Date : 20220314
Dossier : IMM-5716-21
Référence : 2022 CF 345
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 mars 2022
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
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YINGZHENG SHI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La Cour est saisie de la présente demande de contrôle judiciaire interjetée contre la décision du 8 août 2021 par laquelle le gestionnaire de l’unité de la sécurité nationale et du crime organisé de la Section de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada [le délégué] a renvoyé le Constat de l’interdiction de territoire à la Section de l’immigration pour enquête en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].
II.
Le contexte
[2] Le demandeur, Yingzheng Shi, est un résident permanent canadien et un citoyen chinois âgé de 29 ans. Il est venu au Canada à titre d’étudiant étranger en 2010 et a obtenu sa résidence permanente en 2014. Il a fait ses études secondaires et postsecondaires au pays.
[3] Le demandeur a un fils de quatre ans qui est aussi citoyen canadien. Il est séparé d’avec sa femme depuis janvier 2019 et ils étaient en instance de divorce lorsque la décision a été rendue. Sa femme et son fils n’habitent plus au Canada.
[4] La mère du demandeur est résidente permanente au Canada et elle habite seule à Vancouver. Dans les observations qu’il a présentées à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], le demandeur a indiqué que sa mère prend des médicaments sur ordonnance pour l’hypertension, ne maîtrise pas l’anglais et n’a pas de permis de conduire. Ainsi, le demandeur a soutenu que sa mère avait besoin de son aide pour consulter des médecins, renouveler des ordonnances, se déplacer sur de longues distances, et pour accomplir d’autres tâches nécessitant de parler anglais.
[5] En mai 2019, le demandeur a été accusé d’avoir tenu une maison de jeu ou une maison de pari au sens du paragraphe 201(1) du Code criminel, LRC 1985, ch C-46. En décembre 2020, son coaccusé et lui ont plaidé coupables et ont obtenu une absolution inconditionnelle de la Cour provinciale de la Colombie-Britannique. Les accusations avaient trait à des allégations selon lesquelles le demandeur et au moins trois autres personnes, y compris le coaccusé, qui sous-louait une chambre dans l’appartement du demandeur à l’époque, organisaient des parties de poker illégales dans l’appartement situé à Richmond, en Colombie-Britannique.
[6] Le 26 janvier 2021, un agent de l’ASFC [l’agent] a préparé, conformément au paragraphe 44(1) de la Loi, un rapport [le rapport visé à l’article 44] dans lequel il concluait qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. La conclusion relative à la possibilité d’une interdiction de territoire était fondée sur la participation à des activités de criminalité organisée au sein d’une organisation s’adonnant à des activités qui constituent une infraction punissable par mise en accusation au Canada.
[7] Les conclusions du rapport visé à l’article 44 étaient fondées sur des renseignements fournis par l’Unité mixte d’enquête sur le crime organisé [l’UMECO], qui est constituée de la Gendarmerie royale du Canada et de la police municipale de Richmond, en Colombie-Britannique. Les sources de renseignement comprenaient un rapport au procureur de la Couronne préparé par l’Équipe conjointe chargée des enquêtes sur les jeux illégaux de l’UMECO.
[8] En mars 2021, l’agent a présenté au demandeur des copies du rapport visé à l’article 44 et du rapport au procureur de la Couronne, ainsi qu’une lettre d’équité procédurale énonçant les motifs pour lesquels il était interdit de territoire et dans laquelle on sollicitait des observations de sa part.
[9] Dans sa réponse du 30 juin 2021, le demandeur a présenté des observations détaillées et a fait valoir ce qui suit :
Contrairement à ce qu’indique le rapport au procureur de la Couronne, seuls le demandeur et son coaccusé organisaient des parties de poker. L’alinéa 37(1)a) de la Loi ne s’applique donc pas puisqu’une organisation criminelle ne peut pas être formée de seulement deux personnes;
Les échanges de messages entre le demandeur et ses amis sur WeChat sont mal traduits depuis le chinois dans le rapport au procureur de la Couronne. Le demandeur a demandé, sans succès, des copies des messages originaux en chinois auprès de la GRC, de l’agent et de l’avocat de la Couronne;
Les parties de poker étaient distinctes de celles organisées par une organisation criminelle sur les plans structurel et organisationnel, et parce que le demandeur n’avait aucune intention d’en tirer un profit;
Le demandeur organisait les parties de poker parce qu’il avait une dépendance au jeu et souhaitait disposer d’un lieu informel où jouer au poker avec ses amis tout en maîtrisant sa dépendance, puisqu’il avait perdu beaucoup d’argent dans les casinos et avait signé une entente d’auto-exclusion volontaire avec l’organisme British Columbia Lottery Corporation.
