] qu’une dispense est justifiée ».

[5] La demande de contrôle judiciaire a été rejetée en mai 2018 (Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 537 [Shah]). En fin de compte, la juge Kane a conclu que l’agent n’avait pas manqué à son obligation d’équité procédurale en se fiant à ses propres recherches sur Internet concernant les services au Bangladesh qui pourraient aider le fils autiste, qu’il n’avait pas appliqué une approche périmée pour examiner la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et qu’il n’avait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou omis de faire une évaluation significative de l’intérêt supérieur des enfants visés par la décision.

[6] M. Shah et sa famille ont également présenté une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a été rejetée en septembre 2017.

[7] En juin 2018, M. Shah a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire — à laquelle se rapporte la présente demande — soulevant les mêmes facteurs que ceux soulevés dans sa première demande, soit l’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions au Bangladesh. En ce qui concerne la question de l’établissement, l’agent a examiné le cheminement de la famille au Canada et a estimé, en particulier, qu’elle avait fait des efforts en vue de subvenir à ses besoins et d’être productive sur le plan économique en travaillant de façon relativement continue, il a accordé du poids aux facteurs soulevés par les demandeurs, il a reconnu que la famille montrait un certain degré d’intégration à la société canadienne, mais il a conclu que ces facteurs ne permettaient pas à la famille de s’acquitter du fardeau d’établir qu’une dispense pour circonstances d’ordre humanitaire était justifiée. En fin de compte, l’agent a conclu que les faits établis par le couple correspondaient à [traduction] « des activités qui ne sont pas inhabituelles pour les nouveaux arrivants » et démontraient [traduction] « un degré d’établissement typique auquel on s’attendrait de la part de personnes dans une situation semblable ». L’agent a également pris acte du rejet de la première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et du fait que les membres de la famille avaient [traduction] « continué de cumuler du temps au Canada de leur propre chef », même s’ils étaient visés par une mesure de renvoi, et il a conclu qu’ils [traduction] « avaient continué leurs efforts d’établissement en étant pleinement conscients du fait que leur statut d’immigration était incertain et que leur renvoi du Canada pouvait se concrétiser ».

[8] Quant à la question de l’intérêt supérieur des enfants, y compris celui des deux filles nées au Canada, M. Shah a fait valoir, comme il l’a fait lors de sa première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que des facteurs comme la sécurité, la santé, l’éducation et le bien-être général des enfants militent contre un renvoi au Bangladesh. L’agent a reconnu qu’il pourrait être difficile pour le fils, en particulier, de quitter l’environnement qu’il connaît au Canada en raison de son autisme. Toutefois, il a souligné que l’autisme et d’autres déficiences neurologiques font l’objet d’une attention accrue au Bangladesh, comme l’indique le rapport d’analyse de la situation des enfants handicapés au Bangladesh publié par l’UNICEF que M. Shah a présenté, intitulé Situation Analysis on Children with Disabilities in Bangladesh [le rapport de l’UNICEF] et qui décrit [traduction] « certains des efforts considérables qui ont été déployés par des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour venir en aide aux enfants qui ont un TSA ». L’agent a également constaté qu’il existe à Dhaka un centre d’éducation et de formation spécialisées pour les élèves autistes, ce qui confirme que le fils pourrait obtenir les mêmes services de soutien spécialisés au Bangladesh que ceux qu’il reçoit au Canada. Quant aux jeunes filles, elles ne sont pas encore d’âge scolaire, mais elles auraient accès à des services d’éducation au Bangladesh, même s’il est reconnu que ces services sont inférieurs à ceux du Canada. L’agent a également conclu que, compte tenu de leur jeune âge et tout comme leur frère, les filles dépendent de leurs parents et n’ont développé aucun lien important avec le Canada. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
J’ai examiné le milieu de vie actuel des trois enfants au Canada par rapport à celui qu’ils auraient au Bangladesh, lequel pourrait offrir des perspectives inférieures en matière d’éducation, de soins de santé et de sécurité. Je reconnais que les facteurs sociétaux au Bangladesh peuvent être peu favorables par rapport à ceux du Canada pour élever des enfants. Le Canada pourrait être considéré comme un endroit où il est plus agréable de vivre pour [les enfants]. Il va de soi qu’ils pourraient profiter de meilleures perspectives et se sentir plus à l’aise au Canada qu’au Bangladesh. Cependant, bien qu’important, cet avantage sociologique comparatif qu’offre le Canada n’est pas en soi un facteur déterminant dans la présente demande.

