Date : 20220224
Dossier : IMM‑4468‑20
Référence : 2022 CF 255
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 24 février 2022
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
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BLERIM MARKU, FATBARDHA MARKU
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ET VIKTORIA MARKU
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] rendue le 28 août 2020 [la décision], par laquelle la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR rendue le 4 novembre 2016.
[2] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].
II.
Contexte
[3] Les demandeurs, Blerim Marku [le demandeur principal], son épouse Fatbardha Marku [la codemanderesse] et leur fille Viktoria Marku [la demanderesse mineure], sont tous trois des citoyens albanais.
[4] Les demandeurs se sont enfuis au Canada le 16 juin 2016 et ont demandé l’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi au motif qu’ils craignent que l’oncle du demandeur principal, Lutfi, s’en prenne à eux.
[5] Dans une décision rendue le 4 novembre 2016, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. La SPR a conclu que leur situation n’était liée à aucun des motifs prévus par la Convention au titre de l’article 96 de la Loi, qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que les demandeurs seraient exposés à une menace et que les demandeurs n’avaient pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État.
[6] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. La SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR, concluant que les demandeurs étaient crédibles, mais qu’ils n’avaient pas établi qu’ils étaient exposés à un risque prospectif en Albanie.
[7] Le 24 juillet 2019, j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire que les demandeurs avaient présentée à l’égard de la décision de la SAR et ordonné que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision [Marku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 991(Marku)]. J’ai conclu que la SAR avait déraisonnablement refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs au titre du paragraphe 110(4) de la Loi et qu’elle n’avait donc pas valablement évalué le risque auquel les demandeurs étaient exposés et la protection qui leur était offerte par l’État en Albanie.
[8] Dans la décision dont la Cour est saisie en l’espèce, un tribunal de la SAR différemment constitué a rejeté l’appel des demandeurs et a de nouveau confirmé la décision de la SPR. En un mot, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle une protection adéquate de l’État leur était offerte en Albanie.
[9] Le 23 septembre 2020, les demandeurs ont déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la seconde décision de la SAR. Les demandeurs sollicitent une ordonnance renvoyant l’affaire à la SAR pour une audience de novo.
III.
La décision faisant l’objet du présent contrôle
A.
Nouveaux éléments de preuve
[10] Les demandeurs avaient cherché à faire admettre trois nouveaux éléments de preuve avant la première audience de la SAR. Conformément aux motifs que j’ai exposés dans Marku, la SAR, dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle, a admis i) une lettre du père du demandeur principal datée du 17 novembre 2016 et ii) un rapport de police daté du 1er novembre 2016, mais a refusé d’admettre iii) une lettre de l’école de la demanderesse mineure datée du 9 décembre 2016.
[11] Dans le cadre du premier appel interjeté devant la SAR, les demandeurs avaient également cherché à faire admettre de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leurs observations concernant le risque prospectif auquel ils seraient exposés en Albanie. Dans sa première décision, la SAR a accepté ces éléments de preuve, qui étaient constitués de quatre articles/rapports sur les vendettas et les meurtres perpétrés par vengeance.
[12] Les demandeurs ont cherché à présenter des éléments de preuve supplémentaires dans le cadre du deuxième appel devant la SAR; il s’agissait de quatre nouveaux articles portant également sur les vendettas et les meurtres perpétrés par vengeance. La SAR a refusé d’admettre ces quatre articles parce qu’ils n’étaient pas accompagnés d’un mémoire expliquant comment ces nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi conformément au sous‑alinéa 3(3)g)(iii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles]. La SAR a également indiqué, après examen, qu’elle ne voyait pas en quoi les nouveaux éléments de preuve proposés étaient pertinents quant aux questions déterminantes.
B.
Audience
[13] Les nouveaux éléments de preuve présentés à la SAR (c.‑à‑d. ceux qu’elle avait accepté d’admettre) n’ayant fait naître aucune préoccupation quant à la crédibilité, la SAR a rejeté la demande d’audience.
C.
Décision sur le fond
[14] Même si elle a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs, la SAR a confirmé la décision de la SPR, qui avait conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une protection adéquate de l’État.
