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Date : 20220119


Dossier : T-1978-21

Référence : 2022 CF 61

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

REUVEN INTERNATIONAL LIMITED

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE MODIFIÉE ET MOTIFS

I. Survol

[1] La demanderesse, Reuven International Limited (Reuven), est titulaire d’une licence lui permettant d’importer des produits de viande au Canada. En décembre 2021, l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] a conclu que trois de ses envois d’ailes de poulet cuites et congelées en provenance de Hongrie n’étaient pas conformes à la Loi sur la salubrité des aliments au Canada, LC 2012, c 24 [la LSAC] et au Règlement sur la salubrité des aliments au Canada, DORS/2018-108 [le RSAC]. L’ACIA a rejeté ces trois envois au motif que les produits de viande qu’ils contenaient n’étaient pas [traduction] « comestibles », car il y avait des plumes sur les ailes de poulet cuites. L’ACIA a envoyé des avis à Reuven pour qu’elle retienne et retire ou détruise les trois envois au plus tard en mars 2022. Ensuite, par application automatique du RSAC, le ministère de l’Agriculture de la Hongrie a été avisé que les deux établissements hongrois ayant participé à la production des produits alimentaires non conformes seraient suspendus (l’ordonnance de suspension) et que, par conséquent, ceux‐ci ne pourraient plus exporter de produits au Canada.

[2] Dans sa demande de contrôle judiciaire sous‐jacente, Reuven a contesté les décisions par lesquelles l’ACIA a conclu que ses envois n’étaient pas conformes à la LSAC et au RSAC et a rendu l’ordonnance de suspension visant les deux établissements de production en Hongrie.

[3] Reuven s’adresse à la Cour en vue d’obtenir une injonction interlocutoire contre l’exécution de plusieurs décisions de l’ACIA jusqu’à ce que sa demande de contrôle judiciaire sous‐jacente soit tranchée. Premièrement, Reuven demande qu’il soit sursis à l’ordonnance de suspension rendue contre les deux établissements hongrois. Deuxièmement, Reuven demande qu’il soit sursis à l’exécution des ordonnances de l’ACIA visant le retrait ou la destruction des envois au plus tard le 1er mars 2022 et le 10 mars 2022. Troisièmement, Reuven demande que tout envoi rejeté par l’ACIA depuis le 23 décembre 2021 sur le fondement de l’ordonnance de suspension soit examiné de nouveau comme si cette ordonnance n’était pas entrée en vigueur.

[4] Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête en injonction interlocutoire de Reuven. Je conclus que Reuven n’a pas démontré qu’elle subira un préjudice irréparable ou que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur.

II. Contexte factuel

[5] Reuven a pour principale activité commerciale de vendre des ailes de poulet cuites et importées aux grandes épiceries, aux chaînes de restauration et à d’autres services alimentaires. Plus du trois quart de l’approvisionnement en ailes de poulet cuites importées de Reuven provient de deux fournisseurs situés en Hongrie, à savoir les établissements HU 112 EK et HU 215 EK (les établissements suspendus). L’établissement HU 112 EK est chargé de préparer les ailes de volaille crue alors que l’établissement HU 215 EK transforme la volaille en ailes de poulet cuites et assaisonnées, qui sont congelées puis emballées afin d’être exportées.

A. Régime législatif

[6] Conformément à la LSAC et au RSAC, les pays étrangers sont tenus de mettre en place un système d’inspection reconnu et les exportateurs étrangers doivent avoir un système de production reconnu sous le régime de la partie 7 du RSAC (art 170‐171). Les importateurs de produits de viande peuvent uniquement importer des produits issus de pays et d’établissements reconnus (RSAC, art 167). La Hongrie dispose d’un système d’inspection reconnu sous le régime de la partie 7 du RSAC et les établissements suspendus avaient été reconnus conformément à cette même disposition.

[7] Selon ce régime législatif, les produits de viande importés au Canada font l’objet d’une inspection par l’ACIA (LSAC, art 24). S’il a des motifs raisonnables de croire qu’un produit alimentaire importé n’est pas conforme aux exigences énoncées à l’article 8 du RSAC, y compris l’exigence en cause en l’espèce, à savoir si l’aliment est « comestible », l’inspecteur peut en ordonner la rétention, puis le retrait ou la destruction (LSAC, art 25 et 32).

[8] Lorsqu’au moins trois conclusions de non‐conformité à la LSAC ou au RSAC ont été rendues contre un établissement étranger dans une période de six mois, le ministère des Affaires étrangères du pays où est situé l’établissement est avisé et l’importation des produits alimentaires en provenance de cet établissement vers le Canada est suspendue (RSAC, art 172(2)b)(ii)). La suspension peut être levée lorsque le Canada est convaincu que des mesures correctives appropriées ont été prises dans les établissements suspendus (RSAC, art 172(5)b)).

B. Événements qui ont mené aux conclusions de non‐conformité de l’ACIA

[9] Entre octobre et décembre 2021, l’ACIA a inspecté trois envois de Reuven en provenance des établissements suspendus et a constaté des défauts sous forme de plumes et de chicots sur les ailes de poulet cuites, assaisonnées et congelées.