[9] En ce qui concerne les conditions au Bangladesh, l’agent n’était pas en accord avec les arguments du demandeur selon lesquels lui et sa famille seraient exposés à des difficultés au Bangladesh en raison des faibles perspectives d’emploi et du faible niveau de la qualité de vie. L’agent a souligné que M. Shah était [traduction] « très instruit et polyvalent », ajoutant ce qui suit :

[traduction]
Les demandeurs affirment que leurs perspectives d’emploi au Bangladesh ne sont guère reluisantes. En l’absence de possibilités d’emploi viables, ceux-ci seraient confrontés à la pauvreté et auraient du mal à survivre, car le coût de la vie est élevé au Bangladesh. Je conviens que le climat économique qui prévaut au Bangladesh est mauvais par rapport à celui du Canada. Bien que la situation soit regrettable, j’estime que le processus de réintégration et de réacclimatation consécutif au retour dans un pays aux conditions économiques moins prospères que celles ayant cours au Canada est une conséquence ordinaire du renvoi. Des tâches comme dénicher un emploi dans le marché du travail actuel au Bangladesh, obtenir un logement et y assurer sa sécurité financière, bien que potentiellement ardues, sont accessoires au processus.

[10] Enfin, l’agent a soupesé tous les facteurs et a refusé d’accorder une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]
J’ai examiné tous les facteurs que les demandeurs ont invoqués dans la présente demande. J’ai accordé peu de poids favorable à leur établissement au Canada et peu de poids favorable à l’intérêt supérieur de leurs enfants. Je n’ai accordé aucun poids favorable aux facteurs relatifs à la situation dans leur pays d’origine. Dans l’ensemble, je suis d’avis qu’il n’est pas justifié d’accorder la dispense demandée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

II. Les questions en litige

[11] La seule question que M. Shah soulève dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Elle est toutefois divisée en deux sous-questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en interprétant et en appliquant de manière erronée le critère relatif à l’établissement au Canada?

  2. L’agent a-t-il écarté et mal interprété des éléments de preuve lorsqu’il a examiné l’intérêt supérieur du fils de M. Shah, en particulier lorsqu’il a évalué l’offre de services au Bangladesh adaptés à la situation médicale de l’enfant?

III. La norme de contrôle

[12] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux deux questions soulevées est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25; voir aussi Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CSC 160 [Kanthasamy] au para 44), Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 au para 27). Je dois également mentionner que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1) de la Loi est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui commande la retenue (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 287 au para 23; Kanthasamy, au para 23).

IV. Analyse

A. L’agent n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a évalué l’établissement de la famille au Canada

[13] En l’espèce, M. Shah soulève deux questions. Premièrement, il fait valoir que, lorsque l’agent a conclu que la famille avait démontré seulement [traduction] « un degré d’établissement typique auquel on s’attendrait de la part de personnes dans une situation semblable », il a exigé de façon inadmissible que la famille présente un degré d’établissement exceptionnel (Amer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 713 aux para 11-13). M. Shah s’appuie sur les décisions suivantes : Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 au para 23, Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1039 au para 26, Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878 au para 14 et Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 13. En résumé, M. Shah soutient qu’il est incorrect d’imposer « un degré d’établissement exceptionnel » comme norme juridique.