[10] Le demandeur a également présenté des observations concernant sa situation personnelle et a soulevé des considérations d’ordre humanitaire en ce qui concerne sa mère et son fils.
[11] Dans le rapport sur les faits saillants relatifs au paragraphe 44 (1) et à l’article 55 [le rapport sur les faits saillants] daté du 17 juillet 2021, l’agent a résumé les motifs pour lesquels il avait rempli le rapport visé à l’article 44. Il a conclu que les observations du demandeur concernant la présumée criminalité organisée et les considérations d’ordre humanitaire étaient éclipsées par la gravité des allégations de criminalité organisée. Dans le rapport sur les faits saillants, l’agent a recommandé que le délégué défère le cas du demandeur à la Section de l’immigration pour enquête, et afin qu’elle prenne une mesure d’expulsion à son endroit.
[12] Le délégué a examiné le rapport visé à l’article 44 ainsi que le rapport sur les faits saillants préparés par l’agent et, dans le cadre du renvoi prévu au paragraphe 44(2) daté du 8 août 2021, il a déféré le rapport à la Section de l’immigration pour enquête.
[13] Le demandeur sollicite les mesures suivantes :
Une ordonnance annulant la décision de déférer le rapport visé à l’article 44 à la Section de l’immigration pour enquête;
Une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire au tribunal pour jugement conformément aux instructions qu’il estime appropriées;
Toute autre mesure que la Cour jugera bon de prendre.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[14] Les parties conviennent que la décision comprend la lettre d’avis au demandeur ainsi que des notes ponctuelles prises par le délégué, lesquelles figuraient aussi dans l’avis. Le demandeur soutient que le rapport sur les faits saillants ne devrait pas être pris en compte dans la décision. Cette question sera examinée plus loin dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable.
[15] Le délégué a examiné le rapport visé à l’article 44, les observations du demandeur en réponse à ce rapport, la preuve au dossier, ainsi que les recommandations de l’agent énoncées dans le rapport sur les faits saillants. Le délégué a aussi soupesé la situation personnelle du demandeur et les considérations d’ordre humanitaire suivantes :
L’âge du demandeur lorsqu’il est entré au Canada;
L’intérêt supérieur du fils du demandeur;
La durée de sa résidence au Canada et son degré d’établissement;
La provenance du soutien familial et les responsabilités du demandeur;
La situation en Chine, pays d’origine du demandeur;
La criminalité du demandeur;
Les antécédents du demandeur en matière de non-conformité et son attitude actuelle.
[16] Dans ses notes, le délégué a souligné ce qui suit :
L’ex-femme du demandeur est citoyenne américaine et n’a pas la citoyenneté ou la résidence permanente au Canada. Ainsi, bien que le délégué ait accordé de l’importance au fait que le demandeur a un enfant qui est citoyen canadien, il a souligné que celui-ci pourrait déménager aux États-Unis avec sa mère;
La mère du demandeur est une résidente permanente canadienne n’ayant aucune autre famille au pays, et elle serait exposée à des difficultés si le demandeur était expulsé et qu’elle n’était pas en mesure de l’accompagner. Le délégué a accordé du poids à ce facteur;
Le demandeur a présenté des lettres de soutien de ses amis ainsi que des observations relatives à sa dépendance au jeu. Cependant, il a déménagé au Canada alors qu’il était adulte et son retour en Chine ne constituerait pas un changement radical pour lui;
Le demandeur a minimisé son rôle dans les événements décrits dans le rapport au procureur de la Couronne, et il n’a pas sollicité d’aide pour traiter sa dépendance au jeu.
