Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220307


Dossier : IMM-7876-19

Référence : 2022 CF 311

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

RAFAEL CHOWDHURY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le Parti nationaliste du Bangladesh (PNB) est un parti politique. La présente demande de contrôle judiciaire, comme d’autres qu’a eues à trancher la Cour, porte sur la qualification du PNB à titre d’organisation qui s’est livrée au terrorisme et sur l’interdiction de territoire d’un ancien membre du PNB prononcée au titre de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Plus particulièrement, la présente demande porte sur le moment où les événements qualifiés d’actes de terrorisme se sont produits, sur la question de savoir si le moment où les événements se sont produits est pertinent à l’égard de l’interdiction de territoire prononcée au titre de l’alinéa 34(1)f) et sur le caractère raisonnable des conclusions tirées par un agent d’immigration à cet égard.

[2] Rafael Chowdhury était membre du PNB avant décembre 2012, date à laquelle il s’est enfui au Canada après avoir été persécuté par la Ligue Awami, le parti politique au pouvoir au Bangladesh. En janvier 2018, la Section de la protection des réfugiés a accueilli sa demande d’asile. À la suite d’un examen sécuritaire, la demande de M. Chowdhury a été renvoyée à un agent principal. Après avoir reçu les observations de M. Chowdhury, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme et que M. Chowdhury était interdit de territoire à titre de membre du PNB.

[3] Je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable. L’agent a analysé la question de savoir si le PNB s’était livré au terrorisme en se fondant sur des événements survenus non seulement pendant que M. Chowdhury était membre du PNB, mais aussi après. Son analyse n’était pas conforme à la jurisprudence de la Cour concernant l’aspect temporel de l’appartenance à une organisation qui se livre au terrorisme. L’agent a également conclu que le PNB avait l’intention de tuer ou de blesser grièvement, parce que ce résultat était prévisible. Ainsi, il a appliqué à l’élément moral de l’acte consistant à se livrer au terrorisme une norme moins rigoureuse que la norme d’intention spécifique exigée par la loi. La décision de l’agent ne respectait pas les contraintes juridiques applicables et était donc déraisonnable.

[4] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. À leur demande, les parties disposeront de deux semaines pour présenter des observations écrites sur la question de savoir si la Cour devrait certifier une question grave de portée générale.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[5] M. Chowdhury soulève les questions suivantes dans sa demande :

  • (1) L’agent a-t-il commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme?

  • (2) L’agent a-t-il commis une erreur dans les conclusions qu’il a tirées au sujet de l’aspect temporel de l’appartenance de M. Chowdhury au PNB et de la question de la prévisibilité?

[6] Je conclus que la deuxième question est déterminante pour la présente demande. Bien que mes conclusions à cet égard touchent à certains éléments liés à la première question, je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la première question dans son ensemble.

[7] Les parties s’entendent pour dire, et je suis d’accord, que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne devrait pas trancher à nouveau la question, ni procéder à sa propre appréciation de la preuve, ni se demander comment elle aurait elle-même décidé de l’affaire : Vavilov, aux para 75, 125, 288-291. La Cour doit plutôt examiner la décision rendue par le décideur administratif et les motifs donnés et chercher à comprendre le raisonnement et à déterminer si la décision dans son ensemble possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 15, 83-86, 94-100.

III. Analyse

A. Le cadre juridique

(1) L’appartenance à une organisation qui s’est livrée au terrorisme

[8] Le paragraphe 34(1) de la LIPR prévoit que le fait d’être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme emporte interdiction de territoire pour raison de sécurité.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

[…]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[9] La norme des « motifs raisonnables de croire » énoncée à l’alinéa 34(1)f) est également reflétée dans la règle générale d’interprétation à l’article 33 de la LIPR :

Interprétation

Rules of interpretation

33. Les faits – actes ou omissions – mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[10] Un certain nombre de principes pertinents concernant le paragraphe 34(1) ont été élaborés dans la jurisprudence. Le premier porte sur le sens du terme « terrorisme » qui se trouve à l’alinéa 34(1)c). Dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, la Cour suprême du Canada a conclu que le terme tel qu’il était employé dans la disposition antérieure n’était pas imprécis au point d’être inconstitutionnel. Au paragraphe 98 de l’arrêt Suresh, la Cour a déclaré ce qui suit :

À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.

[Non souligné dans l’original.]

[11] Dans la présente affaire, l’agent a cité ce passage de l’arrêt Suresh, et les parties ne contestent pas la définition du terme « terrorisme » établi dans cet arrêt ni l’invocation de ce passage par l’agent.