[14] Devant moi, M. Shah a concédé que l’agent n’avait pas utilisé le mot [traduction] « exceptionnel » et que l’emploi des mots [traduction] « degré d’établissement typique » ne constituait pas en soi une norme juridique plus stricte que celle prévue au paragraphe 25(1) de la Loi (Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 [Jaramillo Zaragoza] au para 22), mais, en l’espèce, il a affirmé que c’était le cas. M. Shah n’a pas insisté sur la question devant moi, mais, quoi qu’il en soit, je n’étais pas convaincu que l’évaluation de l’établissement faite par l’agent était viciée parce qu’il s’était appuyé sur le critère du caractère exceptionnel ou que ses propos tenaient compte d’une norme juridique plus stricte que les exigences prévues à l’article 25 de la Loi. Après avoir examiné la preuve et les facteurs relatifs à l’établissement, l’agent n’était pas convaincu qu’ils militaient en faveur de l’octroi de la dispense demandée, affirmant en particulier que les activités entreprises par la famille [traduction] « n’étaient pas inhabituelles » et montraient « un degré d’établissement typique ». Comme l’a dit le juge McHaffie dans la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 [Damian], l’agent n’a pas utilisé ces mots pour imposer une norme juridique plus exigeante que celle énoncée dans l’arrêt Kanthasamy, il les a plutôt utilisés de manière descriptive et, ce faisant, il s’en est tenu à l’approche adoptée dans ce même arrêt (Damian aux para 20-21).

[15] En ce qui concerne la deuxième question soulevée par M. Shah, je ne pense pas que l’agent ait omis d’examiner la preuve relative à l’établissement. M. Shah soutient que l’agent s’est en fait limité dans son évaluation, c’est-à-dire qu’après avoir énoncé les facteurs relatifs à l’établissement et conclu qu’ils représentaient un [traduction] « degré d’établissement typique », l’agent a prématurément mis fin à l’analyse relative à l’établissement en omettant d’évaluer si les facteurs justifiaient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Selon M. Shah, la situation est différente de celle à laquelle il faisait face la première fois dans l’affaire Shah, où la juge Kane a conclu que l’agent avait effectivement tenu compte du degré d’établissement de la famille dans le contexte de l’ensemble de la preuve. En l’espèce, M. Shah fait valoir que l’agent n’a pas franchi cette deuxième étape parce qu’il s’est senti limité par la norme de « l’établissement typique » et a conclu directement que la preuve ne justifiait pas la dispense demandée; la décision n’est donc pas suffisamment transparente et intelligible pour satisfaire aux exigences de l’arrêt Vavilov. M. Shah renvoie à la décision que j’ai rendue dans l’affaire Jaramillo Zaragoza, où j’avais conclu que l’agent n’avait pas évalué si l’interruption de l’établissement « milit[ait] en faveur de l’octroi de la dispense » (Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au para 21).

[16] Tout d’abord, j’ai déjà conclu que l’agent n’a pas imposé de norme plus exigeante par les mots qu’il a utilisés, et je ne suis donc pas d’accord pour dire qu’il s’est senti limité de quelque façon que ce soit. De plus, et contrairement à la situation dans l’affaire Jaramillo Zaragoza, l’agent a bien évalué les facteurs invoqués par M. Shah en l’espèce. Il convient de souligner que les agents d’immigration ne peuvent tenir compte que des facteurs qui leur sont présentés. En l’espèce, les observations de M. Shah sur la question de l’établissement sont au mieux sommaires; les arguments qu’il a présentés à l’agent portaient principalement sur la situation de son fils et les perspectives de celui-ci s’il devait retourner au Bangladesh, ainsi que sur la situation dans ce pays. Étant donné le peu d’éléments de preuve sur l’établissement, en particulier sur les conséquences de l’interruption de cet établissement, je peux difficilement reprocher à l’agent de ne pas avoir fait une analyse aussi détaillée que M. Shah l’aurait voulu. M. Shah soutient qu’il a exposé à l’agent ce que lui et sa famille ont accompli au Canada et qu’il incombait donc à ce dernier de déterminer si ces accomplissements justifiaient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Je ne suis pas d’accord avec M. Shah; il ne suffit pas qu’un demandeur expose simplement ses accomplissements et laisse par la suite à l’agent le soin de les évaluer. Les demandeurs doivent démontrer pourquoi leur degré d’établissement, ainsi que les difficultés et les défis auxquels ils seraient exposés s’ils devaient quitter le Canada, dépassent ce à quoi on pourrait s’attendre normalement et pourquoi ils militeraient donc en faveur de l’octroi d’une dispense de l’application de la Loi telle qu’elle est demandée (Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327 aux para 24 et 52 [Kanguatjivi]). M. Shah ne l’a pas fait. Une fois saisi de la preuve, l’agent a exposé les facteurs présentés par M. Shah, les a qualifiés de [traduction] « typiques » en ce sens, selon mon interprétation, qu’ils n’atteignent pas le degré requis pour constituer des difficultés inusitées et injustifiées ou démesurées si cet établissement devait être interrompu, et leur a accordé peu de poids favorable au moment de trancher la question de savoir si la dispense demandée était justifiée. Il n’y a pas de lacune dans l’analyse, comme l’a soutenu M. Shah. En fin de compte, l’agent a bel et bien accordé du poids aux facteurs relatifs à l’établissement, ainsi qu’aux autres facteurs qui militeraient en faveur de l’octroi de la mesure demandée, et il a conclu que, [traduction] « dans l’ensemble, [il n’était] pas d’avis que l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi était justifié ». Je ne vois rien de déraisonnable dans une telle conclusion.

