Date : 20220310
Dossier : IMM-2930-20
Référence : 2022 CF 328
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 mars 2022
En présence de madame la juge McDonald
ENTRE : |
KIRUBEL ZELALEM SEIFU |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 mars 2020, dans laquelle une agente d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a conclu que la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR), au titre de l’alinéa 101( 1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], puisqu’il avait déjà présenté une demande d’asile aux États-Unis.
[2] Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que l’agente avait correctement appliqué l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR à la situation du demandeur. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
I. Le contexte
[3] Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie. En 2007, il a présenté une demande d’asile aux États-Unis, où il a vécu à titre d’étudiant de 2007 à 2014, puis de 2015 à 2017. En 2017, il a retiré sa demande d’asile aux États-Unis et est retourné en Éthiopie. En avril 2018, il est revenu aux États-Unis.
[4] Le demandeur est entré au Canada en 2020 muni d’un visa d’étudiant et il a présenté une demande d’asile. Il affirme qu’il figure sur la liste noire du gouvernement éthiopien parce qu’il a refusé de participer à un projet pour une entreprise qui, selon lui, servait de façade au régime éthiopien.
II. La décision faisant l’objet du contrôle
[5] L’agente a conclu que la demande d’asile présentée par le demandeur au Canada était irrecevable du fait que celui-ci avait déjà présenté une telle demande aux États-Unis, ce qui a été confirmé par des renseignements biométriques. Elle a informé le demandeur que le fait qu’il ait retiré sa demande d’asile aux États-Unis n’avait aucune incidence sur l’irrecevabilité de sa demande au Canada puisque la loi renvoie à « une demande d’asile antérieure »
.
III. Les questions en litige
[6] La question que soulève le présent contrôle judiciaire est celle de savoir si l’agente a eu raison de conclure que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR s’appliquait à la situation du demandeur malgré le fait qu’il avait retiré sa demande d’asile aux États-Unis.
[7] En outre, le demandeur soutient que l’agente s’est déraisonnablement fondée sur des éléments de preuve biométriques puisque, selon les lignes directrices du ministre, une preuve biométrique n’est pas une forme de preuve fiable sur laquelle fonder une conclusion d’irrecevabilité.
IV. La norme de contrôle applicable
[8] Le demandeur soutient que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer à l’interprétation faite par l’agente de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR. Cependant, il est souligné ce qui suit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] :
Les questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable.
[…]
Les décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi. Comme nous l’avons déjà expliqué, il n’est pas toujours nécessaire de motiver formellement une décision. Dans les cas où il faut en fournir, les motifs peuvent revêtir diverses formes. Et même lorsque l’interprétation à laquelle se livre le décideur administratif est exposée dans des motifs écrits, elle pourrait sembler bien différente de celle effectuée par la cour de justice. L’expertise spécialisée et l’expérience des décideurs administratifs peuvent parfois les amener à s’en remettre, pour interpréter une disposition, à des considérations qu’une cour de justice n’aurait pas songé à évoquer, mais qui enrichissent et rehaussent bel et bien l’interprétation.
Or, quelle que soit la forme que prend l’opération d’interprétation d’une disposition législative, le fond de l’interprétation de celle-ci par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet. En ce sens, les principes habituels d’interprétation législative s’appliquent tout autant lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition. […] (Aux para 115, 119, 120.)
[9] La décision de l’agente et la preuve sur laquelle elle était fondée doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable. Au moment d’effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci [...] »
(Vavilov, au para 99).
V. Analyse
A. L’interprétation de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR
[10] Le demandeur fait valoir que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR a été édicté dans le but d’empêcher la recherche du meilleur pays d’asile et qu’il s’applique aux demandes d’asile qui sont toujours existantes au moment où la demande d’asile est présentée au Canada. Il soutient que, puisque sa demande d’asile aux États-Unis a été retirée, cette disposition ne devrait pas s’appliquer à sa situation.
[11] L’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR prévoit ce qui suit :
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[12] Pour étayer sa position, le demandeur s’appuie sur l’extrait suivant tiré de la décision Seklani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 778 [Seklani] :
Selon le défendeur, le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [Ministre], ces modifications combinées visaient à décourager le dépôt de demandes d’asile multiples dans différents pays avec lesquels le Canada a conclu une entente sur l’échange de renseignements, tout en préservant une procédure équitable pour statuer adéquatement ces demandes d’asile à l’aide de ce que le Ministre a décrit comme un processus d’ERAR [traduction] « amélioré ».