[12] Les parties conviennent également que le fait que l’arrêt Suresh inclut dans la définition du terme « terrorisme » tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement » signifie qu’il doit exister une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves. Le fait de savoir que ces conséquences sont probables ou de faire preuve d’une insouciance ou d’un aveuglement volontaire à l’égard des conséquences d’une conduite, même violente, ne suffit pas : Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 au para 66; Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 aux para 41-43; Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 aux para 14-16.

[13] De plus, il est clair dans la jurisprudence que le fait d’« être membre » d’une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) n’exige pas une appartenance officielle à l’organisation, ni la complicité ou la participation à l’activité terroriste en tant que telle : Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 27, 29; B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 aux para 28-29; Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 aux para 22-27; Foisal, au para 11. Il n’est pas nécessaire non plus que le résident permanent ou l’étranger soit membre de l’organisation au moment du constat d’interdiction de territoire : Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326 aux para 16-29, 55; LIPR, art 33.

[14] La jurisprudence est un peu moins claire quant à la relation entre le moment où une personne était membre d’une organisation et le moment où l’organisation s’est livrée au terrorisme. L’aspect temporel de l’appartenance à une organisation était un élément important des arguments présentés par M. Chowdhury à l’agent et à la Cour.

(2) L’aspect temporel de l’appartenance à une organisation

[15] Après avoir cité le paragraphe 34(1) de la LIPR et le paragraphe 98 de l’arrêt Suresh, l’agent a renvoyé à la décision Yamani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457, rendue par notre Cour. Dans cette affaire, le demandeur avait été membre du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) à divers moments entre 1972 et 1992 : Yamani, aux para 17‑20. Le FPLP a été reconnu comme une organisation qui s’est livrée au terrorisme, notamment en ce qui concerne divers actes commis de 1972 à 1999 et par la suite : Yamani, aux para 31‑34. La juge Snider a rejeté les arguments de M. Al Yamani selon lesquels la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) avait commis une erreur en tenant compte d’actes de terrorisme perpétrés alors qu’il n’était pas membre de l’organisation. Ce faisant, elle a fait les déclarations suivantes aux paragraphes 11 et 12 de sa décision :

Simplement dit et contrairement à ce que prétend M. Al Yamani, le facteur temps n’est pas à prendre en compte dans le cadre d’une analyse en application de l’alinéa 34(1)f). S’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livre actuellement à des actes de terrorisme, s’est livrée à de tels actes dans le passé ou s’y livrera à l’avenir, cette organisation satisfait alors au critère énoncé à l’alinéa 34(1)f). Ainsi, la Commission n’a pas à examiner si l’organisation en cause a mis un terme à ses activités terroristes, ou encore ne s’était pas livrée à de telles activités pendant une certaine période de temps.

Le fait pour l’intéressé d’être membre de l’organisation échappe de même aux restrictions quant au temps. La question est de savoir si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Aucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes.

[Non souligné dans l’original.]

[16] La juge Snider a confirmé la décision Yamani dans une décision ultérieure concernant un demandeur qui était membre d’une organisation qui s’était déjà livrée à des actes visant à renverser un gouvernement ou à des actes de terrorisme, mais qui avait cessé de se livrer à de tels actes : Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1213 aux para 13, 22-30. Dans la décision Gebreab, la juge Snider a certifié la question de savoir si l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) pouvait être prononcée alors que l’organisation avait cessé de se livrer à des actes visant à renverser un gouvernement et à des actes de terrorisme. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la juge Snider et a répondu ainsi à la question certifiée : « Ce n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force » : Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274 au para 3.

[17] Le juge Mandamin a examiné les décisions Yamani et Gebreab dans sa décision El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612. Les faits dans l’affaire El Werfalli étaient différents, car le demandeur n’était pas membre de l’organisation à divers moments au cours de la période où l’organisation s’était livrée à des actes terroristes (comme dans l’affaire Yamani) ou après que l’organisation avait cessé de se livrer à des actes de terrorisme (comme dans l’affaire Gebreab). Le demandeur avait plutôt été et cessé d’être membre d’une organisation avant que celle-ci se livre au terrorisme : El Werfalli, aux para 3-4.

