Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220329


Dossier : IMM-5389-20

Référence : 2022 CF 433

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2022

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NADIA HABTI

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 13 octobre 2020 par la Section d’appel de l’immigration [SAI], accueillant l’appel de la défenderesse, Nadia Habti, à l’encontre d’une décision de la Section de l’immigration [SI].

[2] La défenderesse est citoyenne du Maroc. En 2009, elle fait la rencontre, via Internet, de son premier époux, KK, un citoyen canadien d’origine marocaine. Ils se rencontrent en personne pour la première fois au mois de juillet 2010, quelques jours avant leur mariage. KK retourne au Canada, et le couple garde contact par téléphone et Internet. Une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial, parrainée par KK, est déposée en novembre 2010. Un visa est délivré le 13 mai 2011, expirant le 4 août 2011.

[3] À la fin de juin 2011, KK voyage au Maroc afin d’aller chercher la défenderesse. Vers la mi-juillet 2011, les communications entre les époux cessent pour des raisons contradictoires.

[4] La défenderesse part pour le Canada le 26 juillet 2011 et obtient à son arrivée la résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial. Peu de temps après son arrivée au Canada, KK demande le divorce au Maroc, qui est prononcé en août 2011.

[5] KK dénonce ensuite la défenderesse auprès des autorités canadiennes de l’immigration. Un rapport d’interdiction de territoire pour fausses déclarations est préparé par un agent d’immigration. L’agent est d’avis que la défenderesse a contracté ou maintenu un mariage de convenance avec KK dans le but d’obtenir la résidence permanente au Canada. Ce rapport est ensuite déféré afin qu’une enquête ait lieu devant la SI.

[6] Dans une décision datée du 28 septembre 2018, la SI conclut que la défenderesse est interdite de territoire pour fausses déclarations en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et prend une mesure d’exclusion contre elle. Elle juge peu crédible le témoignage de la défenderesse, relevant de nombreuses incohérences dans son témoignage, notamment quant aux circonstances entourant son mariage et sa rupture avec son répondant, KK.

[7] La défenderesse dépose ensuite un avis d’appel à l’encontre de la décision de la SI. Elle conteste la validité de l’interdiction de territoire et invoque l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants.

[8] Dans ses motifs, la SAI conclut que la preuve démontre que la défenderesse a épousé KK dans le but principal d’obtenir la résidence permanente au Canada et que son mariage frauduleux a entraîné une erreur dans l’application de la LIPR, puisqu’elle a obtenu la résidence permanente alors qu’elle n’était pas membre de la famille de son répondant. Toutefois, elle juge qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise d’une mesure d’appel, et accueille ainsi l’appel de la défenderesse.

[9] À ce titre, la SAI reconnait que les fausses déclarations de la défenderesse sont très graves, puisqu’elle a trahi la confiance de KK et a induit en erreur les autorités de l’immigration. Elle les qualifie d’une « attaque frontale à l’intégrité du système canadien de l’immigration » et indique qu’il s’agit d’un « facteur négatif qui pèse très lourd dans la balance ». Elle souligne ensuite que la défenderesse n’a exprimé aucun remords sincère pour ses actions, sauf pour avoir fait défaut d’aviser les autorités de son changement de statut et de ne pas être retournée au Maroc avant d’avoir des enfants au Canada et des responsabilités. La SAI mentionne que « [c]es regrets sonnent totalement faux », et ajoute que la défenderesse regrette plutôt la position fâcheuse dans laquelle elle se trouve aujourd’hui. La SAI indique que les expressions de regrets de la défenderesse ne pèsent pas favorablement dans l’appel. De plus, la SAI considère que l’établissement de la défenderesse est limité et que ses revenus d’emplois sont assez modestes. Elle n’y accorde qu’un faible poids. Enfin, elle juge que la défenderesse n’a pas démontré les difficultés qu’elle subirait en cas de renvoi du Canada.

[10] En contrepartie, la SAI est d’avis que les liens familiaux de la défenderesse au Canada pèsent très lourd dans la balance. Dans un premier temps, elle détermine que le renvoi de la défenderesse aurait des répercussions difficiles et injustes pour le nouveau conjoint de la défenderesse, MB, un citoyen canadien d’origine marocaine, puisque ce dernier ignorait les problèmes d’immigration de son épouse au moment du mariage. Elle ajoute qu’il ne pouvait prévoir, à ce moment, les conséquences auxquelles il s’exposait, soit une possible séparation de ses enfants, ou encore un retour au Maroc pour accompagner la défenderesse, un pays qu’il a quitté il y a plus de 21 ans, ce qui signifierait devoir laisser derrière lui la vie qu’il a construite au Canada et sa mère, qui demeure avec lui. La SAI est d’avis que les liens de la défenderesse avec son époux au Canada et les répercussions que son renvoi aurait sur lui constituent des éléments très favorables dans l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire.

