Date : 20220317
Dossier : IMM-2466-21
Référence : 2022 CF 365
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 17 mars 2022
En présence de monsieur le juge Andrew D. Little
ENTRE :
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BATOUL HOSROM
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Batoul Hosrom a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre d’« enfant à charge »
de son père, Mohammad. Durant des années, celui-ci a tenté d’obtenir une autorisation afin qu’elle les rejoigne ici, lui et ses jeunes frère et sœur. La demande de Mme Hosrom a été accueillie au début de 2020. Tout ce qu’il lui restait à faire était de venir au Canada.
[2] Son voyage de Beyrouth à Vancouver a été retardé à plusieurs reprises en raison de la pandémie de COVID-19. Il a finalement été prévu pour le 1er juillet 2020, date de la réouverture de l’aéroport de Beyrouth.
[3] Il y a toutefois eu un retard supplémentaire. Mme Hosrom, âgée de 19 ans, voulait voir son ami Toufic Fayed avant de partir. M. Fayed, qui travaillait à Dubaï, devait arriver le 2 juillet 2020 pour rendre visite à sa famille. Le père de Mme Hosrom a donc accepté de reporter le voyage de celle-ci.
[4] Mme Hosrom et M. Fayed se sont fiancés. Devant l’insistance du père de Mme Hosrom, ils se sont mariés légalement au Liban le 13 juillet 2020, mais sans tenir de cérémonie religieuse ni de célébration familiale.
[5] Quelques jours plus tard, Mme Hosrom s’est envolée vers Vancouver pour retrouver son père et ses jeunes frère et sœur. À son arrivée, elle a dit aux agents des services frontaliers qu’elle était mariée. Ceux-ci l’ont informée qu’elle n’était plus admissible à la résidence permanente au Canada en tant qu’« enfant à charge »
de son père. Elle a dû retourner à Beyrouth.
[6] De retour au Liban, Mme Hosrom a présenté au gouvernement canadien une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle souhaitait être dispensée de l’obligation de répondre à la définition d’un « enfant à charge »
énoncée à l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR).
[7] Dans une lettre datée du 31 mars 2021, un agent de migration de l’ambassade du Canada à Beyrouth, au Liban, a rejeté sa demande (la décision).
[8] C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
[9] À mon avis, la décision était déraisonnable et doit être annulée, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La demande de Mme Hosrom sera renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision.
I.
Les faits à l’origine de la demande de contrôle judiciaire
[10] La demanderesse, née en 2001, est une citoyenne du Liban. Ses parents ont divorcé après sa naissance. Son père est Mohammad Hosrom. Celui-ci a obtenu la garde complète de Mme Hosrom en 2004. En 2006, il s’est remarié avec une citoyenne canadienne. En 2010, le couple a eu des jumeaux, qui sont citoyens canadiens par filiation. Ils vivaient tous ensemble à Beyrouth.
[11] En 2013, M. Hosrom, son épouse et leurs jumeaux sont venus au Canada. Mme Hosrom est restée à Beyrouth avec sa grand-mère et sa tante. Au départ, M. Hosrom avait prévu d’établir la famille au Canada, puis de retourner au Liban et de présenter une demande de parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial afin d’obtenir la résidence permanente pour lui-même et Mme Hosrom (qui avait 12 ans à l’époque). En raison de la détérioration de la situation au chapitre de la sécurité au Liban, le plan a changé. En 2014, M. Hosrom a décidé de renouveler son statut de visiteur au Canada, et son épouse a présenté, depuis le Canada, une demande en vue de les parrainer, lui et Mme Hosrom.
[12] Malheureusement, le second mariage de M. Hosrom a aussi pris fin. En 2015, son épouse a retiré sa demande de parrainage. Le dossier de la demande de résidence permanente de M. Hosrom, qui comprenait Mme Hosrom en tant qu’enfant à charge, a été clos.
[13] En mai 2016, M. Hosrom a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente dans laquelle il sollicitait une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande a été accueillie. Le 13 décembre 2018, il est devenu un résident permanent du Canada.
[14] En juillet 2018, M. Hosrom avait tenté d’ajouter Mme Hosrom à sa demande. En mars 2019, il a appris qu’étant devenu résident permanent, il pouvait parrainer Mme Hosrom.
[15] Après avoir passé un mois au Liban au printemps 2019, M. Hosrom a présenté une demande en vue de parrainer Mme Hosrom au titre des dispositions relatives au regroupement familial (enfant à charge) contenues dans la LIPR et le RIPR. La demande a été accueillie à la fin de janvier 2020. Mme Hosrom prévoyait de terminer son année scolaire au Liban avant de venir au Canada.
[16] M. Hosrom a réservé un vol qui devait amener Mme Hosrom à Vancouver le 20 mars 2020. Cependant, l’aéroport de Beyrouth a fermé ses portes le 18 mars 2020 en raison de la pandémie de COVID-19. M. Hosrom et sa fille ont tenté de réserver un nouveau vol à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’ils réussissent à trouver un billet pour le 1er juillet 2020.