[10] Le premier envoi (M1394) est arrivé au Canada le 19 octobre 2021. Il était constitué de deux lots renfermant deux variétés d’ailes de poulet cuites. Le premier lot a été désigné pour faire l’objet d’une inspection visuelle alors que le deuxième devait être soumis à une inspection physique complète, c’est‐à‐dire une inspection organoleptique. L’inspection organoleptique du second lot a été réalisée le 27 octobre 2021. Des plumes et des chicots ont été trouvés sur la peau des poulets dans 27 des 34 boîtes échantillonnées au hasard. Pour cette raison, au lieu de faire l’objet d’une inspection visuelle comme prévu, le premier lot a été soumis à une inspection organoleptique, laquelle a été réalisée le 2 novembre 2021. Des plumes et des chicots ont été trouvés sur la peau des poulets dans 27 des 32 boîtes échantillonnées au hasard.

[11] Le deuxième envoi (M1408) est aussi arrivé au Canada le 19 octobre 2021. Il a fait l’objet d’une inspection organoleptique complète en raison des défauts constatés dans la première importation. Lors de l’inspection, qui a été effectuée le 9 novembre 2021, des plumes et des chicots ont été trouvés dans 38 des 47 boîtes échantillonnées.

[12] Près d’un mois après les inspections, l’ACIA a conclu, dans le cadre de consultations internes, que s’il était acceptable de trouver une certaine quantité de plumes et de chicots dans la volaille crue congelée et fraîche selon le Programme de réexamen de la volaille (le Programme), la présence de plumes est inacceptable dans un aliment prêt à manger puisque celui‐ci ne peut être retravaillé avant d’être consommé. L’ACIA a conclu qu’en raison de ces défauts, les envois M1394 et M1408 n’étaient pas conformes au paragraphe 10(3) de la LSAC, aux alinéas 8(1)b) et 125(1)c) du RSAC et au sous‐alinéa 145(1)b)(i) du RSAC, qui interdisent l’importation d’un produit alimentaire à moins qu’il ne soit « comestible » — pour les produits en cause, il ne doit plus y avoir de plumes sur la peau.

[13] Le 1er décembre 2021, l’ACIA a remis des avis de rétention et des avis de retrait ou de destruction des importations illégales à Reuven à l’égard des envois M1394 et M1408. Conformément aux avis, Reuven doit retirer ou détruire les envois au plus tard le 1er mars 2022.

[14] Le 30 octobre 2021, un autre envoi (M414) est arrivé au Canada. Il a été désigné pour faire l’objet d’une inspection organoleptique complète. À la suite de l’inspection du 9 décembre 2021, l’ACIA a encore une fois déterminé que l’envoi n’était pas conforme à la LSAC et au RSAC pour les mêmes motifs que les deux autres envois. Des plumes et des chicots ont été trouvés dans 29 des 47 boîtes échantillonnées.

[15] Le 10 décembre 2021, un avis de rétention et un avis de retrait ou de destruction des importations illégales ont été remis à Reuven à l’égard de l’envoi M414. Selon ce dernier avis, Reuven doit retirer ou détruire l’envoi au plus tard le 10 mars 2022.

[16] Conformément au sous‐alinéa 172(2)b)(i) du RSAC, le ministre doit suspendre la reconnaissance du système en place dans un établissement à l’étranger quand, au cours d’une période de six mois, trois conclusions de non-conformité des importations ont été tirées. Le 23 décembre 2021, l’ACIA a avisé les autorités hongroises que la reconnaissance des établissements HU 112 EK et HU 215 EK était suspendue en raison des trois envois jugés non conformes. Reuven a pris connaissance de l’ordonnance de suspension le lendemain, soit le 24 décembre 2021.

C. Mesures prises devant la Cour

[17] Le 27 décembre 2021, Reuven a demandé le contrôle judiciaire des décisions par lesquelles l’ACIA a conclu que ses trois envois n’étaient pas conformes à la LSAC et au RSAC et lui a remis les avis de rétention et les avis de retrait ou de destruction des importations illégales. Reuven a également contesté la décision par laquelle l’ACIA a suspendu la reconnaissance des deux établissements hongrois responsables des trois envois jugés non conformes.

[18] Le lendemain, le 28 décembre 2021, Reuven a déposé un avis de requête sollicitant une injonction interlocutoire en vue de surseoir à l’exécution des décisions de l’ACIA selon lesquelles trois de ses envois n’étaient pas conformes. Elle a également demandé qu’il soit sursis à l’ordonnance de suspension rendue contre les deux établissements en Hongrie. Reuven a aussi demandé que tout envoi en provenance des établissements suspendus arrivés après le 23 décembre 2021 soit réexaminé et ne soit pas automatiquement rejeté en raison de l’ordonnance de suspension.

[19] Entre le 24 décembre 2021 et le 31 décembre 2021, plusieurs envois de Reuven en provenance des établissements suspendus sont arrivés au Canada et ont été rejetés en raison de l’ordonnance de suspension.

[20] La requête en injonction interlocutoire a été entendue le 5 janvier 2022.

III. Questions préliminaires

A. Désignation du défendeur

[21] À l’audience, l’avocate du défendeur a indiqué que le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire avait été désigné à tort comme défendeur et que le procureur général du Canada devait plutôt être nommé. L’avocat de Reuven ne s’est pas opposé à cette affirmation. J’ordonnerai que l’intitulé soit modifié immédiatement de sorte que le procureur général du Canada soit désigné à titre de défendeur.