[18] Le juge Mandamin a conclu que le fait d’interpréter l’alinéa 34(1)f) de manière à associer rétroactivement des gens à des activités terroristes qui n’existaient pas encore au moment où ils faisaient partie de l’organisation signifierait que « [l]a possibilité qu’une organisation à laquelle a appartenu un étranger ou un résident permanent se livre dans le futur à des activités terroristes constitue[rait] une épée de Damoclès le menaçant indéfiniment » : El Werfalli, au para 62. Il a conclu que, puisque les faits en cause dans les affaires Yamani et Gebreab se rapportent à des situations où l’intéressé est membre d’une organisation qui s’est livrée au terrorisme dans le passé ou qui s’y livre, ces décisions ont valeur de précédent pour les affaires concernant de telles situations. Il était toutefois d’avis qu’elles n’ont pas statué sur la situation d’une personne qui a cessé d’être membre d’une organisation avant qu’elle ne se livre au terrorisme : El Werfalli, aux para 79-88. Dans une telle situation, le juge Mandamin a conclu que, pendant la période où une personne est membre d’une organisation, il doit exister « des motifs raisonnables de croire » que l’organisation pourrait se livrer à des actes de terrorisme, sans quoi il n’y a pas de lien entre l’appartenance à une organisation et le terrorisme, et l’alinéa 34(1)f) ne s’applique pas : El Werfalli, aux para 73-76.

[19] La Cour a souscrit au raisonnement énoncé dans la décision El Werfalli dans un certain nombre des décisions ultérieures : Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 au para 49; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189 [Chowdhury (2017)] aux para 13-20; Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 949 au para 29. Comme l’a fait remarquer le juge Southcott dans la décision Chowdhury (2017) — qui ne concernait pas le même demandeur qu’en l’espèce — la décision El Werfalli ne devrait pas être interprétée comme contredisant la décision Yamani, compte tenu des différences dans le contexte factuel des affaires : Chowdhury (2017), au para 21. La Section d’appel de l’immigration de la CISR a également adopté cette analyse : X (Re), 2019 CanLII 147466 (CA CISR) aux para 3, 19, infirmée pour d’autres motifs par Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Hamid, 2021 CF 288 aux para 43-47.

[20] Le ministre ne fait pas valoir en l’espèce que la décision El Werfalli est erronée ou qu’elle contredit la décision Yamani ou la décision Gebreab. Le ministre soutient plutôt que la décision El Werfalli est peu pertinente en l’espèce, car l’agent a effectué l’analyse requise et a conclu que le PNB s’était livré au terrorisme et que l’organisation avait l’intention requise de tuer ou de blesser grièvement un civil pendant la période où M. Chowdhury en était membre.

B. La décision de l’agent était déraisonnable.

[21] Pour les motifs suivants, je conclus que la décision de l’agent ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Plus particulièrement, je suis d’accord avec M. Chowdhury pour dire que l’analyse menée par l’agent pour déterminer si le PNB s’était livré au terrorisme était fondée en grande partie sur des événements qui se sont produits après qu’il a quitté l’organisation, que l’agent n’a pas examiné si, pendant que M. Chowdhury était membre du BNP, il existait des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livrerait par la suite au terrorisme, et que l’agent a inféré de la connaissance et de la prévisibilité des conséquences qu’il existait une intention de tuer ou de blesser grièvement pendant que M. Chowdhury était membre du PNB.

[22] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, l’agent a invoqué et reproduit les paragraphes 11 et 12 de la décision Yamani au début de sa décision. Il a ensuite résumé la preuve relative à la situation au Bangladesh et le rôle du PNB dans l’organisation et la conduite de grèves généralisées violentes et souvent mortelles, appelées hartals. Cette preuve comprenait de nombreuses citations d’un rapport publié par le Centre for Policy Dialogue en août 2014, d’un rapport publié par l’organisme International Crisis Group en avril 2016, d’un rapport publié par l’organisme Human Rights Watch en avril 2014, d’un rapport publié par l’organisme Asylum Research Consultancy en décembre 2016 et d’un rapport publié par le Programme des Nations Unies pour le développement en mars 2015.

[23] L’agent a ensuite reproduit les observations écrites du conseil de M. Chowdhury. Bien qu’il ne mentionne pas précisément les décisions El Werfalli, Mahjoub ou Chowdhury (2017) dans ses observations, le conseil a soutenu que, selon l’interprétation donnée à l’alinéa 34(1)f) par la Cour, il doit y avoir un lien temporel entre l’appartenance à une organisation et les motifs raisonnables de croire que l’organisation s’est livrée au terrorisme. Autrement dit, l’alinéa 34(1)f) ne vise pas les personnes qui étaient membres d’une organisation avant qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livrerait au terrorisme.

