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Date : 20220307


Dossier : T‑1364‑21

Référence : 2022 CF 313

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

REBEL NEWS NETWORK LTD

demanderesse

et

LE CANADA (COMMISSION DES DÉBATS DES CHEFS/LEADERS’ DEBATES COMMISSION) ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE HENEGHAN

I. INTRODUCTION

[1] Rebel News Network Ltd. (la demanderesse) a présenté, le 3 septembre 2021, une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision du Canada (la Commission des débats des chefs/Leaders’ Debates Commission) (la Commission) de refuser d’accorder l’accréditation requise à ses représentants des médias afin de leur permettre d’assister au débat des chefs fédéraux en français le mercredi 8 septembre 2021 et au débat des chefs fédéraux en anglais le jeudi 9 septembre 2021 organisés dans le cadre de l’élection générale.

[2] Par voie d’un avis de requête déposé le 3 septembre 2021, la demanderesse a sollicité une injonction interlocutoire mandatoire en vue d’obtenir :

[traduction]

  • - une ordonnance enjoignant à la défenderesse, la Commission des débats des chefs (la Commission), d’accorder à Rebel News l’accréditation médiatique requise (l’accréditation) pour lui permettre d’assister au seul débat officiel des chefs fédéraux en français le mercredi 8 septembre 2021 et au débat des chefs fédéraux en anglais le jeudi 9 septembre 2021 (collectivement, les débats) et de les couvrir;

  • - subsidiairement, la mesure de réparation décrite et sollicitée dans l’avis de demande déposé par Rebel News dans le cadre de la présente instance;

  • - les dépens de la présente requête;

  • - toute autre mesure de réparation que les avocats peuvent proposer et que la Cour juge convenable et juste dans les circonstances.

[3] Par une ordonnance rendue le 8 septembre 2021, une injonction mandatoire a été accordée; celle-ci enjoignait à la Commission de délivrer une accréditation médiatique aux journalistes de la demanderesse afin de permettre à un (1) journaliste d’assister aux débats des chefs en personne et à dix (10) autres journalistes d’y assister de façon virtuelle. Les autres organisations des médias accréditées bénéficiaient elles aussi du droit à la présence d’un seul journaliste.

[4] L’ordonnance a été rendue à la suite d’une audience virtuelle tenue le mardi 7 septembre 2021 en après‑midi par vidéoconférence entre Edmonton et Calgary (Alberta), Toronto et Ottawa (Ontario) et St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador).

[5] Aux termes de cette ordonnance, des motifs suivraient.

[6] L’audience a été tenue à court préavis, avec l’autorisation de la Cour, en raison de l’urgence de la demande de réparation de la demanderesse.

II. LES PARTIES

[7] La demanderesse est une société constituée sous le régime d’une loi fédérale qui exploite une entreprise indépendante d’actualités et de médias en ligne sur l’ensemble du territoire canadien et à l’étranger.

[8] La Commission est un organisme qui a été créé par le décret 2018‑1322 publié le 29 octobre 2018. Son mandat est d’organiser un débat des chefs dans chaque langue officielle au cours de chaque période électorale d’une élection générale.

[9] Le procureur général du Canada (le procureur général) a été désigné à titre de partie aux termes du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

III. LE CONTEXTE

[10] Les faits et les renseignements qui suivent sont tirés des dossiers de requête, y compris les affidavits déposés par les parties.

[11] La demanderesse a déposé les affidavits de M. Ezra Levant, souscrit le 5 septembre 2021, et de Mme Candice Malcolm, souscrit le 6 septembre 2021.

[12] La Commission a déposé l’affidavit de M. Michel Cormier, souscrit le 6 septembre 2021.

[13] Le procureur général n’a pas déposé d’affidavit, mais il a présenté un dossier de requête.

[14] M. Levant est le fondateur et directeur de la demanderesse. Dans son affidavit, il a décrit les circonstances qui ont amené la demanderesse à demander une accréditation afin de permettre à ses journalistes d’assister aux débats des chefs des 8 et 9 septembre 2021.

