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Date : 20220321

Dossier : T‑359‑21

Référence : 2022 CF 369

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

WILLIAM HARLESS

demandeur

et

LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et ISLAND LIGHTS INC.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente demande de contrôle judiciaire porte sur le transfert du phare de Black Rock Point [le phare de BRP] et de plus de deux hectares du terrain qui l’environne [le terrain environnant] par le ministère des Pêches et des Océans [le MPO] à Island Lights Inc. [Island Lights]. Le phare de BRP est situé dans la région rurale de l’île du Cap‑Breton, en Nouvelle‑Écosse.

[2] Le demandeur, William Harless, possède une propriété adjacente au phare de BRP, propriété qu’il a achetée en septembre 2017. Il fait valoir que la vente du phare de BRP et du terrain environnant en 2018 pour une somme symbolique contrevenait aux politiques des ministres défendeurs, qu’elle manquait à leurs obligations d’équité procédurale et au principe des attentes légitimes et qu’elle était fondamentalement déraisonnable. Son souhait explicite est de voir ce bien culturel, historique et précieux protégé et utilisé pour le bien public.

[3] Le ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne ainsi que le ministre de l’Environnement et du Changement climatique [les ministres défendeurs] font valoir que la présente demande de contrôle judiciaire est en fait un conflit de voisinage déguisé. En 2011, le MPO a déclaré que plus d’un millier de phares, dont celui de BRP, étaient excédentaires. Ils plaident que le MPO a entrepris un processus de diligence raisonnable et a décidé de manière raisonnable de transférer le phare de BRP, et ce, sous les auspices d’un cadre contractuel qui protège la valeur patrimoniale de ce phare et veille à ce que l’aide à la navigation soit préservée. Le transfert a été annoncé dans des journaux locaux en décembre 2017, comme l’exigeaient les dispositions législatives applicables, et il a été finalisé en avril 2018. Le demandeur a pris connaissance du transfert du phare de BRP en juin 2018, mais ce n’est qu’en février 2021 qu’il a engagé la présente instance. Les ministres défendeurs sont d’avis que non seulement le demandeur a clairement dépassé le délai prescrit pour engager la présente demande de contrôle judiciaire, mais aussi qu’il n’a pas qualité pour le faire, car il n’est pas une « partie concernée » par la décision du MPO. Ils soutiennent que, en tout état de cause, la décision de transférer le phare de BRP était raisonnable.

[4] La défenderesse Island Lights a été constituée en société en janvier 2017 dans le but de faire l’acquisition du phare de BRP et de le préserver. Mary Jo‑Anne MacDonald‑Ryan y exerce les fonctions de présidente, de secrétaire et d’administratrice. Outre ces fonctions, elle possède un terrain adjacent à celui du phare de BRP, un terrain qui appartient à sa famille depuis 1963. La défenderesse Island Lights fait valoir que le transfert du phare de BRP en 2018 a été la conclusion d’un processus qu’avait entamé Mme MacDonald‑Ryan il y a 20 ans environ. Island Lights souligne que personne ne s’est manifesté ou n’a posé de questions quand l’intention de procéder au transfert a été annoncée dans les journaux locaux en 2017. Depuis le transfert du titre de propriété en 2018, la défenderesse Island Lights a effectué des travaux de réparation au phare de BRP et elle a débroussaillé le terrain en vue de l’installation d’un puits et d’un système septique. Elle fait valoir qu’il n’est pas question en l’espèce d’une [traduction] « affaire du type “pas dans ma cour” », car le demandeur était au courant du transfert depuis juin 2018, mais il n’y a fait opposition qu’en novembre 2020, après qu’il eut appris que le terrain du phare de BRP était en voie d’aménagement à des fins touristiques. Elle est d’avis que le demandeur est hors délai, qu’il n’a pas qualité pour engager la présente instance et que, en tout état de cause, la décision du MPO de transférer le phare de BRP était raisonnable.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte

[6] Parcs Canada décrit le phare de BRP et son emplacement en ces termes :

Description du lieu patrimonial

Le phare [de] Black Rock Point est un bâtiment de 10,8 mètres de haut avec une salle des machines et une tour carrée intégrée dans un coin. Le phare actuel, construit en bois, a été érigé en 1978 et constitue la troisième tour sur le site – la première a été construite en 1868. Il y a une corne de brume saisonnière sur le site, laquelle est activée par un petit phare situé près de la tour. Ce phare côtier secondaire est utilisé pour l’entrée dans le canal du Grand Bras d’Or dans St. Anns Bay sur le littoral est de la région rurale de l’île du Cap‑Breton.

Valeur patrimoniale

Le phare de Black Rock Point est un phare patrimonial en raison de ses valeurs historiques, architecturales et communautaires. […]

Le phare de Black Rock Point se situe dans la région rurale de l’île du Cap‑Breton, dans un cadre forestier, près d’une falaise surplombant un littoral accidenté. Même s’il est situé à seulement quelques kilomètres de la route Transcanadienne, il demeure isolé. En raison de sa hauteur remarquable, on peut facilement le voir à partir de l’eau, et c’est donc un point de repère pour les marins dans la région.

[7] Le père de Mme MacDonald‑Ryan a acheté un terrain adjacent à celui du phare de BRP en 1963 et, depuis ce temps, il a été transféré à Mme MacDonald‑Ryan. Le terrain de McDonald‑Ryan englobe le chemin Black Rock Light, le chemin menant au phare de BRP.

[8] En 2000, la première version de ce qui est devenu la Loi sur la protection des phares patrimoniaux a été déposée au Parlement sous la forme du projet de loi S‑21. Pendant les huit années qui ont suivi, cette loi a été redéposée à plusieurs reprises sous la forme de projets de loi différents, jusqu’à ce que sa dernière version, le projet de loi S‑215, reçoive la sanction royale en 2008. La Loi sur la protection des phares patrimoniaux traite, notamment, de la possibilité de présenter une pétition demandant qu’un phare particulier soit désigné comme phare patrimonial, ainsi que de la protection de ces phares advenant leur transfert, à titre de phares excédentaires, à de nouveaux propriétaires.

[9] Vers l’année 2000, quand le projet de loi initial a été déposé, Mme MacDonald‑Ryan a commencé à prendre diverses mesures; elle a notamment téléphoné à des fonctionnaires locaux et elle a recueilli des informations historiques en vue d’un éventuel kiosque d’information, afin de lui permettre d’établir si elle pouvait présenter une demande d’acquisition du phare de BRP et de quelle façon elle pourrait le faire. En 2006, Mme MacDonald‑Ryan et un certain nombre d’intéressés ont formé un groupe appelé la Black Rock Point Heritage Society [la Société], laquelle a été enregistrée le 6 novembre 2006. Selon les affidavits inclus dans le dossier, la mission de la Société était de faire l’acquisition du phare de BRP dans le but de le préserver et d’assurer son entretien grâce au tourisme. Parmi les idées et les options relatives au plan d’affaires qui ont été analysées figuraient un kiosque d’information, un musée, des étals pour des artisans locaux, des chalets, un camping et une petite boutique vendant de la crème glacée et des cartes touristiques.

[10] Après l’adoption, en 2008, de la Loi sur la protection des phares patrimoniaux, LC 2008, c 16 [la Loi], Mme MacDonald‑Ryan est entrée en contact avec le MPO. À la suite d’un certain nombre d’échanges, elle a rencontré M. John Ford, agent de dessaisissement principal au MPO, de même qu’un autre employé de ce ministère, au phare de BRP. Selon l’agent de dessaisissement principal, l’objet de cette rencontre était l’intérêt exprimé par Mme MacDonald‑Ryan à l’égard de l’acquisition et de la préservation du phare de BRP.

[11] La Loi est entrée en vigueur en 2010, deux ans après son adoption. Elle comportait l’exigence suivante : pendant une période de deux ans, à compter de l’entrée en vigueur de la Loi, tout ministre fédéral « tient et rend accessible au public la liste des phares dont il a la charge et qu’il juge excédentaires compte tenu des exigences opérationnelles du secteur de l’administration publique dont il est responsable » (paragraphe 8(1)). C’est ainsi que, en 2011, le MPO a déclaré qu’un certain nombre de phares, dont celui de BRP, étaient excédentaires et qu’il a cherché à les transférer à de nouveaux propriétaires.