[17] Le 29 juin 2020, Mme Hosrom a demandé à son père de reporter de quelques jours son vol vers le Canada. Elle voulait rendre visite à son ami proche, M. Fayed, qui travaillait à Dubaï et venait rendre visite à ses parents au Liban. Ils voulaient se fiancer pendant qu’ils se trouvaient tous les deux au Liban. M. Hosrom a accepté de reporter le voyage de sa fille et de se rendre lui-même au Liban pour les fiançailles. Le père et la fille devaient partir ensemble pour le Canada le 21 juillet 2020.
[18] Le plan a changé en raison de la situation au Liban et de l’incertitude entourant la pandémie. Mme Hosrom et M. Fayed se sont fiancés, mais M. Hosrom a décidé qu’ils devaient aussi signer un contrat de mariage immédiatement, ce qu’ils ont fait le 13 juillet 2020 en signant [traduction] « le registre »
lors d’une petite cérémonie. Cependant, il n’y a eu ni cérémonie religieuse ni célébration familiale. Selon la preuve, s’ils étaient légalement mariés au Liban, ils n’étaient toutefois pas considérés comme tels sur les plans culturel et traditionnel, et ils ne pouvaient pas vivre ensemble en tant que couple marié tant qu’une cérémonie de mariage n’avait pas eu lieu.
[19] Le 17 juillet 2020, Mme Hosrom s’est envolée vers le Canada (sans M. Fayed) afin de rejoindre son père et ses frère et sœur en Colombie-Britannique. En arrivant à l’aéroport de Vancouver, elle a présenté ses papiers de résidence permanente, son statut devant prendre effet dès son arrivée en sol canadien. Elle a aussi déclaré qu’elle était mariée. Les agents des services frontaliers l’ont informée qu’elle ne répondait plus à la définition d’un « enfant à charge »
énoncée dans le RIPR et qu’elle ne pouvait donc pas entrer au Canada en tant que résidente permanente.
[20] L’expression « enfant à charge »
est ainsi définie dans le RIPR :
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[21] Après plusieurs heures, Mme Hosrom a été autorisée à entrer dans le pays à condition de se soumettre à d’autres interrogatoires, qui ont eu lieu les 18 et 19 juillet 2020.
[22] Le 20 juillet 2020, elle a été « autorisée à quitter le pays »
et elle est retournée à Beyrouth.
[23] À ce stade, Mme Hosrom a retenu les services d’un avocat au Canada. En octobre 2020, elle a présenté une demande de résidence permanente, même si elle ne répondait plus à la définition d’un « enfant à charge »
par suite de son mariage. Elle s’est fondée sur les dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire contenues dans la LIPR.
II.
Les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire présentées au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR
[24] Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Ces considérations comprennent l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard, prévu au paragraphe 25(1), représente une exception souple et sensible à l’application habituelle de la LIPR et vise à en assouplir la rigidité dans des cas spéciaux : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1 à la p 364; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 aux para 14-15, 19 et 33.
[25] Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] »
: Chirwa, à la p 364, citée dans Kanthasamy, aux para 13 et 21. La disposition relative aux considérations d’ordre humanitaire vise à offrir une mesure à vocation équitable dans ces circonstances : Kanthasamy, aux para 21-22, 30-33 et 45.
[26] Au titre du paragraphe 25(1), un agent peut se pencher sur la question de savoir si un demandeur ferait face à des difficultés « inhabituelles »
, « injustifiées »
ou « démesurées »
s’il devait quitter le Canada. Ces termes employés pour décrire les difficultés sont des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent au paragraphe 25(1) de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui le sous-tendent : Kanthasamy, aux para 33 et 45.
[27] Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) doit être exercé de façon raisonnable. Les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance et leur accorder du poids : Kanthasamy, aux para 25 et 33.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[28] Dans une lettre datée du 31 mars 2021, l’agent de l’ambassade à Beyrouth a rejeté la demande de Mme Hosrom. Il a, en outre, consigné des notes dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC). Ces notes font partie des motifs de sa décision : Rabbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257 au para 35; Thedchanamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 690 au para 17; Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 793 au para 19.
[29] Dans ses notes, l’agent a présenté le contexte initial et a confirmé qu’il avait examiné les observations sur les considérations d’ordre humanitaire présentées par l’avocat. De manière louable, il a exposé les faits en détail et il a souvent repris la terminologie précise employée dans les documents qu’il a consultés au moment de les citer.
[30] [TRADUCTION] « Après avoir examiné tous les documents »
, l’agent a entrepris l’analyse. Il a souligné que Mme Hosrom avait décidé d’épouser son mari sur la recommandation de son père, mais qu’elle ne souhaitait que se fiancer et se bâtir un avenir avec M. Fayed. Cependant, l’agent a fait remarquer que, selon la définition, est un « enfant à charge »
un enfant qui « est âgé de moins de vingt-deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait »
. Comme Mme Hosrom s’était mariée avant de venir au Canada pour devenir résidente permanente du pays, elle était une « épou[se] »
et ne répondait donc plus à la définition.
