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Date : 20220307


Dossier : IMM-5645-20

Référence : 2022 CF 312

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

SAMPATH KUMARA WIJEKOON WIJEKOON MUDIYANSELAGE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Wijekoon Mudiyanselage [le demandeur] est un demandeur d’asile originaire du Sri Lanka qui craint d’être persécuté par la police. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il avait une possibilité de refuge intérieur (la PRI) à Colombo, car elle a entre autres conclu qu’il avait arrêté, détenu et torturé par des policiers dévoyés qui n’avaient pas agi dans l’exercice officiel de leurs fonctions. M. Wijekoon Mudiyanselage a appelé de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il s’agissait d’actes de policiers dévoyés, mais elle a néanmoins conclu, pour d’autres motifs que ceux de la SPR, que M. Wijekoon Mudiyanselage disposait d’une PRI à Colombo.

[2] La question principale que devait trancher la SAR était celle du changement de situation au Sri Lanka depuis que M. Wijekoon Mudiyanselage avait fui le pays. La SAR a conclu qu’après le changement de gouvernement au Sri Lanka et le décès d’un représentant du gouvernement que M. Wijekoon Mudiyanselage était accusé d’avoir aidé à commettre une fraude, la police ne serait plus motivée à le persécuter à Colombo. La décision contestée dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de la SAR.

[3] M. Wijekoon Mudiyanselage a avancé deux arguments principaux : premièrement, la SAR s’est appuyée sur la conjecture sans fondement selon laquelle la police, en tant qu’institution, ne le poursuivrait plus après le changement de gouvernement et le décès du député; deuxièmement, la SAR, dans son analyse concernant la PRI, s’est concentrée sur la police locale malgré le fait que la police sri-lankaise soit organisée en une structure nationale.

[4] Je conclus que l’analyse de la SAR concernant les conséquences du changement de situation est déraisonnable. Il s’agissait de la question déterminante dans l’analyse de la SAR concernant la PRI. Je suis d’accord avec M. Wijekoon Mudiyanselage pour dire que l’analyse de la SAR repose sur une conjecture non étayée par la preuve.

[5] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte factuel

[6] M. Wijekoon Mudiyanselage est un citoyen cinghalais du Sri Lanka.

[7] En amont des élections nationales de 2015, l’entreprise de la sœur de M. Wijekoon Mudiyanselage a obtenu un contrat visant la production de 8 000 t-shirts pour un député local, M. Salinda Dissanayake (le député Dissanayake), en soutien au président d’alors, Mahinda Rajapaksa. À l’époque, M. Wijekoon Mudiyanselage travaillait pour cette entreprise. Il s’est entretenu directement avec le député Dissanayake en vue de passer le contrat, et il a compris que l’entreprise toucherait une somme plus importante que d’habitude parce que le député voulait recevoir les t-shirts rapidement.

[8] En janvier 2015, le président Rajapaksa a perdu les élections, qui ont été remportées par Maithripala Sirisena. Le 5 mai 2015, M. Wijekoon Mudiyanselage a été emmené au poste de police local, où il a été interrogé pendant deux heures au sujet du contrat passé avec le député pour les t-shirts. L’ex-président Rajapaksa et son parti étaient visés dans une enquête sur des crimes commis lors des élections de 2015, dont l’utilisation de fonds issus de la corruption. M. Wijekoon Mudiyanselage a été accusé d’avoir blanchi de l’argent pour le député Dissanayake.

[9] M. Wijekoon Mudiyanselage a été mis en liberté le lendemain. Il a commencé à prendre des dispositions pour quitter le pays.

[10] Environ un mois plus tard, le 5 juin 2015, M. Wijekoon Mudiyanselage a été détenu, interrogé et torturé par la police. L’interrogatoire a porté sur ses relations d’affaires avec le député Dissanayake. Il a été libéré deux jours plus tard, après que son père eut versé un pot-de-vin. Au moment de sa mise en liberté, M. Wijekoon Mudiyanselage a été contraint de signer deux documents, l’un vierge, et l’autre qu’il ne lui a pas été permis de lire, après quoi il a reçu la directive de se présenter à la Division des enquêtes sur les crimes financiers, à Colombo, avant le 10 juillet 2015, afin de porter plainte contre le député Dissanayake pour corruption.