[12] La Loi prévoyait également un délai de deux ans pendant lequel une personne pouvait présenter une pétition demandant qu’un phare en particulier soit désigné comme phare patrimonial. Au cours de ce délai de deux ans, un certain nombre d’articles de presse, notamment de la Société Radio‑Canada (SRC) et du réseau CTV (Canadian Television Network) et contenus dans le dossier, ont souligné que plus d’un millier de phares excédentaires étaient disponibles d’un bout à l’autre du Canada et ont décrit le processus de présentation d’une pétition en vue d’obtenir la désignation patrimoniale. Le 31 juillet 2012, près d’une centaine de phares de la Nouvelle‑Écosse avaient été l’objet d’une pétition demandant qu’ils soient désignés comme phares patrimoniaux sous le régime de la Loi.

[13] Aux termes de la Loi, un phare excédentaire « ne peut être désigné comme phare patrimonial que si une personne ou un organisme présente au ministre la promesse écrite, conditionnelle à la désignation, d’acheter ou d’acquérir le phare et d’en protéger le caractère patrimonial » (para 8(2)).

[14] Le MPO a établi un document comportant un guide et un formulaire de présentation d’un plan d’affaires [le formulaire prescrit] à l’intention de ceux qui souhaitaient faire l’acquisition d’un phare excédentaire conformément à la Loi. Ce formulaire indiquait que « [l]es personnes souhaitant faire l’acquisition d’un phare doivent présenter un plan d’affaires pour démontrer la viabilité économique à long terme de leur utilisation proposée et leur capacité de gestion de la propriété ». Il y était aussi demandé, notamment, que l’éventuel propriétaire explique de quelle manière les caractéristiques patrimoniales du phare seraient préservées et qu’il fournisse des renseignements sur le potentiel qu’avait le site de générer des revenus qui compenseraient les coûts d’exploitation, y compris des renseignements sur les activités touristiques qui attiraient déjà des visiteurs dans les environs ou qui seraient susceptibles de le faire.

[15] Le 31 mai 2013, Mme Macdonald‑Ryan a présenté un plan d’affaires, en se servant du formulaire prescrit. Dans ce document, Mme Macdonald‑Ryan était inscrite comme personne‑ressource. Le formulaire indiquait aussi que l’organisme qui s’occuperait du phare de BRP était les Guardians of Black Rock Light, un groupe de personnes inscrites et dont Mme Macdonald‑Ryan faisait partie.

[16] Après la présentation du formulaire prescrit, Mme Macdonald‑Ryan a fait un suivi auprès de nombreux agents du MPO et de Parcs Canada pour discuter de l’acquisition du phare de BRP et de sa désignation comme phare patrimonial. En 2014, elle a obtenu des devis pour des travaux de réparation à effectuer au phare de BRP et elle a communiqué avec le MPO au sujet de l’obtention possible d’un financement par subvention en vue de procéder à la réparation et d’assurer la préservation du phare. En 2016, à la suite d’une demande de subvention, le MPO a convenu de soutenir les efforts de réparation et d’entretien du phare de BRP par l’octroi d’une subvention de 50 000 $ (laquelle a plus tard été haussée à 90 000 $).

[17] En 2016, pour des raisons de responsabilité, d’assurabilité et de capacité de générer des revenus constants, Mme Macdonald‑Ryan a songé à constituer une société. C’est ainsi qu’a été constituée Island Lights le 17 janvier 2017.

[18] En 2017, Island Lights et le MPO ont conclu un protocole d’entente et un accord de subvention concernant le transfert du phare de BRP et le financement par subvention correspondant. Les deux parties ont conclu une convention d’entiercement en mars 2017, relativement au transfert du phare. En juin 2017, l’avocat d’ Island Lights a reçu le financement par subvention du MPO en vue d’effectuer des travaux de réparation au phare de BRP.

[19] En septembre 2017, le demandeur a acheté sa propriété, adjacente au phare de BRP.

[20] Le phare de BRP a été désigné comme phare patrimonial en octobre 2017. Cette désignation était possible sous le régime du paragraphe 8(2) de la Loi, compte tenu des engagements écrits contenus dans le protocole d’entente concernant la vente du phare de BRP et la préservation de son caractère patrimonial.

[21] La Loi requiert qu’au moins quatre‑vingt‑dix (90) jours avant la vente d’un phare patrimonial, un préavis doit être publié dans au moins un journal largement diffusé dans la région où se situe le phare en question. Des avis annonçant la désignation du phare de BRP et son transfert prévu à Island Lights ont paru dans le Cape Breton Post et Le Courrier de la Nouvelle‑Écosse le 14 décembre 2017 et le 22 décembre 2017, respectivement. Selon M. Ford, agent de dessaisissement principal au MPO, personne d’autre n’a fait part de son intérêt envers le phare de BRP.

[22] En mars 2018, les conditions d’entiercement ont été remplies et, le 20 avril 2018, l’avocat d’ Island Lights a inscrit l’acte de concession au Bureau d’enregistrement des titres fonciers; cet acte avait pour effet de transférer à Island Lights le titre de propriété du phare de BRP, de pair avec le terrain environnant.

[23] Le phare de BRP sert toujours d’aide active à la navigation. Le protocole d’entente prévoit que le MPO, y compris la Garde côtière canadienne [la GCC], y préserve un accès constant, afin d’avoir accès au matériel d’aide à la navigation situé à l’intérieur du phare et d’en assurer l’entretien. Le MPO demeure responsable de l’entretien du matériel d’aide à la navigation, et Island Lights est chargée de l’entretien du phare de BRP.

[24] Au cours de l’été de 2018, le demandeur a constaté la présence d’arpenteurs sur le terrain du phare de BRP et il est allé leur parler. Selon lui, il s’est approché d’eux et leur a demandé, notamment, pour qui ils arpentaient le terrain. En réponse, ils lui ont fait savoir que c’était pour Island Lights. Le demandeur affirme que c’est à ce moment‑là qu’il a appris que le phare de BRP et le terrain environnant avaient été transférés par le gouvernement fédéral à Island Lights.

[25] L’année suivante, en 2019, le phare de BRP a été recouvert d’un nouveau revêtement, la toiture a été refaite, les avant‑toits et les portes ont été réparés par l’ajout de nouvelles garnitures, et d’autres travaux ont été faits.

[26] Pour faire fonctionner des installations sanitaires, il était nécessaire de disposer d’un système septique. En 2020, Island Lights a entrepris la construction d’un tel système sur le terrain du phare de BRP et elle a retenu les services de deux entreprises, l’une pour les services techniques relatifs au système, et l’autre pour les services d’excavation et d’aménagement paysager.

[27] C’est en novembre 2020 que le demandeur a pris connaissance des travaux de construction effectués sur le terrain du phare de BRP. Il dit s’être entretenu avec les entrepreneurs et que, suivant cet entretien, il soupçonne qu’un parc pour véhicules récréatifs (VR) sera aménagé sur le terrain.

[28] Dans une lettre datée du 5 décembre 2020 qu’il a envoyée à Island Lights, le demandeur a demandé qu’Island Lights mette fin aux travaux de construction effectués sur le terrain du phare de BRP. Cette lettre indique : [TRADUCTION] « Je suis le propriétaire de la propriété adjacente au phare et j’ai été profondément troublé par l’abattage d’arbres anciens, le creusage du terrain et l’arrachage de la végétation naturelle et par, semble‑t‑il, des plans d’aménagement d’un parc pour VR ». Il dit avoir fait appel à un avocat et qu’il déposera une demande d’injonction contre Island Lights advenant [TRADUCTION] « toute autre dégradation ou transformation du terrain environnant ce phare historique ».

[29] Le 10 décembre 2020, l’avocat du demandeur a écrit à Island Lights, soutenant qu’Island Lights avait enfreint et continuait d’enfreindre la Loi et les engagements contenus dans la concession de la Couronne et exigeant que l’on cesse de porter atteinte à la propriété située au no 124, chemin Black Rock Light.

[30] Le 15 décembre 2020, l’avocat du demandeur a présenté une demande d’accès à l’information au sujet de la concession de la Couronne délivrée à Island Lights.

[31] Dans une lettre datée du 22 décembre 2020, l’avocat du demandeur a écrit au MPO et à Travaux publics et Services gouvernementaux Canada; il a soutenu dans cette lettre que le transfert n’aurait pas dû avoir lieu.