[31] L’agent a noté que Mme Hosrom avait vécu une enfance difficile en raison du divorce de ses parents et du départ de son père et de ses frère et sœur pour le Canada en 2013. Toutefois, il a mentionné ce qui suit à son sujet :
[traduction]
Elle est maintenant une adulte; elle a 19 ans et elle termine ses études au Liban ([elle] déclare en être à sa dernière année d’études).
L’époux de [Mme Hosrom] vit et travaille à Dubaï. Même si son permis de travail actuel expire en juin 2021, il devrait pouvoir prendre des dispositions pour qu’elle le rejoigne à Dubaï pendant qu’il s’y trouve, ce qui aurait possiblement pu être fait dès l’été dernier (après leur mariage). Dans ses observations, [Mme Hosrom] a déclaré que son mari (avant le mariage) l’avait soutenue dans les bons comme dans les mauvais moments; que leurs mères étaient de bonnes amies; que c’était en sa présence qu’elle se sentait le mieux; qu’elle se sentait en sécurité avec lui et n’avait pas l’impression d’être un fardeau pour lui; et qu’elle avait passé beaucoup de temps avec lui et lui faisait confiance. Elle a ajouté qu’ils avaient toujours prévu de passer leur avenir ensemble.
Je comprends que la situation politique et économique au Liban est difficile et que l’explosion qui s’est produite en août 2020 a ajouté aux difficultés. Cependant, [Mme Hosrom] ne semble pas être confrontée à des difficultés différentes de celles auxquelles sont confrontés les autres libanais, compte tenu de la situation. Par ailleurs, elle a la possibilité de rejoindre son mari à Dubaï pour commencer leur vie en tant qu’époux. Il ne semble pas non plus y avoir de raison connue pour laquelle son mari ne pourrait pas prolonger son permis de travail à Dubaï après juin 2021. Si [Mme Hosrom] souhaite étudier à l’étranger, d’autres possibilités s’offrent à elle pour tenter d’être admise comme étudiante étrangère, que ce soit au Canada ou ailleurs. Dans l’avenir, [Mme Hosrom] et son mari pourront aussi explorer d’autres voies d’immigration en tant qu’unité familiale. Je prends acte du désir de [Mme Hosrom] d’être près des membres de sa famille, mais tous pourront éventuellement la visiter, au Liban ou dans un autre pays (les restrictions actuelles étant de nature temporaire). Bien que je constate qu’une demande antérieure de visa de résident temporaire pour le Canada ait été rejetée, rien n’empêche [Mme Hosrom] de présenter une nouvelle demande si sa situation change et qu’elle est en mesure de convaincre un agent de la nature temporaire de sa visite à sa famille. De plus, il n’est pas inhabituel qu’une personne, après son mariage, choisisse de construire sa vie avec son époux plutôt que de s’établir dans un autre pays avec ses parents et ses frères et sœurs.
Selon les renseignements dont je dispose, je ne suis pas convaincu qu’il existe des motifs suffisants pour justifier la prise en compte de considérations d’ordre humanitaire. La demande est rejetée.
IV.
La norme de contrôle applicable par la Cour
[32] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle qui s’applique à la décision est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Le contrôle selon cette norme doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives : Vavilov, aux para 12-13. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‐jacent à celle‐ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15.
[33] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, au para 84. Le contrôle fait par la Cour tient compte à la fois du raisonnement suivi et du résultat obtenu : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85 et 99. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-32.
[34] Le contrôle de la Cour est à la fois rigoureux et méthodique. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations concernant une décision qui justifient une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de « lacunes graves à un point tel »
qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure »
. La lacune ou la déficience doit être suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100. Dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 101, la Cour suprême a recensé deux catégories de lacune fondamentales. La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur cette décision.
[35] Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, aux para 75 et 100.
V.
Analyse
[36] Se fondant sur l’arrêt Vavilov, la demanderesse a soulevé les quatre arguments suivants pour contester le caractère raisonnable de la décision :
a) Dans la décision, l’agent n’a pas tenu compte des nombreuses déclarations de Mme Hosrom et de son père, contenues dans la preuve, selon lesquelles Mme Hosrom ne voulait pas vivre avec son mari et envisageait de ne le faire que plus tard. Elle n’avait que 19 ans et elle souhaitait poursuivre ses études et se bâtir une carrière au Canada. L’agent n’a pas tenu compte du fait qu’à cette époque, elle ne se sentait pas à l’aise d’aller à Dubaï pour vivre avec son mari.
b) Dans la décision, l’agent a écarté ou minimisé les difficultés vécues par M. Hosrom qui, depuis plus de huit ans, tentait de faire venir sa fille au Canada.
