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Date : 20220317

Dossier : IMM-2245-22

Référence : 2022 CF 370

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

GEORGE ECCLESTON FLOWERS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Jamaïque prise à son encontre. Son renvoi est prévu pour le 18 mars 2022.

[2] Il fait valoir qu’il est exposé à un risque de mort en raison de la réaction du public à ses crimes antérieurs, et il soutient que la décision rendue au terme d’un examen des risques avant renvoi (ERAR), selon laquelle il n’était pas exposé à un risque suffisant pour justifier l’octroi du statut de personne à protéger au Canada, est viciée.

[3] Pour les raisons énoncées plus bas, la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi sera accueillie.

I. Le contexte

[4] Le demandeur est arrivé au Canada en 1976 à l’âge de six ans. Il a vécu certaines difficultés ici. Le demandeur a des antécédents de criminalité depuis longtemps, y compris 18 condamnations pour des infractions, notamment pour vol qualifié, agression, utilisation d’une arme à feu pour commettre un acte criminel, vivre des produits de la prostitution, possession et trafic de stupéfiants, et tentative d’entrave à la justice.

[5] En 1996, le demandeur a reçu un diagnostic de VIH. Cela a entraîné un certain nombre de conséquences juridiques. Le dossier montre qu’il a initialement refusé de divulguer les noms d’anciennes partenaires sexuelles qui seraient à risque. Entre 1997 et 2002, trois femmes ont signalé au Bureau de santé publique de Toronto qu’elles avaient obtenu un résultat positif au test de dépistage du VIH, et ont désigné le demandeur comme partenaire sexuel. Par conséquent, une ordonnance a été rendue en vertu de l’article 22 de la Loi sur la protection et la promotion de la santé de l’Ontario. Ce type d’ordonnance est utilisé lorsque des individus ne respectent pas les mesures visant à réduire le risque de transmission d’une maladie contagieuse. Quelques années plus tard, un juge a rendu une ordonnance en vertu de l’article 102 afin d’obliger le demandeur à respecter les obligations de l’ordonnance qui avait été rendue en vertu de l’article 22, démontrant ainsi que des efforts supplémentaires étaient jugés nécessaires pour que le demandeur se conforme aux mesures nécessaires pour réduire le risque de transmettre le VIH.

[6] D’autres préoccupations au sujet du comportement du demandeur sont ressorties de relations ultérieures. En 2012, une enquête policière a abouti à la délivrance d’un mandat d’arrestation contre le demandeur relativement à treize chefs d’accusation d’agression sexuelle grave contre six femmes. Au moment où le mandat d’arrestation a été délivré, le demandeur était parti en Jamaïque. Il affirme que c’était parce que sa mère était très malade. Il est parti pour la Jamaïque en 2012, mais sa mère n’est décédée qu’en 2017 et il n’y a aucune information au dossier concernant sa maladie. Lorsqu’il a été contacté par le service de police de Toronto au sujet du mandat d’arrestation, le demandeur a d’abord fait savoir qu’il reviendrait au Canada pour faire face aux accusations, mais il a ensuite décidé de [traduction] « faire valoir [ses] droits en tant que citoyen jamaïcain de rester dans le pays » (affidavit du demandeur relatif à l’ERAR).

[7] En 2012, le gouvernement du Canada a engagé une procédure d’extradition contre le demandeur relativement à trois accusations d’agression sexuelle grave découlant de son défaut d’informer ses partenaires sexuelles de sa séropositivité. La preuve démontre que, malgré le fait qu’il a entretenu des relations à long terme avec les trois victimes, il n’a divulgué sa séropositivité à aucune d’entre elles. Il convient de noter que ces infractions se sont produites de nombreuses années après que le demandeur a reçu son diagnostic pour la première fois et a été conseillé sur la nécessité d’informer ses partenaires de son statut, et après qu’il a été visé par les ordonnances rendues en vertu des articles 22 et 102 pour garantir sa conformité aux exigences de santé publique visant à réduire le risque de transmission.

[8] Le demandeur a été détenu en Jamaïque en attendant l’issue de la demande d’extradition. Cela a pris plusieurs années, car il n’était pas clair si la transmission imprudente du VIH était comprise dans ce que la common law jamaïcaine définit comme étant une infraction d’agression sexuelle grave. L’affaire a été portée devant la Cour suprême de la Jamaïque, qui a statué en 2017 que la transmission imprudente du VIH était comprise dans la définition de l’infraction. Par conséquent, la Cour suprême a autorisé que l’extradition ait lieu en 2017.

