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Date : 20220308


Dossier : IMM-3190-21

Référence : 2022 CF 314

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

TEMITOPE OLUWASEUN OSOJA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 13 avril 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAR a également conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Port Harcourt et à Ibadan.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria et un Yorouba chrétien de l’État de Borno, dans la région du nord-est, où il était copropriétaire d’une entreprise de technologie. Le demandeur affirme qu’à son retour d’un voyage, le 15 octobre 2016 ou vers cette date, il a découvert que Boko Haram avait ratissé la ville à la recherche d’entreprises et de maisons chrétiennes, tué son partenaire et incendié l’immeuble où était situé son bureau. Par conséquent, le demandeur a déménagé à Lagos avec sa famille. Il affirme qu’en février 2017, il a reçu un appel téléphonique l’informant que des extrémistes de Boko Haram savaient où il se trouvait à Lagos et l’avaient menacé. Il a ensuite déménagé dans une autre partie de Lagos.

[4] En octobre 2017, le demandeur a découvert que son appartement avait été saccagé, et qu’un cousin qui vivait avec lui avait été attaqué et était mort par la suite. Les agresseurs sont soupçonnés d’être originaires du nord. Le demandeur a quitté le Nigéria et a présenté une demande d’asile à son arrivée au Canada.

[5] Dans une décision rendue le 17 juin 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SPR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir une possibilité sérieuse de persécution fondée sur un motif prévu par la Convention ou, selon la prépondérance des probabilités, le fait qu’il serait exposé à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à son retour au Nigéria. Cette décision a été portée en appel devant la SAR.

[6] Avant l’audition de l’appel, la SAR a écrit au demandeur pour l’aviser que, bien que la question relative à l’existence d’une PRI ait été soulevée lors de l’audience devant la SPR, Ibadan et Port Harcourt étant des lieux proposés comme PRI, cette question n’avait pas été tranchée. La SAR a invité le demandeur à se pencher sur la question des PRI et à présenter une réponse qui devait être fournie au plus tard le 24 mars 2021. La SAR a également avisé le demandeur que le tribunal se servirait du Cartable national de documentation le plus récent pour le Nigéria.

[7] Le demandeur n’a pas présenté de nouveaux éléments de preuve sur les PRI et n’a pas demandé la tenue d’une audience. Il a soutenu que, puisque la SPR n’était pas parvenue à une conclusion quant aux PRI, il était logique de supposer qu’elle avait conclu qu’il n’existait pas de PRI viable.

[8] Pour parvenir à sa décision de rejeter l’appel, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle a soulevé et traité la question de la PRI. La SPR n’était pas tenue de tirer une conclusion quant aux PRI, puisqu’elle avait jugé que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif de préjudice. Les exigences en matière d’équité ont été satisfaites puisque le demandeur a reçu un avis et a eu la possibilité de répondre, et que celui-ci a agi en présentant des observations écrites. De plus, il était clair que l’existence d’une PRI était une question en litige pour la SPR, étant donné qu’elle avait relevé les deux lieux et qu’elle avait entendu les observations du conseil du demandeur à la fin de l’audience. La SAR ne s’est pas autrement appuyée sur la décision de la SPR.

[9] En appliquant le premier volet du critère pour déterminer s’il existe une PRI viable, la SAR a jugé que la preuve documentaire objective au dossier ne permettait pas de conclure que le demandeur avait le profil d’une personne que Boko Haram ciblerait à l’extérieur du nord-est du Nigéria. La SAR a conclu que la preuve du demandeur n’était pas suffisante pour l’emporter sur la preuve objective. Même si Boko Haram avait un intérêt à retrouver le demandeur, ce qui n’a pas été retenu, la SAR a jugé que le demandeur n’avait pas démontré que les agents de persécution allégués avaient les moyens de le retrouver dans les deux lieux proposés comme PRI. Par conséquent, la SAR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Port Harcourt ou à Ibadan, ni à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans ces villes.

[10] Quant au deuxième volet du critère, la SAR a pris en considération le risque posé par Boko Haram, la capacité du demandeur de trouver un emploi, l’absence de famille, le fait qu’il serait confiné aux lieux proposés comme PRI, l’identité autochtone, la langue et la culture, l’accès à des logements et des services sociaux, ainsi que les facteurs expliquant pourquoi le demandeur ne pouvait pas vivre à Port Harcourt ou à Ibadan. La SAR n’était pas convaincue que le demandeur s’était acquitté de son fardeau d’établir qu’il était objectivement déraisonnable pour lui de déménager dans les lieux proposés comme PRI.