c) Dans la décision, l’agent n’a pas évalué l’intérêt supérieur des enfants. La demande soulevait expressément la question de l’intérêt supérieur du frère et de la sœur de Mme Hosrom au Canada, qui sont séparés de celle-ci depuis de nombreuses années après avoir vécu avec elle durant trois ans. Leur intérêt n’a été mentionné qu’une seule fois au cours de l’analyse, et il s’agissait d’une
« affirmation spontanée »
selon laquelle tous les membres de la famille pourraient éventuellement se rendre visite, au Liban ou ailleurs.d) Dans la décision, l’agent a invoqué à tort d’autres solutions; proposant notamment de présenter des demandes de visa ou de se rendre visite ailleurs qu’au Canada. De plus, il n’a pas examiné si ces autres solutions étaient réalistes ou envisageables.
[37] Par ailleurs, la demanderesse a fait valoir que de nombreux parallèles pouvaient être établis entre la présente affaire et les circonstances de l’affaire Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511.
[38] Le ministre défendeur a soutenu que la décision était raisonnable. Il a souligné que Mme Hosrom avait présenté sa demande depuis l’étranger (c.-à-d. depuis l’extérieur du Canada) et qu’elle n’avait jamais vécu au pays. Les circonstances étaient inhabituelles puisqu’après que sa résidence permanente eût été entièrement approuvée, Mme Hosrom avait dérogé aux règles en se mariant.
[39] Essentiellement, le défendeur a accepté la chronologie des événements présentée par la demanderesse, mais il a contesté la façon dont le mariage a été décrit. Il a mis l’accent sur la preuve selon laquelle Mme Hosrom avait toujours prévu de se fiancer et d’être avec son mari. Elle n’a pas été forcée à se marier par M. Hosrom. Le mariage était intentionnel, il était valide en droit et il était enregistré dans le registre familial au Liban.
[40] Le défendeur a aussi mis l’accent sur le fait que l’agent avait rendu sa décision après avoir exposé les faits en détail. Il a fait valoir que de nombreuses possibilités s’offraient effectivement à la demanderesse pour visiter le Canada et pour y demander un statut avec son époux. Essentiellement, la demanderesse a pris la décision de [traduction] « commencer une nouvelle vie »
avec son mari et, ce faisant, elle a dérogé aux exigences relatives à la résidence permanente obtenue en tant qu’« enfant à charge »
de son père.
[41] Le défendeur n’a pas soutenu que les difficultés vécues par M. Hosrom n’étaient pas pertinentes, mais il a fait observer que le paragraphe 25(1) de la LIPR concerne l’étranger et non le répondant. Il a plaidé que l’intérêt supérieur des enfants devait être examiné en tenant compte de la séparation à long terme des membres de la famille, mais aussi des autres catégories et possibilités en matière d’immigration auxquelles ils pouvaient avoir recours sans qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire ne leur soit nécessaire. Il a ajouté que, dans la situation actuelle, rien ne changeait, tant pour Mme Hosrom à Beyrouth que pour son père et ses frère et sœur au Canada. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle un demandeur sera renvoyé du Canada.
[42] Le défendeur a cherché à distinguer les faits de l’espèce de ceux de l’affaire Reducto instruite par le juge Norris.
[43] Pour les motifs expliqués ci-après, je conviens avec la demanderesse que la décision était déraisonnable et qu’elle doit être annulée.
[44] Je commencerai par situer mon analyse par rapport au libellé et à l’objet du paragraphe 25(1), et aux motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. La Cour suprême a reconnu qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas un régime d’immigration parallèle : Kanthasamy, aux para 23-24 (la juge Abella) et aux para 63, 85 et 88-90 (le juge Moldaver). Une telle demande n’est pas un mécanisme distinct qui peut être employé de façon habile ou détournée pour contourner les règles et les exigences énoncées par le législateur dans la LIPR et le RIPR afin d’obtenir le statut de résident permanent. Comme je l’ai déjà mentionné, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) se veut plutôt « une exception souple et sensible à l’application habituelle de la Loi ou [...] un pouvoir discrétionnaire permettant "de mitiger la sévérité de la loi selon le cas" »
: Kanthasamy, aux para 13-14.
[45] Le paragraphe 25(1) porte sur le pouvoir qu’a le ministre, à l’égard d’un étranger, de « lever tout ou partie des critères et obligations applicables »
de la LIPR. Comme l’indique son libellé, le paragraphe 25(1) ne s’applique que dans le « cas d’un étranger qui demande le statut de résident permanent mais qui est inadmissible ou ne se conforme pas aux prescriptions de la [LIPR] »
: Kanthasamy, au para 20 (la juge Abella ) et au para 94 (« dans le cas d’un demandeur qui ne respecte pas strictement les règles d’admission d’un étranger au Canada » : le juge Moldaver).
[46] La décision de l’agent doit être annulée pour quatre raisons.