[17] En l’espèce, je n’estime pas non plus, comme je l’ai estimé dans la décision Jaramillo Zaragoza, que l’analyse effectuée par l’agent quant au degré d’établissement n’a pas tenu compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Kanthasamy tels que l’équité, la compassion, ou les malheurs ou les difficultés que M. Shah et sa famille subiront s’ils doivent retourner au Bangladesh; les facteurs d’ordre humanitaire élargis ont été pris en compte — la preuve relative aux difficultés qui a été présentée portait sur le fait que M. Shah et son épouse n’auraient pas été en mesure de trouver un emploi au Bangladesh et que leurs enfants n’auraient pas la même qualité de vie, en particulier leur fils, vu sa situation médicale. Les difficultés liées à la situation d’emploi au Bangladesh ont été examinées comme faisant partie des conditions du pays, et les répercussions sur les enfants, en particulier sur le fils de M. Shah, ont été examinées dans la partie qui portait sur l’intérêt supérieur des enfants. À la lecture des observations présentées à l’agent par M. Shah, il ne fait aucun doute que sa principale préoccupation était le bien-être de sa famille, en particulier de ses enfants; je n’attendrais rien de moins d’un père. Toutefois, M. Shah devait convaincre l’agent qu’un retour au Bangladesh aurait des répercussions plus préjudiciables pour lui et sa famille, en raison de leur situation particulière, que pour les autres demandeurs de résidence permanente (Kkanthasamy, au para 15; Kanguatjivi, au para 24), mais il ne l’a pas fait. Comme il faut faire preuve de retenue à l’égard de l’évaluation par l’agent du degré d’établissement typique de personnes qui sont au Canada depuis le même nombre d’années environ, je ne vois aucune raison de modifier les conclusions sur la question (Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 585 au para 11; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757 au para 69; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 27).

[18] M. Shah soutient ensuite que l’agent a aggravé le problème concernant son évaluation de l’établissement en déclarant ce qui suit :

[traduction]
Le demandeur est très instruit et polyvalent. Il a fait des études de premier cycle au Bangladesh, puis il a travaillé comme enseignant dans ce pays. Il a ensuite voyagé et vécu au Royaume-Uni de janvier 2008 à novembre 2014, période au cours de laquelle il a poursuivi des études supérieures et a trouvé un emploi. Compte tenu de ses accomplissements, il n’a pas démontré qu’il ne pouvait pas tirer profit de ses études, de ses compétences et de son expérience de travail pour trouver de nouveau un emploi afin de gagner sa vie au Bangladesh.

[19] M. Shah affirme que l’agent a incorrectement transformé ce qui aurait dû être un facteur favorable quant à l’établissement en un facteur défavorable, qui a milité contre l’octroi d’une dispense (Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300 au para 18; Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 au para 26). Je ne suis pas d’accord avec M Shah. Le paragraphe qu’il a cité se trouve dans la partie de la décision qui porte sur les conditions dans le pays et non dans l’analyse de l’établissement et il vise à répondre à l’argument du demandeur selon lequel il ne serait pas en mesure de trouver un emploi au Bangladesh.

B. L’agent n’a pas écarté ni mal interprété les éléments de preuve provenant du site Web ni les éléments de preuve contenus dans le rapport de l’UNICEF concernant les services qui pourraient être offerts au fils de M. Shah au Bangladesh.