[…]
[...] Compte tenu du dossier dont je dispose, je suis convaincu que l’objet général de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR est de fournir un outil supplémentaire pour gérer et décourager la présentation de demandes d’asile au Canada par des personnes qui ont déjà présenté des demandes d’asile dans des pays avec qui le Canada échange des renseignements, tout en maintenant un régime d’asile équitable et sensible aux personnes qui sollicite une protection.
[…]
Ainsi, il existe clairement un lien rationnel entre l’objet de la disposition et ses effets sur les droits de M. Seklani : les nouvelles dispositions ont pour objet de veiller à ce que les demandeurs d’asile ne présentent pas des demandes d’asile dans de nombreux pays afin d’améliorer l’efficacité de la SPR, tout en fournissant un processus d’évaluation des risques approprié à ces demandeurs, au moyen d’un processus de demande d’ERAR amélioré. [...] (Aux para 13, 60-61.)
[13] La question soulevée dans la décision Seklani était celle de savoir si l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), c 11 [la Charte]. Cependant, rien n’indiquait, dans la décision Seklani, que la disposition n’était censée s’appliquer que dans le cas de demandes d’asile actives ou en cours. En fin de compte, dans cette décision, la Cour a conclu que la disposition ne contrevenait pas à la Charte.
[14] La décision Shahid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1335 [Shahid], dans laquelle la Cour a reconnu que cette disposition s’appliquait aux demandes d’asile rejetées et retirées, est plus pertinente à l’égard des faits de l’espèce. Dans cette décision, l’un des demandeurs avait été débouté de sa demande d’asile au Royaume-Uni, tandis que les deux autres demandeurs étaient réputés avoir retiré leurs demandes d’asile en Nouvelle-Zélande. Les demandeurs soutenaient que l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR contrevenait à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et au paragraphe 15(1) de la Charte. La juge Strickland a déclaré ce qui suit :
Je tiens tout d’abord à souligner que, selon l’alinéa 101(1)c.1), une conclusion selon laquelle une demande est irrecevable et ne peut être déférée à la SPR dépend d’une seule décision factuelle que doit prendre le délégué du ministre. Un autre pays avec lequel le Canada a conclu une entente d’échange de renseignements a confirmé que le demandeur avait déjà présenté dans ce pays une demande d’asile, laquelle avait été jugée irrecevable. Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, il est difficile de voir comment un examen effectué par un délégué du ministre pourrait donner lieu à une absence d’indépendance, réelle ou perçue, de la part de l’agent examinant ultérieurement un ERAR (au para 52, non souligné dans l’original).
[15] Même si les questions soulevées dans la décision Shahid ne portaient pas directement sur les demandes d’asile rejetées et retirées des demandeurs, la Cour a conclu que celles-ci tombaient sous le coup de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR.
[16] De plus, le demandeur s’appuie sur des renseignements fournis sur le site Web d’IRCC, où il est indiqué ce qui suit : « Une demande n’est pas irrecevable aux termes de l’alinéa L101(1)c.1) à moins qu’il ait été confirmé, grâce à l’échange de renseignements, qu’une demande de protection a été présentée dans l’autre pays »
. Il soutient que ces renseignements étayent sa position selon laquelle la disposition n’était destinée à s’appliquer qu’aux demandes d’asile [traduction] « existantes »
.
[17] Les « renseignements »
fournis sur le site Web d’IRCC ne l’emportent pas sur le libellé de la loi. Quoi qu’il en soit, rien ne repose sur l’emploi de l’expression « a été présentée »
sur le site Web, car cette expression pourrait être interprétée comme signifiant simplement qu’une demande a été faite et ne pas seulement signifier que la demande est toujours active ou en cours.
[18] Les termes employés à l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR indiquent clairement que deux exigences doivent être remplies pour que cette disposition s’applique : (1) il existe une demande d’asile antérieure; (2) l’existence de cette demande a été confirmée par l’autre pays en conformité avec un accord permettant l’échange de renseignements. Si le législateur avait voulu que cette disposition ne s’applique qu’aux demandes n’ayant pas été retirées ou abandonnées, il l’aurait formulée en conséquence.
[19] La décision de l’agente selon laquelle la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la SPR en raison de l’existence d’une demande d’asile antérieure présentée aux États-Unis est raisonnable.
B. La preuve invoquée
[20] Le demandeur affirme que l’agente s’est fondée sur des éléments de preuve biographiques pour conclure que sa demande était irrecevable, même si le site Web d’IRCC indique que l’échange de renseignements biographiques n’est pas, à lui seul, considéré comme suffisamment fiable.