B. Admission du nouvel affidavit supplémentaire souscrit par Joseph Stott le 7 janvier 2022

[22] À l’audience, l’avocate du défendeur a appris que la preuve du ministère hongrois des Affaires étrangères venait d’être rendue accessible et a demandé qu’on l’autorise à présenter cette lettre à la Cour. J’ai autorisé le défendeur à présenter cette preuve avant midi le lendemain et j’ai invité Reuven à déposer des observations et des éléments de preuve en réponse au plus tard le 7 janvier 2022 en fin de journée.

[23] Le lendemain, l’avocate du défendeur a présenté l’affidavit de Daniel Burgoyne, gestionnaire national de l’exportation des aliments à l’ACIA, ainsi qu’une lettre du ministère hongrois de l’Agriculture adressée à l’ACIA et datée du 5 janvier 2022, jointe comme pièce à l’affidavit. La lettre indiquait que le ministère hongrois avait mené une enquête dans les établissements suspendus et avait conclu que les processus de production n’étaient pas conformes aux exigences canadiennes. La lettre énonçait les mesures correctives mises en place pour prévenir d’autres manquements et demandait à l’ACIA de reconnaître à nouveau les établissements à la lumière de ces mesures. L’affidavit de Daniel Burgoyne détaillait les communications survenues entre l’ACIA et le ministère hongrois de l’Agriculture à la suite de l’ordonnance de suspension et précisait l’intention de l’ACIA de poursuivre les discussions quant aux mesures correctives énoncées dans la lettre avant de décider de rétablir ou non sa reconnaissance des établissements suspendus.

[24] En réponse, l’avocat de Reuven a présenté des observations au sujet de l’importance de la lettre du ministère hongrois de l’Agriculture, en particulier à l’égard des critères du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients applicables pour obtenir une injonction. Reuven a aussi déposé un nouvel affidavit supplémentaire comprenant des éléments de preuve présentés par plusieurs dirigeants de Reuven, qui avaient récemment acheté des ailes de poulet cuites congelées dans des épiceries locales et avaient documenté, à l’aide de photos, la présence de plumes sur ces ailes de poulet.

[25] L’avocat de Reuven a signalé que ces éléments de preuve étaient déposés en réponse à la déclaration figurant dans la lettre du ministère hongrois de l’Agriculture au sujet de la non‐conformité des établissements suspendus aux normes canadiennes.

[26] L’avocate du défendeur s’est opposée à l’admission en preuve du nouvel affidavit supplémentaire au motif que les renseignements qu’il contenait ne constituaient pas véritablement une réponse à la preuve supplémentaire du défendeur.

[27] Je suis d’accord avec le défendeur. La preuve figurant dans le nouvel affidavit déposé par Reuven ne constitue pas une réponse directe à la nouvelle preuve; elle vise plutôt à répondre à une question, que le défendeur n’a pas précisément soulevée dans sa nouvelle preuve, à savoir s’il est inhabituel de trouver des plumes sur des ailes de poulet cuites.

[28] Je ne tiendrai pas compte du nouvel affidavit supplémentaire présenté par Reuven, souscrit le 7 janvier 2022. Cependant, je signale que la question soulevée dans cet affidavit n’aurait eu aucune incidence sur ma décision puisque celle‐ci ne vise pas à déterminer s’il est inhabituel de trouver des plumes sur des ailes de poulet cuites.

C. Qualité de Reuven pour contester l’ordonnance de suspension

[29] En réponse à la requête de Reuven, le défendeur a soulevé à titre préliminaire la question de la qualité de Reuven pour contester l’ordonnance de suspension. Selon lui, la requête de Reuven en vue d’obtenir une injonction interlocutoire doit être rejetée puisqu’elle n’a pas qualité pour contester l’ordonnance de suspension.

[30] Le défendeur est d’avis que l’ordonnance de suspension vise les autorités hongroises, touche deux établissements étrangers dans ce pays et ne vise pas Reuven. Le défendeur a aussi fait valoir que l’ordonnance de suspension ne porte pas atteinte aux droits de Reuven, n’impose aucune obligation juridique à cette dernière et ne lui porte pas préjudice sur le plan juridique. Au contraire, Reuven est touchée d’un point de vue strictement commercial.

[31] Reuven a fait valoir que la préoccupation soulevée à l’égard de sa qualité pour contester l’ordonnance de suspension porte en réalité sur les réparations possibles et non sur la qualité. Reuven a soutenu que, compte tenu de la nature du régime législatif, la conséquence directe des trois conclusions de non‐conformité rendues dans une période de six mois a été la suspension des importations en provenance des établissements étrangers situés en Hongrie. Dans le cas où l’une des trois conclusions de non‐conformité est jugée déraisonnable ou injuste dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent (dans lequel la qualité de Reuven pour demander le contrôle de ces conclusions n’est pas contestée), alors forcément la suspension obligatoire des importations en provenance des établissements étrangers, qui découle de ces mêmes conclusions, ne saurait être maintenue.

[32] Le défendeur n’a pas accepté cette thèse en ce qui concerne la réparation. Il a soutenu qu’il n’est pas nécessairement vrai que l’ordonnance de suspension doit être annulée si les conclusions de non‐conformité sont jugées déraisonnables ou injustes par la Cour. Le défendeur a insisté sur le fait que la disposition du RSAC portant sur la reconnaissance des établissements étrangers est distincte des conclusions de non‐conformité tirées à l’égard des envois de l’importateur; elle concerne la relation du Canada avec un gouvernement étranger et non un importateur en particulier.

[33] À titre subsidiaire, Reuven a fait valoir que, même si la Cour concluait à l’existence d’une question relative à la qualité pour agir, elle satisfait au critère de la qualité puisqu’on pourrait conclure que l’entreprise serait « directement touché[e] » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7.

