Date : 20220309
Dossier : T‑1005‑21
Référence : 2022 CF 324
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 mars 2022
En présence de madame la juge Kane
ENTRE :
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CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS CANADIENS,
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CRAIG SCOTT, LESLIE GREEN, ASSOCIATION DES AVOCATS ARABO‑CANADIENS, VOIX JUIVES INDÉPENDANTES CANADA ET ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCAT(E)S MUSULMAN(E)S
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demandeurs
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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et
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CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE
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intervenant
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et
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CENTRE FOR FREE EXPRESSION ET ASSOCIATION CANADIENNE
DES PROFESSEURES ET PROFESSEURS D’UNIVERSITÉ
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intervenants proposés
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et
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LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE B’NAI BRITH CANADA
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intervenante proposée
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] La présente ordonnance porte sur deux requêtes en autorisation d’intervenir conformément à l’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Le Centre for Free Expression [le CFE] et l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université [l’ACPPU] demandent conjointement l’autorisation d’intervenir. La Ligue des droits de la personne B’nai Brith Canada [B’nai Brith] demande également l’autorisation d’intervenir.
[2] L’instance sous‑jacente est la demande de contrôle judiciaire de la décision du 20 mai 2021 du Conseil canadien de la magistrature [le CCM] concernant les plaintes formulées au sujet de la conduite du juge David Spiro de la Cour canadienne de l’impôt [la demande]. Le CCM a décidé, conformément à ses Procédures pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet de juges de nomination fédérale [les Procédures d’examen], qu’il ne constituerait pas de comité d’enquête pour investiguer sur les plaintes et que celles‑ci devraient être classées. Le CCM a communiqué sa décision et ses motifs à chacun des plaignants.
[3] Les décisions sont identiques, à l’exception de la décision en réponse à la plainte du professeur Scott, où un court paragraphe a été ajouté, reconnaissant les observations envoyées par le professeur Scott après que le comité d’examen de la conduite des juges [le comité d’examen] eut rendu sa décision. Étant donné que toutes les décisions sont identiques, elles seront désignées comme étant la « décision »
, au singulier.
[4] Pour les motifs qui suivent, le CFE et l’ACPPU sont autorisés à intervenir conjointement selon les conditions énoncées dans la présente ordonnance. Le CFE et l’ACPPU ne sont pas autorisés à déposer un affidavit d’expert. En outre, B’nai Brith est autorisé à intervenir aux conditions énoncées dans la présente ordonnance.
I.
Contexte
[5] Afin de fournir le contexte ayant permis de déterminer si l’autorisation d’intervenir devait être accordée, il est nécessaire de décrire brièvement la nature des plaintes, la décision du CCM, les questions soulevées par les demandeurs et les arguments des intervenants proposés relativement aux raisons pour lesquelles ils devraient être autorisés à intervenir.
[6] Les événements à l’origine des plaintes déposées auprès du CCM concernent l’implication du juge Spiro et ses communications, datant du début du mois de septembre 2020, avec un dirigeant de l’Université de Toronto concernant la nomination éventuelle de Mme Valentina Azarova [Mme Azarova], universitaire connue pour ses critiques académiques à l’égard d’Israël en raison de violations des droits de la personne en territoire palestinien, au poste de directrice du programme international des droits de la personne de la faculté de droit. Mme Azarova n’a finalement pas été nommée. Comme indiqué ci‑dessous, le juge Spiro a reconnu que son contact avec un dirigeant de l’Université de Toronto était une grave erreur.
[7] Lorsque la nouvelle s’est répandue au sein de la communauté universitaire que Mme Azarova ne serait pas nommée, les médias ont laissé entendre que cela était dû à l’intervention d’un juge.
[8] Plusieurs plaintes ont rapidement été soumises au CCM concernant la communication entre un juge (identifié par la suite comme étant le juge Spiro) et l’Université de Toronto :
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II.
La décision faisant l’objet du contrôle
[9] Conformément aux Procédures d’examen du CCM, le directeur exécutif a examiné les plaintes et les a transmises au vice‑président du Comité sur la conduite des juges, juge en chef adjoint de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, Kenneth Nielsen [le vice‑président].
A.
La décision du vice‑président de renvoyer les plaintes au comité d’examen de la conduite des juges
[10] Le vice‑président a examiné les plaintes et les observations du juge Spiro et du juge en chef Eugene Rossiter de la Cour canadienne de l’impôt [la CCI]. Le vice‑président avait des préoccupations suffisamment importantes pour que la création d’un comité d’examen de la conduite des juges soit nécessaire.
[11] Dans les motifs de la décision, datés du 5 janvier 2021, le vice‑président a exposé les différentes plaintes, soulignant qu’elles étaient toutes fondées sur des reportages et des ouï‑dire, aucun des plaignants n’ayant été directement impliqué. Le vice‑président a résumé la nature des plaintes, notant qu’elles soulevaient des préoccupations concernant : l’ingérence du juge Spiro dans le processus de sélection académique alors qu’il n’avait aucune expertise en matière de droit international relatif aux droits de la personne; l’indépendance et l’impartialité du juge Spiro; l’administration de la justice de manière plus générale; la partialité à l’égard des Palestiniens, des Arabes et des musulmans; l’utilisation abusive du statut et de la fonction de juge.
[12] Le vice‑président a aussi noté, entre autres, que le juge Spiro était un ancien élève et un donateur de l’Université de Toronto et qu’il s’était impliqué, avant sa nomination à la CCI, dans les activités du Centre consultatif des relations juives et israéliennes [le CIJA]. En outre, le vice‑président a présenté le compte rendu du juge Spiro sur les événements à l’origine de la plainte.
[13] Le vice‑président a estimé que le juge Spiro avait fait preuve d’un manque d’intégrité et manqué à son devoir d’impartialité : en recevant des renseignements du CIJA concernant ses préoccupations quant à la sélection d’un candidat pour le poste à l’Université de Toronto; en transmettant ces renseignements à un dirigeant de l’Université de Toronto; en omettant de préciser que les opinions exprimées n’étaient pas nécessairement les siennes; en demandant au dirigeant de se renseigner sur l’état du processus de sélection et en transmettant les renseignements obtenus à une autre personne.