[11] M. Wijekoon Mudiyanselage s’est enfui chez son oncle, puis, le 28 juin 2015, il a pu quitter le pays.

[12] Le 11 juillet 2015, un policier s’est rendu au domicile de M. Wijekoon Mudiyanselage pour l’arrêter parce qu’il ne s’était pas présenté à Colombo. Le père de M. Wijekoon Mudiyanselage a menti et dit qu’il ne savait pas où se trouvait son fils. Le policier l’a alors agressé.

[13] Le 30 juin 2016, M. Wijekoon Mudiyanselage a présenté une demande d’asile aux États-Unis. Après les élections américaines de 2016, craignant d’être expulsé, il a décidé de se rendre au Canada, où il a présenté une demande d’asile le 1er juillet 2018.

[14] Dans une décision datée du 4 juillet 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Wijekoon Mudiyanselage. Elle a conclu qu’il était crédible, mais qu’il avait probablement été victime d’extorsion et pris pour cible par des policiers locaux dévoyés, et que, par conséquent, les policiers ne seraient plus motivés à le retrouver à Colombo. Le tribunal a conclu qu’il disposait d’une PRI viable à Colombo.

[15] M. Wijekoon Mudiyanselage a appelé de cette décision auprès de la SAR.

[16] La SAR a demandé aux parties des observations supplémentaires sur les conséquences du changement de gouvernement au Sri Lanka et du récent décès du député Dissanayake. En novembre 2019, le Sri Lanka a connu un changement de gouvernement : l’ex-président Mahinda Rajapaksa (que le député Dissanayake avait soutenu) a été élu premier ministre, et son frère, Gotabaya Rajapaksa, a été élu président. Le député Dissanayake est décédé en août 2019. La SPR n’a pas traité de ce changement de situation.

[17] Dans une décision datée du 7 octobre 2020, la SAR a confirmé la décision de la SPR et rejeté l’appel de M. Wijekoon Mudiyanselage au motif qu’il disposait d’une PRI viable à Colombo, mais le fondement sur lequel elle s’est appuyée est différent de celui de la SPR. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant que M. Wijekoon Mudiyanselage et sa famille avaient été attaqués par des policiers dévoyés, et elle a conclu que les agents avaient agi dans l’exercice officiel de leurs fonctions. Toutefois, la SAR a conclu que, comme le gouvernement avait changé et que le député Dissanayake était décédé, la police n’aurait plus la motivation nécessaire pour persécuter M. Wijekoon Mudiyanselage dans la ville proposée à titre de PRI.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[18] La seule question soulevée dans le cadre du présent contrôle judiciaire concerne la conclusion de la SAR selon laquelle il existait une PRI.

[19] Les deux parties conviennent que la décision contestée doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

[20] La question principale est celle de savoir s’il était raisonnable que la SAR invoque le changement de gouvernement et le décès du député Dissanayake pour justifier sa conclusion selon laquelle la police ne serait plus motivée à persécuter M. Wijekoon Mudiyanselage. Je conclus que l’analyse de la SAR concernant cette question repose sur une conjecture non étayée par la preuve.

[21] La SAR a conclu que, même s’il était probable que M. Wijekoon Mudiyanselage soit interrogé par la police à son arrivée à l’aéroport de Colombo, il pourrait expliquer que son arrestation antérieure était de nature politique, car les personnes soupçonnées d’avoir soutenu l’ancien président et l’actuel premier ministre avaient été prises pour cibles. Elle a conclu qu’une fois ces explications données à la police, il n’existait qu’« une très faible possibilité que la police de l’aéroport ait un intérêt à poursuivre l’affaire ». La SAR a présumé que, comme la police s’était intéressée à M. Wijekoon Mudiyanselage pour des raisons politiques, elle ne s’intéresserait plus à lui après le changement de gouvernement.