[20] L’agent a décrit en détail l’étendue des soins et des services adaptés que le fils de M. Shah recevait à Toronto et il a reconnu que l’enfant [traduction] « aura besoin d’aide pour gérer son autisme ». Cependant, il a également conclu que la documentation sur le sujet [traduction] « confirme que des services de soutien spécialisés sont offerts au Bangladesh pour les enfants qui ont un TSA ».

[21] Devant moi, M. Shah a admis que de tels services existent au Bangladesh, mais il soutient principalement que l’étendue de ces services ne correspond pas au niveau de ceux que son fils reçoit à Toronto et que l’agent n’a pas évalué si ces services seraient normalement accessibles à son fils au Bangladesh. En particulier, M. Shah soutient que l’agent a écarté certains renseignements qui trouvaient sur le site Web de la Society for the Welfare of Autistic Children (SWAC) et dans le rapport de l’UNICEF.

[22] Le ministre rappelle à la Cour que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas nécessairement déterminant dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, aux para 10, 35, 39; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 aux para 2 et 8) et qu’il incombe au demandeur d’établir un motif suffisant pour exercer un pouvoir discrétionnaire en sa faveur (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 42-43; Gesite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1025 au para 19).

[23] D’après le site Web, il est à noter que l’école de la SWAC est une école spécialisée sans but lucratif qui est dirigée par des parents et qui, comme l’a souligné l’agent, [traduction] « fournit un enseignement individualisé intensif aux enfants autistes » au moyen « d’interactions intensives dans un rapport un à un entre l’élève et l’enseignant [...] ». L’agent présente également en détail les sections du site Web qui traitent précisément de la nature des programmes et du corps professoral composés de 51 enseignants et professionnels des diverses disciplines enseignées à l’école.

[24] M. Shah soutient que l’agent a commis une erreur en supposant que son fils aurait accès aux services offerts à l’école; le site Web montre que seulement un nombre limité de places donne accès aux services requis par son fils et qu’il existe seulement deux centres, soit un à Dhaka, qui accueille un maximum de 14 enfants, et un à Rangamati, accueille un maximum de 15 enfants. Les frais de scolarité liés au centre principal situé à Dhaka ne sont pas précisés et, par conséquent, M. Shah ne savait pas s’il aurait les moyens de payer les services dont son fils a besoin, en supposant qu’il serait appelé à le faire. Bien que le site Web démontre l’existence d’un certain niveau de services pour les enfants qui ont un TSA au Bangladesh, M. Shah soutient que cela ne garantit pas que ces services seront accessibles à son fils ou, s’ils le sont, qu’ils seront du même niveau que ceux que son fils reçoit au Canada.

[25] Le problème, selon M. Shah, est qu’il ne disposait d’aucun élément de preuve concernant les questions d’accessibilité et de capacité financière que l’agent aurait pu évaluer. Cependant, c’est exactement le point : comment l’agent pouvait-il évaluer des renseignements ou des observations qui n’étaient pas accessibles et dont il ne disposait pas? Pour en revenir aux observations que M. Shah a présentées à l’agent, M. Shah lui-même précise que l’école de la SWAC est l’un des nombreux organismes et programmes qui ont été mis sur pied depuis 2000 afin de répondre aux besoins particuliers des enfants autistes. Bien que M. Shah souligne les limites des programmes pour enfants autistes offerts au Bangladesh, il n’affirme à aucun moment que ces programmes ne sont pas normalement accessibles à son fils — que ce soit en raison d’une liste d’attente ou une autre raison — ou qu’il n’aurait pas les moyens de payer les programmes spécialisés, auxquels son enfant semble avoir accès gratuitement dans le cadre du réseau scolaire public au Canada. Encore une fois, je ne peux guère reprocher à l’agent de ne pas avoir examiné une question qui ne lui a pas été présentée.