[15] La SAR a admis comme véridiques les prétentions suivantes :
En 1992, Lufti, l’oncle du demandeur principal, a assassiné son propre frère Hasan et a proféré des menaces à l’endroit du père du demandeur principal, Esat; il a été condamné à vingt ans de prison.
Le fait que Lutfi puisse chercher à se venger contre les demandeurs en lien avec le différend familial/litige foncier qui, en 1992, a éclaté entre les frères aînés, dont le père du demandeur principal.
Le fait que Lutfi est vivant, qu’il a été libéré de prison et qu’il a manifesté un intérêt à entrer en contact avec les demandeurs en se rendant à l’école de la demanderesse mineure et en lui posant des questions au sujet des demandeurs.
Le fait que les meurtres perpétrés par vengeance et les vendettas qui ont eu lieu en Albanie ont amené les demandeurs à croire que Lutfi pourrait exercer sa vengeance sur eux.
[16] Étant donné qu’aucun crime n’a été commis et qu’aucun problème n’est survenu au cours des 25 dernières années en dehors de l’incident relatif à l’école de la demanderesse mineure, la SAR a conclu que, si les demandeurs craignaient d’être victimes d’un crime, ils devaient solliciter la protection de l’État.
[17] Bien qu’elle n’ait pas souscrit à certaines des conclusions de la SPR, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que l’Albanie pouvait fournir aux demandeurs une protection adéquate de l’État. La SAR a conclu que les éléments de preuve documentaire objectifs indiquaient que, même si le mécanisme de protection de l’État albanais a été confronté à des problèmes de corruption et de ressources, l’Albanie avait démontré sa capacité à répondre aux préoccupations et pouvait offrir une protection adéquate, à défaut d’être parfaite, à ses citoyens.
[18] La SAR a en outre souligné que les demandeurs voulaient et pouvaient bénéficier d’une protection adéquate de l’État et que la police albanaise avait fait des efforts pour intervenir dans le différend qui a touché la famille des demandeurs.
IV.
Les questions en litige
[19] Il y a deux questions à trancher en l’espèce :
(1) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve?
(2) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une protection adéquate de l’État?
V.
Norme de contrôle applicable
[20] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25].
VI.
Analyse
A.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve?
[21] Dans le cadre d’un appel devant la SAR, l’appelant ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande d’asile ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet de sa demande d’asile [paragraphe 110(4) de la Loi].
[22] Conformément au sous‑alinéa 3(3)g)(iii) des Règles de la SAR, les appelants doivent présenter un mémoire contenant des explications complètes et détaillées sur la façon dont les éléments de preuve documentaire sur lesquels ils entendent s’appuyer sont conformes aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi.
[23] Les demandeurs soutiennent que les motifs pour lesquels la SAR a refusé d’admettre en preuve les quatre nouveaux articles au titre du paragraphe 110(4) de la Loi et du sous‑alinéa 3(3)g)(iii) des Règles de la SAR sont incompréhensibles. À l’appui, les demandeurs soulignent que deux des articles proviennent d’une source qui avait été acceptée dans le cadre du premier appel devant la SAR et allèguent que les deux autres articles sont manifestement pertinents du point de vue de la protection de l’État, qui est la question déterminante à l’origine du rejet de l’appel.
[24] Les demandeurs font en outre valoir que, bien qu’ils n’aient pas présenté de mémoire comme l’exigent les Règles de la SAR, l’article 53 des Règles de la SAR confère à la SAR le pouvoir discrétionnaire de modifier une règle ou de permettre à une personne de ne pas suivre une règle.
[25] Conformément aux Règles de la SAR, il incombe aux demandeurs de soumettre un mémoire démontrant la pertinence, l’importance, la nouveauté et la crédibilité des nouveaux éléments de preuve proposées; or, les demandeurs n’ont soumis aucun mémoire.
[26] La décision de la SAR de refuser d’admettre les nouveaux éléments de preuve était raisonnable. Non seulement les demandeurs n’ont pas soumis le mémoire exigé, mais les nouveaux éléments de preuve ne fournissent aucune explication à savoir pourquoi les demandeurs estimaient que les quatre articles étaient pertinents quant aux questions déterminantes.