[9] Le 23 septembre 2020, le demandeur a plaidé coupable à trois chefs d’accusation d’agression sexuelle grave et a été condamné à une peine de 14 ans d’emprisonnement. Il s’est vu accorder une réduction de peine équivalant à 12 ans de détention présentencielle en raison du temps qu’il avait passé en détention en Jamaïque. Après plusieurs tentatives infructueuses, le demandeur a obtenu une libération conditionnelle le 31 décembre 2021, puis il a été détenu par les autorités de l’immigration parce qu’il faisait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada. Au moment de la présente audience, il était toujours détenu par les autorités de l’immigration.

[10] Le 11 février 2022, le demandeur a présenté une demande d’ERAR fondée sur le risque auquel il faisait face en raison de la notoriété que son affaire criminelle avait acquise en Jamaïque alors qu’il contestait l’extradition. Le 21 février 2022, un agent d’ERAR (l’agent) a rejeté sa demande.

[11] Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR. Le 14 mars 2022, il a présenté une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui en attendant que soit tranchée la contestation de la décision relative à l’ERAR. Le défendeur a déposé des observations afin de s’opposer au sursis le 15 mars 2022, et l’affaire a été entendue d’urgence plus tard ce jour-là.

II. La question en litige

[12] La seule question en litige est de savoir si un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi doit être accordé dans les circonstances de l’espèce.

[13] Une question connexe est soulevée au vu des faits de la présente affaire, qui est de savoir si la demande de redressement en equity du demandeur doit être rejetée parce qu’il ne se présente pas devant la Cour avec une « conduite irréprochable », ce qui peut servir de motif pour refuser d’entendre l’affaire, ainsi que pour refuser d’accorder un sursis après avoir entendu l’affaire sur le fond.

III. Analyse

[14] Lorsqu’elle détermine s’il y a lieu d’accorder un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, la Cour applique le même critère que pour les injonctions interlocutoires. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère en ces termes :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au para 12, renvois omis.)

[15] Ce critère à trois volets est bien connu. Il a été établi dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême : Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR MacDonald]. Il a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Bien entendu, son application est hautement contextuelle et dépend des faits. Il convient de répéter que la Cour suprême du Canada a récemment souligné qu’« [e]n définitive, il s’agit de déterminer s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 1).

[16] Étant donné qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est un redressement en equity, le principe de la « conduite irréprochable » s’applique. Suivant l’ordre de présentation des arguments des parties, je traiterai d’abord de ce point avant d’examiner le critère à trois volets relatif aux injonctions interlocutoires.

A. Est-il interdit au demandeur d’obtenir un redressement parce qu’il ne se présente pas devant la Cour avec une « conduite irréprochable »?

[17] Le défendeur fait valoir que la demande présentée par le demandeur devrait être rejetée à un stade préliminaire, car il ne se présente pas devant la Cour avec une conduite irréprochable. Le défendeur renvoie aux antécédents de longue date du demandeur en matière d’entrave aux processus judiciaires et administratifs, y compris ses nombreuses condamnations pour manquement à un engagement et pour défaut de comparaître devant le tribunal, ainsi que sa condamnation pour entrave à la justice. De plus, le défendeur soutient que le fait que le demandeur a longuement tenté d’échapper à la justice canadienne en fuyant à la Jamaïque et en luttant par la suite contre son extradition met également en cause l’intégrité des processus judiciaires.

[18] En outre, le défendeur soutient que la description par le demandeur de ses infractions criminelles est répréhensible, en particulier la déclaration dans ses observations écrites selon laquelle les agressions sexuelles graves n’avaient impliqué ni violence ni coercition. Le défendeur soutient ce qui suit :

[traduction]
[I]l s’agit d’un affront que de prétendre que le fait de transmettre sciemment le VIH à plusieurs femmes — qui n’avaient clairement pas consenti à des relations sexuelles dans ces circonstances, qui ont effectivement été contraintes d’avoir des relations sexuelles avec le demandeur par ses omissions importantes, et dont la santé mentale et physique ont à jamais été gravement affectées — ne constituait pas des actes impliquant la coercition et la violence.