[14] Le vice‑président a déclaré qu’à son avis, [traduction] « la conduite du juge Spiro met en péril la confiance du public dans l’intégrité, l’impartialité et l’indépendance de la magistrature »
et a conclu que son manque de discernement quant au caractère inapproprié de sa conduite soulève des inquiétudes quant à son aptitude à exercer la fonction de juge.
B.
La décision du comité d’examen de la conduite des juges
[15] Le vice‑président a renvoyé les plaintes au comité d’examen conformément au paragraphe 2(1) du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015) [le Règlement administratif], qui prévoit que le président ou le vice‑président peut constituer un comité d’examen s’il décide « qu’à première vue une plainte ou une accusation pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge »
.
[16] Le comité d’examen a examiné les plaintes et a publié les raisons de sa décision le 13 avril 2021.
[17] Les motifs du comité d’examen comprennent : une description du processus de traitement des plaintes; la distinction entre le rôle du président (ou du vice‑président) du Comité sur la conduite des juges et celui du comité d’examen; les plaintes et leur contexte; les observations présentées au comité d’examen au nom du juge Spiro; la jurisprudence pertinente; l’analyse du comité d’examen.
[18] Le comité d’examen a fait remarquer que sa tâche consiste à déterminer si un comité d’enquête doit être constitué pour enquêter sur la conduite du juge. Le comité d’examen a noté que, conformément au paragraphe 2(4) du Règlement administratif, il ne peut le faire que « s’il conclut que l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge »
.
[19] Le comité d’examen a conclu que la crainte d’une partialité future de la part du juge Spiro n’est pas fondée et ne peut servir de base à la constitution d’un comité d’enquête. Le comité d’examen a également conclu que, bien que le juge Spiro ait commis une grave erreur en transmettant ses préoccupations à l’Université de Toronto au sujet d’une nomination proposée, il l’a fait en tant qu’ancien élève attentif et que cette façon de faire ne [traduction] « constituait [pas] une inconduite justifiant la constitution d’un comité d’enquête »
.
[20] Le comité d’examen a estimé que, malgré le fait que le juge Spiro ait commis des erreurs graves, qu’il a lui‑même reconnues, il lui était impossible de conclure que la conduite de ce dernier pouvait être suffisamment grave pour justifier sa révocation. Conformément au paragraphe 2(5) du Règlement administratif, le comité d’examen a renvoyé l’affaire au vice‑président pour que ce dernier décide de la manière la plus appropriée de résoudre les plaintes. Le vice‑président a conclu que le CCM n’avait pas à prendre d’autres mesures correctives. La décision, communiquée au juge Spiro par une lettre datée du 19 mai 2021, contenait les commentaires du vice‑président au juge Spiro, y compris l’opinion du vice‑président selon laquelle la [traduction] « conduite [du juge Spiro] a mis en péril la confiance du public dans l’intégrité, l’impartialité et l’indépendance de la magistrature et a ainsi risqué de diminuer la confiance dans l’administration de la justice »
.
III.
Les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire
A.
Les observations des demandeurs
[21] Les demandeurs ont présenté les différentes plaintes au CCM de la même manière que celle décrite ci‑dessus.
[22] Les demandeurs soutiennent que la décision du comité d’examen de ne pas constituer un comité d’enquête est déraisonnable pour plusieurs raisons.
[23] Premièrement, les demandeurs soutiennent que la décision est incohérente sur le plan interne. Entre autres arguments, les demandeurs soutiennent que la décision ne repose pas sur une analyse rationnelle parce que la gravité de l’erreur qu’a commis le juge Spiro en engageant des discussions avec l’Université de Toronto au sujet de la nomination de Mme Azarova n’y est évaluée au regard d’aucune norme ni d’aucun critère juridique, mais que la conclusion en est plutôt que cette intervention n’était pas suffisamment grave pour justifier une révocation et, par conséquent, qu’aucun comité d’enquête ne serait constitué. Les demandeurs soutiennent également que le comité d’examen a rejeté les préoccupations relatives à la partialité sans aborder l’allégation de partialité anti‑palestinienne et ses répercussions sur l’administration de la justice, par opposition à la partialité anti‑arabe ou anti‑musulmane.
[24] Deuxièmement, les défendeurs soutiennent que la décision n’est pas justifiée au regard des faits et du droit. Entre autres arguments, les demandeurs soutiennent que, contrairement à ce qu’affirme le comité d’examen dans sa conclusion, il y a amplement de preuves pour donner lieu à une crainte raisonnable de partialité.
[25] Troisièmement, les demandeurs soutiennent que le CCM n’a pas respecté son propre mandat ni les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires prescrits par la common law. Les demandeurs notent que les Principes de déontologie judiciaire du CCM mettent l’accent sur l’impartialité des juges et la confiance du public dans l’administration de la justice. Ils soutiennent que la décision est en contradiction avec ces principes. Les demandeurs ajoutent que la décision n’est pas étayée par les faits, en particulier par les mesures provisoires prises par le juge en chef de la CCI pour garantir que, jusqu’à la résolution des plaintes, le juge Spiro ne présiderait pas les affaires dans lesquelles des avocats ou des plaideurs palestiniens, arabes ou musulmans pourraient comparaître.
[26] Les demandeurs soutiennent que [traduction] « [c]ette affaire implique un racisme et des stéréotypes à l’égard des Arabes et des musulmans en général, et des Palestiniens en particulier »
. Les demandeurs soutiennent également que l’enquête du CCM devrait être axée sur la magistrature dans son ensemble et sur la perception de la magistrature par le public à la lumière de la conduite du juge Spiro.
[27] Les demandeurs soutiennent qu’en rejetant les plaintes, le CCM a toléré ou ignoré un comportement discriminatoire, un profilage racial ou des stéréotypes à l’égard de groupes identifiables de la part de membres du système judiciaire.
[28] Les demandeurs allèguent également que le devoir d’équité procédurale qui leur est dû n’a pas été respecté et que, par conséquent, la décision du CCM est nulle. Entre autres arguments, ils soutiennent qu’ils auraient dû avoir l’occasion de répondre aux observations présentées au comité d’examen avant que celui‑ci ne rende sa décision.
B.