[34] À cette étape préliminaire, j’estime que la question de la qualité doit être examinée davantage et qu’il n’est pas indiqué de se prononcer à ce stade‐ci de l’instance (Apotex Inc. c Canada (Gouverneur en Conseil), 2007 CAF 374 au para 13). Comme l’a signalé l’avocate du défendeur, la disposition relative à la suspension des importations en provenance d’un établissement étranger est relativement nouvelle et n’a pas été examinée par la Cour. Reuven a soulevé des questions légitimes au sujet de l’interaction entre les conclusions de non‐conformité tirées contre un importateur et la conclusion obligatoire requise touchant les établissements étrangers.

[35] Sans trancher la question de la qualité pour agir, j’ai examiné la requête en injonction en supposant que Reuven a qualité pour présenter sa contestation sous‐jacente, y compris sa requête visant à annuler l’ordonnance de suspension.

IV. Question en litige

[36] La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si Reuven, la demanderesse, a satisfait au critère pour obtenir une injonction interlocutoire.

V. Analyse

A. Cadre régissant les injonctions interlocutoires

[37] Selon le critère bien établi pour obtenir une injonction interlocutoire, énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald], la partie qui demande une injonction doit démontrer : i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) que le refus d’accorder la réparation pourrait causer un préjudice irréparable à ses intérêts; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction. Pour qu’une requête en injonction interlocutoire soit accueillie, la partie requérante doit démontrer qu’elle satisfait aux trois volets du critère (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 14 [Janssen]). Les trois volets ne constituent pas des « compartiments étanches » qui sont indépendants les uns des autres. Les juges des requêtes doivent plutôt adopter une approche souple lorsqu’ils évaluent les trois volets et reconnaître que la force constatée à l’égard d’un des volets du critère peut parfois compenser les faiblesses d’un autre volet (Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 50 [Monsanto]).

[38] La question générale que je dois trancher consiste à savoir « s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 au para 1 [Google Inc]).

B. Question sérieuse

[39] Le volet du critère qui se rapporte à la question sérieuse s’attarde au fond de l’affaire, c’est‐à‐dire à la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente.

(1) Seuil applicable

[40] Généralement, seule une évaluation préliminaire du fond est requise. Il s’agit d’une norme peu rigoureuse. Le juge des requêtes évalue le fond, non pas dans le but de rendre une décision définitive sur la probabilité de succès de la demande sous-jacente, mais plutôt pour déterminer si elle est frivole ou vexatoire. Il peut être satisfait au volet de la question sérieuse même lorsque le juge des requêtes ne croit pas, à la suite de son évaluation préliminaire, que le demandeur est susceptible d’avoir gain de cause dans le cadre de la demande sous‐jacente (RJR‐MacDonald, aux p 337-338). La Cour suprême du Canada a indiqué qu’« [i]l n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire » (RJR‐MacDonald, à la p 338).

[41] Selon la nature de la réparation demandée dans la requête en injonction, certaines circonstances commandent un examen plus approfondi du fond de l’affaire. Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si une norme plus rigoureuse devrait être appliquée compte tenu de la nature de la réparation demandée dans le cadre de l’injonction. Dans sa requête en injonction, Reuven formule des demandes de réparation distinctes. Pour chacune d’entre elles, je dois déterminer le seuil applicable à l’évaluation du fond de l’affaire.

[42] Premièrement, Reuven demande que les envois arrivés au Canada depuis le 23 décembre 2021, qui étaient déjà rejetés en raison de l’ordonnance de suspension, soient réexaminés comme si l’ordonnance de suspension n’avait pas été rendue. Dans l’arrêt R c Société Radio‐Canada, 2018 CSC 5 [SRC], la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsque la réparation interlocutoire aurait pour effet d’intimer à la partie adverse « de faire quelque chose — comme de rétablir le status quo — », la partie requérante doit démontrer que la preuve à l’appui de la demande sous‐jacente est « telle qu’[elle] serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès » (aux para 15, 17). Compte tenu des actions que les inspecteurs de l’ACIA devraient entreprendre pour réexaminer les envois ayant déjà été rejetés, je conclus que la présente requête est considérée à juste titre comme visant à obtenir une injonction mandatoire plutôt qu’une injonction prohibitive. Par conséquent, Reuven doit établir une « forte apparence de droit » à l’égard de ce motif de réparation (SRC, au para 15).

[43] Reuven a aussi demandé qu’il soit sursis à l’exécution des décisions relatives à la non‐conformité des trois envois et des avis subséquents visant la rétention et le retrait ou la destruction de ces derniers. Finalement, Reuven a demandé qu’il soit sursis à l’effet de l’ordonnance de suspension visant les deux établissements en Hongrie et que les envois à venir ne soient pas automatiquement rejetés, mais qu’ils suivent plutôt le processus normal comme si l’ordonnance de suspension n’était pas en vigueur.

[44] Le défendeur a fait valoir que, même si les mesures de réparation sollicitées ne constituaient pas des requêtes en vue d’obtenir une injonction mandatoire, il faudrait appliquer une norme élevée, exigeant une probabilité de succès dans la demande sous‐jacente, lors de l’examen du fond de l’affaire, puisque la réparation demandée dans le cadre de l’injonction correspond à la réparation qu’obtiendrait Reuven si elle avait gain de cause dans le contrôle judiciaire sous‐jacent.