[24] S’appuyant sur la décision Yamani, l’agent a conclu qu’il n’était pas nécessaire que M. Chowdhury ait été membre du PNB au moment où certains actes de terrorisme précis ont été perpétrés. Il semble donc que la situation en l’espèce soit semblable à celle dans l’affaire Chowdhury (2017), dans le sens où le décideur « n’a fait aucune mention d’El Werfalli ou de Mahjoubi ou des principes tirés de ces décisions » : Chowdhury (2017), au para 22. Je prends le temps de noter qu’il n’est pas déraisonnable que l’agent n’ait pas cité expressément la décision El Werfalli ou les décisions qui l’ont suivie. Comme la Cour suprême l’a fait remarquer, une décision administrative ne ressemblera pas toujours à une décision judiciaire et elle ne fera pas nécessairement référence à tous les « précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » : Vavilov, aux para 91‑92. Néanmoins, un précédent sur la question soumise au décideur administratif aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables, de sorte qu’il serait déraisonnable que le décideur administratif applique la disposition sans égard à ce précédent : Vavilov, au para 112.

[25] Comme dans la décision Chowdhury (2017), je considère que la question pertinente n’est pas de savoir si l’agent a cité la décision El Werfalli, mais plutôt si l’agent, dans son analyse des faits et ses conclusions concernant l’interdiction de territoire de M. Chowdhury, a examiné les questions en litige et s’est fondé sur une interprétation conforme à la jurisprudence pertinente : Chowdhury (2017), aux para 23-26. Je conclus que ce n’était pas le cas.

[26] L’agent n’a pas fait de distinction dans son analyse entre les renseignements et la preuve concernant le PNB et ses tactiques relatives aux hartals en 2012 et avant, et en 2013 et après. Il s’agit d’un point important, car une grande partie des éléments de preuve concernaient les actes de violence commis par les membres du parti de l’opposition à partir de la fin octobre 2013 dans le cadre des [traduction] « élections parlementaires les plus violentes de l’histoire du pays » en janvier 2014. L’agent a plutôt évalué de façon générale si le PNB s’était livré au terrorisme en se fondant tout particulièrement sur les tactiques utilisées après octobre 2013. En effet, dans sa conclusion selon laquelle les tactiques employées par les dirigeants du PNB répondent à la définition d’activités terroristes énoncée dans l’arrêt Suresh, l’agent renvoie en particulier au passage [traduction] « armer ses supérieurs avec des bombes à essence ». Les seuls éléments de preuve cités par l’agent relativement à l’utilisation de « bombes à essence » concernaient des événements qui se sont produits de la fin de 2013 jusqu’aux élections de janvier 2014.

[27] Il ne fait aucun doute que l’agent a également tenu compte de la période pendant laquelle M. Chowdhury était membre du PNB. Il a conclu que [traduction] « le comportement violent des membres du PNB ne date pas d’hier » et que les membres [traduction] « commettent des actes criminels pour faire respecter les hartals depuis de nombreuses années, soit depuis au moins 2002 », citant à cet égard des données sur des incidents violents survenus entre 2002 et 2013. De plus, dans la présente affaire, contrairement à d’autres affaires dont la Cour a été saisie, l’agent a de toute évidence conclu que le PNB avait causé et ordonné des actes destinés à tuer ou à blesser grièvement à des fins visées par la définition du terrorisme : MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 au para 11; Rana, au para 66.

[28] Toutefois, je conclus que l’analyse effectuée par l’agent était déraisonnable à deux égards.

[29] Premièrement, en tenant compte de la période avant et après décembre 2012, l’agent n’a pas tiré de conclusion claire quant à savoir si la preuve démontrait que le PNB s’était livré au terrorisme lorsque M. Chowdhury était membre ou avant qu’il soit membre, ou s’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il se livrerait au terrorisme par la suite. Suivant le raisonnement du juge Southcott dans la décision Chowdhury (2017), je conclus que ce motif rend la décision déraisonnable : Chowdhury (2017), au para 13.

[30] Deuxièmement, dans son analyse, notamment en ce qui concerne la période antérieure à 2012 pendant laquelle M. Chowdhury était membre du PNB et dans la mesure où il a conclu que le PNB s’était livré au terrorisme pendant cette période, l’agent a appliqué à l’élément moral une norme moins rigoureuse que la norme d’intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement exigée par la définition du terrorisme adoptée dans l’arrêt Suresh. Selon l’agent, [traduction] « le résultat final » des tactiques utilisées dans les hartals [traduction] « était et est entièrement prévisible pour les dirigeants du PNB, puisque les hartals et autres affrontements précédents entre les membres du PNB et les membres de la Ligue Awami et entre les membres du PNB et la police ont causé des dommages importants aux biens publics et privés et ont causé de nombreux décès et blessures » [non souligné dans l’original]. Abstraction faite des dommages aux biens, qui ne sont pas visés par la définition du terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh, la principale conclusion de l’agent était que le PNB s’était livré à des tactiques dont le résultat final, la mort et les blessures graves, était [traduction] « entièrement prévisible ». Inférer une intention de tuer à partir de la connaissance des conséquences mortelles prévisibles ou probables des hartals revient en fait à appliquer une norme inférieure à celle exigée par l’arrêt Suresh. Compte tenu du raisonnement du juge Grammond dans la décision Foisal, je conclus que ce motif rend lui aussi la décision déraisonnable : Foisal, au para 15; voir aussi Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 [Islam (2021)] aux para 20-22; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 [Islam (2019)] aux para 12, 26, 31.