Observations du défendeur
[29] Le Procureur général du Canada [le PGC] soutient que la décision du comité d’examen est raisonnable. Le PGC soutient que le comité d’examen a déterminé et appliqué la norme juridique adéquate, conformément au Règlement administratif. En ce qui concerne les allégations de partialité, le défendeur fait valoir que le comité d’examen, guidé par la jurisprudence, a examiné la possibilité d’une partialité future ou la perception raisonnable d’une partialité future en fonction des faits. Le PGC soutient que le comité d’examen a raisonnablement rejeté les suggestions de partialité future découlant de l’engagement du juge Spiro dans la communauté juive, en soulevant la ligne directrice de l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 [CSF du Yukon], selon laquelle une association affiliée aux intérêts d’une race, d’une nationalité, d’une religion ou d’une langue en particulier ne peut servir de fondement, sans plus, pour conclure raisonnablement qu’il y a apparence de partialité.
[30] Le défendeur soutient en outre que les conclusions du comité d’examen concernant la gravité de la conduite du juge Spiro sont raisonnables, éclairées par les facteurs pertinents et étayées par le dossier.
C.
Observations du CCM en tant qu’intervenant
[31] Le CCM s’est vu accorder le statut d’intervenant par l’ordonnance de la protonotaire Milczynski en date du 25 octobre 2021, dans le but d’aborder les questions d’équité procédurale. Le CCM soutient de manière générale que ses processus et procédures de réception et de traitement des plaintes sont équitables et, plus précisément, qu’il a respecté toute obligation d’équité procédurale envers les plaignants.
IV.
Les intervenants proposés
A.
Le Centre for Free Expression et l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université
[32] Le CFE et l’ACPPU demandent l’autorisation d’intervenir conjointement et de déposer un affidavit d’expert pour fournir à la Cour des détails sur la signification et la portée de la liberté académique, sur la manière dont les questions relatives à la liberté académique sont soulevées dans la présente demande et sur la manière dont le CCM a omis de tenir compte de la liberté académique.
[33] Le CFE est décrit comme un centre de recherche, d’éducation publique et de défense non partisan qui, entre autres choses, fournit des ressources au public sur les questions actuelles et en cours relativement à la liberté d’expression, et qui collabore avec d’autres organisations à promouvoir l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique. Le CFE souligne que la liberté académique fait partie du concept de liberté d’expression, et vice versa.
[34] L’ACPPU est décrite comme étant une fédération regroupant des associations ou des syndicats du personnel académique qui agit comme porte‑parole du corps universitaire et collégial au Canada. L’ACPPU défend les intérêts des enseignants, des bibliothécaires et des chercheurs des universités et collèges canadiens, fait progresser les normes de la profession universitaire et cherche à améliorer la qualité de l’enseignement postsecondaire. L’ACPPU rappelle que l’un de ses principaux mandats est de défendre la liberté académique.
[35] Le CFE et l’ACPPU misent sur l’intérêt réel qu’ils portent à la demande, sur les différents points de vue qu’ils apporteront et sur la manière dont les intérêts de la justice seront servis grâce à leur intervention.
[36] Le CFE et l’ACPPU soutiennent que leur participation conjointe aidera la Cour en apportant un éclairage différent et précieux sur la portée de la liberté académique et sur la façon dont elle se pose dans le cadre de la présente demande. Ils notent également qu’aucune autre partie ou intervenant potentiel ne possèdent l’avantage de leur histoire ou de leurs connaissances sur cette question.
[37] Le CFE et l’ACPPU soutiennent en outre qu’il est dans l’intérêt de la justice de leur accorder l’autorisation d’intervenir, car le fait que le CCM ne tienne pas compte de la liberté académique soulève d’importantes préoccupations d’intérêt public.
[38] Le CFE et l’ACPPU déclarent que, si l’autorisation d’intervenir leur est accordée, ils limiteront leurs arguments aux questions de liberté académique, ainsi qu’aux répercussions sur la liberté académique qu’ont l’intervention du juge Spiro dans le processus de sélection à l’Université de Toronto et le fait que le CCM n’a pas examiné cette question. Ils soutiennent que le fait que le CCM n’ait pas tenu compte des répercussions de la conduite du juge Spiro sur la liberté académique constitue une erreur fondamentale qui rend la décision du CCM déraisonnable et incorrecte. Ils soutiennent également que l’intervention du juge Spiro dans le processus d’embauche a de vastes répercussions sur la liberté académique, notamment sur l’embauche, la rétention et la promotion, et qu’elle crée un risque de [traduction] « refroidissement au niveau académique »
.
[39] Le CFE et l’ACPPU demandent également l’autorisation de déposer un affidavit d’un expert décrivant les principes et l’histoire de la liberté académique. Ils soutiennent que cette preuve fournira un contexte général et qu’elle devrait être acceptée comme une exception à la règle générale selon laquelle le contrôle judiciaire est fondé sur le dossier dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19‑20 [Access Copyright]).
B.
Ligue des droits de la personne B’nai Brith Canada
[40] B’nai Brith soutient qu’une théorie sous‑jacente à la présente demande est que le juge Spiro, étant donné son soutien connu à l’État d’Israël et ses efforts pour combattre l’antisémitisme, ne peut pas juger de façon impartiale des questions impliquant des Palestiniens, des musulmans ou des Arabes. B’nai Brith laisse entendre que cette théorie s’appuie sur des idées fausses et entend les combattre par son intervention.
[41] B’nai Brith fait valoir que son intervention est dans l’intérêt de la justice, qu’elle a un intérêt réel en tant que représentant clé de la communauté juive et qu’elle fera valoir un point de vue distinct de celui des parties, étant donné son expertise en matière d’éducation sur la question de l’antisémitisme et son rôle dans la lutte contre toute forme de racisme.
[42] B’nai Brith soutient que les plaintes et la demande soulèvent la question de savoir si un juge juif qui a exprimé publiquement son soutien à Israël est intrinsèquement partial à l’égard des Palestiniens, des Arabes et des musulmans.