[17] Après avoir examiné les points précédents, le délégué a décidé de déférer le rapport visé à l’article 44 pour enquête parce qu’il était d’avis que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi. Selon lui, les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour l’emporter sur la gravité des allégations visées par la Loi.
IV.
Les questions en litige
[18] Les questions à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire sont les suivantes :
(1) La décision était-elle équitable sur le plan procédural?
(2) La décision était-elle raisonnable?
V.
La norme de contrôle
[19] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de rédiger le rapport visé à l’article 44 et de le déférer à la Section de l’immigration est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 139; Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 [Sharma] au para 15].
[20] Les questions liées à un manquement à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou une norme ayant la même portée [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34-35 et 54-55, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79].
VI.
Analyse
A.
Question préliminaire – modification de l’intitulé
[21] Le bon défendeur en l’espèce est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile; l’intitulé est donc modifié en conséquence.
B.
Question préliminaire – prématurité de la demande
[22] Le demandeur soutient que, même si la décision n’était pas définitive, il convient de procéder à un contrôle judiciaire puisque le délégué a le pouvoir discrétionnaire d’examiner les considérations d’ordre humanitaire, et qu’il ne peut interjeter lui-même appel de la décision rendue par la Section de l’immigration. Le défendeur n’a présenté aucune observation à cet égard.
[23] Je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée d’après la jurisprudence tirée du même contexte [Zhang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 746 au para 22; XY c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 831 [XY] au para 42].
C.
La décision était-elle équitable sur le plan procédural?
[24] Un résident permanent est interdit de territoire pour criminalité organisée et appartenance à une organisation se livrant à des activités criminelles qui, commises au Canada, constitueraient une infraction punissable par mise en accusation : [art 37(1)a) de la Loi ].
[25] S’il estime que le résident permanent qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [le ministre] [art 44(1) de la Loi].
[26] En vertu du paragraphe 44(2) de la Loi, s’il estime que le rapport visé au paragraphe 44(1) est fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour enquête.
[27] Conformément à l’article 3 des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 [les Règles], lorsque le ministre demande à la Section de l’immigration de procéder à une enquête, il transmet au résident permanent tout renseignement ou document pertinent en sa possession, y compris les éléments de preuve qu’il entend présenter. Cette obligation de communication est renforcée par l’article 26 des Règles.
[28] Cependant, à l’étape du processus faisant l’objet du contrôle judiciaire interjeté par le demandeur (c.-à-d. la décision de déférer le rapport visé à l’article 44 à la Section de l’immigration), l’agent et le délégué se livrent simplement à un exercice de recherche des faits semblable à un processus d’examen [XY, au para 98; Jeffrey c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1180 au para 30]; McLeish c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 705 aux para 56, 60].
[29] Bien que les décisions rendues en vertu de l’article 44 de la Loi sont généralement assorties d’un niveau moins strict d’équité procédurale, la nature d’une décision rendue en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) fait pencher la balance en faveur d’un degré d’équité procédurale plus nuancé que la simple application d’un « degré inférieur »
.L’obligation d’équité procédurale exige que l’on donne au demandeur la possibilité de présenter des observations sur le fond relatives aux allégations d’interdiction de territoire, et qu’on lui assure un degré de divulgation approprié de manière à ce qu’il comprenne ce qui lui est reproché[XY, aux para 58 et 88].
[30] La Cour prend également acte du fait que les possibilités qui s’offrent à un résident permanent déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée au titre de l’article 37 de la Loi sont limitées. Il n’a pas le droit d’interjeter appel devant la SAI et ne peut solliciter de dispense pour considérations d’ordre humanitaire.
[31] Il ressort de la jurisprudence de notre Cour qu’un demandeur a droit à la divulgation demandée dans le cadre du processus fondé sur l’article 44 de la Loi « lorsque les renseignements demandés sont importants et lui sont par ailleurs inconnus et non accessibles »
[XY, au para 92].