[11] Dans un deuxième temps, la SAI souligne que l’intérêt supérieur des deux (2) enfants nés au Canada est le facteur qui penche le plus en faveur de la défenderesse, et ce, de façon très importante. Elle précise que leur père est bien établi au Canada et qu’il constitue leur principal soutien financier. Elle ajoute que les enfants vivent avec leurs deux (2) parents et leur grand-mère paternelle depuis leur naissance. La SAI mentionne que la défenderesse a indiqué lors de son témoignage que, advenant son expulsion du Canada, elle ne pourrait abandonner ses enfants, laissant sous-entendre qu’elle les amènerait avec elle. La SAI précise que cette situation n’est pas claire, puisque MB a indiqué qu’il ne pouvait envisager d’aller vivre au Maroc et ne voulait pas abandonner ses enfants. La SAI conclut qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants que la défenderesse puisse rester au Canada avec eux afin qu’ils puissent bénéficier de la présence de leurs deux (2) parents.

[12] La SAI conclut que même si les facteurs positifs qui penchent en faveur de la défenderesse sont très limités, que les fausses déclarations sont très graves et que la défenderesse ne reconnait pas sa responsabilité, la présence de l’époux au Canada et l’intérêt supérieur des enfants militent toutefois en faveur de la défenderesse. Malgré la gravité des actions de la défenderesse, la SAI estime qu’il y a suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales. Elle accueille donc l’appel de la défenderesse.

[13] Le demandeur critique d’abord la conclusion de la SAI visant les répercussions que le renvoi de la défenderesse aurait sur MB, le second époux de la défenderesse. De plus, il reproche à la SAI d’avoir accordé une prééminence au facteur de l’intérêt supérieur des enfants, sans toutefois expliquer pourquoi ce facteur serait déterminant au point d’accueillir l’appel.

II. Analyse

[14] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 58 [Khosa]).

[15] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Elle doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99).

A. Répercussions sur MB

[16] Le demandeur critique la conclusion de la SAI selon laquelle MB ne pouvait prévoir, au moment de son mariage le 3 juin 2016, les conséquences auxquelles il s’exposait, soit une possible séparation avec ses enfants ou un retour au Maroc pour accompagner la défenderesse. Selon le demandeur, les problèmes d’immigration de la défenderesse étaient connus de celle-ci au moins à partir du 9 mars 2016, lorsqu’elle a été convoquée à une entrevue par lettre ayant comme objet « Fausse déclaration ». La défenderesse a alors transmis une lettre et des photos de son mariage avec KK, expliquant les circonstances de son mariage et de son divorce. Le demandeur soutient que les questions entourant la validité du mariage avec KK étaient connues par la défenderesse avant son mariage avec MB et, advenant le cas où MB les ignorait, la responsabilité demeure imputable à la défenderesse, qui ne l’a pas informé. Le demandeur soutient qu’il est incongru que la défenderesse puisse tirer profit de son défaut d’être transparente avec MB.

[17] La défenderesse soutient qu’elle croyait que la lettre de convocation était liée à sa demande de citoyenneté. Elle allègue qu’elle ne pouvait savoir la gravité de ses problèmes d’immigration au moment de la réception de la lettre datée du 9 mars 2016 ni lors de son entrevue à la fin de mars 2016. Ce n’est que le 26 septembre 2016 qu’elle a appris la nature des allégations contre elle. Il en va de même pour son époux MB. Elle fait valoir que le demandeur suppose que MB aurait dû connaître la gravité des problèmes de la défenderesse, sans tenir compte du dossier. La défenderesse soutient que le demandeur demande essentiellement à la Cour de réévaluer la preuve et d’accorder plus d’importance aux fausses déclarations qu’aux facteurs militant en sa faveur.

[18] La Cour reconnait qu’il appartient à la SAI d’analyser les conséquences du renvoi de la défenderesse sur les membres de la famille. Cependant, elle estime que l’analyse de la SAI sur ce point présente des lacunes fondamentales.

[19] Bien que la lettre de la défenderesse ne soit pas datée, la Cour constate qu’elle fait explicitement référence à l’entrevue du 30 mars 2016. Une lecture de cette lettre démontre que la défenderesse tente d’établir qu’elle était de bonne foi lors de son mariage avec KK. Même si elle croyait que l’entrevue était liée à sa demande de citoyenneté, il n’en demeure pas moins que la lettre de convocation indique clairement que l’entrevue porterait sur de fausses déclarations. Il est donc difficile d’imaginer qu’elle n’en ait pas soufflé un mot à MB, qu’elle épouserait quelques mois plus tard.