[43] B’nai Brith soutient que les plaintes déposées auprès du CCM, de même que l’avis de demande et le mémoire des faits et du droit des demandeurs, soulèvent tous la question de la partialité du juge Spiro qui découle, en partie, de sa foi juive, de son soutien à Israël et de ses efforts pour combattre l’antisémitisme. B’nai Brith attire l’attention sur les plaintes qui font référence à une déclaration faite par le juge Spiro en 2009 en sa qualité de président du comité des affaires publiques de la United Jewish Appeal Federation et dans son rôle au sein du CIJA. B’nai Brith souligne également les arguments des demandeurs – à savoir que le CCM a commis une erreur en concluant que rien dans la carrière du juge Spiro ou en relation avec la question dont il est saisi n’étaye la suggestion d’un préjugé perçu à l’égard des Palestiniens, des musulmans ou des Arabes, et que le CCM n’a pas tenu compte du préjugé inconscient – qui montrent que la présente demande concerne également les préoccupations selon lesquelles la foi juive du juge Spiro peut entraîner un tel préjugé. B’nai Brith soutient que cette question est liée à une [traduction] « double loyauté »
, ce qui fait référence aux perceptions erronées selon lesquelles les Juifs sont plus loyaux envers Israël qu’envers leurs propres nations.
[44] B’nai Brith fait valoir qu’en tant que représentante de la communauté juive, elle a un intérêt réel dans la présente demande et en sera directement affectée, puisqu’elle est préoccupée par [traduction] « la façon dont la Cour traitera les allégations de partialité contre un juge en exercice en raison de sa race, de sa religion et de ses opinions sur l’État d’Israël »
.
[45] B’nai Brith soutient en outre que la mesure dans laquelle les opinions des juges sur les conflits géopolitiques peuvent donner lieu à une perception de partialité est une question d’intérêt public qui transcende les intérêts des parties.
[46] B’nai Brith souligne que les demandeurs déclarent que la présente demande implique du racisme et des stéréotypes à propos des Arabes, des musulmans, et plus particulièrement des Palestiniens, qui sont tous victimes de discrimination. B’nai Brith ne conteste pas cette discrimination historique et actuelle, mais fait remarquer que le peuple juif continue également à être victime de discrimination. B’nai Brith ajoute que le fait de s’élever contre l’antisémitisme n’appuie pas l’existence d’une appréhension raisonnable de partialité à l’égard d’autres personnes.
[47] Si l’autorisation lui est accordée, B’nai Brith propose de présenter les observations suivantes :
- La suggestion qu’une personne de confession juive soutenant Israël a des préjugés à l’égard des Palestiniens, des Arabes ou des musulmans en raison de son soutien à Israël est pernicieuse et constitue une manifestation du concept antisémite de double loyauté, qui n’est pas nouveau;
- Le fait qu’un juge soit d’une certaine confession, d’un certain groupe ethnique ou qu’il ait une opinion spécifique à propos d’un conflit géopolitique ne peut et ne doit pas signifier qu’il est incapable de statuer sur des demandes au sein d’un tribunal canadien.
C.
L’opposition des demandeurs à la requête en autorisation d’intervention de B’nai Brith
[48] Les demandeurs « consentent »
à la requête du CFE et de l’ACPPU pour obtenir l’autorisation d’intervenir, mais s’opposent fermement à celle de B’nai Brith.
[49] Les demandeurs soutiennent que B’nai Brith décrit la demande de façon erronée et comprend mal les questions essentielles. Les demandeurs soutiennent que la demande ne porte ni sur la foi ni sur les croyances du juge Spiro, mais uniquement sur sa conduite contraire à l’éthique, laquelle a interféré avec une nomination académique et, par la suite, sur la décision du CCM de ne pas ouvrir une enquête sur cette conduite.
[50] Les demandeurs soutiennent que le rôle de B’nai Brith dans la lutte contre l’antisémitisme et la défense des causes juives et de l’État d’Israël n’est pas pertinent. Les demandeurs laissent entendre que l’intervention de B’nai Brith fournira une plate‑forme pour soulever des arguments politisés centrés sur l’antisémitisme.
[51] Les demandeurs notent que les plaintes initiales portaient sur l’ingérence d’un juge anonyme et inconnu dans une nomination académique. Les demandeurs affirment que les allégations ultérieures de crainte de partialité ont été soulevées dans la mesure où elles étaient pertinentes quant à la décision du CCM d’enquêter sur le juge Spiro. En outre, la CCI a soulevé cette préoccupation elle‑même en prenant des mesures provisoires.
[52] Les demandeurs affirment que la présente demande ne porte pas sur des allégations de partialité fondée sur la foi, mais uniquement sur des allégations d’ingérence judiciaire inappropriée dans un processus d’embauche universitaire. Ils soutiennent que les seuls faits pertinents quant à la présente demande sont l’ingérence du juge Spiro dans le processus d’embauche, les plaintes résultant de cette ingérence et la décision du CCM selon laquelle aucune autre mesure n’est justifiée. Les demandeurs ajoutent que le PGC, en tant que défendeur, défendra le caractère raisonnable de la décision du CCM, qui, selon eux, [traduction] « est la seule question dont la Cour est saisie »
.
D.
Réponse de B’nai Brith à l’opposition des demandeurs à sa requête en autorisation d’intervenir
[53] B’nai Brith répond que son intervention vise à garantir que la Cour n’emploie pas involontairement un stéréotype lorsqu’elle évalue le caractère raisonnable de la décision du CCM concernant un juge juif.
[54] B’nai Brith précise qu’elle ne prétend pas que les plaintes initiales concernant le juge Spiro étaient motivées par l’antisémitisme, mais plutôt que les opinions antisémites persistent dans la conscience publique. B’nai Brith ajoute qu’il existe un risque que, consciemment ou inconsciemment, certains mythes ou stéréotypes fassent leur chemin dans le raisonnement et la prise de décisions judiciaires.
[55] B’nai Brith fait valoir que les demandeurs prient la Cour de conclure à une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Spiro à l’encontre des Palestiniens, des Arabes et des musulmans. B’nai Brith affirme que cette déduction repose sur un récit antisémite et sur la perception erronée de la double loyauté.
[56] B’nai Brith fait valoir que son point de vue garantira que le résultat de la demande ne sera pas influencé par l’antisémitisme.
E.
La réponse du PGC aux intervenants proposés
[57] Le PGC ne s’oppose pas à l’octroi de l’autorisation d’intervenir à l’égard du CFE, de l’ACPPU ou de B’nai Brith.