[32] Le 5 janvier 2021, l’avocat d’Island Lights a écrit à l’avocat du demandeur : dans sa lettre, il niait l’existence de manquement à l’un quelconque des engagements figurant dans la concession de la Couronne et de violation de la loi, en plus de ne pas reconnaître au demandeur la qualité pour faire respecter les engagements conclus entre la Couronne et Island Lights.

[33] Le 17 février 2021, le demandeur a reçu un ensemble de documents en réponse à sa demande d’accès à l’information. Le 24 février 2021, il a déposé la présente demande de contrôle judiciaire [TRADUCTION] « au sujet de la vente, par le ministre des Pêches et des Océans et de la Garde côtière canadienne […] du phare désigné comme patrimonial et connu sous le nom de phare de Black Rock Point ».

[34] Le demandeur soutient que le transfert contrevient aux politiques des ministres défendeurs, à leurs obligations en matière d’équité procédurale ainsi qu’au principe des attentes légitimes. Il soutient de plus que les décisions en litige sont fondamentalement déraisonnables et ne respectent pas les conditions de la Loi. Il souligne que la Loi requiert la tenue d’une réunion publique avant la vente d’un phare patrimonial « sauf si l’acheteur est une municipalité ou l’acquiert pour l’utiliser à des fins publiques ». Selon lui, il aurait fallu tenir une réunion publique, parce que la vente n’était pas destinée « à des fins publiques ».

[35] Les ministres défendeurs soutiennent qu’ils ont déclaré qu’un certain nombre de phares étaient excédentaires et qu’ils souhaitaient en transférer la propriété à des groupes communautaires qui faciliteraient leurs fins publiques, c’est‑à‑dire le programme d’aide à la navigation établi par la GCC pour les marins et la protection de la valeur patrimoniale des phares, tout en rehaussant le potentiel touristique dans la région. Ils estiment qu’ils ont interprété de manière raisonnable les obligations procédurales et de fond que prescrit la Loi, qu’ils se sont acquittés de toute obligation en matière d’équité procédurale et qu’ils ont pris la décision raisonnable de transférer le phare de BRP [TRADUCTION] « pour une somme symbolique, à une société de bienfaisance sous les auspices d’un cadre contractuel qui prévoit une protection durable à des fins publiques partagées ».

[36] La défenderesse Island Lights appuie la position des ministres défendeurs.

[37] Chaque défendeur, dans le mémoire des faits et du droit produit en réponse, a soulevé la question du moment du dépôt de la demande de contrôle judiciaire et celle de la qualité pour agir du demandeur. Ce dernier a été autorisé à répondre par un mémoire en réplique, et les défendeurs ont eu un délai supplémentaire pour répondre au mémoire en réplique au cours de l’audience. De ce fait, la question du fondement de la demande, de même que les questions préliminaires que sont le moment du dépôt de la demande et la qualité pour agir, ont toutes été abordées par les parties pendant l’audience d’une journée.

III. Les questions en litige

[38] Compte tenu des observations des parties, il est possible de formuler comme suit les questions en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire :

A. Le demandeur a‑t‑il dépassé le délai prévu pour la présentation de la présente demande?

B. Le demandeur a‑t‑il qualité pour introduire la présente demande?

C. Les ministres défendeurs ont‑ils une obligation d’équité procédurale envers le demandeur et, dans l’affirmative, s’en sont‑ils acquittés?

D. Les ministres défendeurs ont‑ils violé le principe des attentes légitimes?

E. La décision de transférer le phare de BRP à Island Lights était‑elle raisonnable?

F. La réparation réclamée par le demandeur porte‑t‑elle indûment préjudice à Island Lights?

[39] Comme je l’explique ci‑après, compte tenu des conclusions que je tire à propos de la première question, soit celle du respect du délai pour présenter la présente demande, il est inutile que j’examine les questions B à F.

IV. Analyse

A. Le délai de présentation de la demande de contrôle judiciaire

[40] Comme il a été signalé plus tôt, les défendeurs, dans leurs mémoires en réplique respectifs, ont soulevé la question du délai de présentation de la demande de contrôle judiciaire. Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales fait état d’un délai de trente jours :

Délai de présentation

Time limitation

Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

[41] Les ministres défendeurs sont d’avis que le demandeur a clairement dépassé le délai prescrit pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision relative au transfert du phare de BRP et du terrain environnant qui avait été finalisée en avril 2018, soit près de trois ans avant la date du dépôt de la présente demande. Le transfert imminent du phare et du terrain à Island Lights a été annoncé dans les deux langues officielles dans deux journaux locaux, en décembre 2017. La défenderesse Island Lights fait valoir que la décision de transférer le phare de BRP et le terrain a été communiquée à Island Lights à titre de « partie concernée », ainsi qu’au grand public, dont le demandeur, quand le transfert a été enregistré auprès du Bureau d’enregistrement des titres fonciers en avril 2018. Ils soutiennent que, en tout état de cause, le demandeur a reconnu qu’il était au courant que le phare et le terrain avaient été transférés par le gouvernement fédéral à Island Lights depuis juin 2018, quand les arpenteurs le lui avaient appris.

[42] En réplique, le demandeur soutient qu’il est question en l’espèce d’un « objet », au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, auquel le délai de trente jours ne s’applique pas (Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 380, aux para 156 et suivants), et non d’une décision ou d’une ordonnance. Il ajoute qu’il conteste les mesures qui ont été prises avant le transfert ainsi que le comportement ultérieur des défendeurs, plutôt que le transfert proprement dit.

[43] Au vu du dossier, je conviens avec les défendeurs que ce qui est en litige n’est pas un « objet » auquel ne s’applique pas le délai de trente jours. Je suis d’avis que la demande vise une décision, à savoir la vente du phare et du terrain à Island Lights. Les ministres défendeurs ont souligné à l’audience que les objections du demandeur se rapportent au transfert du phare et du terrain et que le demandeur ne cherche pas à contester ou à faire annuler des politiques gouvernementales.

[44] Il ressort clairement du mémoire du demandeur, lequel a été déposé avant que les défendeurs soulèvent la question du délai de présentation, que ce qui est en litige est la décision du MPO de vendre le phare et le terrain qui y est associé. Dans ce mémoire, la section intitulée [traduction] « Partie IV : Ordonnance demandée » indique, dans son intégralité, que le [traduction] « [demandeur] demande respectueusement à la Cour d’annuler la vente du phare de BRP et d’ordonner que les ministres défendeurs ne vendent pas ce dernier, à moins que cette vente soit conforme à la [Loi] et aux politiques de dessaisissement applicables ». En outre, le mémoire contient les rubriques suivantes [traduction] : i) La vente du phare de BRP pour une somme symbolique était contraire aux politiques du gouvernement fédéral », ii) Le transfert du phare de BRP devrait être annulé car le manquement des ministres défendeurs constituait une violation du principe des attentes légitimes, et iii) La vente du phare de BRP à Island Lights au prix de 1 $ était déraisonnable.

[45] Quant aux mesures qui ont été prises à la suite du transfert du phare en 2018, il n’y a aucune décision ou mesure prise par les ministres défendeurs après le transfert qui est en litige en l’espèce. Il y a deux points à souligner à cet égard.

[46] Premièrement, la Loi ne s’applique qu’aux « phares appartenant à Sa Majesté la Reine du chef du Canada » (art 4, non souligné dans l’original). Il y a donc une distinction à faire entre le phare de BRP lui‑même et le terrain environnant. Il n’est pas allégué que, après le transfert du phare de BRP et du terrain environnant, Island Lights n’a pas respecté les engagements pris à l’égard de l’entretien du phare et des droits d’accès à l’équipement d’aide à la navigation qui étaient prévus dans la concession de la Couronne. En fait, les parties conviennent que les travaux de réparation qui ont été faits au phare de BRP depuis le transfert sont compatibles avec son caractère historique. Les objections du demandeur à l’égard du transfert ont pris naissance à la suite de ce qui est décrit dans son mémoire comme la [TRADUCTION] « destruction du terrain du phare » en 2020, une description qui précise que des entrepreneurs ont abattu des arbres et des haies et ont [TRADUCTION] « creusé le terrain ». Ces commentaires se rapportent donc au terrain environnant, et non au phare de BRP.

[47] Deuxièmement, il y a aussi une distinction à faire entre la conduite d’Island Lights et celle des ministres défendeurs. En 2020, cela faisait longtemps que le gouvernement fédéral n’était plus propriétaire du terrain entourant le phare de BRP. Comme l’ont fait valoir les défendeurs, après 2018 le gouvernement fédéral n’avait pris aucune autre décision concernant l’usage qu’Island Lights faisait du terrain, notamment en lien avec la construction et l’installation du système septique, rendu nécessaire pour les de salles de bains.