[45] La Cour suprême du Canada a conclu que ce seuil élevé, qui nécessite un examen approfondi sur le fond, s’impose « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR-MacDonald, à la p 338). Je ne suis pas d’accord pour dire que cette norme élevée s’applique en l’espèce.

[46] Dans sa demande de contrôle judiciaire sous‐jacente, Reuven demande principalement à la Cour de conclure que les décisions relatives à la non‐conformité des envois étaient déraisonnables ou injustes et que, par conséquent, l’ordonnance de suspension obligatoire découlant de ces décisions n’était pas valide. L’injonction interlocutoire sollicitée en l’espèce ne permettrait pas de trancher définitivement ces questions. Même s’il est vrai que Reuven demande qu’il soit sursis à l’effet de l’ordonnance de suspension, celle‐ci ne serait pas annulée de façon permanente, ce qui est l’objectif poursuivi par Reuven dans la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente. Comme l’a souligné le juge Grammond dans la décision Telus Communications Inc. c Vidéotron Ltée, 2021 CF 1127 [Telus Communications], « nous ne sommes pas en présence d’une affaire qui, compte tenu des contraintes de temps, risque de ne pas être instruite au fond et où l’injonction interlocutoire “équivaudra en fait au règlement final de l’action” : RJR, à la p 338 [...] Le simple fait que la mesure demandée à titre provisoire soit la même que celle qui est sollicitée au fond ne permet pas en soi d’exiger plus qu’une question sérieuse » (au para 34). De même, rien en l’espèce n’indique que la demande sous‐jacente risque de ne pas être entendue sur le fond.

(2) Examen du fond de l’affaire

[47] Comme je l’énoncerai plus loin, je conclus que Reuven n’a pas, à ce stade‐ci, établi qu’il existe une « forte apparence de droit » quant à sa demande sous‐jacente. Dans ses observations orales, l’avocat de Reuven a fait valoir que, dans le cas où la Cour estimait que le seuil relatif à la « forte apparence de droit » n’était pas atteint dans le cadre de sa requête visant un nouvel examen des envois, elle pourrait décider de ne pas accorder cette mesure de réparation en particulier (l’injonction mandatoire) et d’examiner tout de même le fond de l’affaire en appliquant un seuil moins élevé en ce qui concerne l’autre mesure de réparation sollicitée. Je souscris à cette approche.

[48] Reuven soutient que les décisions par lesquelles l’ACIA a conclu que ses trois envois n’étaient pas conformes étaient déraisonnables, puisqu’elles faisaient fi du critère établi énoncé dans le Programme applicable. Reuven fait valoir que, ce faisant, l’ACIA a aussi porté atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale en dérogeant à la politique d’inspection établie, en ne lui communiquant pas la teneur de ses délibérations internes et en ne lui permettant pas de déposer des observations concernant l’applicabilité du Programme. Reuven soutient aussi que, en tardant à prendre sa décision concernant les deux premiers envois et en déployant peu d’efforts pour accélérer le processus afin de lui éviter des pertes, l’ACIA n’était peut‐être pas impartiale. Finalement, Reuven fait valoir que l’ordonnance de suspension rendue contre l’établissement HU 112 EK était irrationnelle et arbitraire puisque, comme il s’agit d’une usine de transformation de produits bruts, elle n’est pas responsable de cuire ou d’exporter le poulet.

[49] L’une des questions centrales qui sous-tendent plusieurs motifs dans le contrôle judiciaire sous‐jacent est l’applicabilité du Programme à l’importation de poulet congelé et cuit. Reuven fait valoir que, si le Programme avait été appliqué à ses envois tel qu’il aurait dû l’être à son avis, ces derniers n’auraient pas été rejetés aux fins d’importation puisque le Programme autorise la présence d’un certain nombre de plumes sur la volaille. Le défendeur soutient que le Programme n’est pas applicable, car il s’applique uniquement à la volaille crue congelée et non à la volaille cuite, prête à manger et congelée.

[50] La question qui se trouve au cœur du litige entre les parties est celle de savoir si le libellé du Programme qui se rapporte « aux carcasses et aux parties de volaille fraîches ou congelées » englobe la volaille cuite. Le Programme lui‐même n’exclut pas précisément la volaille cuite congelée de son champ d’application. Le défendeur se fonde sur l’utilisation des termes « carcasses » et « parties » pour faire valoir que le texte fait référence à de la volaille qui n’a pas déjà été cuite.

[51] Pour trancher la question centrale en cause dans le contrôle judiciaire sous‐jacent, la Cour devra notamment interpréter les dispositions pertinentes de la LSAC et du RSAC, examiner le libellé du Programme et, éventuellement, examiner les pratiques antérieures de l’ACIA en matière de volaille cuite. Les parties ne s’entendent pas non plus quant à savoir s’il est inhabituel de trouver des plumes sur du poulet cuit. Reuven n’accepte pas la preuve de l’ACIA selon laquelle cette situation est très inhabituelle. L’ACIA a expliqué que c’est pour cette raison qu’elle a dû recourir à une consultation interne et retarder le rejet des premiers envois en cause. Il s’agit d’une question de preuve qui pourrait aussi nécessiter un examen plus approfondi dans le contrôle judiciaire sous‐jacent.