[58] Cependant, le PGC s’oppose à la demande du CFE et de l’ACPPU de déposer un témoignage d’expert en preuve. Le PGC soutient qu’un intervenant prend l’instance telle qu’il la trouve (Tsleil‑Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 174 aux para 54‑56 [Tsleil‑Waututh]). Le PGC fait également valoir que l’affaire Access Copyright n’appuie pas l’argument du CFE et de l’ACPPU selon lequel, en tant qu’intervenants, ils devraient être autorisés à soumettre un affidavit d’expert fournissant un contexte général sur la liberté académique. Le PGC note que, dans Access Copyright, des exceptions permettant à un demandeur, et non à un intervenant, de compléter le dossier devant la Cour lors d’un contrôle judiciaire, ont été traitées.
[59] Le PGC ajoute que le dépôt de nouveaux éléments de preuve retarderait l’audience de la demande et exigerait que le calendrier convenu soit modifié pour permettre de produire des éléments de preuve en réponse et de procéder aux contre‑interrogatoires.
V.
Le critère applicable aux requêtes en autorisation d’intervenir
[60] L’article 109 des Règles des Cours fédérales est ainsi libellé :
[61] Les critères énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges Inc. c Canada (Procureur général) (1989), [1990] 1 CF 74, 1989 CarswellNat 594 (TD) [Rothmans] continuent de guider la Cour dans sa décision d’accorder ou non le statut d’intervenant. Les orientations fournies ultérieurement par la Cour d’appel fédérale éclairent davantage l’examen par la Cour des critères et de leur application aux circonstances particulières. Selon les critères énoncés dans Rothmans, il convient de se poser les questions suivantes :
1) La personne qui se propose d’intervenir est‑elle directement touchée par l’issue du litige?
2) Y a‑t‑il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?
3) S’agit‑il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?
4) La position de la personne qui se propose d’intervenir est‑elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?
5) L’intérêt de la justice sera‑t‑il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?
6) La Cour peut‑elle entendre l’affaire et statuer sur le fond sans autoriser l’intervention?
[62] Dans l’affaire Sport Maska Inc. c Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44 [Sport Maska], la Cour d’appel fédérale a précisé que les critères Rothmans ne sont pas exhaustifs et qu’ils doivent être abordés avec souplesse; ils ne s’appliqueront pas tous dans une affaire donnée, et le poids accordé à chacun d’eux devrait varier selon les circonstances (para 41‑42).
[63] Dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 13 [Conseil pour les réfugiés], le juge Stratas a noté que l’article 109, qui exige que les intervenants proposés décrivent comment leur intervention aidera à la détermination des questions de fait ou de droit (c.‑à‑d. l’utilité de l’intervention proposée), régit l’analyse et que tout critère jurisprudentiel énoncé en la matière n’est qu’une explication du sens de cette règle (au para 5). Le juge Stratas a intégré les directives de Sport Maska, s’est appuyé sur le critère établi dans Canada (Procureur général) c Kattenburg, 2020 CAF 164 [Kattenburg], et a formulé le critère comme suit (Conseil des réfugiés, au para 6) :
I. La personne qui se propose d’intervenir fournira d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions. Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :
a) Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?
b) Quelles observations l’intervenant éventuel a‑t‑il l’intention de présenter concernant ces questions?
c) Les observations de l’intervenant éventuel sont‑elles vouées à l’échec?
d) Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront‑elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?
II. La personne qui se propose d’intervenir doit avoir un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour;
III. Il est dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée.
[64] La jurisprudence sur les critères qui guident l’octroi d’une autorisation d’intervenir est cohérente : les questions primordiales dans la détermination d’une requête en intervention sont de savoir si l’intervention proposée serait dans l’intérêt de la justice et si l’intervenant proposé apportera des perspectives différentes et utiles à la Cour, lesquelles l’aideront à statuer sur les questions en jeu : voir par exemple Gordillo c Canada (Procureur général), 2020 CAF 198, aux para 9, 14 et 18 [Gordillo]; Kattenburg, au para 8; Sport Maska, au para 42; Conseil pour les réfugiés, au para 6; Air Passenger Rights c Canada (Procureur général), 2021 CAF 201, au para 34.
VI.
Faut‑il accorder l’autorisation aux intervenants proposés?
A.
Commentaires généraux
[65] En ce qui concerne les observations des demandeurs en réponse aux requêtes des intervenants proposés, les demandeurs ne peuvent pas [traduction] « consentir »
à l’intervention du CFE et de l’ACPPU. Ils ne peuvent que l’appuyer, s’y opposer ou s’abstenir de prendre position. Il appartient à la Cour de déterminer s’il convient d’accorder l’autorisation à une partie intervenante (Gordillo, aux para 5 et 6).
[66] Les demandeurs s’opposent fermement à l’intervention de B’nai Brith; toutefois, certaines de leurs objections sont incohérentes, car les mêmes objections pourraient s’appliquer à l’intervention du CFE et de l’ACPPU, qu’ils appuient. Par exemple, les demandeurs soutiennent que le PGC, en tant que défendeur, défendra le caractère raisonnable de la décision du CCM, qui, selon eux, [traduction] « est la seule question dont la Cour est saisie »
Selon ce même raisonnement, l’intervention d’autres personnes n’est pas nécessaire, car les demandeurs adopteront l’autre point de vue et feront valoir que la décision n’est pas raisonnable.
[67] Les demandeurs affirment que la présente demande ne porte pas sur la race, la religion, les opinions sur le conflit israélo‑palestinien ou les contributions communautaires du juge Spiro, ni sur l’antisémitisme. Ils soutiennent que les seuls faits pertinents sont l’ingérence du juge Spiro dans le processus d’embauche, les plaintes résultant de cette ingérence et la décision du CCM selon laquelle aucune autre action n’est justifiée.
[68] Cependant, les demandeurs ont évoqué le soutien du juge Spiro à Israël dans leurs arguments, selon lesquels le comité d’examen a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas crainte raisonnable de partialité. Par exemple, les demandeurs font référence au fait que le juge Spiro était impliqué au sein du CIJA et qu’il avait exprimé son opinion selon laquelle préconiser une [traduction] « solution à un seul État »
au conflit israélo‑palestinien revient à préconiser la disparition d’Israël en tant qu’État juif. En outre, les demandeurs font également mention de la lettre de 2009 du juge Spiro, où il exprimait sa préoccupation quant au fait qu’une conférence proposée par l’Université de York pourrait être un forum pour la propagande anti‑israélienne.
