Dossier : T-577-20
Référence : 2022 CF 332
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 mars 2022
En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné
ENTRE :
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COALITION CANADIENNE POUR LES DROITS AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC. ET WOLVERINE SUPPLIES LTD.
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demandeurs
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs affirment que deux témoins experts, Murray Smith et Ralph Blake Brown, agissant pour le compte du défendeur, ont omis de produire, sur demande, certains documents pertinents quant à la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs déposent donc une requête (un dossier de requête de 1800 pages) visant à exiger la production de ces documents au titre de l’alinéa 91(2)c) et du paragraphe 94(1) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106) [les Règles].
[2] Les deux parties n’ont pas respecté les règles dans le cadre de la demande. Les assignations à comparaître des demandeurs ont été signifiées à MM. Smith et Brown moins de 10 jours avant la date prévue du contre-interrogatoire et les demandeurs n’ont pas déposé de demande de dispense de production de documents. En plus d’affirmer que la demande des demandeurs est invalide, le défendeur soutient que les documents ne sont pas « pertinents »
ou qu’ils ne sont pas « en la possession, sous l’autorité ou sous la garde »
de MM. Smith et Brown. Toutefois, le défendeur n’a demandé aucune dispense de production.
[3] Les demandeurs sollicitent également, au titre des articles 52.2, 91 et 94 des Règles, une ordonnance visant la production des lettres d’instruction manquantes remises à trois des six témoins experts du défendeur.
[4] Les demandeurs ne veulent faire radier aucune preuve, mais pourraient demander d’autres interrogatoires ou le droit de présenter des observations écrites supplémentaires succinctes si leur requête était accueillie.
II.
Contexte
[5] Les affidavits de MM. Smith et Brown ont été signifiés et déposés le 10 décembre 2021, conformément à l’échéancier imposé par la Cour à l’égard des mesures à prendre dans l’instance. Les parties ont fixé les dates des contre-interrogatoires de MM. Smith et Brown respectivement au 19 janvier et au 21 janvier 2022 et au 25 janvier et au 4 février 2022.
[6] L’affidavit de M. Smith à la pièce C comprenait un document intitulé [traduction] « Protocole d’inspection : considérations d’affaires »
. Ce document faisait référence à deux documents sous-jacents intitulés [traduction] « Procédures opérationnelles normalisées des Services spécialisés de soutien en matière d’armes à feu [SSSAF] »
et [traduction] « Normes et procédures de modification du Tableau de référence des armes à feu »
(les demandeurs désignent ces deux documents collectivement sous le nom de « PON »). Les avocats des demandeurs ont demandé au défendeur de leur transmettre les PON le 4 janvier 2022 et ils les ont reçues le 11 janvier 2022. Le 13 janvier 2022, les avocats des demandeurs ont indiqué que les PON prévoient que le dossier associé à chaque arme à feu inspectée doit contenir les notes de travail, la recherche, la correspondance et les notes manuscrites (les dossiers sous-jacents) que les employés des SSSAF ont cumulées durant l’inspection. Les demandeurs ont demandé ces documents, mais le défendeur a refusé de les leur fournir.
[7] Le 17 janvier 2022, les demandeurs ont signifié des assignations à comparaître à MM. Smith et Brown. Selon l’alinéa 91(3)b) des Règles, l’assignation à comparaître doit être signifiée « si elle ne s’adresse pas à une partie à l’instance, au moins 10 jours avant la date de l’interrogatoire »
.
[8] L’assignation à comparaître enjoignait à M. Brown de produire toutes les publications qu’il aurait faites ou commentées dans les médias sociaux concernant la réglementation des armes à feu, ou les activités de lobbyisme menées par des organismes de contrôle ou de défense des armes à feu, ainsi que toute correspondance qu’il aurait fait parvenir à l’un ou l’autre de ces organismes (les demandeurs désignent ce contenu sous le nom de « correspondance du lobby »). M. Brown n’a pas produit la correspondance du lobby.
[9] Dans l’assignation à comparaître qu’ils ont signifiée à M. Smith, les demandeurs ont répété la même demande de production des dossiers sous-jacents, mais M. Smith ne les a pas produits.
[10] À la demande du défendeur, les demandeurs lui ont fourni une lettre d’instruction pour l’un de leurs propres témoins experts le 30 décembre 2021. Les demandeurs ont aussi demandé les dossiers d’instruction pour chacun des témoins experts du défendeur. Le 14 janvier 2022, le défendeur a fourni aux demandeurs les lettres d’instruction pour deux de ses témoins experts, MM. Simon Chapman et Louis Klarevas, mais n’a pas transmis les lettres d’instruction pour les quatre autres témoins experts, MM. Ahmed, Brown, Smith et Baldwin. Par la suite, le défendeur a envoyé aux demandeurs son courriel d’instruction destiné à M. Brown. Le défendeur affirme que MM. Ahmed, Smith et Baldwin n’ont pas reçu d’instructions.