[15] M. Levant a joint 59 pièces à son affidavit, dont l’appel lancé aux médias par la Commission pour les inviter à présenter des demandes d’accréditation, les demandes d’accréditation des journalistes, les lettres de décision de la Commission et des articles de presse.

[16] Mme Malcolm est la présidente de l’Independent Press Gallery of Canada (l’IPG). Dans son affidavit, elle a déclaré que la demanderesse est membre en règle de l’IPG.

[17] M. Cormier est le directeur général de la Commission. Il a joint dix pièces à son affidavit et certaines de ces pièces comportaient plusieurs parties. Il a notamment fait valoir que le mandat de la Commission consiste à veiller à ce que des normes journalistiques élevées soient appliquées lors des débats des chefs. Il a également déclaré que la Commission a publié des lignes directrices concernant l’accréditation des médias après l’annonce de l’élection.

[18] Le mandat créé par le décret du 29 octobre 2018 mentionné ci‑dessus a été précisé dans un deuxième décret qui a été publié le 4 novembre 2020. Ce décret, qui porte le numéro 2020‑0871, conférait à la Commission le pouvoir d’établir des critères pour la sélection des chefs de partis enregistrés qui seront invités à participer aux débats.

[19] Un troisième décret a été publié le 5 novembre 2020 afin de nommer de nouveau M. David Johnston commissaire aux débats (le commissaire) à titre inamovible pour une période de quatre ans.

[20] La demanderesse avait présenté des demandes d’accréditation pour onze (11) de ses journalistes. Toutes ces demandes ont été rejetées par des lettres datées du 31 août 2021. Ces lettres constituent la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[21] Dans ces lettres, le commissaire a énoncé le mandat de la Commission. Il a fait référence aux lignes directrices de l’Association canadienne des journalistes (l’ACJ) sur les conflits d’intérêts (les lignes directrices), ainsi qu’au document sur l’accréditation des médias publié par la Commission, dans lequel cette dernière affirme avoir choisi d’utiliser ces lignes directrices.

[22] Le commissaire a ensuite mentionné les éléments susceptibles de donner lieu à un conflit d’intérêts, à savoir la participation d’un journaliste à des manifestations, les appuis fournis à des candidats politiques et la rédaction d’articles d’opinion sur des sujets abordés dans des articles publiés.

[23] Le commissaire a rejeté toutes les demandes d’accréditation de la demanderesse au motif qu’il a constaté, à la consultation de son site Web, que certaines de ses activités démontraient l’existence d’un conflit d’intérêts. Il a notamment relevé ce qui suit :

  • - la création d’un fonds pour les frais judiciaires liés à la contestation de la mise en œuvre des passeports vaccinaux;

  • - la publication d’une pétition visant à arrêter la censure;

  • - l’introduction d’une poursuite pour éliminer les prisons covidiennes;

  • - la mise en ligne d’une pétition visant à ramener Stephen Harper à la tête du Parti conservateur;

  • - l’introduction d’une poursuite en vue du déconfinement de la Saskatchewan;

  • - la publication d’une lettre de suivi d’une vérification.

[24] Le commissaire a expliqué qu’il a le mandat de préserver la confiance du public à l’égard de la couverture médiatique et a affirmé que les activités susceptibles de donner lieu à des conflits d’intérêts ébranleraient la confiance du public.

IV. LES ARGUMENTS

A. Les arguments de la demanderesse

[25] La demanderesse a avancé qu’elle a satisfait au critère applicable aux demandes d’injonction établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 31, c’est‑à‑dire qu’elle a démontré qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’un préjudice irréparable lui sera causé sans qu’elle puisse en être dédommagée si la réparation qu’elle sollicite est refusée avant que la demande sous‑jacente soit tranchée, et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur. Il s’agit là d’un critère conjonctif à trois volets.