[48] Je conclus donc que la présente demande ne se rapporte pas à un « objet » et que le délai de trente jours que fixe le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales s’applique.

[49] Le demandeur fait valoir subsidiairement que, s’il y a bel et bien eu une décision, celle‑ci ne lui a pas été communiquée et que, cela étant, le délai n’a commencé à courir qu’à partir du moment où il a reçu la réponse à sa demande d’accès à l’information, soit le 17 février 2021. Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales met le compteur en marche au moment où la décision est communiquée pour la première fois à la « partie concernée ». L’argument du demandeur repose donc sur le fait qu’il est lui‑même la « partie concernée » par la décision. Je conclus que le demandeur n’est pas la « partie concernée » par la décision de procéder au transfert (Devinat c Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 CF 212, au para 40 (CAF)).

[50] Island Lights fait valoir que s’il était exigé que la communication soit faite à une personne autre qu’elle‑même, la décision a bel et bien été communiquée. Un préavis de la vente a été annoncé dans les journaux locaux en décembre 2017, bien après que le demandeur a acheté le terrain adjacent (en septembre 2017). La vente elle‑même a été enregistrée au Bureau d’enregistrement des titres fonciers le 20 avril 2018, et elle a donc été communiquée au grand public. Enfin, la vente a bel et bien été communiquée au demandeur en personne, de son propre aveu, en juin 2018. Je conclus donc que le demandeur a été mis au fait de la décision de transférer à Island Lights le phare de BRP et le terrain environnant en juin 2018, au plus tard. Autrement dit, pour l’application du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le compteur a commencé à courir plusieurs années avant que le demandeur reçoive la réponse à sa demande d’accès à l’information, en 2021. Le demandeur est hors délai.

[51] Le demandeur est d’avis que si la Cour conclut qu’il est hors délai, elle devrait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales pour accorder une prorogation de délai. Les défendeurs ne sont pas d’accord et ils soutiennent que le demandeur ne satisfait pas au critère relatif à l’octroi d’une prorogation de délai qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman].

[52] La Cour d’appel fédérale a jugé à maintes reprises que l’élément déterminant qui régit l’octroi d’une prorogation de délai au titre du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales est que cette mesure doit être dans l’intérêt de la justice (Larkman, aux para 62, 85 et 90; Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham], aux para 42, 47 et 48). Comme il est indiqué dans l’arrêt Larkman au paragraphe 61, il y a quatre questions qui guident cette démarche :

(1) Le requérant a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?

(2) La demande a‑t‑elle un certain fondement?

(3) La Couronne a‑t‑elle subi un préjudice en raison du retard?

(4) Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[53] Il n’est pas nécessaire que la réponse aux quatre questions fasse pencher la balance en faveur du requérant, vu que l’élément déterminant est que la prorogation de délai doit être dans l’intérêt de la justice. Dans l’arrêt Larkman, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance du délai de trente jours et a expliqué pourquoi il est nécessaire d’adopter une approche stricte à l’égard de ce dernier :

[86] Pour répondre à cette question, je suis conscient du fait que la Cour fédérale et notre Cour ont souligné l’importance du délai de 30 jours prescrit au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. On trouve bon nombre de précédents suivant lesquels des retards inexpliqués, même courts, peuvent justifier le refus d’une prorogation de délai (Powell c. United Parcel Service, 2010 CAF 286, au paragraphe 3; Kobek c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 220, aux paragraphes 2 et 5; McBean c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1149 et bien d’autres).

[87] La date limite de trente jours se justifie par le principe du caractère définitif des décisions. Lorsque le délai de trente jours expire et qu’aucune demande de contrôle judiciaire n’a été introduite pour contester la décision ou l’ordonnance en question, les parties devraient pouvoir agir en partant du principe que la décision ou l’ordonnance qui a été rendue s’appliquera. Il faut tenir compte du principe du caractère définitif des décisions lorsqu’on cherche à déterminer en quoi consiste l’intérêt de la justice dans un cas déterminé.

[88] Il arrive souvent que les décisions et les ordonnances résolvent d’importantes questions qui ont des incidences sur d’importants segments de la population. Il arrive souvent que les décisions et les ordonnances permettent de faire avancer d’autres dossiers dans l’intérêt du public. En pareil cas, le principe du caractère définitif des décisions revêt encore plus d’importance. Par exemple, peu de temps après qu’une décision est prise à la suite d’un examen environnemental, le gouvernement, le promoteur du projet et le grand public doivent savoir rapidement si la décision est définitive. Une conception par trop libérale en matière d’octroi de prorogation de délai risque de nuire à ce processus en permettant l’introduction inopinée de demandes de contrôle judiciaire longtemps après que la décision a été communiquée aux parties et que celles‑ci ont agi sur la foi de cette décision.

[54] Je tiens donc compte des directives de la Cour d’appel fédérale ainsi que des raisons pour lesquelles il convient d’adopter une approche stricte à l’égard du délai de trente jours. Analysons maintenant les quatre questions qui guident cet exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

a) Le demandeur a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre la demande?

[55] Le demandeur fait valoir qu’il n’a [TRADUCTION] « pris conscience de tous les faits pertinents qui se rapportent à la présente demande qu’au moment où il a reçu la lettre de janvier 2021 de l’avocat d’Island Lights, où il a déposé sa demande d’accès à l’information et où il a reçu le dossier certifié du tribunal dans le cadre de la présente demande » [non souligné dans l’original]. Les défendeurs estiment que, en fait, le demandeur était au courant du transfert depuis 2018 et qu’il n’a donc pas manifesté d’intention constante. Ils ajoutent que le demandeur n’indique pas quels sont [TRADUCTION] « tous les faits pertinents ».

[56] Je suis d’avis que le demandeur n’avait pas l’intention constante de donner suite à la demande. Il a appris d’un arpenteur, en 2018, qu’Island Lights était propriétaire du phare de BRP et du terrain environnant. Lors du contre‑interrogatoire du demandeur, on lui a demandé pourquoi il n’avait rien fait à ce moment‑là. Voici sa réponse :

[traduction]

R. J’ai pensé que c’était un fait accompli. C’est‑à‑dire que le transfert avait déjà eu lieu, à mon insu, mais j’ai été rassuré de savoir qu’il s’agissait d’un phare patrimonial protégé par le gouvernement fédéral. J’ai lu un peu sur ce que cela voulait dire, et j’ai eu la nette impression que ça allait être une bonne affaire, sans problèmes pour le voisinage. J’ai pensé que l’initiative visait la préservation du phare. Jamais je n’ai pensé qu’il y avait des plans pour le transformer en une chose qui pourrait engendrer un profit personnel ou quelque chose du genre.

Q. Mais vous n’avez fait aucune recherche, c’est bien cela?

R. J’ai – je – j’ai effectivement parlé avec Joanne Ryan [Mme MacDonald‑Ryan] à quelques occasions, l’une d’entre elles en raison de vandalisme sur les lieux. Il y avait alors des gens qui lançaient des bouteilles de bière et j’avais peur que cela puisse endommager le phare, et je lui ai relayé cette information.

Mon ami, qui vient ici et qui travaille ici, et qui vit ici quand je suis parti, s’était entretenu avec Joanne et il lui avait demandé – quels étaient leurs plans pour le phare et le terrain, et Joanne avait répondu que les plans consistaient à préserver le phare. Nous nous attendions donc à ce qu’il y ait un bien qui soit protégé par une loi fédérale, nous nous attendions vraiment à ce que l’on en prenne soin. Jamais je n’ai soupçonné que quelqu’un envisagerait même de faire quelque chose d’aussi scandaleux que d’aménager un parc pour VR sur un – près d’un phare, et j’étais donc vraiment, vous savez, j’ai trouvé regrettable que le transfert ait eu lieu. Je ne pensais pas qu’il valait la peine de tenter de faire quoi que ce soit au sujet d’un transfert, dans la mesure où ces personnes allaient préserver le phare, et qu’elles allaient protéger les lieux et respecter le voisinage, cela ne me posait aucun problème.