[47] Premièrement, je suis d’avis que les motifs de la décision de l’agent reposaient sur un raisonnement vicié qui, pour l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, partait d’une hypothèse ou d’une prémisse allant à l’encontre des éléments de preuve importants présentés par Mme Hosrom. L’agent a accordé une primauté indue à la règle à l’égard de laquelle la demanderesse sollicitait une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, ce qui, en l’espèce, a nui à l’exercice légitime du pouvoir discrétionnaire que confère cette disposition.
[48] À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, Mme Hosrom a présenté une déclaration signée, laquelle comprenait les éléments pertinents qui suivent :
[traduction]
-
• « J’ai toujours voulu retrouver mon père et mes frère et sœur et poursuivre mes études au Canada. »
-
• « J’attendais de retrouver mon père et mes frère et sœur depuis sept ans. Je rêvais de grandir avec eux. J’ai attendu longtemps pour que mon rêve le plus simple se réalise. »
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• « J’ai finalement obtenu mon visa d’immigrant le 28 janvier 2020. J’ai reporté mon voyage à l’été afin de pouvoir terminer l’année scolaire à l’institut Debs, où j’étudiais. »
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• « Nous avons "signé le registre", mais nous avons vu cela comme une prolongation de nos fiançailles. Nous n’avons pas encore commencé notre vie à deux (et nous n’avions pas l’intention de le faire pour l’instant). Je dois poursuivre mes études et trouver ma voie professionnelle. »
-
• Avant juillet 2020, « nous [Mme Hosrom et M. Fayed] avions toujours prévu de nous fiancer et de passer notre avenir ensemble, mais nous n’avions jamais eu de plans concrets. Nous ne savions pas à quel moment nous allions nous fiancer ou nous marier ni où nous irions vivre. Nous savions que nous n’avions pas d’avenir au Liban, et [M. Fayed] n’était pas opposé à l’idée de déménager au Canada, du moment que nous étions enfin ensemble. »
-
• Avant juillet 2020,
« nous [Mme Hosrom et M. Fayed] avions toujours prévu de nous fiancer et de passer notre avenir ensemble, mais nous n’avions jamais eu de plans concrets. Nous ne savions pas à quel moment nous allions nous fiancer ou nous marier ni où nous irions vivre. Nous savions que nous n’avions pas d’avenir au Liban, et [M. Fayed] n’était pas opposé à l’idée de déménager au Canada, du moment que nous étions enfin ensemble. »
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• « Toufic et moi n’avions pas l’intention de vivre au Liban ou de vivre comme un couple marié. Dans notre esprit, la paperasse était un signe de notre engagement l’un envers l’autre pour l’avenir, et non le début d’un mariage. Nous n’avons pas vécu ensemble après la signature du registre. D’un point de vue religieux, nous ne pourrons le faire qu’une fois qu’une cérémonie de mariage aura eu lieu et que nous serons mariés aux yeux de notre communauté. »
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• « Selon moi (et selon ma religion), je suis fiancée et non mariée, car il n’y a pas eu de cérémonie officielle de mariage. »
-
• « Depuis mon retour du Canada, je suis déprimée et triste, surtout quand je repense à ce que c’était de quitter ma famille une fois de plus. Tous mes rêves ont été brisés. »
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• « Le 4 août 2020, j’étais à la maison (qui se trouve à moins de 5 km de la zone portuaire de Beyrouth) lorsqu’il y a eu une énorme explosion. J’entends encore le bruit de l’explosion et je revois sans cesse les fenêtres de notre appartement se fracasser. Je ne parviens pas à surmonter la peur que l’explosion a fait naître en moi. »
-
• « J’en suis à la dernière année de mes études en design d’intérieur, études que je fais en ligne. »
-
• « Il est difficile, même pour les hommes, de trouver un emploi au Liban et de gagner suffisamment d’argent pour survivre. La stabilité ou la sécurité financières n’existent pas au Liban. Toufic n’a pas pu trouver un bon emploi au Liban, comment le pourrais-je? »
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• « Être une femme au Liban signifie toujours être inférieure. Je me sens vulnérable et en danger lorsque je sors. Il m’est impossible de marcher librement, de trouver un emploi, de me sentir établie et en sécurité. »
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• « Je souhaite retourner au Canada et vivre avec mon père. Il a 50 ans et mène une vie solitaire puisqu’il est maintenant divorcé de ma belle-mère. S’il avait su que "signer le registre" signifiait pour moi de perdre mon visa canadien, il ne m’aurait jamais recommandé de le faire. »
-
• « Je veux prendre un nouveau départ, je veux faire quelque chose pour moi et me concentrer sur mon avenir. Je veux me sentir heureuse de nouveau. Le mieux serait d’être avec mon père et mes frère et sœur. Le Canada est le meilleur pays. Je veux que ce soit chez moi. J’avais tout prévu pour le Canada. J’avais fait des recherches sur les collèges et les instituts. J’avais enregistré mes projets sur une clé USB pour pouvoir présenter des demandes d’admission à mon arrivée au Canada. »
-
• « J’ai beaucoup souffert de la mauvaise décision que mon père a prise de façon involontaire, et j’en paie toujours le prix. »
[49] Dans son analyse, l’agent a émis une hypothèse concernant ce que Mme Hosrom, une jeune femme de 19 ans, devrait faire de sa vie une fois légalement mariée, c’est-à-dire commencer à vivre avec son mari en tant que couple marié à Dubaï. Il a renvoyé à cette hypothèse à deux reprises et il a ajouté, en conclusion, [traduction] « [qu’]il n’est pas inhabituel qu’une personne, après son mariage, choisisse de construire sa vie avec son époux plutôt que de s’établir dans un autre pays avec ses parents et ses frère et sœur »
.
