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Date : 20220303


Dossier : IMM‑1042‑20

Référence : 2022 CF 299

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 3 mars 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

NIGEL RAYMOND WEDDERBURN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle, le 15 janvier 2020, un agent a rejeté la demande de résidence permanente et d’exemptions fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire) que le demandeur avait présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I. Les faits à l’origine de la présente demande

[3] Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque. Il vit à Oshawa, en Ontario, avec sa conjointe de fait, leur fils âgé de cinq ans et le fils de sa conjointe, qui lui est âgé de 15 ans.

[4] Le demandeur est arrivé au Canada en tant que travailleur en juin 2014, grâce à un permis de travail qui était valide jusqu’en juin 2016. Au Canada, il a retrouvé une amie d’enfance, Kenisha Simms, qui est maintenant sa femme. Ils se sont mariés au Canada le 31 mars 2015. Leur fils est né le 16 mars 2016. Mme Simms (aussi appelée Mme Simms‑Wedderburn dans les documents) avait eu un autre fils, maintenant âgé de 15 ans, qui est le beau‑fils du demandeur.

[5] À son arrivée au Canada, le demandeur a fait des démarches pour divorcer de son ex‑épouse en Jamaïque. Lorsque M. Wedderburn a épousé Mme Simms, en mars 2015, son divorce en Jamaïque avait apparemment été prononcé.

[6] En juin 2016, le demandeur a présenté sa demande de résidence permanente parrainée par son épouse. Il a alors fourni les documents juridiques des tribunaux jamaïcains pour démontrer qu’il était divorcé de son ex‑épouse.

[7] Le demandeur a reçu une lettre d’« équité procédurale », datée du 2 mars 2018, l’informant qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) doutait qu’il ait été libre d’épouser sa répondante. La lettre l’informait qu’IRCC avait reçu de la part du bureau des visas de Kingston, en Jamaïque, des renseignements provenant du greffier adjoint du tribunal jamaïcain selon lesquels on ne disposait d’aucun document attestant qu’une requête en dissolution de son mariage avait été déposée auprès de la Cour suprême de la Jamaïque. La lettre l’informait également que la copie du jugement irrévocable déposé avec sa demande de résidence permanente n’était [traduction] « pas authentique ». Par conséquent, son mariage avec sa répondante n’était [traduction] « pas valide ». Il lui était demandé de transmettre tout renseignement ou tout document pertinents en réponse dans un délai de 30 jours.

[8] Dans les 30 jours suivants, le demandeur n’a pas répondu à la lettre d’équité procédurale. Mais il a pris d’autres mesures. Il a obtenu une ordonnance de la Cour supérieure de l’Ontario, datée du 14 septembre 2018, donnant effet à son divorce d’avec son épouse jamaïcaine. En octobre 2018, il a déposé un dossier contenant des renseignements supplémentaires à l’appui de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[9] Entre autres renseignements supplémentaires, le demandeur a indiqué que son ex‑épouse en Jamaïque lui avait fourni un jugement irrévocable qu’elle disait avoir obtenu du Bureau du greffier général de la Jamaïque. Il a également déclaré ce qui suit :

  • [traduction] « À mon insu, mon ex‑femme a communiqué avec les services de l’immigration du Canada et les a informés que le divorce avait été obtenu de manière frauduleuse […] »;

  • [traduction] « [Je] ne savais pas que mon ex‑femme m’avait transmis un document de divorce frauduleux »;

  • [traduction] « Ne sachant pas que ce document de divorce était un faux, j’ai demandé la main de la femme de ma vie, Kenisha Simms, et je l’ai épousée ».

[10] M. Wedderburn a également demandé, en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, à être exempté de l’application de quelques dispositions de cette loi, dont le paragraphe 16(1), et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR]. Pour justifier sa demande d’exemption, il a déclaré qu’il n’avait [traduction] « pas sciemment fait de fausses déclarations à propos de [s]on état matrimonial » relativement à son ex‑épouse jamaïcaine.