[22] Comme l’a souligné le juge Diner dans la décision Soos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 455 [Soos], « par définition, ce que quelqu’un fera dans l’avenir est spéculatif. Il va de soi que la Commission a le droit de tirer des conclusions raisonnées en se fondant sur la preuve dont elle dispose » (au para 13). Toutefois, les conclusions doivent être fondées sur des éléments de preuve clairs et non spéculatifs (Soos, au para 14; He c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 1089 au para 8).

[23] Bien que je souscrive à l’argument du défendeur selon lequel les autorités pourraient ne plus vouloir se servir de M. Wijekoon Mudiyanselage pour incriminer le député Dissanayake et le parti des Rajapaksa, reste qu’il a été accusé d’avoir participé à des transactions commerciales malhonnêtes et qu’il ne s’est pas conformé à des directives de la police, ce qui constitue un crime en soi, indépendamment de l’objectif politique. Qui plus est, lorsqu’il a été détenu et torturé, il a été contraint de signer un document vierge, de sorte qu’il ne sait pas ce qu’il aurait admis.

[24] La SAR n’a renvoyé à aucun élément de preuve qui indiquerait qu’en raison du changement de gouvernement, la police ne voyait plus d’intérêt à enquêter sur de présumées activités criminelles antérieures. Elle a tiré sa conclusion en s’appuyant sur la conjecture selon laquelle les autorités s’intéressaient à M. Wijekoon Mudiyanselage uniquement pour poursuivre ses objectifs politiques. Elle n’a pas tenu compte du fait que M. Wijekoon Mudiyanselage avait été accusé d’avoir participé à des activités criminelles et qu’il ne s’était pas conformé à la directive que lui avait donnée la police de se présenter à la Division des enquêtes sur les crimes financiers à Colombo, et que, par suite, il demeure possible qu’il soit exposé à un risque en dépit du changement de gouvernement.

[25] La décision de la SAR reposait essentiellement sur le point de vue selon lequel M. Wijekoon Mudiyanselage n’avait qu’à expliquer qu’il avait été précédemment arrêté pour des raisons politiques et la police accepterait cette explication, sans rien exiger de plus. À la lumière du présent dossier, dans lequel la SAR a admis que la police sri-lankaise commettait des violations des droits de la personne et que M. Wijekoon Mudiyanselage avait été victime de telles violations, cette conclusion, qui ne repose sur aucun élément de preuve, est déraisonnable.

[26] Le défendeur a soutenu qu’il était inexact de dire qu’aucun élément de preuve n’étayait la conclusion de la SAR concernant les conséquences du changement de gouvernement sur les agissements de la police. Il a souligné que la SAR avait renvoyé à l’affidavit de la mère de M. Wijekoon Mudiyanselage, dans lequel elle mentionne une conversation qu’elle a eue avec le député Dissanayake au cours de laquelle ce dernier a conseillé que M. Wijekoon Mudiyanselage quitte le pays et attende que [traduction] « l’animosité politique tombe ». Ces mots du député Dissanayake ont incité M. Wijekoon Mudiyanselage et sa famille à se préparer à quitter le Sri Lanka. Mais avant d’avoir pu suivre ce conseil et quitter le pays, M. Wijekoon Mudiyanselage a été arrêté, détenu et torturé.

[27] Tout au plus, cette preuve démontre que le député Dissanayake pensait alors que le gouvernement Sirisena finirait par cesser de prendre pour cibles ceux qui étaient soupçonnés d’avoir soutenu l’ancien gouvernement Rajapaksa. Mais elle ne traite pas le moindrement de ce qui est en cause en l’espèce, à savoir l’inférence non étayée selon laquelle la police, en tant qu’institution, ne s’intéresserait plus à une personne impliquée dans des activités criminelles antérieures si cette personne expliquait qu’elle avait été arrêtée pour des raisons politiques.

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a soulevé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5645-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5645-20

 

INTITULÉ :

SAMPATH KUMARA WIJEKOON WIJEKOON MUDIYANSELAGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Adam Bercovitch Sadinsky

 

POUR LE DEMANDEUR

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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