[26] En ce qui concerne le rapport de l’UNICEF, l’agent l’a examiné, s’attardant en particulier sur les parties qui présentent certains [traduction] « des efforts considérables déployés par les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux pour venir en aide aux enfants qui ont un TSA ». En effet, le rapport de l’UNICEF fait état des efforts considérables que déploient des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux pour aider les enfants qui ont un TSA et d’autres déficiences neurologiques et cite, entre autres, les exemples suivants : la promulgation de la Neurodevelopmental Disabled Persons Protection and Trust Act, une loi adoptée en 2013 qui prévoit la constitution d’un fonds pour les personnes ayant une déficience neurodéveloppementale; l’aménagement en 2011 du Centre for Neurodevelopment and Autism in Children, le premier centre de formation et de recherche du Bangladesh sur le développement neurologique et les troubles du spectre de l’autisme chez les enfants; l’inclusion de l’autisme et des déficiences neurodéveloppementales dans le plan stratégique national quinquennal en matière de santé pour une coordination efficace des installations essentielles de dépistage, de diagnostic et d’intervention concernant le TSA; et la création d’organismes non gouvernementaux tels que la SWAC, l’Autism Welfare Foundation, l’Autistic Children’s Welfare Foundation, Creative World of Autistic Children, Smiling Children et Alokito Shishu, qui sont pour la plupart dirigés par des parents.

[27] M. Shah soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve contraire trouvée dans le rapport de l’UNICEF concernant l’accessibilité des services pour les enfants qui ont un TSA (Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290 au para 5), et renvoie à d’autres pages du rapport de l’UNICEF où il est mentionné que [traductions] « les lois et les politiques continuent d’être discriminatoires, lentement mises en œuvre et souvent sous-financées », que « dans l’ensemble, les droits des enfants handicapés à des soins de santé de qualité ne sont pas encore respectés », sauf « pour quelques chanceux », et que la réalité est que le « respect des droits des enfants handicapés au Bangladesh est assez inégal ».

[28] Je souligne qu’il s’agit de renseignements généraux sur les enfants handicapés en général et qu’ils ne portent pas spécifiquement sur les enfants qui ont un TSA. Quoi qu’il en soit, je ne puis accepter les affirmations de M. Shah. L’agent est présumé avoir examiné toute la preuve à sa disposition, et il n’appartient pas à la Cour de la soupeser à nouveau. En fin de compte, il me semble que M. Shah n’a tout simplement pas fourni une preuve suffisante pour établir que l’intérêt supérieur de son fils serait compromis au point de faire pencher la balance en faveur de l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) de la Loi s’il doit de retourner au Bangladesh (Shah au para 74). Je rappelle encore une fois que la décision doit rendre compte de l’évaluation par l’agent de la preuve à sa disposition.

[29] J’ai lu les quinze pages d’observations présentées par M. Shah dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui étaient très émouvantes, mais il n’en demeure pas moins que le fait que la vie au Canada soit plus souhaitable pour les enfants, ou que le niveau de services spécialisés puisse être meilleur au Canada qu’au Bangladesh, ne suffit pas en soi pour accueillir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1295 au para 18; Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 91 aux para 41 et 44).

[30] En l’espèce, l’agent a reconnu que le fils de M. Shah avait besoin de services spécialisés en matière de comportement pour gérer sa situation médicale et a conclu que des services étaient offerts au Bangladesh; je ne vois rien de déraisonnable à une telle conclusion. La Cour ne peut soupeser à nouveau le dossier volumineux sur la question déjà examinée par l’agent, qui a conclu, compte tenu du Web de la SWAC, du rapport de l’UNICEF et des autres documents présentés par M. Shah, que l’autisme et les autres déficiences neurologiques reçoivent plus d’attention qu’avant au Bangladesh et que des services sont offerts pour tenir compte de telles déficiences dans la ville même d’où M. Shah est originaire au Bangladesh. Je ne suis pas non plus d’accord avec M. Shah pour dire que l’agent « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126). Il incombait à M. Shah de démontrer que son fils ne pourrait pas obtenir les services offerts; en l’espèce, les documents ne permettaient pas d’établir que son fils ne pourrait pas obtenir les services offerts aux autistes au Bangladesh. Au contraire, les documents indiquent que des services identiques ou semblables à ceux que reçoit le fils de M. Shah à Toronto sont offerts au Bangladesh, en particulier à Dhaka. Je reconnais qu’il peut y avoir une différence dans le niveau de ces services, mais je ne suis pas convaincu qu’une telle différence rende la décision déraisonnable.

V. Conclusion

[31] Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6257-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6257-19

 

INTITULÉ :

A K M FIROJ SHAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 mars 2022

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

Pour le demandeur

Gordon Lee

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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