III.
Questions en litige
[11] La requête soulève les questions suivantes :
Les demandes de production de documents faites par les demandeurs à MM. Smith et Brown ont-elles été signifiées dans le respect de l’échéancier prescrit par les Règles des Cours fédérales et/ou le protocole relatif aux contre-interrogatoires virtuels du présent dossier?
Les « dossiers sous-jacents » et la « correspondance du lobby » sont-ils assez pertinents et accessibles pour que les témoins soient tenus de les produire suivant l’alinéa 91(2)c) des Règles?
Le défendeur doit-il obligatoirement produire les lettres d’instruction pour MM. Ahmed, Smith et Baldwin?
IV.
Analyse
A.
Les demandes de production de documents faites par les demandeurs à MM. Smith et Brown ont-elles été signifiées dans le respect de l’échéancier prescrit par les Règles des Cours fédérales et/ou le protocole relatif aux contre-interrogatoires virtuels du présent dossier?
[12] Les demandeurs font valoir que la première demande informelle de production des dossiers sous-jacents a été signifiée de façon suffisamment rapide, citant à l’appui l’ordonnance Preventous Collaborative Health v Canada (Health), rendue par la protonotaire Ring dans le dossier T-189-19 (2020 CanLII 32965 (FC)) au para 20.
[13] En ce qui concerne la correspondance du lobby, les demandeurs soutiennent que, même si l’assignation à comparaître n’a été signifiée que huit jours avant la date du premier jour de contre-interrogatoire de M. Brown, l’échéancier était raisonnable compte tenu des délais serrés prévus par le protocole. Ils font remarquer que le défendeur n’a pas refusé la signification de l’assignation à comparaître.
[14] Pour sa part, le défendeur affirme qu’il n’était pas tenu de produire les documents sous‑jacents ou la correspondance du lobby étant donné que les assignations à comparaître ont été signifiées tardivement. Il fait valoir que, selon l’alinéa 91(3)b) des Règles, l’assignation doit être signifiée au moins 10 jours avant la date de l’interrogatoire. Le défendeur soutient que l’assignation à comparaître de M. Smith a été déposée seulement deux jours avant la date prévue du contre-interrogatoire, et que même la première demande informelle de production des dossiers sous-jacents n’a pas été envoyée dans le délai de préavis de 10 jours prescrit. En ce qui concerne M. Brown, le défendeur souligne que l’assignation à comparaître a seulement été déposée huit jours avant la date prévue du contre-interrogatoire.
[15] Le défendeur fait valoir que les demandeurs cherchent à obtenir, de façon rétroactive, un abrégement du délai en vertu de l’article 8 des Règles afin de signifier les assignations à comparaître à MM. Smith et Brown. Citant la décision Alani c Canada (Premier ministre), 2015 CF 859 au para 15, le défendeur soutient qu’il incombe aux demandeurs de démontrer la nécessité de l’abrégement du délai, ce qu’ils n’ont pas fait.
[16] Bien que l’ordonnance Preventous citée par les demandeurs donne à penser qu’il existe une exception au délai de 10 jours pour la signification et le dépôt de l’assignation à comparaître, elle indique que [traduction] « des communications moins formelles entre les avocats avant l’interrogatoire pourraient avoir le même effet qu’une demande formelle de production de documents effectuée au moyen d’une assignation à comparaître »
. Il est vrai que la demande informelle de production des documents sous-jacents a été envoyée à M. Smith moins de 10 jours avant le contre-interrogatoire, mais elle a découlé des PON, que les demandeurs ont reçues le 11 janvier 2022, moins de 10 jours également avant la première journée de l’interrogatoire (le 19 janvier 2022). Dans ces circonstances, j’estime que les demandeurs doivent être affranchis de leur défaut de demander la production des documents à M. Smith conformément aux règles.
[17] Toutefois, on ne peut pas en dire autant concernant l’assignation à comparaître envoyée à M. Brown. Je me pencherai donc uniquement sur la pertinence des dossiers sous-jacents.
B.
Les « dossiers sous-jacents » et la « correspondance du lobby » sont-ils assez pertinents et accessibles pour que les témoins soient tenus de les produire suivant l’alinéa 91(2)c) des Règles?
[18] Tout comme j’affranchis les demandeurs de leur défaut de signifier leur demande de production des documents à temps, j’affranchis également le défendeur de son défaut de déposer une requête visant à obtenir une dispense de production au titre du paragraphe 94(2) des Règles.
[19] Je conviens avec les demandeurs que la demande de production des dossiers sous-jacents était précise et limitée, qu’elle n’était pas indûment large et que les dossiers pouvaient être produits et étaient pertinents. Même si les dossiers sous-jacents étaient auparavant visés par une décision relative à l’article 317 des Règles (Parker c Canada (Procureur général), 2021 CF 496), dans cette décision, la Cour n’avait pas examiné ou tranché la question de la pertinence des dossiers sous-jacents à l’égard de l’instance en général. La décision s’était limitée à l’application de l’article 317 des Règles.