[57] Dans son affidavit, le demandeur s’est dit déçu par la vente du phare de BRP et du terrain environnant et a précisé qu’il aurait aimé avoir la possibilité de faire une offre. En fait, il était au courant du transfert, il était déçu parce qu’il avait le sentiment d’avoir, pour ainsi dire, « raté le bateau », mais il avait jugé que cela [TRADUCTION] « ne [lui] posait aucun problème » à cause de certaines idées qu’il s’était fait quant à la désignation d’un phare patrimonial. Le demandeur ne semble pas avoir eu l’intention constante de poursuivre la demande et il n’a fait des recherches sur la décision de transférer le phare de BRP et le terrain environnant qu’après avoir été mis au courant de la construction d’un système septique, en novembre 2020.

[58] Quant aux [TRADUCTION] « faits pertinents » mis au jour grâce à la demande d’accès à l’information présentée en 2021, si le demandeur avait voulu faire davantage de recherches sur l’affaire en 2018, il lui aurait été loisible de le faire. Le plan d’affaires présenté au MPO en 2013 faisait plusieurs fois référence à des installations d’hébergement touristique, de pair avec un centre et un kiosque d’information sur le phare, ainsi qu’à un terrain de stationnement. Le fait que le demandeur n’ait pas saisi ou analysé les ramifications du transfert du phare de BRP et du terrain environnant en 2018 n’excuse pas son manque d’intention constante de poursuivre la demande.

b) Le demandeur a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[59] Cette question est la quatrième qu’a énumérée la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Larkman, mais je suis d’avis qu’il est préférable d’y répondre à ce stade‑ci, car les points qu’elle soulève ne sont pas dissemblables de ceux qui ont été évoqués à l’alinéa a) qui précède.

[60] Le demandeur soutient qu’il a une excuse raisonnable pour justifier le retard, parce que [TRADUCTION] « les faits à l’appui de l’affaire n’étaient pas accessibles au public » et que, une fois qu’il a pris connaissance de ces faits, il a déposé sans délai la présente demande. La défenderesse Island Lights soutient que la seule excuse que donne le demandeur pour justifier ses années de retard à présenter la demande est sa croyance erronée et malavisée selon laquelle la désignation patrimoniale du phare de BRP interdirait de transformer le terrain environnant en site touristique. Une fois que le demandeur a pris connaissance de l’aménagement d’un site touristique en 2020, il a ensuite pris des mesures en vue d’obtenir de plus amples informations et il a ensuite tenté de faire examiner la vente.

[61] Je conclus que le demandeur n’a pas donné d’explication raisonnable pour justifier le retard. Il semble, d’après le dossier, qu’il se soit fondé sur sa thèse erronée selon laquelle la préservation du phare de BRP s’apparentait à une interdiction de tout aménagement touristique sur les lieux. Lors de son contre‑interrogatoire, il a confirmé qu’il était au courant du programme de dessaisissement et du fait que le phare de BRP et le terrain environnant avaient été transférés en 2018 et, ensuite, l’échange suivant a eu lieu :

[traduction]
Q. Et vous n’avez rien fait à ce moment‑là, n’est‑ce pas?

R. Je – Je ne savais pas quoi faire.

Q. Avez‑vous fait des recherches quelconques sur ce que vous pouviez faire?

R. Comme je l’ai dit, j’étais sûr qu’il s’agissait d’un phare patrimonial protégé par le gouvernement fédéral. Selon moi, les phares patrimoniaux protégés par le gouvernement fédéral étaient protégés. Jamais au grand jamais je n’aurais imaginé que l’on pouvait transformer des phares patrimoniaux fédéraux en parcs pour VR.

Q. Bien, mais vous étiez sûr de cela sans avoir lu la loi ou aucun des documents entourant le processus de dessaisissement, est‑ce exact?

A. Je – J’ai bien fait un peu de lecture sur la loi – la Loi sur la protection des phares patrimoniaux fédéraux. Je ne suis pas avocat, et donc je, vous savez, le texte semble dire assez clairement que la protection du phare ainsi que l’environnement et le – autour du phare est – c’est important. Et, aussi en lisant le texte, j’ai eu la nette impression que la collectivité devait jouer un rôle dans tout ce que l’on envisageait de faire avec ces phares.

Donc, j’étais très confiant d’avoir la loi de mon côté, de savoir que les acheteurs souhaitaient préserver le phare. Certainement pas intéressés à perturber la collectivité, certainement pas intéressés à faire des choses sans la participation de la collectivité, et je m’attendais pleinement à ce que cette initiative soit une mesure positive pour moi et pour mes voisins.

[62] Je le répète, le demandeur a déclaré : [TRADUCTION] « [J]’étais très confiant d’avoir la loi de mon côté […] ». Selon notre Cour, la méconnaissance ou l’ignorance de la loi n’est pas une explication raisonnable (Yee Tam c Canada (Transports), 2016 CF 105 au para 14; Minéraux Midatlantic Inc. c Administration Portuaire de Québec, 2021 CF 688 au para 54).

[63] En 2018, le demandeur disposait des outils nécessaires pour obtenir de plus amples informations sur la vente et s’informer davantage de la situation sur le plan juridique s’il l’avait voulu. Il ne l’a fait qu’à la fin de 2020. Je conclus que le demandeur n’a pas expliqué le retard de manière raisonnable.

c) La demande a‑t‑elle un certain fondement?

[64] Comme je l’ai mentionné plus tôt, le demandeur soulève un certain nombre de questions dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Pour examiner si celle‑ci a un fondement suffisant pour favoriser l’octroi d’une prorogation de délai, je vais les analyser. Toutefois, comme l’indique la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Larkman, au paragraphe 75, j’analyserai la question de savoir s’il convient d’accorder une prorogation de délai, plutôt que de procéder à une évaluation complète sur le fond, compte tenu de ce que j’ai conclu au sujet de la question préliminaire du respect du délai de présentation.

[65] À titre de point préliminaire et prépondérant, je souscris à l’observation des ministres défendeurs selon laquelle le cœur même de la présente demande [TRADUCTION] « semble être essentiellement des problèmes entre voisins ».

[66] Dans l’affidavit du demandeur, les plaintes dont celui‑ci fait état ont trait à l’aménagement paysager et au bruit des travaux de construction, mais il n’allègue pas que le phare de BRP lui‑même n’a pas été réparé et entretenu. En contre‑interrogatoire, il a admis que le revêtement et la toiture du phare de BRP avaient été réparés après la vente à Island Lights. Tout indique que l’on s’occupe effectivement de préserver le phare de BRP.

[67] Dans son affidavit, le demandeur atteste vouloir acheter le phare de BRP et le terrain environnant et que, si on lui en donnait la possibilité, il le ferait au prix de l’évaluation. En contre‑interrogatoire, il a déclaré qu’il aurait souhaité acheter le phare de BRP et le terrain environnant [TRADUCTION] « afin d’en assurer la protection pour mon – l’intégrité de ma propre propriété » et qu’il voulait que [TRADUCTION] « l’intégrité de ma propriété soit préservée ».

[68] Dans la lettre qu’il a envoyée le 5 décembre 2020 à Island Lights, le demandeur a dit craindre que les travaux relatifs au phare de BRP [TRADUCTION] « réduiront de beaucoup la valeur de ma maison et la qualité de ma vie et de celle de mes voisins […] Je suis déjà lésé par les travaux que vous avez faits sur cette propriété, du fait de sa dégradation, dont l’élimination d’arbres anciens, de fleurs sauvages magnifiques et de haies naturelles qui ajoutaient beaucoup de charme au site et qui aidaient à stabiliser la rive contre l’érosion. De plus, le bruit incessant des travaux de construction et de tonte perturbent un lieu de vie autrefois très paisible et tranquille ».

[69] La propriété de Mme MacDonald‑Ryan inclut le chemin Black Rock Light, celui qui mène à un certain nombre d’endroits, dont le terrain qu’occupe le phare de BRP et la propriété du demandeur. Mme MacDonald‑Ryan atteste que le demandeur a communiqué directement avec elle par téléphone à au moins deux reprises au moins en 2019 pour lui demander de mettre en place des panneaux d’interdiction d’accès afin d’empêcher les gens de circuler sur le chemin et de passer devant son entrée. Mme MacDonald‑Ryan atteste qu’en 2020, ou aux environs de cette date, le demandeur lui a téléphoné de nouveau pour lui offrir de payer le prix d’une barrière, installée à mi‑chemin sur la route, qui empêcherait les automobiles de passer. Elle atteste avoir refusé l’offre du demandeur, disant qu’elle n’était pas disposée à mettre en place une barrière qui bloquerait l’accès au phare de BRP.