[19] Enfin, le défendeur note que le demandeur a fait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada en 1993 pour grande criminalité. La Section d’appel de l’immigration lui a accordé le bénéfice d’un sursis en equity de son renvoi, mais le demandeur a par la suite continué à commettre des infractions graves, y compris les agressions sexuelles graves qui ont entraîné son extradition et pour lesquelles il a été condamné à 14 ans de prison.

[20] Eu égard à tous ces éléments, le défendeur soutient que la demande de redressement en equity du demandeur devrait être rejetée d’emblée parce qu’il ne se présente pas devant la Cour avec une conduite irréprochable.

[21] Le demandeur fait valoir qu’il ne devrait pas se voir refuser une audience sur le fond de sa demande parce qu’une grande partie de la criminalité auquel renvoie le défendeur remonte à un certain temps et qu’elle n’est pas liée à la présente instance, qu’il a communiqué l’ensemble de son casier judiciaire et qu’il a reconnu le préjudice grave que ses infractions ont causé aux victimes. Le demandeur soutient que le principe de la conduite irréprochable ne devrait pas être interprété de façon si large au point de lui refuser un redressement simplement parce qu’il a été reconnu coupable de crimes dans le passé. Adopter cette approche en l’espèce impliquerait de l’expulser du Canada sans examiner sérieusement le risque auquel il est exposé en Jamaïque ni les lacunes de la décision relative à l’ERAR. Cela irait à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés.

[22] Dans l’arrêt Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67 [Cameco], la Cour d’appel fédérale affirme que le principe de la « conduite irréprochable » est « un principe d’equity en vertu duquel on peut refuser à une partie un redressement auquel elle aurait normalement droit en raison de son comportement antérieur ou de sa mauvaise foi ». La Cour d’appel poursuit ainsi : « Fait important, pour qu’un comportement antérieur puisse justifier le refus d’un redressement, la conduite doit porter directement sur l’enjeu même de la revendication » (Cameco, au para 37, renvois omis).

[23] Il n’est pas nécessaire d’entreprendre une longue discussion sur le principe de la conduite irréprochable tel qu’il est appliqué par la Cour fédérale. Cela a été fait récemment par mon collègue, le juge Norris, dans la décision Erhire c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 941 [Erhire]. Le juge Norris a décidé que, dans les circonstances de cette affaire, le fait que le demandeur n’avait pas une conduite irréprochable devait être pris en compte dans le cadre de l’appréciation globale des considérations d’équité, à l’étape de l’analyse relative à la prépondérance des inconvénients, plutôt qu’à titre préliminaire. Je souscris à cette approche.

[24] Il convient de noter que le casier judiciaire du demandeur et ses antécédents de non-respect des ordonnances judiciaires n’ont pas d’incidence directe sur les questions dont la Cour est saisie — à savoir si le demandeur a des raisons de remettre en question la décision relative à l’ERAR et, dans l’affirmative, s’il a démontré qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi devait être accordé. À cet égard, la question de la conduite irréprochable en l’espèce n’est pas aussi convaincante que celle soulevée dans l’affaire Erhire, où une partie de l’inconduite du demandeur était directement liée au défaut de se conformer au processus de renvoi et de respecter les ordonnances se rapportant directement à ce processus.

[25] Pour cette raison, j’examinerai l’aspect de l’affaire se rapportant à la conduite irréprochable dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Je tiens à souligner que je souscris à la caractérisation que fait le défendeur des infractions d’agression sexuelle grave du demandeur. Par contre, je remarque que le demandeur a reconnu le grave préjudice qu’il a causé.

B. La demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi présentée par le demandeur devrait-elle être accueillie?

(1) La question sérieuse

[26] Étant donné que la présente affaire repose sur la contestation sous-jacente de la décision relative à l’ERAR, le volet du critère qui se rapporte à l’existence d’une question sérieuse n’est pas exigeant. Ce volet est souvent décrit comme la question de savoir si la cause du demandeur est « futile ou vexatoire » (RJR MacDonald, aux pp 335, 337).