[20] Par ailleurs, même en supposant que MB n’était pas au courant suivant la conclusion de la SAI, la Cour est d’accord avec le demandeur qu’il est illogique que la défenderesse puisse tirer profit de son défaut d’être transparente avec MB. La SAI semble laisser entendre que l’omission de déclarer à son nouveau conjoint ses fausses déclarations devient un facteur positif. Une telle conclusion risque d’engendrer un précédent non négligeable. La Cour n’est pas convaincue que le raisonnement suivi par la SAI représente « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Vavilov au para 85).

B. Intérêt supérieur des enfants

[21] Le demandeur affirme que l’intérêt supérieur des enfants est un facteur parmi d’autres lorsqu’il est question de motifs humanitaires. Il reproche à la SAI d’avoir accordé, sans justification, une prééminence à ce facteur au détriment des facteurs négatifs, en plus de faire valoir que le refus de MB d’envisager un retour au Maroc n’est pas déterminant. Il ajoute que la SAI a omis de tenir compte d’éléments importants dans son analyse, tels que : (1) les enfants sont en bas âge; (2) ils n’ont pas amorcé leur scolarisation et rien n’indique qu’ils ne seraient pas en mesure de le faire au Maroc; (3) ils ont des membres de la famille au Maroc, et le temps venu, pourront se créer un réseau d’amis. Ces éléments sont absents de l’analyse de la SAI.

[22] La défenderesse insiste sur l’importance de la déférence à accorder aux décisions de la SAI. La SAI a analysé la situation personnelle de MB et a jugé qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que la défenderesse puisse demeurer avec eux au Canada afin qu’ils puissent bénéficier de la présence de leurs deux (2) parents. La défenderesse soutient que le demandeur extrapole l’option d’aller vivre au Maroc avec la famille et qu’il cherche à favoriser l’aspect punitif plutôt que l’intérêt supérieur des enfants.

[23] La Cour reconnait que l’intérêt supérieur des enfants demeure un facteur important lorsqu’il est question de motifs d’ordre humanitaire et que, quoique non déterminant, un poids considérable doit lui être accordé (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 38 [Kanthasamy]; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75). Bien qu’il n’existe pas de formule ou d’approche précise pour analyser l’intérêt supérieur des enfants, l’analyse est hautement contextuelle et doit tenir compte de l’âge des enfants, de leurs capacités, de leurs besoins et de leur degré de maturité. L’analyse peut aussi inclure le degré de dépendance avec l’auteur de la dispense ou son répondant, le degré d’établissement au Canada, les liens avec le pays à l’égard duquel la demande de dispense est examinée, les conditions dans ce pays, les besoins particuliers des enfants, les conséquences sur leur éducation ainsi que les questions relatives au sexe des enfants (Kanthasamy aux para 35, 40).

[24] L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants en cause comporte un seul paragraphe. La SAI évoque que la défenderesse a laissé entendre qu’elle amènerait ses enfants avec elle au Maroc advenant son renvoi puisqu’elle ne pourrait les abandonner. La SAI précise que cette situation est incertaine, puisque MB a indiqué qu’il ne pouvait envisager ni d’aller vivre au Maroc ni d’abandonner ses enfants. Elle conclut donc qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants que la défenderesse puisse rester avec eux au Canada afin qu’ils puissent bénéficier de la présence de leurs deux (2) parents.

[25] La Cour estime cette analyse déraisonnable, n’étant pas suffisamment justifiée et transparente. L’intérêt supérieur des enfants ne peut reposer uniquement sur le choix des parents. Le simple fait que MB ne puisse pas envisager de déménager au Maroc ou que la défenderesse laisse sous-entendre qu’elle ne pourrait abandonner ses enfants ne peut être déterminant pour éviter une analyse approfondie de l’intérêt supérieur des enfants. Outre le fait qu’ils vivent avec leurs deux (2) parents et leur grand-mère paternelle depuis leur naissance, il n’y a aucune analyse personnalisée et contextuelle de l’intérêt supérieur des enfants.

[26] La Cour reconnait qu’il convient de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SAI et qu’il ne lui appartient pas de soupeser les différents motifs d’ordre humanitaire (Vavilov au para 125; Khosa au para 59). Toutefois, elle est d’avis que la décision de la SAI ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, n’étant pas suffisamment justifiée et n’étant pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov aux para 85, 99).

[27] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant la SAI pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

[28] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-5389-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration, datée du 13 octobre 2020, est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel de l’immigration pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment; et

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5389-20

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NADIA HABTI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2022

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 29 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Daniel Latulippe

Pour LE DEMANDEUR

Claudia Andrea Molina

Pour LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Molina Inc.

Montréal (Québec)

Pour LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.