[26] La demanderesse a reconnu que, comme elle souhaitait obtenir une injonction mandatoire en guise de réparation, elle était tenue d’établir une forte apparence de droit et elle ne devait pas simplement démontrer l’existence d’une question à juger qui n’était ni frivole ni vexatoire. À cet égard, la demanderesse a invoqué l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R c Société Radio‑Canada, [2018] 1 RCS 196.

[27] La demanderesse a fait valoir que la décision de la Commission était arbitraire et qu’elle ne respectait pas les principes d’équité procédurale. Elle a également affirmé que la décision de la Commission démontrait sa partialité. Enfin, elle a soutenu que la décision était déraisonnable. Elle a déclaré que ces lacunes soulèvent une question sérieuse à juger.

[28] La demanderesse a allégué qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’un de ses journalistes ne peut pas assister aux débats des chefs.

[29] Enfin, la demanderesse a fait observer que, dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients jouait en sa faveur.

B. Les arguments de la Commission

[30] La Commission a entre autres fait valoir que, compte tenu de l’équité et de la transparence du processus qu’elle avait suivi pour prendre sa décision, la demanderesse n’a pas démontré l’existence d’une forte apparence de droit.

[31] De plus, la Commission a affirmé que la demanderesse n’a pas démontré l’existence d’un préjudice irréparable. Selon elle, son refus d’accorder une accréditation n’a pas empêché la demanderesse d’écrire des articles sur les débats des chefs et l’élection.

[32] La Commission a également déclaré que la prépondérance des inconvénients jouait en faveur de la demanderesse. Elle soutient que l’annulation de sa décision nuirait au processus d’accréditation décrit dans son mandat.

C. Les arguments du procureur général

[33] Dans sa plaidoirie, le procureur général a déclaré qu’il ne prend pas position sur la requête. Il a ensuite abordé le prétendu manquement à l’équité procédurale et a fait valoir que, compte tenu du rôle de la Commission, cette allégation ne soulevait aucune question sérieuse à juger.

[34] Le procureur général a également mentionné que le contrôle judiciaire est généralement effectué sur la foi du dossier dont disposait le décideur, mais que, dans certaines circonstances, le dossier peut être complété lorsqu’il y a une allégation de manquement à l’équité procédurale.

V. ANALYSE ET DISPOSITIF

[35] L’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, permet à la Cour d’accorder une injonction interlocutoire :

Mesures provisoires

Interim Orders

La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

On an application for judicial review, the Federal Court may make any interim orders that it considers appropriate pending the final disposition of the application.

[36] Le critère applicable à l’octroi d’une telle réparation est énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), précité.

[37] Comme je l’ai déjà mentionné, dans l’arrêt R c Société Radio‑Canada, précité, la Cour suprême du Canada a modifié le critère relatif à la « question sérieuse » qui doit être satisfait lorsqu’une partie demande une injonction mandatoire. Selon ce critère modifié, la demanderesse en l’espèce devait établir une forte apparence de droit.

[38] Pour décider si une forte apparence de droit a été établie, la Cour doit s’attacher à la probabilité que le demandeur ait gain de cause dans sa demande sous‑jacente de contrôle judiciaire.

[39] À mon avis, la demanderesse a établi une forte apparence de droit selon laquelle elle avait été arbitrairement ciblée dans le groupe de médias accrédités. Le dossier révèle que la Commission a adopté, en 2021, les lignes directrices de l’ACJ.

[40] Je souscris aux arguments avancés par la demanderesse voulant que, en s’appuyant sur ces lignes directrices, la Commission n’ait pas mené le processus d’accréditation avec indépendance et ait créé de façon arbitraire deux catégories de candidats à l’accréditation.

[41] Dans un communiqué de presse intitulé « Accréditation des médias pour la 44e élection générale », la Commission a présenté les trois options mises à la disposition des représentants des médias pour demander une accréditation.

[42] Selon les options 1 et 2, les représentants des médias qui sont membres de la Tribune de la presse parlementaire canadienne ou de l’une des quatre organisations professionnelles des médias étaient automatiquement admissibles à l’accréditation.