[21] Le site Web d’IRCC fournit les renseignements suivants :
Vérifications biographiques
Les résultats de l’échange de renseignements biographiques ne révèlent généralement pas de renseignements relatifs à la demande d’asile. De plus, ils ne sont pas considérés comme étant suffisamment fiables en soi.
Déclaration personnelle de la part du demandeur d’asile d’une demande d’asile dans un autre pays
Une déclaration personnelle de la part du demandeur d’asile ne suffit pas pour le déclarer inadmissible conformément à l’alinéa L101(1)c.1), même si elle est accompagnée de documents. L’allégation doit être appuyée par des renseignements émanant de l’organisation partenaire responsable de l’asile dans ce pays. Par exemple, une communication de l’U.S. Customs and Border Protection n’est pas suffisante, puisque l’U.S. Citizenship and Immigration Services est responsable des demandes d’asile. Les demandes au cas par cas ne devraient pas être envoyées, car il s’agit simplement d’un processus manuel qui reproduit le processus automatisé. [Non souligné dans l’original.]
[22] Selon le demandeur, la décision de l’agente de déclarer sa demande irrecevable ne reposait pas sur un fondement approprié. Le demandeur soutient que l’agente aurait dû tenir compte d’autres éléments de preuve, notamment du fait qu’il avait obtenu un visa d’étudiant aux États-Unis. Il affirme qu’il n’aurait pas été en mesure d’obtenir un visa d’étudiant s’il avait déjà présenté une demande d’asile aux États-Unis.
[23] Il est important de faire une distinction entre les renseignements « biographiques »
(p. ex., le nom, l’adresse) et les renseignements « biométriques »
(p. ex., les empreintes digitales). À cet égard, l’agente mentionne ce qui suit dans son affidavit :
[traduction]
[...] Avant de venir au Canada, le demandeur avait présenté une demande d’asile aux États-Unis. Cela a été confirmé par l’échange de renseignements biométriques avec les États-Unis.
[…]
Si les résultats de l’échange de renseignements biographiques ne révèlent généralement pas de renseignements relatifs à la demande d’asile et qu’ils ne sont pas considérés comme étant suffisamment fiables en soi, les données biométriques aident à maintenir l’intégrité du programme en veillant à ce que les anciens demandeurs d’asile ne puissent pas avoir accès au système de protection des réfugiés du Canada plus d’une fois. En outre, l’échange de renseignements empêche les demandeurs d’asile d’avoir accès à plusieurs systèmes de protection des réfugiés dans le but de « chercher le meilleur pays d’asile » [...] [non souligné dans l’original, caractère gras ajouté] (aux para 2, 5).
[24] Comme l’a souligné l’agente, et tel que le confirme le site Web d’IRCC, si les renseignements biographiques ne sont pas nécessairement fiables, il n’en va pas de même pour les renseignements biométriques.
[25] Quoi qu’il en soit, il est difficile de savoir sur quels renseignements, de l’avis du demandeur, l’agente aurait dû ou n’aurait pas dû se fonder, considérant qu’elle disposait d’une déclaration de sa part selon laquelle il avait déjà présenté une demande d’asile aux États-Unis et qu’elle avait confirmé cette déclaration au moyen de renseignements biométriques. Le demandeur ne nie pas son identité et ne nie pas avoir présenté une demande d’asile aux États-Unis, demande qu’il a ensuite retirée.
[26] La décision de l’agente est raisonnable.
VI. Conclusion
[27] Dans l’ensemble, la décision de l’agente selon laquelle la demande d’asile du demandeur ne pouvait pas être déférée à la SPR, au titre de l’alinéa 101(1)c.1) de la LIPR, est raisonnable. Toutefois, le demandeur n’est pas sans recours. Au titre de l’article 113.01 de la LIPR, il est admissible au processus d’examen des risques avant renvoi amélioré, qui comprend une audience obligatoire.
[28] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2930-20
LA COUR STATUE :
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
L’affaire ne soulève aucune question de portée générale à certifier.
« Ann Marie McDonald »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2930-20 |
INTITULÉ :
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KIRUBEL ZELALEM SEIFU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 18 JANVIER 2022 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE MCDONALD |
DATE DES MOTIFS :
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LE 10 mars 2022 |
COMPARUTIONS :
Daniel Tilahun Kebede
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POUR LE DEMANDEUR |
Neeta Logsetty
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Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Law Office of DTK
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur |