Dossier : T-1342-21
Référence : 2022 CF 305
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 4 mars 2022
En présence de monsieur le juge Fothergill
ENTRE :
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BEN FLOCK
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Ben Flock demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente [l’agente] de l’Agence du Revenu du Canada [l’ARC] l’a jugé inadmissible à la prestation canadienne de la relance économique [la PCRE]. L’agente a conclu que M. Flock ne pouvait pas toucher la PCRE parce qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ en revenu net de travail indépendant durant la période de référence.
[2] M. Flock était admissible à la prestation canadienne d’urgence [la PCU] et a effectivement reçu des versements. Il soutient que la transition de la PCU vers la PCRE devait se faire sans heurt et qu’il est inéquitable et injuste qu’il ait touché la PCU, mais se soit vu refuser la PCRE alors que sa situation financière n’avait pas changé.
[3] La PCU et la PCRE ont été mises en place par deux lois différentes, et les critères d’admissibilité ne sont pas les mêmes. Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus dans la loi et ne sont pas discrétionnaires, et l’agente n’avait d’autre choix que de les appliquer. Elle a raisonnablement conclu que M. Flock n’était pas admissible à la PCRE.
[4] M. Flock a eu l’occasion de présenter sa cause à l’ARC à trois reprises. Il a bénéficié d’une occasion pleine et équitable de présenter des observations, et l’agente en a tenu compte lorsqu’elle a rendu sa décision. La décision de celle-ci était équitable sur le plan procédural.
[5] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.
II.
Le contexte
[6] M. Flock est un photographe d’affaires et d’événements travaillant à son compte à Toronto, en Ontario. En raison des mesures de santé publique découlant de la pandémie de COVID-19, presque tous ses engagements professionnels ont pris fin après mars 2020.
[7] En 2019, M. Flock a déclaré un revenu d’entreprise brut de 17 833 $ et un revenu net d’un travail indépendant de 3 083 $. En 2020, il a déclaré un revenu brut de profession libérale de 3 502 $ et une perte nette d’un travail indépendant de 10 591 $.
[8] M. Flock a présenté une demande de PCU et a touché des prestations du 15 mars au 26 septembre 2020, soit la durée complète du programme. Il a ensuite présenté une demande de PCRE et a touché des prestations pendant quatre périodes de deux semaines, du 27 septembre 2020 au 21 novembre 2020.
[9] M. Flock a cessé de recevoir la PCRE entre le 2 décembre 2020 et le 6 février 2021 lorsqu’il s’est rendu aux États-Unis pour s’occuper de sa mère malade. À son retour, il s’est conformé à l’exigence de quarantaine. Il ne pouvait pas présenter de nouvelle demande de PCRE durant cette période.
[10] Pendant sa quarantaine, M. Flock a rempli sa déclaration de revenus et l’a envoyée tôt. Il a ensuite présenté une nouvelle demande de PCRE au début de mars 2021, puis a reçu un avis indiquant qu’il devait communiquer avec l’ARC concernant le processus de validation. Après l’examen qui a suivi, M. Flock s’est vu refuser la PCRE parce que ses déclarations de revenus de 2019 et de 2020 ne démontraient pas qu’il avait gagné le montant requis de 5 000 $ en revenu net d’un travail indépendant.
[11] Avant de recevoir la première décision, M. Flock a écrit à l’ARC le 10 mai 2021. Cela a incité l’ARC à rouvrir le dossier le 5 juin 2021. L’agent chargé de l’examen a confirmé que M. Flock n’était pas admissible à la PCRE. Ce dernier a été informé de la décision le 9 juin 2021.
[12] M. Flock a de nouveau écrit à l’ARC à la fin de juin 2021. Le deuxième examen a été affecté à l’agente en cause, qui a pris en considération les notes du premier agent d’examen, les déclarations de revenus de 2017 à 2020 de M. Flock et les lettres et autres documents qu’il avait présentés.
[13] L’agente a conclu que M. Flock n’avait pas gagné au moins 5 000 $ en revenu net d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou dans les 12 mois précédant la date de sa première demande de PCRE. La décision a été communiquée à M. Flock par une lettre datée du 15 juillet 2021.
III.
Les questions en litige
[14] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
Quelle est la norme de contrôle applicable?
La décision de l’agente était-elle raisonnable?
La décision de l’agente était-elle équitable sur le plan procédural?
IV.
Analyse
A.
Quelle est la norme de contrôle applicable?
[15] La décision de l’agente doit être examinée par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 16, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23). La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100). Ces critères sont remplis si les motifs fournis permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).
[16] L’équité procédurale est une question qu’il appartient à la Cour de trancher. La norme à appliquer pour déterminer si le décideur a respecté l’équité procédurale est généralement celle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 34, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC au para 79). La question ultime consiste donc à se demander si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre.
B.
La décision de l’agente était-elle raisonnable?
[17] La PCU a été créée le 25 mars 2020 par la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8 [la LPCU]. Le paragraphe 6(1) de cette loi prévoyait que les seules personnes admissibles à la PCU étaient les « travailleurs »
, au sens de la définition se trouvant à l’article 2, dont, entre autres, les revenus provenant d’un emploi, d’un travail qu’ils exécutent pour leur compte, d’allocations ou de prestations payées en vertu d’un régime en cas de grossesse ou de congé parental « s’élèvent à au moins cinq mille dollars »
.