[69] Les demandeurs soutiennent également que le comité d’examen a rejeté les préoccupations de partialité sans aborder la partialité anti‑palestinienne, distincte de la partialité anti‑arabe ou anti‑musulmane. Les demandeurs ont clairement indiqué que [traduction] « [c]ette affaire implique un racisme et des stéréotypes à l’égard des Arabes et des musulmans en général, et des Palestiniens en particulier »
.
[70] Le vice‑président a également indiqué que les plaintes soulevaient des inquiétudes quant à l’indépendance et à l’impartialité du juge Spiro, ainsi qu’un parti pris contre les Palestiniens, les Arabes et les musulmans.
[71] Les demandeurs semblent également chercher à élargir la question en faisant valoir que la décision du comité d’examen montre que le CCM a toléré ou ignoré un comportement discriminatoire, un profilage racial ou des stéréotypes à l’égard de groupes identifiables de la part de membres de la magistrature (c’est‑à‑dire au‑delà de la conduite spécifique reprochée à un juge).
[72] Bien que la question dont la Cour est saisie ne devrait porter, comme l’affirment les demandeurs, que sur la conduite du juge Spiro relativement au processus de sélection académique de l’Université de Toronto, les demandeurs ont noté les affiliations et le soutien du juge Spiro à Israël, qui semblent soulever, du moins indirectement, la question de sa foi.
[73] Le but de l’intervention de B’nai Brith, qui est de s’assurer que l’issue de la demande n’est pas influencée par l’antisémitisme, repose sur l’idée que l’antisémitisme est à la base des plaintes. Je ne suis pas d’avis que les plaintes déposées auprès du CCM, la décision ou les observations des parties laissent entendre que l’antisémitisme est un problème. Toutefois, la suggestion de B’nai Brith selon laquelle les allégations de partialité ou la perception de partialité à l’encontre du juge Spiro sont fondées, en partie, sur ses affiliations et sa foi ne peut être rejetée.
B.
Les critères Rothmans
[74] Si l’on examine les critères Rothmans applicables, tels qu’ils ont été développés dans la jurisprudence, certains ne soutiennent pas les interventions proposées. Toutefois, d’autres facteurs favorisent l’intervention dans les circonstances, notamment : les intérêts réels des intervenants proposés; l’utilité des interventions proposées pour apporter une perspective différente liée au contexte sous‑jacent aux plaintes; les intérêts de la justice, notamment l’intérêt public, tel que représenté par les intervenants proposés.
[75] Malgré leurs observations, les intervenants proposés ne seront pas « directement »
touchés par l’issue de la présente demande. L’issue de la demande déterminera si la décision du CCM de ne pas constituer de comité d’enquête et de classer les plaintes contre le juge Spiro est raisonnable, ou si le processus du CCM a été équitable pour les demandeurs sur le plan procédural. Le juge Spiro sera directement touché par le résultat. La possibilité de répercussion sur la liberté académique, qui constitue la principale préoccupation du CFE et de l’ACPPU, a été abordée dans d’autres forums et pourrait continuer à l’être par d’autres moyens. La suggestion contenue dans certaines des plaintes et dans les observations du CFE et de l’ACPPU selon laquelle il y a une ingérence du pouvoir judiciaire en général (ou qu’il pourrait y avoir une telle ingérence) dans la liberté académique n’est pas étayée par quoi que ce soit dans ce dossier.
[76] De même, je ne suis pas convaincu que le résultat de la présente demande aura des répercussions directes sur B’nai Brith. Je ne suis pas d’accord avec la description de B’nai Brith selon laquelle il y a [traduction] « un récit antisémite au cœur de cette affaire »
. Comme nous venons de l’indiquer, aucune des plaintes ou observations ne suggère une quelconque tonalité antisémite.
[77] En ce qui concerne la question de savoir si les positions des intervenants proposés sont adéquatement défendues par les parties, le CFE et l’ACPPU cherchent à mettre l’accent sur la liberté académique et sur le fait que le CCM n’a pas su apprécier la gravité de la conduite du juge Spiro, en termes de répercussions sur la liberté académique. Les demandeurs abordent cette question, mais pas dans la même mesure que ne le font le CFE et l’ACPPU.
[78] Le défendeur, le PGC, ne s’étend pas sur la question de la liberté académique, bien qu’il reconnaisse le contexte des plaintes.
[79] B’nai Brith propose de se concentrer sur la question de savoir si une personne juive qui soutient Israël est perçue comme ayant un parti pris contre les Palestiniens, les musulmans et les Arabes ou, plus largement, si un juge de toute confession ou ayant des opinions sur certains conflits géopolitiques peut statuer de manière impartiale.
[80] Cette question est abordée de façon plus générale par le défendeur, qui fait notamment référence à la jurisprudence, dont CSF du Yukon, cas dans lequel la Cour suprême a noté, entre autres commentaires sur la question, que l’impartialité judiciaire ne signifie pas qu’un juge ne doit avoir aucun lien avec les intérêts d’une race, d’une nationalité ou d’une religion en particulier (au para 61). Cependant, le défendeur ne propose pas d’aborder les questions plus spécifiques soulevées par B’nai Brith.
[81] Comme le fait remarquer B’nai Brith, toutes les plaintes déposées auprès du CCM, ainsi que l’avis de demande et le mémoire des faits et du droit des demandeurs, soulèvent la question de la partialité du juge Spiro. B’nai Brith affirme que les allégations de partialité découlent – du moins en partie – de la foi juive du juge Spiro et de son soutien à Israël.
[82] Il existe également un intérêt public dans la détermination de la présente demande. La communauté universitaire et le public, représentés par plusieurs organisations qui ont déposé des plaintes auprès du CCM, sont clairement intéressés. D’autres membres du public peuvent également être plus généralement intéressés par l’issue de toute procédure concernant la conduite des juges.
[83] Le CFE, l’ACPPU et B’nai Brith ont tous démontré leur intérêt véritable pour l’affaire dont est saisie la Cour et possèdent les connaissances et l’expérience des questions qu’ils se proposent d’aborder dans leurs observations (Conseil des réfugiés, au para 6).