[50] La demanderesse a soutenu que cet aspect de l’analyse de l’agent était [traduction] « erroné et franchement quelque peu grotesque compte tenu des faits de l’espèce »
. Elle a comparé les commentaires de l’agent à une erreur commise par un autre agent dans l’affaire Reducto, erreur sur laquelle le juge Norris s’est prononcé au paragraphe 52 de la décision :
Ensuite, l’appréciation qu’a effectuée l’agent du nœud de la présente affaire, soit la perspective que John Cedrick reste aux Philippines, est teintée de généralisations non fondées et d’hypothèses paternalistes. L’agent semble être d’avis que John Cedrick est suffisamment vieux pour se débrouiller seul maintenant. Après tout, il n’est pas [traduction] « inhabituel » et il est même [traduction] « normal » pour de jeunes adultes de mener une vie indépendante à leur âge. L’agent ne s’appuie sur aucune preuve pour étayer ces affirmations. En fait, les hypothèses de l’agent sont contraires aux raisons invoquées pour hausser l’âge maximal d’un enfant à charge à 22 ans, à savoir « la tendance socioéconomique sous-jacente des enfants qui restent plus longtemps à la maison avec leurs parents, surtout ceux qui sont aux études pour de plus longues périodes » et le fait que « [l]orsque les familles réussissent à rester ensemble en tant qu’unité familiale économique, leur intégration au Canada et leur capacité de travailler et de contribuer à leur communauté s’en voient améliorées » (voir les par. 38-40 ci-dessus). Toutefois, même s’il est vrai que les jeunes de l’âge de John Cedrick commencent généralement à mener une vie indépendante, l’analyse de l’agent ne tient pas compte de la raison pour laquelle John Cedrick, dans les circonstances précises de l’espèce, ne l’a pas fait. L’agent ne se demande pas non plus si les conséquences de la séparation d’un enfant plus âgé de sa famille pouvaient être complètement différentes si elle était forcée plutôt que choisie librement.
[Non souligné dans l’original.]
[51] Je n’irai pas aussi loin que la demanderesse. Je conviens qu’il existe des points communs et des parallèles entre les approches adoptées par les deux agents, bien que la décision Reducto soit axée sur l’âge du fils de la demanderesse (qui avait déjà 22 ans et n’était donc plus un « enfant à charge ») et que la présente affaire concerne une demanderesse plus jeune qui s’est mariée et ne répondait donc plus à la définition énoncée dans le RIPR.
[52] En l’espèce, dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a supposé que, par suite de son mariage survenu quelques jours plus tôt, la demanderesse, auparavant une fille de 19 ans qui souhaitait vivre avec son père et ses frère et sœur au Canada, poursuivre ses études et faire carrière, et commencer sa vie avec son mari plus tard, était plutôt devenue une épouse de 19 ans censée aller vivre avec son mari à Dubaï. Même en tenant compte du sous-alinéa b)(i) de la définition du terme « enfant à charge »
énoncée dans le RIPR, le raisonnement de l’agent démontre effectivement qu’il a écarté une preuve importante à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’il a laissé entendre que la demanderesse devrait commencer à vivre conformément à la règle dont elle demandait à être exemptée, soit vivre à Dubaï avec son mari.
[53] L’hypothèse de l’agent faisait abstraction de la preuve fondamentale présentée par Mme Hosrom à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et les raisons pour lesquelles cette preuve ne devait avoir aucun poids ou aucun effet n’ont pas été expliquées. Dans son approche, l’agent n’a aucunement tenu compte de la preuve qui indiquait ce que Mme Hosrom était à l’aise de faire, ce qu’elle était prête à faire et ce qu’elle voulait faire, soit rejoindre son père et ses frère et sœur au Canada et poursuivre ses études pour ensuite faire carrière, et non aller vivre avec M. Fayed comme un couple marié à Dubaï. La demanderesse avait déclaré que c’était sa priorité, et il s’agissait d’un élément essentiel de la demande qu’elle avait présentée en vue d’être exemptée, pour des considérations d’ordre humanitaire, de l’application stricte des exigences énoncées dans la définition d’un « enfant à charge »
. Comme l’agent l’a reconnu, Mme Hosrom avait l’intention de parrainer M. Fayed pour qu’il la rejoigne une fois qu’elle se serait établie au Canada comme résidente permanente. Selon sa preuve, toutefois, elle n’avait pas choisi (ni pris la décision « adulte ») de [traduction] « commencer une nouvelle vie »
avec son mari à Dubaï au lieu de rejoindre son père et ses frère et sœur au Canada.