[18] Le paragraphe 12(1) de la LPCU confère au ministre le pouvoir de demander le remboursement de tout trop-perçu auquel une personne n’avait pas droit. Cependant, au titre du Décret de remise visant la prestation canadienne d’urgence et la prestation d’assurance-emploi d’urgence, TR/2021-19 [le Décret de remise], les travailleurs autonomes qui ont reçu la PCU en fonction de leur revenu brut d’un travail exécuté pour leur compte ne sont pas visés par cette disposition. L’article premier du Décret de remise s’applique à quiconque : a) a touché la PCU si la personne aurait été admissible à l’allocation s’il avait été tenu compte du revenu brut du travail qu’elle exécute pour son compte; b) a présenté ses déclarations de revenus pour les années d’imposition 2019 et 2020 dans les délais prescrits.
[19] Le Décret de remise se limite à la PCU et son application n’a jamais été étendue à la PCRE. Bien qu’il garantisse à M. Flock qu’il n’aura pas à rembourser les versements de PCU qu’il a touchés, ce décret n’a aucune incidence sur son admissibilité à la PCRE.
[20] La PCRE a été créée le 2 octobre 2020 par la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [la LPCRE]. Les critères d’admissibilité se trouvent au paragraphe 3(1). Le revenu de la personne qui exécute un travail pour son compte est défini au paragraphe 3(2) comme « le revenu moins les dépenses engagées pour le gagner »
. Par conséquent, la cotisation de la personne qui travaille pour son compte est établie en fonction de son revenu net d’un travail indépendant après les dépenses et autres déductions, et non en fonction de son revenu brut tiré d’un travail indépendant.
[21] M. Flock affirme que la transition de la PCU vers la PCRE devait se faire sans heurt et qu’il est inéquitable et injuste qu’il ait touché la PCU, puis qu’on lui ait refusé la PCRE alors que sa situation financière n’avait pas changé. Il soutient que rien dans le questionnaire d’admissibilité qu’il a rempli ne laissait entendre que son admissibilité à la PCRE serait établie en fonction de son revenu net d’un travail exécuté pour son compte plutôt qu’en fonction de son revenu brut d’un travail exécuté pour son compte. Il mentionne qu’il a effectivement obtenu la PCRE pendant quatre périodes de deux semaines, du 27 septembre 2020 au 21 novembre 2020.
[22] Bien que les critiques de M. Flock à l’égard des différents critères d’admissibilité de la PCU et de la PCRE soient logiques, il s’agit plutôt d’une critique de la politique sous-jacente aux deux programmes législatifs que d’une plainte en justice. Il vaut peut-être la peine de mentionner que le Décret de remise avait pour but d’atténuer les effets de la confusion possible entourant l’admissibilité à la PCU, qui a été mise en place à court préavis au début d’une urgence de santé publique. Le Parlement n’était aucunement tenu d’étendre la portée du Décret de remise à la PCRE lorsque la nouvelle prestation a été mise en place sept mois plus tard.
[23] Les critères d’admissibilité établis au paragraphe 3(2) de la LPCRE sont prescrits par la loi et ne sont pas discrétionnaires. L’agente n’avait pas le choix de les appliquer. Même si M. Flock pouvait avoir raisonnablement pensé qu’il serait admissible à la PCRE parce qu’il avait déjà eu droit à la PCU, la doctrine juridique des attentes légitimes se limite à une réparation procédurale et ne garantit pas de résultat particulier. De plus, il ne peut pas y avoir préclusion face à une disposition explicite d’une loi : la loi est suprême (Centre hospitalier Mont-Sinaï c Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 aux para 35, 47).
[24] Je conclus donc que la décision de l’agente de refuser l’admissibilité de M. Flock à la PCRE était raisonnable.
C.
La décision de l’agente était-elle équitable sur le plan procédural?
[25] M. Flock soutient que la décision initiale datée du 3 juin 2021 a été prise sans qu’une discussion soit tenue avec l’agent de l’ARC affecté au dossier. Toutefois, il reconnaît qu’il a eu deux occasions de présenter sa cause lorsque sa demande de PCRE a été examinée par un deuxième agent, puis à nouveau par l’agente dont la décision est contestée dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[26] Les examens et les discussions qui ont suivi la décision initiale ont remédié à toute lacune procédurale qui pourrait avoir précédé celle-ci. M. Flock a bénéficié d’une occasion pleine et équitable de présenter des observations à l’ARC, et l’agente en a tenu compte lorsqu’elle a rendu sa décision. La décision de celle-ci était équitable sur le plan procédural.
V.
Conclusion
[27] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[28] Le défendeur sollicite les dépens. M. Flock n’était pas représenté par un avocat lors de la présente instance, mais ses arguments ont bien été pris en compte et n’étaient pas dénués de sens. Eu égard à l’ensemble des circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens contre lui.
[29] Le défendeur note que la partie défenderesse en l’espèce devrait être le procureur général du Canada plutôt que l’Agence du revenu du Canada et demande que l’intitulé de la cause soit modifié en conséquence.
JUGEMENT
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée, et aucuns dépens ne sont adjugés.
L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le procureur général du Canada soit désigné comme unique défendeur, avec effet immédiat.
« Simon Fothergill »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1342-21
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INTITULÉ :
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BEN FLOCK c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 2 MARS 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE FOTHERGILL
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 4 MARS 2022
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COMPARUTIONS :
Ben Flock
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Pour son propre compte
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Valantina Amalraj
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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