[32] Le demandeur soutient que le délégué a manqué à son obligation d’équité à son égard en omettant de lui communiquer les messages originaux en chinois sur WeChat, qu’il juge mal traduits dans le rapport au procureur de la Couronne, ainsi que les recommandations présentées au délégué par l’agent, ou le fondement de ces recommandations qui se trouve dans le rapport sur les faits saillants. Selon le demandeur, le fait que le délégué ne lui ait pas communiqué ces renseignements l’a empêché de connaître la preuve présentée contre lui et d’y répondre pleinement.
[33] Le défendeur soutient que le délégué a rempli l’obligation minimale d’équité à laquelle il était tenu et qu’il n’avait aucune obligation de communiquer au demandeur l’information sur laquelle s’était fondé l’agent puisqu’il l’avait déjà en sa possession ou en avait connaissance.
[34] Le défendeur fait également valoir que le demandeur avait reçu le rapport au procureur de la Couronne sur lequel s’est fondée l’ASFC, et que ce document ainsi que plusieurs autres lui auraient été communiqués à son procès criminel. De plus, il est question des messages sur WeChat invoqués par l’ASFC dans le rapport au procureur de la Couronne. L’ASFC n’avait aucun autre message texte en sa possession.
[35] Je conclus que le demandeur connaissait les renseignements sur lesquels le délégué s’était fondé, la preuve à réfuter, ainsi que la nature de la décision et ses conséquences possibles. Le demandeur détenait tous les renseignements nécessaires pour répondre à la preuve présentée par l’ASFC relativement à l’interdiction de territoire. Il disposait de la décision, de la lettre d’équité procédurale, du rapport au procureur de la Couronne, ainsi que du rapport visé à l’article 44. De plus, il a eu l’occasion de répondre, avec l’aide d’un avocat, aux allégations qui pesaient contre lui dans le cadre de ses observations en réponse au rapport visé à l’article 44.
[36] Le demandeur était en possession des messages échangés sur WeChat puisqu’il avait pris part à ces échanges et qu’il s’agissait d’une preuve dans le cadre de son procès criminel. En outre, le défendeur soutient qu’il ne possède pas les messages originaux échangés sur WeChat.
[37] Le rapport sur les faits saillants ne fait que résumer les motifs pour lesquels l’agent a rempli le rapport visé à l’article 44 en se fondant sur l’ensemble des renseignements figurant dans les observations du demandeur, ainsi que dans d’autres rapports et documents que celui-ci avait déjà en sa possession ou qui lui avaient été communiqués.
[38] Dans le cadre de la présente demande, le demandeur s’est vu remettre le rapport sur les faits saillants à titre d’élément du dossier certifié du tribunal. Conformément à l’article 3 des Règles, le demandeur aurait également le droit d’obtenir le rapport sur les faits saillants (ou quelque chose de semblable) avant la tenue de l’enquête. Cependant, à l’étape du processus faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, le demandeur a eu l’occasion de présenter des observations concernant le fond des allégations relatives à l’interdiction de territoire, et il a bénéficié d’un degré de communication suffisant pour comprendre la preuve présentée contre lui. Par conséquent, l’agent et le délégué n’ont pas manqué à leur obligation d’équité procédurale en ne communiquant pas ces documents au demandeur.
D.
La décision était-elle raisonnable?
[39] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce qu’elle n’aborde pas de façon adéquate la manière dont la décision a été rendue ainsi que d’autres questions clés, y compris les motifs relatifs à l’interdiction de territoire, ses considérations d’ordre humanitaire, et sa criminalité.
[40] Il fait aussi valoir que le rapport sur les faits saillants ne devrait pas être examiné dans le cadre du présent contrôle, même si les notes présentées à l’époque par le délégué pourraient l’être. Le demandeur soutient que, même s’il est question du rapport sur les faits saillants dans la décision, le fait qu’il ne lui ait pas été communiqué pose problème et que son inclusion mènerait la Cour à émettre des hypothèses quant aux motifs du délégué.