[84] Comme l’a expliqué le juge Rennie dans l’affaire Gordillo, au paragraphe 12, il doit exister un lien entre le point en litige et le mandat et les objectifs de la personne qui souhaite intervenir. Un intérêt véritable peut être établi par l’expertise, l’expérience ou la perspective unique qu’un intervenant proposé apporte à une question en litige. Il doit y avoir plus qu’un intérêt « nature “jurisprudentielle” »
dans la seule question juridique.
[85] Le lien qui unit le CFE et l’ACPPU – qui mettent tous deux l’accent sur la liberté académique – et la question du caractère raisonnable de la décision du CCM est le contexte qui sous‑tend les plaintes. Les demandeurs soutiennent que le CCM a minimisé la gravité des répercussions de la conduite du juge Spiro sur la liberté académique. Le CFE et l’ACPPU ont une perspective et une expérience uniques en matière de liberté académique, laquelle représente le contexte de la conduite qui sous‑tend les plaintes.
[86] Le lien entre B’nai Brith – qui met l’accent sur la question de la crainte de partialité fondée sur l’affiliation – et la question du caractère raisonnable de la décision du CCM est également lié au contexte de la conduite qui sous‑tend les plaintes. Toutes les plaintes ont soulevé la question de la partialité ou de la crainte raisonnable de partialité, et les demandeurs soutiennent que le CCM a commis une erreur dans sa décision sur cette question. B’nai Brith a une perspective sur certains aspects particuliers de la question.
[87] Pour évaluer l’utilité de l’intervention proposée, comme l’exige l’article 109, j’ai examiné les questions formulées par le juge Stratas dans l’affaire Conseil des réfugiés, au paragraphe 6.
[88] Le CFE et l’ACPPU donneront leur point de vue et développeront sur la question de la liberté académique et des répercussions de l’interférence judiciaire, telle que soulevée par les demandeurs. Il est trop tôt pour établir si les observations du CFE et de l’ACPPU contribueront à trancher les questions en litige dans le cadre de la procédure.
[89] B’nai Brith propose d’axer ses observations sur les mythes et stéréotypes antisémites, ce qui, à mon avis, n’est pas la question dont la Cour est saisie. Cependant, B’nai Brith peut fournir une perspective sur la question de la partialité et de la perception de la partialité fondée sur la foi et d’autres affiliations, telle qu’elle se présente dans les circonstances de la présente demande. Encore une fois, il est trop tôt pour tirer des conclusions quant à savoir si les observations de B’nai Brith aideront la Cour à trancher les questions dont elle est saisie.
[90] Quoiqu’il en soit, l’intervention proposée par le CFE, l’ACPPU et B’nai Brith apportera des perspectives supplémentaires et uniques concernant le contexte sous‑jacent des plaintes traitées par le CCM.
[91] En ce qui concerne les intérêts de la justice, dans l’affaire Gordillo, au paragraphe 18, le juge Rennie a dressé une liste non exhaustive des considérations qui sont pertinentes pour ce facteur :
[Les facteurs à prendre en compte] peuvent inclure les suivants : la partie qui présente la requête prévoit‑elle s’en tenir au cadre de l’instance existante; a‑t‑elle l’intention d’ajouter des éléments au dossier de preuve; a‑t‑elle participé à des instances antérieures; les questions en litige dont la Cour a été saisie ont‑elles une dimension publique susceptible d’être éclairée par les perspectives des intervenants; l’intervention devrait‑elle être assujettie à certaines conditions; l’intervention a‑t‑elle été faite en temps opportun ou retardera‑t‑elle l’audience et portera‑t‑elle préjudice aux parties?
[Renvois omis.]
[92] Le juge Stratas a fourni une liste similaire de considérations dans l’affaire Conseil des réfugiés, au paragraphe 9. Concernant l’aspect de l’intérêt public, le juge Stratas a établi, entre autres considérations, la question de savoir si « [l]’affaire a [...] pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle? »
.
[93] Comme il est indiqué précédemment, la demande a soulevé des questions relatives à la liberté académique et à la crainte de partialité, lesquelles font partie du contexte sous‑jacent, ont une dimension plus publique et pourraient être éclaircies par les intervenants proposés. Toutefois, les observations des intervenants doivent rester liées aux questions soulevées dans la demande et le dossier de la Cour, et ne doivent pas être utilisées pour faire valoir des positions qui ne sont pas pertinentes pour la demande. Les questions dont la Cour est saisie portent sur le caractère raisonnable de la décision du CCM de ne pas constituer un comité d’enquête pour approfondir les plaintes, et sur l’équité procédurale du processus du CCM.
[94] Les intervenants proposés s’engagent à ne pas retarder la procédure et ont proposé des conditions possibles pour leur intervention, y compris la limitation de la longueur de leurs observations écrites et orales. La proposition du CFE et de l’ACPPU de déposer des preuves supplémentaires est rejetée, pour les raisons expliquées ci‑dessous.
[95] En conclusion, j’estime que les intervenants proposés ont un intérêt véritable dans la demande et que les interventions conjointes du CFE et de l’ACPPU, ainsi que de B’nai Brith sont dans l’intérêt de la justice. Les connaissances et les différentes perspectives des intervenants permettront d’éclairer le contexte qui sous‑tend les questions dans le cadre de la présente demande.
VII.
Le CFE et l’ACPPU ne peuvent pas introduire de témoignage d’expert en preuve.
[96] Le CFE et l’ACPPU soutiennent que l’affidavit d’expert qu’ils proposent devrait être accepté à titre d’exception à la règle générale puisqu’il fournira un contexte qui aidera la Cour à comprendre les répercussions de l’omission du CCM de tenir compte de la gravité de la conduite du juge Spiro.
[97] Je ne suis pas d’accord. Je n’accorde pas l’autorisation au CFE et à l’ACPPU de déposer un affidavit d’expert en preuve sur les principes et l’histoire de la liberté académique. L’intervention du CFE et de l’ACPPU doit se limiter au dossier et aux questions dont la Cour est saisie. Les observations proposées sur la liberté académique fourniraient un contexte, mais la présente demande n’aura aucune incidence sur la liberté académique. Le CFE et l’ACPPU ont habilement exprimé leurs préoccupations concernant la liberté académique dans leurs observations sur cette requête, et ils auront de nouveau l’occasion de le faire dans leurs observations dans le cadre de la demande. Aucun avis d’expert ou autre preuve supplémentaire n’est nécessaire.