[20] Je conviens également avec les demandeurs que les dossiers sous-jacents sont pertinents pour ce qui est des questions de savoir si les mots « variantes »
et « qui a subi des modifications »
du Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés ou à autorisation restreinte ont amené le gouverneur en conseil à sous-déléguer de façon inacceptable son pouvoir à la GRC et s’ils sont vagues et contreviennent à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11. Les questions connexes découlant des réponses et des documents joints aux affidavits ou autrement déposés s’inscrivent dans la portée du contre-interrogatoire (Royal Bank of Scotland plc. c Golden Trinity (Le), [2000] 4 CF 211 aux para 19-22).
[21] Enfin, j’estime que M. Smith a bel et bien accès aux dossiers sous-jacents, en tant qu’employé de la GRC et ancien directeur des SSSAF de la GRC. Il a probablement eu accès à ces dossiers pour préparer son affidavit. Se fondant sur l’alinéa 91(2)c) des Règles, notre Cour a conclu que l’exigence de la possession, de l’autorité ou de la garde est assez large dans le cas d’une personne disposant de larges pouvoirs au sein d’une organisation (Ottawa Athletic Club inc. (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group inc., 2014 CF 672 au para 138).
[22] J’ordonnerai donc la production des dossiers sous-jacents.
C.
Le défendeur doit-il obligatoirement produire les lettres d’instruction pour MM. Ahmed, Smith et Baldwin?
[23] L’alinéa 3d) du Code de déontologie régissant les témoins experts (annexe de l’article 52.2 des Règles) des Règles ne prévoit pas que des lettres d’instruction doivent nécessairement exister ou être produites. L’article 3 prévoit que « [l]e rapport d’expert, déposé sous forme d’un affidavit ou d’une déclaration visé à la règle 52.2 des Règles des Cours fédérales, comprend [...] les faits et les hypothèses sur lesquels les opinions sont fondées, et à cet égard, une lettre d’instruction peut être annexée »
. Le défendeur affirme qu’il n’existe aucune lettre d’instruction pour MM. Smith, Baldwin et Ahmed. En soi, cela serait suffisant pour rejeter la demande des demandeurs. Or, en plus, je conviens avec le défendeur que, même si ces lettres existaient, le Code de conduite ne requiert pas qu’elles soient produites, surtout compte tenu du fait qu’elles n’ont pas été indiquées dans les assignations à comparaître formelles ou informelles.
V.
Conclusion
[24] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille en partie la requête des demandeurs visant à exiger la production de documents et j’ordonne au défendeur de déposer les dossiers sous‑jacents au plus tard le 20 mars 2022, avant la fin du jour ouvrable. Compte tenu du résultat atténué, aucuns dépens ne seront adjugés.
ORDONNANCE dans le dossier T-577-20
LA COUR ORDONNE :
La requête des demandeurs visant à exiger la production de documents est accueillie en partie.
Le défendeur doit signifier les documents suivants aux demandeurs et les déposer au plus tard le 20 mars 2022, avant la fin du jour ouvrable :
Le dossier connexe contenant les notes de travail, la recherche, la correspondance et les notes manuscrites cumulées durant l’inspection ou la réinspection des armes à feu ci-dessous conformément à l’article 3 et à l’annexe 3-1-4 des Procédures opérationnelles normalisées des Services spécialisés de soutien en matière d’armes à feu et des Normes et procédures de modification du Tableau de référence des armes à feu :
Maccabee Defence SLR-MULTI (FRN 181822);
Derya Arms Carina CR-100 (FRN 179522);
Derya Arms MKIO (FRN 141381);
Derya Arms MK12 (FRN 141379);
Derya VR90 (FRN 164268);
Mossberg 702 Plinkster (FRN 122010);
Mossberg 7l5T Tactical 22 (FRN 136698);
CZ 550 Safari Classic Magnum (FRN 123420);
Alphard Model 15SA (FRN 147046);
Alberta Tactical Rifle Modem Series (FRN 149826, 162446, 194622);
Adler B210 (FRN 166822);
Ranger XT3 (FRN 179122);
Ranger XT3 Tactical (FRN 179042);
Typhoon Defence F12 Typhoon (FRN 176624).
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Jocelyne Gagné »
Juge en chef adjointe
Traduction certifiée conforme
Philippe Lavigne-Labelle
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-577-20
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INTITULÉ :
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COALITION CANADIENNE POUR LES DROITS AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC. ET WOLVERINE SUPPLIES LTD. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ
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DATE DES MOTIFS :
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LE 11 MARS 2022
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
Laura Warner
Michael A. Loberg
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POUR LES DEMANDEURS
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Robert B. MacKinnon
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jensen Shawa Solomon Duguid Hawkes LLP
Calgary (Alberta)
Loberg Law
Calgary (Alberta)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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