[54] Même si la preuve de la demanderesse ne commandait pas une issue particulière quant à la demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, je suis d’avis que l’agent ne pouvait pas s’appuyer sur un raisonnement aussi intrinsèquement incohérent au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Compte tenu de l’importance cruciale de la preuve présentée par la demanderesse à l’appui de sa demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, l’agent ne pouvait pas l’écarter sans explication. La prémisse sur laquelle celui-ci s’est appuyé, y compris le commentaire selon lequel il ne serait pas [traduction] « inhabituel »
qu’elle rejoigne son mari à Dubaï maintenant qu’elle était mariée, ne tenait pas compte du fondement de la demande, de la preuve de la demanderesse et des tentatives faites par M. Hosrom pour réunir sa famille.
[55] Deuxièmement, dans la majeure partie de son analyse, l’agent a renvoyé aux autres voies d’immigration qui, selon lui, s’offraient à la demanderesse, ainsi qu’aux autres moyens que les membres de la famille pourraient employer pour se rendre visite. Les commentaires de l’agent suscitent des inquiétudes quant au non-respect des contraintes relatives au droit et à la preuve qui s’appliquaient à la décision.
[56] L’agent a commencé son analyse en mentionnant que M. Hosrom avait décidé que Mme Hosrom devait épouser M. Fayed, que la demanderesse était maintenant une « épouse »
et une adulte de 19 ans, et qu’elle ne répondait plus à la définition d’un « enfant à charge »
. Ces déclarations semblent avoir mené l’agent à affirmer que la demanderesse pouvait et devait aller vivre avec son mari à Dubaï. Prenant acte du fait que le permis de travail de M. Fayed devait expirer en juin 2021, l’agent a mentionné à trois reprises dans son analyse que la demanderesse elle-même pouvait déménager à Dubaï (et qu’elle aurait pu le faire dès l’été 2020). De plus, il a déclaré que [traduction] « d’autres possibilités »
s’offraient à Mme Hosrom « pour tenter d’être admise comme étudiante étrangère, que ce soit au Canada ou ailleurs »
. Il a ajouté que les membres de la famille pourraient [traduction] « tous se rendre visite éventuellement, au Liban ou dans un autre pays »
.
[57] La Cour a conclu que le fait de se fonder exclusivement ou indûment sur le respect des règles ou des exigences prévues par la loi concernant l’immigration (ou le statut de réfugié) pour refuser d’octroyer une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire rendait l’exercice du pouvoir discrétionnaire en la matière vain et dénué de sens : voir Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au para 20; Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 au para 12. Une telle analyse peut être incompatible avec la norme établie dans la décision Chirwa qui doit être appliquée au titre du paragraphe 25(1), comme il a été confirmé dans l’arrêt Kanthasamy.
[58] À mon avis, le même genre d’inquiétude peut surgir si un agent se fonde de façon exclusive ou excessive sur les autres voies d’immigration possibles, en excluant ou en minimisant les considérations d’ordre humanitaire invoquées dans la demande : Luciano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1557 aux para 43-44, 55-56 et 58. Agir ainsi risque de faire perdre de vue l’objectif principal de l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) — soit accorder une mesure à vocation équitable sous la forme d’une dispense de l’application habituelle de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire — et peut laisser supposer un non-respect des contraintes imposées par la loi et des considérations décrites dans l’arrêt Kanthasamy. Un agent peut tenir compte du fait qu’un demandeur détient déjà un visa lui permettant d’entrer au Canada puisque, dans certains cas, ce facteur peut être pertinent quant à l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire (comme les difficultés découlant de la séparation) : Patel c Canada, 2021 CF 1178 au para 32; voir aussi l’analyse dans la décision Gangji c Canada, 2021 CanLII 95670. Cependant, dans d’autres cas, un agent peut s’appuyer de façon excessive ou injustifiable sur l’existence d’autres voies d’immigration, par exemple si les autres voies invoquées ne sont factuellement ou juridiquement pas envisageables. Un demandeur peut ne pas déjà détenir de visa et ne pas pouvoir en obtenir un : Luciano, aux para 55 et 58; Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715 au para 9. Il peut aussi arriver, selon la preuve, que les autres voies d’immigration ne soient pas envisageables sur le plan financier ou que le demandeur ne réponde pas aux exigences : voir Luciano, aux para 45-47; Torres, au para 9.