[70] Le dossier de la demande contient trois affidavits de membres de la collectivité environnante qui attestent n’avoir pris connaissance de la vente que depuis peu et qui s’opposent à la possibilité d’aménager un parc pour véhicules récréatifs. À part le ouï‑dire que contient le dossier de la demande au sujet d’un éventuel parc pour VR, il n’y a aucune confirmation quant à la nature d’installations futures, le cas échéant, sur les lieux. Dans le dossier de la défenderesse Island Lights, une preuve par affidavit de Mme MacDonald‑Ryan confirme le début du processus de construction d’un système septique pour des toilettes et d’un puits pour de l’eau potable, mais elle indique que les plans en sont encore au stade de l’élaboration.

[71] Les informations qui précèdent touchent, pour reprendre l’argument des ministres défendeurs, au cœur même de l’affaire. C’est le souhait du demandeur de protéger la valeur et la tranquillité de sa propriété personnelle, en évitant que soit exécuté tout travail d’aménagement et toute activité touristique sur la propriété adjacente, qui a donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire. Je n’ai aucun doute que le demandeur souhaite acheter le phare de BRP et le terrain environnant, mais sa voisine a été plus rapide que lui en 2018. Je suis d’avis que ce point fondamental fait pencher la balance en faveur des défendeurs pour ce qui est de la question du fondement de la demande.

i. L’avis public

[72] Pour ce qui est du fondement de la demande, le demandeur soutient qu’il serait [TRADUCTION] « injuste qu’on empêche qu’une demande de contrôle judiciaire dans laquelle une absence d’avis public, de consultations publiques et d’appel d’offres public sont alléguées suive son cours en raison d’un délai de prescription expiré à cause d’un manque de connaissance du demandeur ». Comme je l’ai mentionné plus tôt, le dossier de la demande contient trois affidavits de personnes de la région locale qui attestent n’avoir pris connaissance du transfert que depuis peu.

[73] Je conclus qu’il y a effectivement eu un avis public en décembre 2017 dans la presse régionale qui annonçait la vente à venir, dans les deux langues officielles. Le demandeur reconnaît qu’il était au courant à l’époque de l’existence du programme de dessaisissement de phares et qu’il avait vu le communiqué de presse de 2017 annonçant que le phare de BRP avait été désigné comme phare patrimonial. Il était un résident du secteur et il aurait pu répondre aux annonces, comme aurait pu le faire toute autre partie intéressée. Le fait qu’il ne se soit pas prévalu à l’époque de la possibilité de suivre les affaires locales ou de se renseigner sur le programme ne veut pas dire que le processus était injuste ou qu’il y a eu un manque d’avis public. Par ailleurs, la vente a par la suite été enregistrée au Bureau d’enregistrement des titres fonciers en avril 2018, ce qui, comme le font valoir les défendeurs, constituait aussi un avis officiel adressé au grand public. Quant au manque de connaissance du demandeur, il n’est pas contesté que ce dernier a admis avoir pris connaissance de la vente en juin 2018 et, comme je l’ai signalé plus tôt, je conclus qu’il avait à sa disposition les outils nécessaires pour faire de plus amples recherches.

ii. Les fins publiques

[74] Le manque de consultations publiques qu’allègue le demandeur découle de l’exigence de la Loi selon laquelle il est nécessaire de tenir une réunion publique avant la vente d’un phare patrimonial « sauf si l’acheteur est une municipalité ou l’acquiert pour l’utiliser à des fins publiques » (para 13(2), non souligné dans l’original). Le demandeur soutient qu’Island Lights n’a pas fait l’acquisition du phare de BRP à des « fins publiques » et qu’il aurait donc fallu tenir une réunion publique à cet égard dans la région où se trouvait le phare en question. Il allègue que s’il y avait eu cette réunion, les membres de la collectivité auraient eu la possibilité de faire l’acquisition de la propriété ou de soumettre une offre à cette fin et que des [TRADUCTION] « membres du public auraient pu faire contribuer la collectivité à la préservation du phare de Black Rock Point, notamment l’établissement d’un plan respectant les “valeurs communautaires” de son ancien milieu boisé et isolé ».

[75] Les défendeurs sont d’avis que la vente du phare de BRP et du terrain environnant à Island Lights pour une somme symbolique était la contrepartie de la prise en charge, par Island Lights, des fins publiques constantes que constituaient l’entretien et l’exploitation du phare, c’est‑à‑dire fournir une aide à la navigation et préserver son caractère patrimonial aux propres risques et dépens d’Island Lights. Ils font valoir que le dossier ne renferme aucune preuve portant qu’Island Lights ne s’est pas conformée aux fins publiques évoquées ci‑dessus, comme elle est tenue de le faire en vertu du protocole d’entente. En fait, la preuve dans le dossier montre que la GCC conserve son accès au phare de BRP, que celui‑ci a été réparé et qu’il est entretenu.

[76] Les défendeurs soutiennent que le tourisme et les activités connexes contribuent à l’atteinte des fins publiques. C’est Mme Tasha Andrews, directrice par intérim de la Direction des biens immobiliers, Protection et Sécurité du MPO, qui a supervisé la vente. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, elle a souscrit un affidavit et a été contre‑interrogée dans le contexte de la présente demande. Lors de son contre‑interrogatoire, Mme Andrews a expliqué que l’objectif du transfert des phares et des terrains environnants était que ces lieux deviennent des sites touristiques à des fins publiques et qu’ils attirent des touristes dans la région. Les défendeurs se fondent sur le témoignage de Mme Andrews selon lequel les phares requièrent des travaux d’entretien pour protéger les fins publiques, comme une structure de bâtiment sécuritaire pour l’accès, ainsi que des réparations au matériel de navigation. Cela étant, il était [TRADUCTION] « impératif » que le MPO travaille avec des groupes communautaires [TRADUCTION] « qui ont une forme quelconque de plan quant à la manière dont ils vont générer des revenus pour garder ce phare en bon état ».

[77] Les parties ne s’entendent pas sur la définition du terme « fins publiques ». Selon la défenderesse Island Lights, comme ce terme n’est pas défini dans la Loi, l’intention du législateur était de ne pas limiter le pouvoir discrétionnaire des ministres défendeurs lors de leur évaluation à savoir si les plans proposés par un éventuel acheteur répondaient à des fins publiques et, partant, celui de ne pas limiter la procédure à suivre pour procéder au dessaisissement d’un phare.

[78] Island Lights fait valoir que le travail de diligence raisonnable qu’a mené le MPO après avoir reçu le plan d’affaires en 2013 a été suffisant pour se convaincre qu’Island Lights avait l’intention d’exploiter le phare de BRP à des fins publiques. Elle souligne la déclaration de Mme Andrews selon laquelle, d’après l’expérience qu’elle a acquise au MPO avec d’autres groupes qui s’intéressaient aux phares excédentaires, [TRADUCTION] « ce groupe était très actif, très intéressé et très passionné. Probablement plus que n’importe quel autre groupe communautaire avec lequel j’ai travaillé au fil des ans ». Island Lights fait valoir que le MPO avait en main suffisamment de documents pour conclure que les plans d’Island Lights visaient effectivement des fins publiques et que, de ce fait, il était le mieux placé pour tirer une telle conclusion. Elle soutient de plus que, à ce jour, Island Lights continue de répondre aux fins publiques auxquelles elle s’était engagée à répondre dans le protocole d’entente.

[79] Les ministres défendeurs signalent qu’en ce qui concerne les phares patrimoniaux l’article 3 de la Loi, intitulé « Objet », exige « leur entretien dans une mesure raisonnable » et qu’on facilite leur vente ou leur transfert « pour qu’ils soient utilisés à des fins publiques ». La Loi définit un phare comme une « [t]our ou autre structure — ainsi que ses accessoires — qui contient, qui a contenu ou qui a été construite en vue de contenir un feu de balisage ou autre signal visant à alerter ou à guider les navires, qu’elle soit ou non utilisée à l’heure actuelle comme aide à la navigation ». Les défendeurs soutiennent que ce n’est que la structure, c’est‑à‑dire le phare lui‑même, et non le terrain environnant, qui est en question lorsqu’il s’agit d’examiner les fins publiques.