[11] En ce qui concernait l’emploi, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que sa situation était telle qu’il serait incapable de trouver un emploi et de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, y compris de se trouver de l’hébergement, dans les villes proposées comme PRI. La SAR a jugé que cela était d’autant plus vrai compte tenu du fait que le demandeur était un homme instruit et qu’il dirigeait sa propre entreprise de TI dans le nord du Nigéria, bien qu’il ne soit pas originaire de la région.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[12] La question de savoir si la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a soulevé une nouvelle question en appel a été présentée dans les observations écrites du demandeur dans la présente affaire, mais n’a pas été soulevée lors de l’audience. À mon avis, cette approche était appropriée étant donné que la SAR a satisfait aux exigences en matière d’équité en avisant le demandeur et en lui offrant la possibilité de présenter des observations avant l’appel : Aghedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450 au para 15. Selon moi, les paragraphes 66 et 67 de la décision Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, ne doivent pas être interprétés comme empêchant la SAR de soulever une nouvelle question en appel lorsqu’un préavis a été donné.

[13] La seule question qui reste à trancher est de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI viable à Port Harcourt ou à Ibadan était raisonnable.

[14] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Le défendeur a également invité la Cour à appliquer la norme de l’erreur manifeste et dominante en examinant les inférences factuelles ou logiques distinctes, invoquant les décisions Xiao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 386, et Aldarwish c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1265, ainsi que l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33. Bien que cette suggestion puisse avoir un certain fondement, je ne juge pas nécessaire en l’espèce d’examiner si la norme de contrôle en appel devrait s’appliquer dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[15] La Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, que l’analyse relative à la norme de contrôle « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas ». Cette présomption peut être réfutée par les cours de révision « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige ». À mon avis, aucune des exceptions permettant d’écarter la présomption ne se présente en l’espèce.

[16] Pour déterminer le caractère raisonnable d’une décision, la Cour suprême a établi dans l’arrêt Vavilov qu’il faut s’arrêter à deux catégories de lacunes. La première est le « manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au para 101). De plus, à moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne doit pas modifier les conclusions de fait d’un décideur, puisqu’il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. Par conséquent, la cour de révision doit « s’abstenir “d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur” » (Vavilov, au para 125). En règle générale, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99).

IV. Analyse

A. La décision de la SAR selon laquelle le demandeur disposait de PRI viables à Port Harcourt et à Ibadan était-elle raisonnable?

[17] Le critère visant à établir s’il existe une PRI viable pour un demandeur comporte deux volets. Le premier volet exige que le décideur soit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’est pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution, à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans les lieux proposés comme PRI. Le deuxième volet du critère exige que la situation à l’endroit proposé comme PRI soit telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de sa situation personnelle, de s’y réfugier : Barros Barros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 9 (Barros Barros), au para 45, citant Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), [1992] 1 CF 706 (CA), et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589 (CAF), aux para 2, 12. Il incombe au demandeur d’asile de démontrer que l’endroit proposé comme PRI est déraisonnable et la barre est placée « très haut » (Barros Barros, au para 46).

[18] En ce qui concerne le premier volet du critère, le demandeur n’a pas démontré que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle qui nécessiterait l’intervention de la Cour. L’allégation du demandeur selon laquelle la SAR a accepté sa preuve comme étant crédible et a ensuite conclu de façon sélective qu’elle manquait de crédibilité lorsqu’elle ne correspondait pas à son analyse relative à la PRI ne résiste pas à un examen approfondi.

[19] La SAR a accepté la plupart des éléments de preuve fournis par le demandeur, mais n’a pas été convaincue, sur la base de sa propre appréciation indépendante, que ses éléments de preuve étaient suffisants pour établir ou étayer ses allégations lorsque ceux-ci étaient appréciés par rapport à la preuve documentaire objective au dossier.