[27] Le demandeur prétend que la décision relative à l’ERAR est viciée à plusieurs égards, particulièrement en ce qui concerne l’interprétation fondamentalement erronée que l’agent a faite de la preuve. Le demandeur renvoie à la conclusion suivante de l’agent : [traduction] « Je note que le demandeur n’allègue pas que des menaces ont été proférées à son endroit lorsque les articles [de journaux] ont été publiés, ou depuis ». Il allègue que cela va à l’encontre à la fois des observations et des éléments de preuve qu’il a présentés montrant que des menaces violentes répétées avaient été proférées contre lui, tant par d’autres prisonniers et des gardiens de prison qu’en réponse aux articles de journaux qui avaient été publiés à propos de ses crimes au cours des audiences d’extradition.

[28] Le demandeur fait aussi valoir que l’agent n’a pas tenu compte des risques auxquels il serait exposé en Jamaïque en raison du fait qu’il est séropositif et de son profil particulier à la lumière de la couverture médiatique de son affaire. Le demandeur fait remarquer que l’agent a renvoyé aux éléments de preuve concernant le traitement médical et le soutien social qui lui étaient offerts, au lieu de tenir compte des éléments de preuve qu’il avait présentés démontrant que la police et d’autres autorités de l’État échouaient fréquemment à protéger les personnes séropositives contre la persécution ou la discrimination.

[29] Compte tenu du seuil très bas qui s’applique à ce facteur, je suis prêt à conclure que les arguments du demandeur au sujet de la décision relative à l’ERAR ne sont ni futiles ni vexatoires. Il n’est pas nécessaire pour moi d’élaborer davantage, entre autres parce que, si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie, un autre juge aura l’occasion d’apprécier le bien-fondé des arguments, qui seront plus complets, et il disposera de plus de temps pour le faire.

[30] Pour ces motifs, je suis prêt à conclure que le demandeur a satisfait au premier élément du critère.

(2) Le préjudice irréparable

[31] Le préjudice irréparable a trait au préjudice qui ne peut être réparé par un dédommagement; c’est la nature plutôt que l’étendue du préjudice qui doit être examinée : RJR MacDonald, à la p 135. Dans le contexte d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, il est habituellement question du risque que la personne subisse un préjudice par suite de son renvoi du Canada.

[32] Il incombe au demandeur de démontrer « un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural » (Erhire, au para 65). Les affirmations de préjudice non étayées ne suffisent pas; le demandeur doit présenter « des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera [sic] inévitablement causé », à moins que le sursis ne soit accordé (Erhire, au para 65).

[33] Dans les cas où la décision contestée porte sur une appréciation des risques, comme l’ERAR en l’espèce, il y a un chevauchement considérable entre la preuve et les arguments se rapportant à la première question, et ceux relatifs au préjudice irréparable (voir Erhire au para 67, citant Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Thomas, 2021 CF 456 au para 46).

[34] Dans la présente affaire, le demandeur soutient qu’il existe de nombreux éléments de preuve montrant qu’il risque d’être victime de justice populaire ou de justiciers autoproclamés s’il est renvoyé en Jamaïque. Il a présenté des copies d’articles de journaux jamaïcains faisant état des crimes qui ont donné lieu à sa procédure d’extradition et remontant à 2016 et à 2017, ainsi que des commentaires anonymes en ligne qui avaient été faits à la suite de cette couverture médiatique. Une grande partie de ces commentaires en ligne sont extrêmement négatifs à l’égard du demandeur, certains réclamant son assassinat et d’autres demandant que justice soit faite par le peuple ou par des justiciers autoproclamés.

[35] De plus, le demandeur renvoie à un affidavit signé par son frère qui est retourné en Jamaïque. Dans cet affidavit, le frère raconte que [traduction] « [p]resque toutes les personnes en Jamaïque qui ont appris qu[’il était le] frère [du demandeur] avaient quelque chose de terrible à dire à son sujet ». Le frère a poursuivi ainsi : [traduction] « Mais ce qui m’inquiète, c’est le nombre de personnes qui menaçaient directement [le demandeur] en me parlant lorsqu’elles apprenaient que j’étais son frère. Elles disaient des choses comme “il ferait mieux de ne pas revenir ici ou il aura ce qu’il mérite”, “c’est un homme mort s’il revient un jour ici” ou “il se fera mettre un pneu dès que les gens l’attraperont” ». Ce dernier passage fait référence à une pratique en Jamaïque consistant à mettre des pneus autour du corps d’une personne et à y mettre le feu.