[80] Bien que le sens des mots « fins publiques » ne soit pas défini dans la Loi, soutiennent les ministres défendeurs, il est possible de se reporter à un document du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada intitulé Directive sur la vente ou le transfert des biens immobiliers excédentaires, un document qui définit les attentes en matière de rendement qui sont liées à l’aliénation, par le gouvernement fédéral, de biens immobiliers. Les ministres défendeurs renvoient à la section 4 (Définitions) de cette directive, où le terme « fins publiques » s’entend des fins « qui visent le “bien commun” de tous les citoyens sans être de nature commerciale ». Ils sont d’avis qu’ils ont droit à la déférence pour ce qui est de leur décision selon laquelle Island Lights faisait l’acquisition du phare de BRP à des « fins publiques » et que, en tout état de cause, tant le dossier que les obligations contenues dans le Protocole d’entente établissent que le phare de BRP lui‑même a été entretenu et sera entretenu à des fins publiques.

[81] Le demandeur soutient que certains aspects de la vente et des projets ultérieurs d’Island Lights ne concordent pas avec des « fins publiques ». Il ajoute qu’Island Lights est une société à but lucratif constituée en vertu du Companies Act, RSNS 1989, c 81, et non un organisme à but non lucratif ou une société enregistrée. Il précise que l’aménagement du site à des fins touristiques (c.‑à‑d., le prétendu parc pour VR) n’est pas lié au Programme d’aide à la navigation de la GCC et qu’Island Lights n’a procédé à aucune consultation publique au sujet de l’utilisation qu’elle prévoyait faire du terrain. Il soutient que le plan d’affaires d’Island Lights ou l’utilisation de ses bénéfices ne sont soumis à aucune restriction.

[82] Je conviens avec les ministres défendeurs qu’il n’y a dans la Loi aucune restriction qui précise que l’objectif des « fins publiques » ne peut être atteint que par un organisme à but non lucratif. La Loi renvoie plutôt à « une municipalité », ainsi qu’à l’acheteur qui acquiert le phare. Par ailleurs, dans la présente affaire, la matrice factuelle et administrative confirme l’absence d’une telle restriction, étant donné qu’il est mentionné dans le formulaire et le guide relatifs à la présentation d’un plan d’affaires que le MPO a conçus à l’intention des éventuels acheteurs d’un phare excédentaire sous le régime de la Loi que les « structures de propriété » possibles sont les suivantes : « Publique », « Organisme sans but lucratif » et « Privé[e] ».

[83] Je ne suis pas d’accord avec l’allégation du demandeur selon laquelle la vente et les mesures qu’Island Lights a prises ne concordent pas avec des fins publiques. Je conviens avec les défendeurs que l’exigence des fins publiques énoncée par la Loi s’applique à un phare, au sens où ce mot est défini dans la Loi, c’est‑à‑dire à sa structure et non au terrain environnant. Je ne relève aucune preuve dans le dossier que le phare de BRP lui‑même n’est pas entretenu ou qu’il ne continue pas de s’acquitter de ses fins publiques. Au contraire, il ressort de la preuve qu’il a été réparé, que l’on continue de préserver son caractère patrimonial et qu’il sert toujours d’aide à la navigation. Le protocole d’entente conclu entre Island Lights et le MPO contenait des engagements à cet égard et il n’est nullement allégué que ceux‑ci ne sont pas respectés.

[84] Quant à la mise en valeur du terrain entourant le phare de BRP à des fins touristiques, je conclus que cela n’est pas interdit par la Loi et n’est pas incompatible avec les fins publiques d’un phare. Il ressort de la preuve au dossier que les phares patrimoniaux requièrent à la longue des travaux d’entretien et de réparation. Le MPO travaille de concert avec des groupes pour planifier de quelle façon générer des revenus dans le but de préserver et d’entretenir les phares patrimoniaux. Dans la présente affaire, c’est exactement ce que se sont efforcés de faire Mme MacDonald‑Ryan, tout d’abord, et aujourd’hui Island Lights. Le plan d’affaires que Mme MacDonald‑Ryan a soumis au MPO en 2013 comportait des plans de mise en valeur et d’installations d’hébergement touristique, de pair avec des efforts constants de financement, de manière à pouvoir préserver le site pour la collectivité et les visiteurs. Les faits consignés dans le dossier qui ont eu lieu depuis 2018 ne sont pas incompatibles avec le plan d’affaires qui a été présenté en 2013 et avec le protocole d’entente. La preuve qui figure au dossier traite aussi des efforts qu’ont déployés Mme MacDonald‑Ryan et Island Lights pour préserver l’accès du public au phare de BRP et au terrain environnant, et non pour le restreindre.

[85] Finalement, contrairement à ce qu’allègue le demandeur, je conclus qu’il n’incombait pas à Island Lights de procéder à une consultation publique au sujet de l’utilisation qu’elle prévoyait faire du terrain entourant le phare de BRP.

iii. Les ministres défendeurs ont‑ils contrevenu à leurs politiques internes?

[86] Le demandeur invoque une Politique du Conseil du Trésor, la Circulaire sur la gestion des biens immobiliers, 96‑1, [la Circulaire de 1996] à l’appui de sa position selon laquelle il n’était pas permis au MPO de vendre le phare de BRP et le terrain pour une somme symbolique, sauf si c’était à une association à but non lucratif. Il allègue que la vente contrevenait à la politique des ministres défendeurs, telle qu’énoncée dans la Circulaire de 1996.

[87] Les ministres défendeurs font valoir que la politique énoncée dans la Circulaire de 1996 n’a pas le caractère impératif d’une loi et que, de toute façon, elle a été rédigée en 1996 et a été supplantée par la Loi. Mme Andrews, qui a supervisé la vente du phare pour le MPO, a déclaré en contre‑interrogatoire que, lorsque la Loi est entrée en vigueur, le MPO s’est servi de celle‑ci plutôt que de la Circulaire de 1996. La défenderesse Island Lights soutient que les directives stratégiques ne lient pas le MPO, et elle invoque à cet égard la décision Skycharter Limited c Canada (Transport) (1997), 125 FTR 307 [Skycharter].

[88] Je suis d’accord avec l’argument qu’invoquent les défendeurs contre l’allégation du demandeur selon laquelle ils ont contrevenu à la politique énoncée dans la Circulaire de 1996. Les politiques n’ont pas force de loi, elles ne lient pas une autorité et les citoyens ne peuvent pas les faire exécuter (Skycharter, au para 39; Harnum c Canada (Procureur général), 2009 CF 1184 aux para 38‑39 [Harnum]).

[89] Le demandeur soutient que la décision Skycharter est du droit ancien. Les défendeurs font valoir qu’elle est néanmoins applicable et que, en tout état de cause, la politique sur laquelle le demandeur se fonde est plus ancienne. Je conclus que les principes énoncés dans la décision Skycharter, de même que dans le jugement que ma collègue la juge Heneghan a rendu dans la décision Harnum, s’appliquent en l’espèce. Le demandeur ne peut faire exécuter la Circulaire de 1996.

[90] Le demandeur allègue également un manquement à la politique contenue dans la Directive sur la vente ou le transfert des biens immobiliers excédentaires, à savoir que le MPO n’a pas pris en compte les intérêts de la collectivité environnante. Il est bien établi que le MPO a fait savoir à d’autres ministères fédéraux, à d’autres paliers de gouvernement, dont l’administration municipale, et aux Premières Nations locales qu’il était possible de faire l’acquisition du phare de BRP et du terrain environnant, avant de choisir l’offre d’Island Lights et d’annoncer la vente à la collectivité locale. Quoi qu’il en soit, cet argument souffre aussi des mêmes lacunes que celui qu’a invoqué le demandeur à propos des politiques antérieures. Je n’y vois aucun fondement.

iv. Les ministres défendeurs ont‑ils manqué à la justice naturelle et à l’équité procédurale?

[91] Le demandeur affirme que les ministres défendeurs ont omis d’observer un principe de justice naturelle et d’équité procédurale, à savoir le principe des attentes légitimes. Il invoque la Circulaire de 1996 à l’appui de son argument. Il soutient qu’il y avait une attente légitime que le MPO lancerait publiquement un appel d’offres pour la vente du phare de BRP si l’une quelconque des cinq exigences relatives à une vente symbolique qui étaient énoncées dans la Circulaire de 1996 n’était pas remplie.

[92] Les défendeurs soutiennent que la politique ne liait pas le MPO, qu’elle n’était pas du domaine public et qu’elle n’était pas destinée à être présentée au public. De plus, s’il y avait une obligation d’équité procédurale, celle‑ci a été remplie par l’annonce publique anticipée de la vente et, de façon plus générale, par la couverture médiatique entourant le programme de dessaisissement des phares excédentaires.