[43] Les représentants des médias qui ne sont pas membres des groupes susmentionnés pouvaient quant à eux demander une accréditation uniquement au titre de l’option 3.

[44] Les représentants des médias qui ont demandé une accréditation au titre de l’option 3 n’étaient pas automatiquement admissibles à l’accréditation. Leur demande a plutôt été examinée en fonction des lignes directrices.

[45] La Commission a adopté les lignes directrices, mais elle ne les a appliquées qu’à certains candidats. On dirait qu’elle a fait une distinction arbitraire entre les groupes.

[46] Je suis d’avis que cette distinction entre les représentants des médias qui ont demandé une accréditation au titre des options 1 et 2 et ceux qui ont présenté une demande au titre de l’option 3 établit une forte apparence de droit en ce qui a trait à l’équité du processus d’accréditation.

[47] Je tiens à souligner que la Commission a le mandat de protéger l’intérêt public, ce qui inclut le processus d’accréditation. L’indépendance de la Commission ne la libère pas de l’obligation d’agir équitablement.

[48] Même si la demanderesse a fait des observations quant au caractère raisonnable de la décision de la Commission, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ces arguments dans les motifs de l’ordonnance que j’ai rendue le 8 septembre 2021.

[49] D’après la demanderesse, le fait d’empêcher l’un de ses journalistes d’assister aux débats des chefs lui causerait un préjudice irréparable, ainsi qu’à un grand nombre de Canadiens qui aimeraient avoir l’occasion d’entendre les réponses à des questions difficiles de la part de ceux qui briguent la haute fonction politique de premier ministre et dirigeant du pays.

[50] La demanderesse a avancé qu’il s’agit là d’une question de liberté de la presse et de capacité de poser des questions essentielles aux chefs des partis politiques en lice.

[51] À mon avis, la demanderesse a démontré qu’elle a subi un préjudice irréparable du fait de ne pas avoir pu participer au processus politique, au nom de l’électorat. L’expression de points de vue opposés a sa place dans la nation. La demanderesse n’a pas demandé l’autorisation d’imposer son point de vue, mais plutôt d’avoir la possibilité de participer à la couverture de sujets d’importance durant une élection fédérale.

[52] De toute évidence, la perte de cette possibilité s’apparente à un préjudice qui ne peut être indemnisé par l’octroi d’une somme d’argent.

[53] Il est inutile que je commente longuement la prépondérance des inconvénients.

[54] La demanderesse s’est acquittée de son fardeau d’établir une forte apparence de droit découlant de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire.

[55] La demanderesse s’est acquittée de son fardeau de démontrer qu’elle subirait un préjudice irréparable qui ne peut être indemnisé par des dommages-intérêts si la réparation qu’elle sollicite était refusée. Elle demande une injonction interlocutoire mandatoire enjoignant à la Commission d’accorder une accréditation à l’un (1) de ses journalistes pour qu’il puisse assister aux débats des chefs en personne et à dix (10) autres journalistes pour qu’ils puissent y assister de façon virtuelle.

[56] Comme la demanderesse a rempli les deux premières conditions du critère conjonctif à trois volets, je suis d’avis que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

[57] Pour ces motifs, j’ai rendu une ordonnance le 8 septembre 2021.

« E. Heneghan »

Juge

St John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)

Le 7 mars 2022

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑1364‑21

 

INTITULÉ :

REBEL NEWS NETWORK LTD c LE CANADA (COMMISSION DES DÉBATS DES CHEFS/LEADERS’ DEBATES COMMISSION) ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE EDMONTON ET CALGARY (ALBERTA), TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO) ET ST. JOHN’S (TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2021

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

 

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 7 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Chad Williamson

Pour la demanderesse

Ewa Krajewska

POUR LE DÉFENDEUR

(LE CANADA (COMMISSION DES DÉBATS DES CHEFS/LEADERS’ DEBATES COMMISSION)

 

Kerry Boyd

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Williamson Law

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(LE CANADA (COMMISSION DES DÉBATS DES CHEFS/LEADERS’ DEBATES COMMISSION)

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

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