Date : 20210316
Dossier : IMM-2262-21
Référence : 2022 CF 354
Ottawa (Ontario), le 16 mars 2022
En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly
ENTRE :
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PABLO EDUARDO MORERA MESA, RUTH MARY BENITEZ RODRIGUEZ, EDWIN SANTIAGO AVILA BENITEZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS :
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs sont les membres d’une même famille constituée du père, de la mère et de leur fils. Ils ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés en Colombie par une organisation appelée l’Armée de libération nationale (l’Ejército de Liberación Nacional ou l’ELN). En particulier, ils ont affirmé que l’ELN voulait que le père profite de son poste de messager dans un collège militaire pour obtenir des renseignements personnels ou des documents sur des membres des forces armées. Après avoir refusé, le père a déclaré avoir reçu des menaces de membres de l’ELN qui ont par la suite tenté de l’enlever. Les demandeurs ont également soutenu que la mère avait été enlevée et agressée sexuellement par des membres de l’ELN en représailles à l’absence de coopération du père.
[2] Les demandeurs ont présenté leurs observations à la Section de la protection des réfugiés (la SPR). La SPR a conclu que le témoignage du père était peu crédible et que les prétendues craintes des demandeurs étaient contredites par leur retour en Colombie pour rendre visite au parent malade du père et par leur omission de demander l’asile aux États-Unis lorsqu’ils en avaient l’occasion. En ce qui concerne l’agression sexuelle de la mère, la SPR a conclu qu’elle [TRADUCTION] « peut avoir subi une agression sexuelle »
, mais elle n’était pas convaincue que l’agression découlait de persécutions politiques de la part de l’ELN.
[3] Lors de l’appel, le tribunal de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a reconnu que la mère avait été agressée sexuellement, mais a conclu que les infractions sexuelles étaient courantes en Colombie et que toutes les femmes couraient un risque généralisé d’en être victimes sans qu’il y ait un lien avec des actes de persécution politique. La SAR a également conclu que le manque de crédibilité du père entachait l’affirmation de la mère selon laquelle l’agression avait été motivée par des considérations politiques.
[4] Les demandeurs font valoir que la décision de la SAR était déraisonnable parce que cette dernière a conclu à tort qu’un risque généralisé de violence sexuelle ne pouvait justifier une demande d’asile, qu’elle a appliqué à tort ses conclusions relatives à la crédibilité du père aux allégations de la mère et qu’elle n’a pas correctement appliqué les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, ils me demandent d’annuler la décision de la SAR et d’ordonner à un tribunal différemment constitué de réexaminer leur demande.
[5] Je conviens avec les demandeurs que la décision de la SAR était déraisonnable. La SAR a rejeté à tort la possibilité que la violence sexuelle généralisée contre les femmes puisse étayer une demande d’asile et a appliqué à tort ses conclusions relatives à la crédibilité du père aux allégations de la mère. Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire des demandeurs.
[6] La seule question qui se pose est celle de savoir si la décision de la SAR était déraisonnable.
II.
La décision de la SAR était-elle déraisonnable?
[7] Les demandeurs soulèvent deux arguments principaux. Premièrement, ils soutiennent que la SAR est arrivée à une conclusion déraisonnable lorsqu’elle a conclu qu’un risque généralisé de violence sexuelle en Colombie ne pouvait pas servir de fondement à une demande d’asile. Deuxièmement, ils font valoir que la SAR a appliqué de manière déraisonnable ses conclusions défavorables relativement à la crédibilité du père aux allégations de la mère.
[8] Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que l’agression sexuelle était liée à un acte de persécution politique. Le fait que le témoignage du père au sujet de la persécution par l’ELN était peu crédible a affaibli l’affirmation de la mère selon laquelle l’agression sexuelle était une mesure de représailles qui découlait du refus du père de collaborer avec l’ELN.
[9] Je ne souscris pas à la position du défendeur.
[10] Les mauvais traitements généralisés infligés aux membres d’un groupe social donné font partie des motifs de persécution reconnus par la Convention relative aux réfugiés. En particulier, la violence sexuelle omniprésente contre les femmes peut être une forme de persécution fondée sur le sexe (Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 au para 31; Josile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39 au para 31; Desire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 167 au para 6; Nel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 842 au para 39; Duversin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 466 au para 34).
[11] Cette proposition est également reconnue dans les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives), selon lesquelles « [l]e fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution »
. La SAR a cité un passage différent des Directives, qui expliquait aux décideurs qu’il fallait faire la distinction entre la persécution fondée sur un motif énoncé dans la Convention et les actes de violence commis au hasard. Cette citation n’était pas pertinente dans les circonstances — le fait que les femmes soient la cible d’actes de violence sexuelle n’est pas aléatoire.
[12] En l’espèce, la SAR a cité des statistiques sur la fréquence des agressions sexuelles en Colombie, ce qui l’a amenée à conclure que « le risque de violence sexuelle est un risque généralisé auquel toutes les femmes sont exposées »
. À mon avis, la SAR n’a pas examiné si le risque de violence sexuelle constituait une forme de persécution fondée sur le sexe.
[13] La SAR a ensuite conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que l’agression sexuelle était liée aux menaces proférées par l’ELN contre le père. Elle a souligné qu’aucun élément de preuve ne corroborait ce lien et que, de fait, le témoignage du père au sujet des menaces n’était pas crédible.
[14] Cependant, la SAR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de la mère. Elle a cru la demanderesse quand elle a affirmé qu’elle avait été agressée. La demanderesse a également déclaré que ses agresseurs lui avaient dit que l’agression était une mesure de représailles en raison du manque de coopération de son mari. La SAR n’a pas précisé qu’elle n’avait pas cru le témoignage de la demanderesse; elle l’a plutôt écarté parce qu’elle n’a pas cru celui du père. Si la SAR ne croyait pas le témoignage de la mère au sujet de ce que ses agresseurs lui avaient dit, elle devait tirer une conclusion précise quant à la crédibilité à cet égard et en expliquer le fondement.
[15] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR était déraisonnable.
III.
Conclusion et décision
[16] La SAR a rejeté la possibilité que la violence sexuelle généralisée puisse servir de fondement à une demande d’asile et a écarté le témoignage de la mère sans tirer une conclusion claire quant à la crédibilité. Son analyse a mené à une conclusion déraisonnable. Je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2262-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen.
Aucune question de portée générale n’est énoncée.
« James W. O’Reilly »
Juge
Traduction certifiée conforme
Noémie Pellerin Desjarlais
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2262-21
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INTITULÉ :
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PABLO EDUARDO MORERA MESA, RUTH MARY BENITEZ RODRIGUEZ, EDWIN SANTIAGO AVILA BENITEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 JANVIER 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE O’REILLY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 16 MARS 2022
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COMPARUTIONS :
Yuliya Dumanska
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POUR LES DEMANDEURS
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Nimanthika Kaneira
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Yuliya Dumanska
Avocate
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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