[52] Je suis convaincue que Reuven a soulevé, dans la demande sous‐jacente, des questions défendables qui ne sont ni frivoles ni vexatoires. Cependant, je ne suis pas convaincue que, compte tenu des questions restantes que j’ai déjà mentionnées, Reuven a établi une forte apparence de droit à ce stade‐ci. Par conséquent, pour ce qui reste de mon évaluation, je ne tiendrai pas compte de la requête de Reuven en vue d’obtenir une injonction interlocutoire afin que les envois qui ont déjà été rejetés après le 23 décembre 2021 sur le fondement de l’ordonnance de suspension soient réexaminés.

C. Préjudice irréparable

[53] Le préjudice irréparable a été défini comme un préjudice « qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR-MacDonald, à la p 341; voir aussi Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 au para 24; Janssen, au para 24). Le préjudice irréparable a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à sa portée ou son ampleur. Comme l’a expliqué le juge Gascon au paragraphe 49 de la décision Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 : « Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent. »

[54] La partie requérante doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable entre la date de sa demande d’injonction et celle de la décision sur le fond relative à sa demande de contrôle judiciaire sous‐jacente (Evolution Technologies Inc c Human Care Canada Inc, 2019 CAF 11 aux para 26, 29).

[55] Les arguments soulevés par Reuven au sujet du préjudice irréparable qu’elle subira à titre d’entreprise sont axés sur les répercussions découlant de son incapacité à répondre aux demandes de ses clients en matière d’ailes de poulet cuites et importées. Reuven fait valoir que le rejet de ses envois d’ailes de poulet cuites ainsi que la suspension des importations à venir en provenance des deux établissements hongrois, d’où proviennent les trois quarts de ses ailes de poulet cuites, font en sorte qu’elle [traduction] « ne pourra plus compter sur le fournisseur principal de son produit le plus rentable ».

[56] Reuven soutient qu’à court terme, son incapacité à garantir un approvisionnement fiable en ailes de poulet cuites à ses clients importants au Canada aura [traduction] « des répercussions dévastatrices sur ses affaires d’une manière qui ne saurait être quantifiée ou corrigée ». Reuven énumère les préjudices suivants dans ses documents écrits : i) une importante perte de profits qui engendrerait nécessairement une réduction de son personnel; ii) des dommages causés à sa stratégie commerciale, qui a nécessité des investissements dans les dernières années pour convaincre les clients de se tourner vers des produits cuits importés; iii) une perte de sa part du marché dans le secteur des ailes de poulet cuites; iv) une atteinte à sa réputation commerciale pendant des années; v) des préjudices causés à ses clients, aux autres fournisseurs, aux importateurs canadiens qui dépendent des établissements suspendus et aux consommateurs canadiens qui ne pourront plus se procurer d’ailes de poulet cuites.

[57] Dans ses observations orales, l’avocat de Reuven n’a pas abordé ce dernier ensemble de préjudices qui touchent des tiers (consommateurs, autres importateurs et clients de Reuven). En général, on ne tient pas compte du préjudice subi par des tiers dans l’analyse du préjudice irréparable (Richardson v Seventh-day Adventist Church, 2021 FC 609 au para 40 [Richardson]; Droit des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 30). Reuven n’a pas expliqué pourquoi cette règle générale ne devrait pas s’appliquer en l’espèce.

[58] Dans ses observations orales, l’avocat de Reuven a aussi reconnu que la perte purement pécuniaire découlant de la décision par laquelle l’ACIA a rejeté les produits était quantifiable. Il a centré ses observations sur les pertes en termes de parts de marché et de réputation commerciale causées par le rejet de ses importations d’ailes de poulet parce qu’elles n’étaient pas conformes et, en particulier, aux rejets à venir imputables à l’ordonnance de suspension.

[59] Je conclus que Reuven n’a pas établi que les pertes en termes de parts de marché et de réputation commerciale qu’elle soutient avoir essuyées constituent un préjudice irréparable en l’espèce. Je conclus que les allégations sont de nature hypothétique et qu’il n’a pas été démontré qu’elles sont inévitables. Reuven demande à la Cour de faire des suppositions sur ses relations d’affaires ainsi que ses opérations et celles de ses compétiteurs, puis, en se fondant sur ses suppositions, de tirer des inférences à l’égard de ses pertes à venir en termes de parts de marché et de réputation.

[60] L’allégation de préjudice irréparable ne saurait reposer sur des conjectures ou de simples affirmations. Au paragraphe 53 de la décision Patry c Canada (Procureur général), 2011 CF 1032, la juge Mactavish a signalé que « [l]es allégations de préjudice qui sont simplement hypothétiques ne suffisent pas ». Il incombe plutôt à la partie requérante de montrer qu’elle subira un préjudice irréparable : voir International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 aux paras 22-25; voir aussi United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7; Centre Ice Ltd c Ligue nationale de Hockey, [1994] ACF no 68 (CAF) à la p 52. Le juge Stratas a indiqué qu’il est nécessaire de « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31).

[61] Reuven a pris connaissance de l’ordonnance de suspension le 24 décembre 2021. Quinze envois en provenance des deux établissements suspendus sont arrivés entre le 24 décembre 2021 et le 31 décembre 2021. En date du 31 décembre 2021, sept de ces envois ont été rejetés à cause de l’ordonnance de suspension. À cette même date, Reuven s’attendait à ce que les huit autres envois en provenance des deux établissements soient également rejetés pour le même motif.