[41] Il n’y a aucune raison d’établir une distinction entre l’inclusion des notes du délégué et le rapport sur les faits saillants de l’agent, comme le demande le demandeur. Le rapport sur les faits saillants a été présenté au délégué avant qu’il rende la décision; le délégué fait référence au rapport sur les faits saillants dans sa décision; et le délégué a signé le rapport sur les faits saillants le 8 août 2021, soit le même jour que la décision. Le fait d’intégrer le rapport sur les faits saillants ainsi que les notes aux motifs de la décision n’équivaudrait pas à émettre des hypothèses.
[42] Comme je l’ai déjà mentionné, le fait que le rapport sur les faits saillants n’ait pas été communiqué au demandeur ne constituait pas un manquement à l’obligation d’équité procédurale à son égard. Le demandeur n’a présenté aucun argument relatif à l’équité procédurale en ce qui concerne les notes du délégué.
[43] En résumé, la lettre du 8 août 2021 dans laquelle se trouve l’avis de la décision, les notes prises à l’époque par le délégué ainsi que le rapport sur les faits saillants seront considérés ensemble comme la décision proprement dite dans mon analyse. De toute manière, dans le contexte de l’ensemble de la preuve, le contenu du rapport sur les faits saillants ne modifie pas ma décision.
[44] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est raisonnable.
[45] Il semble que le demandeur confond souvent la décision de déférer le rapport visé à l’article 44 à la Section de l’immigration avec une conclusion relative à l’interdiction de territoire. La décision en cause dans la présente affaire concerne simplement le renvoi de l’affaire pour enquête, et non le résultat de l’enquête; aucune conclusion n’a été tirée quant à l’interdiction de territoire.
[46] De plus, le demandeur semble demander à la Cour de soupeser à nouveau les facteurs et éléments de preuve dont disposaient l’agent et le délégué. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire; la cour de révision ne se demande pas comment elle aurait elle-même tranché une question en fonction de la preuve, et elle n’apprécie pas à nouveau la preuve sur le fond. Elle a pour tâche d’évaluer si le décideur a procédé à un examen et tiré des conclusions en se fondant sur les éléments de preuve et les observations selon les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov.
[47] En outre, le demandeur semble fonder ses allégations relatives au caractère déraisonnable de la décision en analysant chacun des trois documents qui forment la décision plutôt qu’en les examinant dans leur ensemble.
[48] Le délégué a examiné la recommandation de l’agent, tenu compte de la situation personnelle du demandeur en conformité avec la jurisprudence et accepté la recommandation de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête.
[49] Le délégué a vérifié et énoncé les faits essentiels qui sous-tendent l’avis selon lequel le demandeur est interdit de territoire au Canada. Il disposait d’un pouvoir discrétionnaire très limité dans son examen de la situation du demandeur, et il a exercé ce pouvoir de façon raisonnable en la soupesant par rapport à la nature du comportement criminel reproché. Il a tenu compte des liens du demandeur au Canada, du statut de son fils à titre de citoyen canadien, de la possibilité que ce dernier parte aux États-Unis avec l’ex-femme du demandeur, du fait que la mère de ce dernier est une résidente permanente canadienne et qu’elle serait confrontée à des difficultés si elle était incapable de retourner en Chine avec lui, ainsi que de son établissement au Canada. Il a également souligné que la dépendance au jeu du demandeur avait probablement joué un rôle dans son infraction, mais a constaté que le demandeur n’avait pas mentionné dans ses observations qu’il avait cherché de l’aide pour régler ce problème.
[50] Le délégué n’était pas tenu de réaliser une analyse des considérations d’ordre humanitaire comme dans le cas d’une demande fondée sur le paragraphe 25(1). Il a plutôt examiné de façon adéquate la situation personnelle du demandeur et l’a soupesée par rapport au comportement criminel reproché. L’examen des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 44 constitue un exercice limité [McAplin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 au para 70].
[51] La décision du délégué de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi était raisonnable puisqu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur participait à l’exploitation d’un établissement de jeux illégaux avec trois autres personnes, en contravention du paragraphe 201(1) du Code criminel.