[36] Le demandeur soutient qu’il s’agit d’éléments de preuve clairs et convaincants qui démontrent qu’il serait exposé à un risque pour sa vie et pour sa sécurité s’il était renvoyé en Jamaïque, ce qui satisfait au critère du préjudice irréparable.

[37] Le défendeur fait valoir que la Cour devrait apprécier ces éléments de preuve par rapport à la ligne de conduite du demandeur, et fait observer que son désir de ne pas retourner en Jamaïque contredit directement les efforts qu’il a déployés pour rester — et retourner — dans ce pays tout au long de la procédure d’extradition et après celle-ci. Le défendeur souligne que certains des articles de journaux et des commentaires en ligne sur lesquels le demandeur s’appuie ont été publiés en 2016, bien avant son extradition. Malgré les menaces qui avaient été publiées dans ces commentaires en ligne à son égard, le demandeur a continué à lutter pour rester en Jamaïque en s’opposant à son extradition.

[38] De plus, le défendeur renvoie à un article de journal rapportant qu’après l’extradition du demandeur vers le Canada, l’avocat de ce dernier a engagé une procédure judiciaire pour le faire renvoyer en Jamaïque. Le défendeur fait valoir que tous ces efforts déployés par le demandeur pour rester en Jamaïque démontrent que les commentaires anonymes en ligne n’ont suscité aucune crainte à ce moment-là, et il invite maintenant la Cour à en tenir compte dans l’appréciation de la preuve du demandeur.

[39] De plus, le défendeur soutient qu’aucun poids ne devrait être accordé à l’affidavit du frère, car il s’agit d’une déclaration de dernière minute qui provient d’une partie manifestement intéressée et qui manque de détails.

[40] Il s’agit d’un cas difficile, car l’argument du défendeur, selon lequel la position du demandeur devant la Cour représente une volte-face radicale par rapport à sa lutte de longue date pour rester en Jamaïque même après que son affaire a acquis une notoriété publique et que les menaces en ligne ont été publiées, est très convaincant. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que les commentaires anonymes en ligne publiés il y a des années concernant la couverture médiatique de l’affaire du demandeur ne sont pas le type d’éléments de preuve [traduction] « clairs et convaincants » nécessaires pour établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[41] En revanche, l’affidavit du frère porte sur des menaces plus récentes, et le frère fournit des renseignements démontrant que le nom du demandeur est toujours connu en Jamaïque et que les menaces contre lui persistent. Je tiens à souligner que cet affidavit n’a pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire — le défendeur n’a tout simplement pas eu le temps de considérer cette option, et encore moins de mener un tel contre-interrogatoire. Le défendeur n’a pas non plus eu l’occasion de recueillir des éléments de preuve susceptibles de remettre en question la preuve du frère ou les menaces continues proférées contre le demandeur.

[42] Dans les circonstances, je ne suis pas prêt à rejeter entièrement l’affidavit du frère, bien que je juge qu’il manque de détails quant aux menaces qui ont été proférées contre le demandeur, et je conviens qu’il doit être apprécié en tenant compte de l’intérêt du frère dans l’issue de l’affaire.

[43] Tout compte fait, je suis prêt à conclure que le demandeur a atteint le seuil du préjudice irréparable, à la lumière de la preuve actuelle dont dispose la Cour. Je ne suis pas convaincu par les menaces en ligne anonymes qui n’étaient pas récentes, mais je ne suis pas non plus prêt à écarter entièrement la déclaration sous serment du frère.

(3) La prépondérance des inconvénients

[44] La pondération de la prépondérance des inconvénients en l’espèce n’est pas un exercice simple. Je juge qu’il y a une valeur probante à accorder aux deux côtés de l’affaire.

[45] Il ne fait aucun doute que le Canada a intérêt à renvoyer rapidement les personnes dont les demandes d’asiles n’ont pas été accueillies. Il s’agit d’une exigence précise énoncée au paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La jurisprudence reconnaît qu’il ne s’agit pas simplement d’une question de commodité administrative, mais plutôt de l’intégrité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système : Vieira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 626; Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261 au para 22.