[62] Par l’entremise de l’affidavit de Joseph Stott, directeur adjoint des achats, Reuven a affirmé qu’elle [traduction] « anticipait que l’inventaire destiné à plusieurs clients clés commencerait à s’épuiser dans la première semaine de janvier 2022, à moins que le sursis soit accordé et que l’ACIA traite rapidement les envois rejetés ». Elle n’a présenté aucun renseignement précis concernant le nombre de commandes anticipées pour un client donné. Reuven a plutôt affirmé de manière générale qu’elle commencera à manquer à ses obligations à partir de la première semaine de janvier, y compris à l’égard de [traduction] « joueurs importants comme Sobeys, Save on Foods et Recipe Unlimited, qui possède de nombreux restaurants, notamment Swiss Chalet, St‐Hubert, Montana’s, East Side Mario’s et plusieurs autres ».

[63] La nature et l’étendue du manquement de Reuven à ses obligations envers des clients en particulier ne sont pas précisées. Rien n’indique l’ampleur des commandes attendues par un client donné ou la date à laquelle Reuven se trouvera en situation de manquement; la preuve démontre seulement que l’entreprise commencera à manquer à ses obligations dans la première semaine de janvier en général pour certains clients. Les renseignements présentés sont de nature générale.

[64] Reuven demande à la Cour de tirer plusieurs inférences en l’absence d’éléments de preuve solides. Je reconnais que Reuven a commencé à manquer à ses obligations de livrer des ailes de poulet cuites à ses principaux clients bien que, comme il est énoncé plus haut, l’étendue de ce manquement n’a pas été établie avec précision. Je suis également prête à accepter, même si la preuve à cet égard se limitait aux allégations soulevées par le personnel de Reuven, qu’en raison de problèmes survenus dans les chaînes d’approvisionnement au cours des dernières années, Reuven ne dispose d’aucun inventaire d’ailes de poulet cuites en réserve et, par conséquent, les produits importés doivent être livrés aux clients rapidement après leur arrivée au Canada.

[65] Les prochaines étapes de l’analyse requises pour conclure que Reuven accusera des pertes en termes de parts de marché et de réputation ne sont étayées par aucune preuve précise et reposent sur plusieurs hypothèses. Premièrement, Reuven fait valoir qu’elle manquera inévitablement à ses obligations envers ses clients, qui dépendent en principe des produits issus des établissements suspendus, si l’ordonnance de suspension est en vigueur. Deuxièmement, Reuven soutient que ses clients [traduction] « trouveront rapidement de nouvelles sources d’approvisionnement pour répondre à leur demande non comblée ». Ces deux allégations sont de nature hypothétique.

[66] En ce qui concerne la question du manquement à venir et de la capacité de trouver d’autres sources d’approvisionnement, Reuven n’a pas expliqué adéquatement pourquoi elle ne pourrait pas recourir à d’autres fournisseurs pour approvisionner ses clients en ailes de poulet. À l’audience, l’avocat de Reuven a expliqué qu’il ne suffirait pas de remplacer un produit par un autre, puisque chaque client faisait préparer ses ailes en fonction de ses préférences (p. ex. : [traduction] « ailes de poulet assaisonnées de Houston Pizza » et « ailes de poulet assaisonnées de Mr. Mike’s »). Aucune preuve n’a été présentée quant à la nature de ces préférences ou la disponibilité d’autres fournisseurs (locaux ou étrangers), ni au temps que mettrait un autre fournisseur pour être en mesure de préparer et livrer un produit qui corresponde à ces préférences.

[67] En outre, Reuven n’a produit aucune preuve établissant que ses compétiteurs seraient en meilleure position qu’elle pour garantir cet approvisionnement. Reuven soutient que ses clients peuvent trouver « rapidement de nouvelles sources d’approvisionnement » pour remplir le vide créé par les établissements suspendus. Cependant, il est difficile de comprendre pourquoi Reuven est d’avis que ses compétiteurs seraient mieux placés qu’elle pour trouver un fournisseur de remplacement. Reuven et ses compétiteurs seraient sur le même pied, dans le sens où ceux‐ci devraient également trouver un fournisseur, local ou étranger, qui puisse livrer des ailes adaptées aux préférences des clients. Ces compétiteurs ne peuvent pas non plus s’approvisionner en ailes de poulet auprès des établissements suspendus.

[68] L’avocat de Reuven a soutenu que dans ses observations sur le type de mesures d’atténuation que Reuven pourrait mettre en place, le défendeur n’a pas tenu compte des [traduction] « réalités commerciales ». J’admets que ce genre de relations d’affaires sont bâties et entretenues dans un contexte donné et qu’il existe de nombreux facteurs ayant une incidence sur les chances de succès de différentes stratégies d’affaires. Cependant, la Cour ne peut combler les lacunes dans la preuve et accepter plusieurs inférences non fondées pour se faire sa propre idée générale de la manière dont la réalité commerciale fonctionne.

[69] Dans l’ensemble, je conclus que Reuven n’a pas démontré, en s’appuyant sur des éléments de preuve propres à sa situation suffisants, qu’elle subira une perte en termes de parts de marché et de réputation si l’injonction n’est pas accordée.