[52] L’article 33 de la Loi prévoit que la norme de preuve applicable à l’évaluation de l’interdiction de territoire est celle de savoir si les faits mentionnés aux articles 34 à 37 sont appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. La norme relative aux « motifs raisonnables de croire »
est une norme de preuve relativement peu exigeante qui requiert davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités [Mugesera c Canada (MCI), 2005 CSC 40 au para 114; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Gaytan, 2021 FCA 163 au para 40].
[53] Le demandeur fait valoir que seulement deux personnes prenaient part à la gestion des parties de poker et que la définition [traduction] « numérique »
correspondant à l’expression criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)a) n’était donc pas remplie.
[54] Cependant, la preuve dont disposaient le délégué et l’agent dans le rapport au procureur de la Couronne montrait que le demandeur et au moins trois autres individus participaient aux activités de paris illégaux effectuées en contravention du paragraphe 201(1) du Code criminel. De plus, le demandeur a plaidé coupable à cette infraction.
[55] Les éléments de preuve relatifs aux activités de paris illégaux ayant cours au domicile du demandeur comprenaient une table de poker de luxe, une table de poker pliante, des chaises, des jetons de poker, des brasseurs de cartes, quelques milliers de dollars, ainsi que des carnets de points. De plus, des messages texte provenant d’appareils saisis par la police montraient diverses discussions entre le demandeur et ses complices concernant la maison de jeux illégaux, notamment des discussions sur le nom potentiel de cette maison et le type d’appartement à louer, ainsi que des stratégies visant à atténuer les soupçons des autorités concernant les bénéfices engrangés par l’opération. À la lumière de cette preuve, il était raisonnable pour le délégué de déférer l’affaire à la Section de l’immigration au motif qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi.
[56] En outre, la question de savoir si une organisation criminelle au sens de la Loi doit être constituée d’au moins trois personnes est une question de fait et de droit qui n’est pas réglée. Même si, dans la décision Saif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437, sur laquelle se fonde le demandeur, le juge Barnes a conclu qu’une organisation criminelle doit être formée d’au moins trois personnes, d’autres affaires plus récentes entendues par la Cour fédérale laissent entendre que cette question n’est pas réglée [voir par exemple Clarke c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2021 CF 128 aux para 25-26; Denha c Canada (MCI), 2020 CF 168 aux para 22-23; Pajazitaj c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2019 CF 540 au para 35].
[57] Comme je l’ai déjà mentionné, à l’étape visée à l’article 44, la décision du délégué n’est pas définitive. De plus, le délégué et l’agent ne sont pas tenus de tirer des conclusions de fait ou de droit. Au contraire, c’est la Section de l’immigration qui est la mieux placée pour examiner des arguments complexes de fait ou de droit puisqu’elle est compétente pour se prononcer sur l’interdiction de territoire [Obazughanmwen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 683 aux para 24 et 26 (la Cour d’appel fédérale est saisie d’une question certifiée à cet égard)].
[58] La question de savoir comment une organisation criminelle est définie au sens de la Loi est une question complexe de fait et de droit à laquelle le délégué et l’agent n’étaient pas tenus de répondre à l’étape visée à l’article 44, qui est en cause en l’espèce. Cette question d’interprétation de la loi devrait être posée à la Section de l’immigration, car c’est elle qui tirera la conclusion définitive quant à l’interdiction de territoire.
[59] L’agent a établi les motifs raisonnables pour lesquels il était parvenu à la conclusion selon laquelle le demandeur est interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) et, à la lumière de son examen, il était raisonnable pour le délégué de déférer le rapport visé à l’article 44 à la Section de l’immigration.
JUGEMENT sur le dossier IMM-5716-21
LA COUR STATUE :
La demande est rejetée.
Le bon défendeur en l’espèce est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile; l’intitulé est modifié en conséquence.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5716-21
|
INTITULÉ :
|
YINGZHENG SHI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 10 MARS 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE MANSON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 MARS 2022
|
COMPARUTIONS :
DANIEL HENDERSON
|
POUR LE DEMANDEUR
|
BRETT NASH
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POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
HENDERSON & LEE LAW CORPORATION
BURNABY (COLOMBIE-BRITANNIQUE)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
MINISTÈRE DE LA JUSTICE
VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|