[46] En revanche, le Canada a un intérêt important à veiller au respect des droits et libertés de la personne, notamment le droit fondamental à ce que l’appréciation des risques allégués soit faite conformément aux principes de justice fondamentale. Cet exercice consiste à veiller à ce que le Canada s’acquitte, complètement et véritablement, des obligations qu’il s’est engagé à respecter en promulguant la Charte canadienne des droits et libertés ou en étant signataire des instruments internationaux en matière de droits de la personne, en particulier — pour les besoins de l’espèce — la Convention relative au statut des réfugiés.

[47] Dans la présente affaire, un certain nombre de facteurs militent en faveur du ministre, notamment les suivants :

  • Les lourds antécédents du demandeur en matière de grande criminalité, aboutissant à des condamnations pour trois agressions sexuelles graves qui ont rendu ses victimes séropositives et pour lesquelles il a écopé d’une peine de 14 ans de prison. Ces infractions ont été décrites comme étant [traduction] « lâches et égoïstes » par le juge qui a prononcé la peine et la Commission des libérations conditionnelles;
  • La preuve qui montre que, bien qu’il ait fait des efforts pour se réadapter, le demandeur a aussi été [traduction] « identifié comme un détenu posant problème et ayant un potentiel élevé de violence »;
  • Le demandeur s’est vu accorder un sursis en equity de la part de la SAI, mais, bien qu’il ait eu une seconde chance, il a continué à commettre des crimes graves pendant un certain nombre d’années;
  • Il y a lieu de remettre en question les craintes réelles du demandeur de retourner en Jamaïque, étant donné les efforts qu’il a déployés pour empêcher son extradition et pour y être renvoyé après son extradition vers le Canada.

[48] En revanche, il y a des éléments qui militent en faveur du demandeur, principalement la question qu’il a soulevée au sujet de la décision relative à l’ERAR, la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle il serait exposé à un risque [traduction] « accru » s’il retournait en Jamaïque, et la preuve du frère démontrant qu’il serait exposé au risque d’être la cible d’une justice populaire ou de justiciers autoproclamés s’il est renvoyé en Jamaïque.

[49] Tout compte fait, à la lumière du dossier dont dispose la Cour, je conclus que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur, mais seulement de justesse. Cette conclusion découle directement de l’état du dossier dont dispose la Cour à l’heure actuelle. Sur la base de ce dossier, je juge que le préjudice causé aux intérêts du défendeur en cas de report du renvoi du demandeur ne l’emporte pas sur le préjudice causé au demandeur s’il était renvoyé dans la situation actuelle.

[50] Le demandeur a sollicité un sursis jusqu’à ce que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR soit tranchée. Il s’agirait de l’issue habituelle dans une affaire comme celle-ci. Cependant, je ne suis pas convaincu que ce soit la seule issue possible en l’espèce.

[51] J’accorde donc un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur en attendant soit : a) une demande du ministre de rouvrir le dossier, fondée sur d’autres éléments de preuve (qui pourraient comprendre, par exemple, le contre-interrogatoire du frère sur son affidavit, ou d’autres éléments de preuve relatifs au préjudice possible auquel le demandeur est exposé en raison de la notoriété de son casier judiciaire); soit b) la décision concernant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le demandeur.

[52] Si le défendeur souhaite demander la réouverture du dossier, il doit en aviser le demandeur et la Cour, après quoi le ministre pourra signifier et déposer de nouveaux éléments de preuve et de nouvelles observations dans les sept (7) jours qui suivent. Le demandeur disposera ensuite de sept (7) jours pour signifier et déposer de nouveaux éléments de preuve et de nouvelles observations, et la Cour fixera l’heure et la date de l’audition de l’affaire.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-2245-22

LA COUR ORDONNE que la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accueillie, en attendant :

  • (a) la décision concernant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le demandeur;

  • (b) la demande du ministre visant à faire rouvrir le dossier, fondée sur de nouveaux éléments de preuve;

selon la première éventualité.

Si le défendeur souhaite demander la réouverture du dossier, il doit en aviser le demandeur et la Cour, après quoi le ministre pourra signifier et déposer de nouveaux éléments de preuve et de nouvelles observations dans les sept (7) jours qui suivent. Le demandeur disposera ensuite de sept (7) jours pour signifier et déposer de nouveaux éléments de preuve et de nouvelles observations, et la Cour fixera l’heure et la date de l’audition de l’affaire.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2245-22

INTITULÉ :

GEORGE ECCLESTON FLOWERS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 mars 2022

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

le 17 mars 2022

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

POUR LE DEMANDEUR

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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