[70] En outre, même si je conclus que ces allégations n’étaient pas hypothétiques, je ne suis pas d’accord pour dire que ce genre de perte est impossible à quantifier, comme le soutient Reuven. La Cour a récemment signalé, au paragraphe 81 de la décision Telus Communications, qu’« [u]n tel exercice d’évaluation implique toujours une comparaison avec le monde hypothétique dans lequel la conduite illégale n’a pas eu lieu. La nature même de l’exercice comporte un certain degré d’approximation. » Reuven n’a pas expliqué de façon adéquate pourquoi ce genre de perte ne peut être calculé; elle s’est plutôt contentée de renvoyer de façon générale à l’arrêt RJR‐MacDonald et à l’observation de la Cour suprême selon laquelle une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à la réputation commerciale pourraient être considérés comme un préjudice impossible à quantifier d’un point de vue monétaire (à la p 341). Reuven n’a pas démontré que, dans la présente affaire, quelque chose dans la nature du préjudice qu’elle s’attend à subir le rend impossible à quantifier.

[71] Comme je l’ai déjà mentionné, le préjudice lié à la perte de profits imputable au rejet des envois est quantifiable. J’ai déjà conclu que je n’accueillerai pas la requête de Reuven en vue d’obtenir une injonction mandatoire pour que les envois déjà rejetés après le 31 décembre 2021 soient réexaminés comme s’il avait été sursis à l’ordonnance de suspension. Par conséquent, dans la mesure où la plupart sinon la totalité des produits importés ont été rejetés avant l’audition de la requête en injonction, il s’agit de préjudices passés qui ne sauraient être évalués pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, exercice qui commande une analyse prospective (Richardson, au para 47).

[72] Je ne dispose d’aucun renseignement au sujet d’autres envois attendus par Reuven en janvier 2022, le cas échéant, et je ne sais pas si cette dernière a bloqué ces envois compte tenu de l’ordonnance de suspension. On ne m’a pas communiqué le calendrier type des importations de Reuven ni les livraisons prévues à ses clients.

[73] Reuven n’a pas non plus démontré que les pertes financières attribuables aux envois rejetés sont inévitables. Comme je l’ai déjà mentionné, Reuven n’a pas convenablement expliqué pourquoi elle ne pourrait pas exécuter les commandes de ses clients en faisant appel aux produits d’un autre fournisseur. À l’audience, l’avocat de Reuven a également reconnu que la possibilité d’exporter les envois rejetés vers d’autres pays dont les exigences de sécurité sont différentes pourrait atténuer certaines pertes financières. Aucune preuve précise n’a été présentée quant à la nature des pénalités et autres coûts associés à l’incapacité de Reuven de remplir ses obligations contractuelles envers ses clients.

[74] Dans l’ensemble, je conclus que Reuven n’a pas démontré qu’elle s’exposera à un préjudice irréparable, non hypothétique et inévitable d’ici à ce que la demande de contrôle judiciaire sous‐jacent soit tranchée.

D. Prépondérance des inconvénients

[75] Le facteur de la prépondérance des inconvénients exige que la Cour détermine « quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (SRC, au para 12). Il incombe à la partie requérante de démontrer que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (Canada (Procureur général) c Bertrand, 2021 CAF 103 au para 12).

[76] Comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision Erhire c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2021 CF 941, les réparations interlocutoires visent à « préserver l’objet du litige, de sorte qu’une réparation efficace soit possible au moment où l’affaire sera finalement jugée au fond (voir Google Inc, au para 24) » (au para 48). Reuven n’a soulevé aucune préoccupation selon laquelle elle serait incapable d’aller de l’avant avec sa demande sous‐jacente si l’injonction n’était pas accordée, que ce soit en raison d’une faillite ou pour un autre motif. Les principaux préjudices soulevés concernent des pertes en termes de parts de marché et de réputation. J’ai conclu que ces allégations étaient hypothétiques et que les préjudices peuvent être évités.

[77] En soulevant ses préoccupations d’intérêt public, le défendeur souhaite garantir que les produits de viande importés destinés à être consommés par la population canadienne répondent à des normes de qualité adéquates. Je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur.

E. Conclusion sur la question de savoir si la réparation est justifiée

[78] Après avoir examiné l’ensemble des facteurs décrits précédemment (la question sérieuse à juger, le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients) et la question globale de savoir s’il est juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances (Google Inc, au para 1), je rejette la requête en injonction interlocutoire de Reuven. Dans l’ensemble, je conclus qu’il est dans l’intérêt public de garantir la salubrité des aliments et que rien dans la présente requête n’indique qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve convaincants et non hypothétiques démontrant que Reuven subira un préjudice irréparable avant l’audition de la demande de contrôle judiciaire sous‐jacente si l’injonction n’est pas accordée.

VI. Dispositif et dépens

[79] Pour ces motifs, la requête en injonction interlocutoire de Reuven est rejetée. Les deux parties ont sollicité les dépens afférents à la présente requête. Je ne vois aucune raison de modifier la pratique habituelle d’ordonner à la partie déboutée de payer les dépens de la requête. J’adjuge les dépens de la présente requête au défendeur, le procureur général du Canada.

[80] Finalement, j’aimerais remercier les deux avocats pour leurs observations réfléchies et habiles préparées dans un court délai.


ORDONNANCE MODIFIÉE dans le dossier T-1978-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire de la demanderesse est rejetée;

  2. L’intitulé est modifié de manière à ce que le procureur général du Canada soit désigné à titre de défendeur;

  3. Les dépens de la présente requête sont adjugés au défendeur.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1978-21

 

INTITULÉ :

REUVEN INTERNATIONAL LIMITED c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 JANVIER 2022

 

ORDONNANCE MODIFIÉE ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DE L’ORDONNANCE MODIFIÉE ET DES MOTIFS :

LE 19 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Jean-Simon Schoenholz

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jennifer Bond

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada, SENCRL, srl

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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