[20] Il n’était pas contesté que Boko Haram était activement présent dans le nord-est du Nigéria, mais ni l’un ni l’autre des endroits proposés comme PRI ne se trouve dans cette région. De plus, la preuve objective ne permettait pas de conclure que les extrémistes seraient motivés ou capables de poursuivre des individus à l’extérieur du nord-est, à l’exception d’anciens membres qui avaient trahi les dirigeants actuels. Il était loisible à la SAR de conclure que les attaques de Boko Haram dans le sud étaient très rares, et que l’organisation n’avait pas la capacité de retrouver ses cibles à l’extérieur de sa région. Il était aussi raisonnable pour la SAR de reconnaître que les événements à Lagos se sont produits, mais de conclure que la preuve ne permettait pas d’attribuer ceux-ci à l’organisation.

[21] La SAR a conclu que la preuve documentaire objective l’emportait sur la preuve fournie par le demandeur. Cela ne signifie pas qu’il y a eu erreur susceptible de contrôle, mais simplement que la preuve du demandeur n’était pas suffisante pour étayer sa cause. La SAR n’était pas non plus tenue de proposer une autre explication quant à l’auteur des attaques. Il n’appartient pas à la SAR de formuler des hypothèses lorsque la preuve est insuffisante.

[22] En ce qui concerne le deuxième volet, le demandeur n’a pas démontré que la SAR avait commis une erreur dans son appréciation de la question de savoir si la situation aux deux lieux proposés comme PRI était telle qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur s’y réfugie. Il était raisonnable pour la SAR de tenir compte du niveau de scolarité du demandeur, de son expérience de travail dans le domaine des technologies de l’information et du fait qu’il avait été propriétaire d’une entreprise dans le nord-est du pays, bien qu’il ne soit pas originaire de cette région. Il était donc d’un travailleur qualifié susceptible de trouver un emploi et un logement dans les deux lieux proposés comme PRI.

[23] La langue du demandeur, le yorouba, fait partie des nombreuses langues parlées à Port Harcourt et est couramment employée à Ibadan. La SAR a raisonnablement conclu que le fait d’être ou de ne pas être un autochtone de la région était moins important dans les grands centres, où de nombreuses nouvelles personnes allochtones s’installent. Le pidgin anglais est apparemment la langue de préférence à Port Harcourt, mais il est également largement parlé ailleurs au Nigéria. La SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que son utilisation ne poserait pas de problème au demandeur.

[24] Le demandeur n’a pas établi que les lieux proposés comme PRI ne pouvaient pas raisonnablement accueillir son épouse et ses enfants. Il n’a pas présenté d’observations à ce sujet lorsque la SAR lui en a donné l’occasion. En outre, le fait que sa famille et ses amis vivent tous à Lagos ne rend pas en soi déraisonnable ce lieu proposé comme PRI. Il faudrait que l’absence de membres de la famille soit telle qu’elle met en danger la vie ou la sécurité du demandeur avant qu’on puisse dire que la PRI était déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ranganathan, (2000), [2001] 2 CF 164 (CAF), aux para 14, 15.

[25] Quant à l’argument présenté devant la SAR et en l’espèce selon lequel le demandeur serait confiné aux lieux proposés comme PRI pour le reste de sa vie, le demandeur n’a pas démontré pourquoi il en serait ainsi. Il était raisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur n’avait pas présenté d’argument de fond à l’appui de cette affirmation, et il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve.

V. Conclusion

[26] Les motifs de la SAR dans la présente affaire étaient très approfondis et détaillés. Elle n’a pas commis d’erreur dans sa détermination de l’existence de PRI viables. Elle s’est acquittée de ses obligations en matière d’équité procédurale lorsqu’elle a fourni un avis au demandeur et qu’elle lui a donné la possibilité de présenter des observations sur la question de la PRI. Les conclusions selon lesquelles les PRI à Port Harcourt et à Ibadan étaient bien étayées par des explications intelligibles. Le demandeur n’est pas arrivé à satisfaire au critère requis pour établir que les lieux proposés comme PRI étaient déraisonnables. La Cour n’a aucune raison de modifier les conclusions de la SAR.

[27] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3190-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3190-21

INTITULÉ :

TEMITOPE OLUWASEUN OSOJA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence à Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

le 31 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 8 mars 2022

COMPARUTIONS :

Seyfi Sun

POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats en droit de l’immigration

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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