[59] En l’espèce, l’agent a fait des déclarations concernant i) la capacité de Mme Hosrom d’émigrer ou de déménager à Dubaï pendant que son mari y travaillait en vertu d’un visa de travail; ii) la capacité de Mme Hosrom d’étudier ailleurs qu’au Canada; iii) la capacité de tous les membres de la famille de se rendre visite ailleurs qu’au Canada. L’agent n’a renvoyé à aucun élément de preuve pour appuyer ces commentaires ni à aucun visa que possèderaient les membres de la famille (autre que le visa de travail de M. Fayed aux Émirats arabes unis qui devait expirer quelques mois plus tard). Ses motifs ne font état d’aucune expertise particulière quant aux lois en matière d’immigration qui s’appliquent à Dubaï. Il n’a pas non plus mentionné les éléments de preuve au dossier qui pourraient empêcher ou entraver sérieusement de tels voyages internationaux, comme la nécessité d’obtenir l’autorisation de la mère des jumeaux pour que ceux-ci puissent voyager ou les ressources financières de la famille.
[60] Les mentions répétées et non étayées de ces prétendues autres voies d’immigration et possibilités d’études internationales et de réunification faites par l’agent ont sans aucun doute été déterminantes quant à l’issue globale de la décision. Le fait que l’agent ait indûment mis l’accent sur les autres voies d’immigration sans tenir compte de la preuve, jumelé au fait qu’il a omis de prendre en considération d’autres éléments (mentionnés ci-dessous), me fait douter du raisonnement qu’il a suivi pour justifier sa décision étant donné qu’il n’a pas tenu compte du libellé et de l’objet du paragraphe 25(1) de la LIPR ni des exigences énoncées dans l’arrêt Kanthasamy : Vavilov, aux para 105-106 et 194.
[61] Troisièmement, l’agent n’a pas tenu compte, dans son analyse, de l’intérêt supérieur des enfants. Le législateur a expressément exigé, au paragraphe 25(1) de la LIPR, que l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché soit pris en compte dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De nombreux jugements emploient un libellé contraignant pour décrire cet aspect du paragraphe 25(1) : voir Kanthasamy, au para 10; De Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 RCF 655 au para 105; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 aux para 11-12; Appiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 FC 1309 au para 25; Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1236 aux para 23-24. Un agent doit toujours être « réceptif, attentif et sensible »
à l’intérêt supérieur des enfants : Kanthasamy, au para 38.
[62] En l’espèce, dans ses observations écrites sur les considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse demandait expressément que l’intérêt supérieur de ses frère et sœur soit pris en compte. Le défendeur a convenu que les jumeaux étaient directement touchés par la demande, comme le mentionne le paragraphe 25(1). L’agent était au courant de l’existence des jumeaux, mais il ne s’est pas penché sur leur intérêt supérieur. Il lui incombait de procéder à cette évaluation et de déterminer le poids à accorder à la preuve. C’était une erreur de ne pas le faire.
[63] Quatrièmement, dans ses motifs, l’agent n’a pas tenu compte des difficultés éprouvées par M. Hosrom. À l’audience, le défendeur n’est pas allé jusqu’à prétendre que la situation d’un répondant n’est pas pertinente dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il a fait valoir que l’analyse doit porter principalement sur la situation de l’étranger (par rapport à la situation du répondant). Je conviens que c’est à l’étranger, et non au répondant, que peut être accordée une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) et que, par conséquent, les considérations d’ordre humanitaire qui touchent le demandeur étranger doivent être au cœur de la demande. Cependant, puisque les difficultés éprouvées par le répondant peuvent avoir une incidence sur le demandeur, elles sont pertinentes dans le cadre de l’évaluation réalisée par le ministre au titre du paragraphe 25(1). En l’espèce, les difficultés éprouvées par M. Hosrom auraient dû être expressément prises en compte dans l’analyse de l’agent. Comme pour les autres facteurs, il incombait à l’agent d’évaluer les éléments de preuve et de les soupeser.
[64] L’analyse de ces quatre points mène à la conclusion que la décision était déraisonnable et qu’elle doit être annulée, conformément aux principes établis dans l’arrêt Vavilov. Selon le paragraphe 25(1) de la LIPR et les motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, l’évaluation de l’agent était fondée sur un raisonnement vicié et ne tenait pas compte des contraintes juridiques et factuelles qui avaient une incidence sur la décision.
VI.
Conclusion
[65] Pour ces motifs, la demande sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et aucune ne sera énoncée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2466-21
LA COUR STATUE :
La demande est accueillie. La décision rendue par l’agent de migration le 31 mars 2021 est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision, conformément aux présents motifs. La demanderesse est autorisée à mettre à jour sa demande et à présenter des observations supplémentaires, le cas échéant.
Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
« Andrew D. Little »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2466-21
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INTITULÉ :
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BATOUL HOSROM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Vancouver (Colombie-Britannique)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 2 DÉCEMBRE 2021
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE A.D. LITTLE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 17 MARS 2022
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COMPARUTIONS :
Laura Best
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POUR LA DEMANDERESSE
|
Helen Park
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POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Laura Best
Fadi Yachoua
Avocats
Embarkation Law Corporation
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Helen Park
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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POUR LE DÉFENDEUR
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