[98] En outre, les exceptions à la règle générale selon lesquelles la Cour statue sur une requête en se basant sur le dossier dont disposait le décideur ont été établies pour les parties à la procédure, et non pour les intervenants, et ne sont donc pas en jeu. En outre, l’introduction de nouvelles preuves entraînerait un contre‑interrogatoire et aurait des répercussions sur l’ordre de progression de la présente demande. Cela n’est pas dans l’intérêt de la justice.
[99] Dans l’affaire Tsleil‑Waututh, au paragraphe 54, le juge Stratas a fait remarquer que :
Devant la présente Cour, un intervenant n’est pas un demandeur; voir l’affaire Tsleil‑Waututh Nation, précitée. Un intervenant ne peut pas présenter de nouvelles questions, ni demander un redressement qui n’a pas été demandé par un demandeur. Un intervenant doit plutôt se limiter aux questions qui ont déjà été soulevées dans l’instance, c’est‑à‑dire, à la portée des avis de requête. Dans la même veine, un intervenant ne peut pas présenter une nouvelle preuve. Voir, de façon générale, la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 151, [2016] 1 RCF 686.
[Non souligné dans l’original.]
[100] Dans l’affaire Canada (Procureur général) c Canadian Doctors for Refugee Care, 2015 CAF 34, au paragraphe 19, le juge Stratas a formulé une remarque similaire :
Les avis de demande et avis d’appel servent à cerner les questions en litige dans le cadre d’une instance. Les parties à l’instance montent leur dossier de preuve et élaborent les arguments qu’ils entendent présenter en fonction de ces questions soigneusement cernées. Le tiers qui souhaite prendre part à l’instance à titre d’intervenant doit composer avec ces questions telles qu’elles sont formulées : il ne peut y apporter des modifications ou des ajouts. Ainsi, suivant l’alinéa 109(2)b) des Règles, la personne désireuse d’intervenir doit démontrer en quoi sa contribution ferait progresser le débat sur les questions déjà en jeu, et non pas indiquer de quelle façon elle entend modifier ces questions.
[Non souligné dans l’original.]
[101] Dans l’affaire Access Copyright, le juge Stratas a expliqué les considérations qui justifient la règle générale et a identifié des exceptions en tenant compte de celles‑ci, de même que de la distinction existant entre le rôle du décideur et celui de la Cour en matière de contrôle judiciaire (para 19‑20). L’exception des « informations générales »
a été expliquée au paragraphe 20 :
Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c Canada (Conseil du Trésor) (1999), 1999 CanLII 8044 (CF), 168 FTR 273, au paragraphe 9). On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond.
[102] Même si les exceptions à la règle générale s’appliquaient aussi aux intervenants, l’affidavit d’expert proposé n’est pas nécessaire pour que la Cour comprenne le contexte sous‑jacent aux questions soulevées dans la demande; de plus, il risquerait de porter au‑delà de la question dont la Cour est saisie concernant la décision du CCM.
ORDONNANCE dans le dossier T‑1005‑21
LA COUR ORDONNE :
La requête en intervention du Centre for Free Expression [le CFE] et de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université [l’ACPPU] est accueillie aux conditions suivantes :
Le CFE et l’ACPPU peuvent déposer un mémoire des faits et du droit conjoint ne dépassant pas 15 pages, à l’exclusion des pages de couverture et de la liste de jurisprudence et de doctrine, au plus tard le 28 mars 2022.
Le mémoire conjoint devrait se limiter, comme le proposent le CFE et l’ACPPU, aux questions de liberté académique et aux répercussions sur la liberté académique qu’ont l’intervention du juge Spiro dans le processus de sélection à l’Université de Toronto et le fait que le CCM n’a pas examiné cette question.
Le CFE et l’ACPPU peuvent comparaître et présenter des observations orales lors de l’audition de la demande, pour une durée maximale de 15 minutes.
Tout document signifié à une partie doit également être signifié au CFE et à l’ACPPU.
Le CFE et l’ACPPU ne demandent aucuns dépens et aucuns dépens ne seront adjugés à son encontre.
La requête de la Ligue des droits de la personne de B’nai Brith [B’nai Brith] visant à obtenir l’autorisation d’intervenir est accueillie aux conditions suivantes :
B’nai Brith peut déposer un mémoire des faits et du droit ne dépassant pas 15 pages, sans compter les pages de couverture et la liste des autorités, au plus tard le 28 mars 2022.
Le mémoire devrait se concentrer sur la question de savoir comment les affiliations ou les positions d’un juge sur les conflits géopolitiques peuvent ou non affecter son impartialité, car ces questions se posent dans les circonstances de la présente demande.
B’nai Brith peut comparaître et présenter des observations orales lors de l’audition de la demande, pour une durée maximale de 15 minutes.
Tout document signifié à une partie doit également être signifié à B’nai Brith.
B’nai Brith ne demande aucuns dépens et aucuns dépens ne seront adjugés à son encontre.
« Catherine M. Kane »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1005‑21
|
INTITULÉ :
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CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS CANADIENS, CRAIG SCOTT, LESLIE GREEN, ASSOCIATION DES AVOCATS ARABO‑CANADIENS, VOIX JUIVES INDÉPENDANTES CANADA ET ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCAT(E)S MUSULMAN(E)S c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE ET LE CENTRE FOR FREE EXPRESSION ET L’ASSOCIATION CANADIENNE DES PROFESSEURES ET PROFESSEURS D’UNIVERSITÉ ET LA LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE B’NAI BRITH CANADA
|
REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
|
|
ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
LA JUGE KANE
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 9 mars 2022
|
OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :
Alexi N. Wood, Laura MacLean et Sameha Omer
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Michael H. Morris
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
Andrew Bernstein, Yael Bienenstock et Adrienne Oake
|
Pour l’intervenante B’NAI BRITH
|
David Wright, Rebecca R. Jones, Sarah Godwin et Immanuel Lanzaderas
|
pour les intervenants CFE et ACPPU
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
St. Lawrence Barristers LLP
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
Torys LLP
Toronto (Ontario)
|
Pour l’intervenante B’nai Brith
|
Ryder Wright Blair & Holmes LLP
Toronto (Ontario)
Association canadienne des professeures et professeurs d’université
Ottawa (Ontario)
|
pour les intervenants CFE et ACPPU
|