[31] À cet égard, je reconnais que, dans certaines décisions qu’elle a rendues, la Cour semble admettre qu’il est raisonnable d’inférer une intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement à partir de la connaissance des conséquences prévisibles ou du cautionnement de tels actes : Gazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94 aux para 30-31; SA c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494 au para 20; Saleheen, aux para 46-47, 50; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 899 aux para 30, 35-36; Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38 aux para 42-43. Selon M. Chowdhury, sa situation est différente, parce que les demandeurs dans ces affaires, à l’exception du demandeur dans l’affaire Gazi, étaient membres du PNB au moins jusqu’en 2014. Bien que je ne sois pas certain que le raisonnement dans ces affaires puisse être écarté pour ce motif, je conclus que l’approche adoptée dans les décisions Foisal, Islam (2021) et Islam (2019) est applicable et, dans la mesure où cette approche n’est pas compatible avec celle adoptée dans les décisions Gazi, SA, Saleheen, Khan et Miah, elle est à privilégier.

[32] Ces constatations étaient au cœur de la conclusion de l’agent selon laquelle M. Chowdhury était membre d’une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes de terrorisme. Je suis d’avis que les lacunes dans l’analyse de l’agent sont suffisamment capitales pour rendre sa décision déraisonnable et justifient que sa décision soit infirmée : Vavilov, au para 100.

[33] M. Chowdhury a également soutenu qu’il n’était pas raisonnablement possible, au vu du dossier soumis à l’agent et à la Cour, de conclure que le PNB s’est déjà livré à des activités terroristes au sens de l’alinéa 34(1)f). Cette question, qui est un élément de la première question soulevée par M. Chowdhury, met encore plus clairement en évidence les différences apparentes dans l’issue des affaires devant la Cour concernant l’appartenance au PNB. Comme le juge Grammond, je suis préoccupé par l’état de la jurisprudence de notre Cour en ce qui concerne le PNB et je me demande si les résultats divergents peuvent toujours s’expliquer par des divergences dans le dossier ou dans le raisonnement du décideur : Foisal, au para 25. Compte tenu de ces préoccupations et du fait que j’ai conclu que les erreurs décrites ci-dessus suffisent pour statuer sur la présente demande, j’estime qu’il vaut mieux ne pas examiner davantage la première question de M. Chowdhury au risque de contribuer à l’incertitude dans la jurisprudence alors que ce n’est pas nécessaire.

IV. Conclusion

[34] La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie, et la demande de résidence permanente présentée par M. Chowdhury, y compris la question de son interdiction de territoire prononcée au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[35] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier avant ou pendant l’instruction de la présente affaire. Toutefois, reconnaissant que leur point de vue à cet égard dépendait largement du raisonnement de la Cour, les parties ont demandé à la Cour de leur accorder la possibilité de présenter des observations sur la question une fois qu’ils auraient reçu les motifs du jugement de la Cour.

[36] Des questions ont été proposées en vue de la certification dans d’autres affaires concernant des membres du PNB, mais la Cour a refusé de les certifier pour divers motifs : Foisal, au para 25; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 aux para 38-46, et les décisions qui y sont citées. Dans les circonstances, je vais permettre aux parties de s’adresser à la Cour au sujet de la certification d’une question. Les parties peuvent présenter des observations écrites sur la question dans une lettre d’au plus deux pages, dans les deux semaines suivant la date du présent jugement. Les parties sont invitées à se consulter pour déterminer si elles peuvent présenter des observations conjointes à cet égard, et elles peuvent s’adresser à la Cour si elles ont besoin d’un court délai supplémentaire.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7876-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 13 décembre 2019 par laquelle un agent principal a déclaré M. Chowdhury interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est annulée, et la demande de résidence permanente du demandeur est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Dans une lettre d’au plus deux pages, les parties peuvent, conjointement ou séparément, dans les deux semaines suivant la date du présent jugement, présenter des observations écrites sur la question de savoir si la Cour devrait certifier une question grave de portée générale.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7876-19

 

INTITULÉ :

RAFAEL CHOWDHURY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Alp Debreli

 

Pour le demandeur

 

David Cranton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alp Debreli

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.