[27] Les décisions invoquées par les demandeurs en ce qui concerne les éléments de preuve prétendument nouveaux diffèrent de la présente affaire. En outre, les demandeurs étaient représentés par un conseil qui connaissait bien la procédure à suivre puisqu’il avait déjà présenté de nouveaux éléments de preuve à deux reprises et avait pris part à un contrôle judiciaire portant sur des questions de preuve.
B.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une protection adéquate de l’État?
[28] Les personnes qui affirment être personnellement exposées à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au titre de l’article 97 de la Loi doivent également démontrer qu’elles ne peuvent pas ou ne veulent pas se réclamer de la protection de leur pays d’origine.
[29] Le critère pour déterminer si la protection de l’État est adéquate est bien établi [voir Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1993] 2 RCS 689 (CSC)]. Bien que les tribunaux doivent présumer que l’État est en mesure de protéger ses propres citoyens s’il a le contrôle de son territoire, de ses forces de sécurité et de son appareil judiciaire, cette présomption peut être réfutée par une preuve claire et convaincante, qui est à la fois fiable et probante, de l’incapacité de l’État à assurer cette protection [Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 aux para 28 et 30].
[30] Un tribunal ne peut présumer de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État sur la base de « sérieux efforts »
ou de « bonnes intentions »
; ce sont les résultats de ces efforts qui comptent. La véritable question est de savoir si l’État assure dans les faits une protection adéquate, et non s’il déploie des efforts suffisants en ce sens. Le simple fait de prendre des mesures n’est pas suffisant [Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CAF 178 aux para 31 à 33].
[31] Les demandeurs soutiennent que l’évaluation qu’a faite la SAR de la protection de l’État est [Traduction] « truffée d’incertitudes »
et que la conclusion de la SAR repose sur la prémisse erronée selon laquelle les simples efforts déployés par la police albanaise équivalent à une protection de l’État dont les demandeurs peuvent se prévaloir sur le terrain.
[32] J’estime que la SAR a effectué une analyse approfondie aussi bien des éléments de preuve se rapportant à la protection de l’État qui est offerte en Albanie de façon générale, que de ceux concernant la protection de l’État qui a été accordée aux demandeurs dans le contexte spécifique de leur différend familial.
[33] La SAR a souligné que les services de police et le système judiciaire albanais sont fonctionnels. Elle a reconnu que la police albanaise était confrontée à des problèmes de corruption (et de sexisme dans le cas des femmes portant plainte pour harcèlement sexuel et violence conjugale), mais a souligné que des efforts étaient déployés afin d’améliorer les choses. Il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que la preuve dont elle disposait ne donnait pas à penser que la police albanaise n’a pas la capacité de protéger ses citoyens.
[34] La SAR a en outre souligné que les demandeurs voulaient et pouvaient bénéficier de la protection de l’État qui leur était offerte en Albanie. La police a répondu à la plainte des demandeurs, a fait enquête pendant six mois et a sollicité l’intervention du bureau du procureur. La SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait aucune preuve claire et convaincante que la protection de l’État en Albanie n’était pas fonctionnelle sur le plan opérationnel et que les demandeurs ne pouvaient pas s’en prévaloir.
[35] Bien que je sois sensible au souci du demandeur principal pour sa famille et que j’aie conscience que l’Albanie est confrontée à certains problèmes en ce qui concerne la protection de l’État, la preuve dont dispose la Cour n’établit pas que la protection de l’État est inadéquate au point de rendre la décision de la SAR déraisonnable.
[36] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑4468‑20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a pas de question à certifier.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑4468‑20
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INTITULÉ :
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BLERIM MARKU, FATBARDHA MARKU et VIKTORIA MARKU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 février 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MANSON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 24 FÉVRIER 2022
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COMPARUTIONS :
BLERIM MARKU
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POUR LES DEMANDEURS
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STEPHEN JARVIS
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BLERIM MARKU
(POUR SON PROPRE COMPTE)
ETOBICOKE (ONTARIO)
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POUR LES DEMANDEURS
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
TORONTO (ONTARIO)
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POUR LE DÉFENDEUR
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