[93] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, au paragraphe 68, la Cour suprême du Canada décrit en ces termes le principe des attentes légitimes :

Lorsque dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi, un représentant de l’État fait des affirmations claires, nettes et explicites qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d’un processus administratif, l’État peut être lié par ces affirmations si elles sont de nature procédurale et ne vont pas à l’encontre de l’obligation légale du décideur. La preuve que l’intéressé s’est fié aux affirmations n’est pas nécessaire.

[94] Mon collègue la juge Kane a fait remarquer ce qui suit : « [q]ue les “affirmations” invoquées soient faites “à un administré”  c’est‑à‑dire à la personne qui cherche à faire respecter la promesse, constitue une exigence principale. Des politiques d’application générale ne sont pas suffisantes pour donner ouverture à une attente légitime » (Syndicat canadien de la fonction publique c Canada (Procureur général), 2018 CF 518 [SCFP], au para 169).

[95] Je suis d’avis que le demandeur n’a pas, sur ce point, une chance raisonnable de succès. Il a obtenu une copie de la Circulaire de 1996 en février 2021, dans la réponse à sa demande d’accès à l’information. On ne peut guère dire que la Circulaire de 1996, dont le demandeur ignorait l’existence au moment de la vente en 2018, a suscité chez lui une attente légitime. Par ailleurs, ce document de principe, qui n’imposait pas d’obligation contraignante aux ministres défendeurs et qui, en fait, font valoir ces derniers, autorisait la vente symbolique par la voie d’un régime d’aliénation spécial, est insuffisant selon moi pour susciter chez le demandeur une attente légitime (SCFP, au para 169).

v. Le caractère raisonnable de la décision du MPO

[96] Enfin, le demandeur fait valoir que la décision des ministres défendeurs de vendre le phare de BRP et le terrain environnant pour une somme symbolique était déraisonnable, car les ministres défendeurs se sont écartés des deux politiques du Conseil du Trésor auxquelles j’ai fait référence ci‑dessus. Comme je l’ai signalé plus tôt, les ministres défendeurs soutiennent que, après avoir pris en compte les facteurs pertinents et entrepris un processus de diligence raisonnable, le MPO a pris la décision raisonnable de transférer le phare et le terrain [TRADUCTION] « pour une somme symbolique, à une société de bienfaisance sous les auspices d’un cadre contractuel qui prévoit une protection durable à des fins publiques partagées ».

[97] La position du demandeur selon laquelle la vente était déraisonnable est ancrée dans les deux politiques du Conseil du Trésor susmentionnées. Pour les motifs indiqués aux paragraphes 86 à 90 qui précèdent, cette position est selon moi sans fondement. De plus, compte tenu de la preuve figurant dans le dossier et de l’adoption de la Loi en 2008, le fait que le MPO n’a pas appliqué la Circulaire de 1996 ne rend pas sa décision déraisonnable. Par ailleurs, au vu du dossier qui m’a été soumis, il n’existe aucune preuve que le MPO n’a pas prévu de mesures de protection dans le Protocole d’entente pour l’entretien et la préservation du phare de BRP lui‑même et pour son utilisation en tant qu’aide à la navigation. Au contraire, les défendeurs font valoir que le demandeur n’a pas allégué que l’on ne s’est pas acquitté de l’une ou l’autre de ces deux fins publiques, et je souscris à leur affirmation.

[98] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la présente demande n’a pas un fondement suffisant pour faire pencher la balance en faveur de l’octroi de la prorogation de délai.

d) Le retard a‑t‑il porté préjudice à la Couronne?

[99] Les ministres défendeurs soutiennent qu’un temps et une planification considérables ont été consacrés à la vente du phare et du terrain environnant à Island Lights. Par ailleurs, une subvention destinée à effectuer des réparations immédiates a par la suite été versée, le phare de BRP a subi des travaux de réparation, et les ministres défendeurs se fient maintenant à Island Lights pour continuer d’honorer ses obligations de préserver le phare de BRP à des fins publiques. À leur avis, il leur serait préjudiciable d’avoir à dépenser le temps et les fonds nécessaires pour refaire le processus tout entier ou être obligés de se lancer maintenant dans un appel d’offres public. Ils soutiennent que cela pourrait remettre en question les investissements faits et les mesures prises depuis 2018, date à laquelle le demandeur a pris connaissance de la vente. La défenderesse Island Lights soutient également qu’elle subirait un préjudice, car elle s’est fondée sur le caractère définitif de la décision et a fait d’autres investissements.

[100] Le demandeur soutient que les ministres défendeurs ne subiront aucun préjudice; au contraire, si l’aliénation faisait l’objet d’un appel d’offres public, les ministres défendeurs recevraient plus que la somme symbolique pour laquelle le phare et le terrain environnant ont été vendus.

[101] Je considère que ce facteur fait pencher la balance en faveur des défendeurs. Pour arriver à cette conclusion, je tiens compte des directives qu’a données la Cour d’appel fédérale sur l’importance de la finalité et de la certitude (Larkman, aux para 87‑88). Les ministres défendeurs ont annoncé la vente au préalable et personne, sauf Island Lights, ne s’est manifesté. Les ministres défendeurs ont ensuite procédé en prenant pour base que leur décision de vendre le phare de BRP était définitive : ensuite, ils ont déboursé des fonds à titre de subvention et, depuis ce temps, ils se fient à Island Lights pour honorer ses obligations. Comme l’ont plaidé les ministres défendeurs à l’audience, le contrat a été conclu, l’argent a été dépensé et la relation s’est concrétisée. Les ministres défendeurs n’ont pas quantifié le temps et les frais supplémentaires qui seraient dépensés s’il fallait refaire le processus de vente, mais il semble raisonnable de conclure, au vu du dossier qui m’a été soumis, qu’il y aurait du temps et des frais considérables à engager s’il fallait que le MPO se retire du protocole d’entente conclu avec Island Lights et qu’il refasse le processus de diligence raisonnable, de publicité et de vente pour le phare de BRP et le terrain environnant.

e) L’intérêt de la justice et la conclusion

[102] Je reviens maintenant au point prépondérant, soit celui de savoir si l’intérêt de la justice est servi. À mon avis, compte tenu de ce qui précède, accorder la prorogation demandée ne servirait pas cet intérêt. Les réponses à chacune des quatre questions font pencher la balance en faveur des défendeurs. Un élément clé, selon moi, est que le demandeur n’a fourni aucune explication raisonnable pour justifier ses nombreuses années de retard. Il ne m’a pas convaincue que l’intérêt de la justice justifie que l’on s’écarte de la stricte approche à suivre à l’égard du délai de trente jours.

[103] Comme je l’ai mentionné plus tôt, c’est le souhait du demandeur de protéger la valeur, la paix et la tranquillité de sa propriété en évitant tout tourisme et toute activité de mise en valeur concernant le phare et le terrain adjacents qui a donné naissance à la présente demande de contrôle judiciaire. Le demandeur se soucie manifestement des travaux de construction et d’aménagement paysager qui se déroulent sur la propriété adjacente à la sienne, mais le fait de soumettre la vente à un contrôle judiciaire, près de trois ans après que celle‑ci a eu lieu, n’est pas le bon moyen de faire valoir ses doléances.

[104] Je conclus donc que la présente demande de contrôle judiciaire, déposée après le délai prescrit de trente jours, est hors délai, et elle est rejetée avec dépens en faveur des défendeurs.

JUGEMENT dans le dossier T‑359‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les dépens sont adjugés aux défendeurs.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑359‑21

INTITULÉ :

WILLIAM HARLESS c LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec), PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 octobrE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 21 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Daniel Wallace

POUR LE DEMANDEUR

Laura Rhodes

POUR LES DÉFENDEURS

Le ministre des Pêches, des Océans, de la Garde côtière canadienne et le ministre de l’Environnement et du Changement climatique

Andrea Rizzato

POUR LA DÉFENDERESSE

Island Lights Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Halifax (N.‑É.)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Halifax (N.‑É.)

POUR LES DÉFENDEURS

Le ministre des Pêches, des Océans, de la Garde côtière canadienne et le ministre de l’Environnement et du Changement climatique

Sheldon Nathanson Law

Sydney (N.‑É.)

POUR LA DÉFENDERESSE

Island Lights Inc.

 

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