[11] Dans un affidavit déposé devant la Cour (à propos duquel le défendeur n’a soulevé aucune objection), le demandeur a déclaré avoir appris que des individus en Jamaïque s’étaient livrés à un stratagème frauduleux visant à produire de faux [traduction] « jugements de divorce », qui étaient invalides, mais semblaient délivrés par la Cour suprême de la Jamaïque. Des accusations avaient été déposées contre plusieurs personnes, y compris la personne du cabinet d’avocats dont il avait retenu les services pour obtenir le divorce. Autrement dit, alors qu’il se trouvait au Canada, le demandeur avait été la victime d’un stratagème frauduleux utilisé en Jamaïque.

[12] Dans une lettre datée du 13 mai 2019, IRCC a informé le demandeur qu’il avait présenté un jugement de divorce frauduleux et que le 31 mars 2015, soit le jour de son mariage avec sa répondante, Mme Simms, il était toujours marié à son épouse jamaïcaine. La lettre d’IRCC l’informait également que, par conséquent, son mariage avec sa répondante était invalide et illégal au regard du droit canadien, et qu’il n’était pas considéré comme l’époux de la répondante en application du sous‑alinéa 125(1)c)(i) du RIPR. Il s’ensuivait que la demande de résidence permanente que M. Wedderburn avait présentée au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada était rejetée.

[13] En outre, la lettre d’IRCC indiquait que l’emploi d’un document frauduleux à l’appui de sa demande contrevenait à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, et que suffisamment de renseignements et d’éléments de preuve établissaient qu’il avait fait une fausse déclaration dans l’intention de contourner la loi canadienne. Le demandeur était donc interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. La lettre indiquait également que [traduction] « l’interdiction de territoire fer[ait] l’objet du rapport visé au [paragraphe] 44(1) de la Loi ».

[14] Le demandeur n’a pas mis à jour sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; il n’a ni déposé la lettre du 13 mai 2019 ni présenté, en réponse à celle‑ci, des observations supplémentaires à l’appui de sa demande.

II. La décision à l’examen

[15] Par une décision datée du 15 janvier 2020, un agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. Les motifs de l’agent sont également datés du 15 janvier 2020.

[16] L’agent, décrivant l’[traduction] « historique » de la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, a déclaré que la demande de parrainage du demandeur avait été rejetée le 13 mai 2019, parce que le mariage célébré le 31 mars 2015 n’était pas valide, car à ce moment‑là, le précédent mariage du demandeur n’était pas dissous. L’agent a souligné que le mariage précédent avait été dissous le 14 septembre 2018 par ordonnance d’un tribunal canadien. Il n’a pas fait mention des déclarations du demandeur à propos du jugement de divorce frauduleux ou de la fausse déclaration faite à son insu.

[17] L’agent a examiné trois questions principales liées au fond de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : l’établissement, les liens familiaux et la séparation de la famille, et l’intérêt supérieur des enfants (l’ISE).

[18] Dans son analyse des liens familiaux et de la séparation de la famille, l’agent a reconnu que, selon la LIPR, la réunification des familles était une nécessité, et que les époux et les conjoints de fait de résidents permanents ou de citoyens canadiens pouvaient présenter une demande de parrainage. L’agent, en mentionnant le rejet de la demande de parrainage de Mme Simms, a indiqué que [traduction] « le motif du rejet ne tenait plus, car le demandeur a[vait] obtenu une ordonnance d’un tribunal canadien portant que le mariage précédent était dissous. On ne sait pas s’ils se sont mariés de nouveau, mais, sinon, ils peuvent quand même présenter une nouvelle demande de parrainage au titre de la catégorie des conjoints de fait ».

[19] L’agent a également souligné qu’il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve donnant à penser que [l’épouse canadienne du demandeur] ne [pouvait] pas présenter une autre demande de parrainage depuis le Canada » et que, [traduction] « même si [elle choisissait] de présenter une demande de parrainage de l’extérieur du Canada, il y [avait] trop peu d’éléments de preuve donnant à penser que la séparation serait permanente », ou que Mme Simms ne pourrait pas vivre en Jamaïque avec le demandeur pendant le traitement de la demande de parrainage. (Il n’a nullement été fait mention des enfants ici.)

[20] En ce qui concerne l’ISE, l’agent a reconnu que le demandeur vivait avec son épouse, son fils et son beau‑fils, et qu’il jouait un rôle actif dans leur vie. Il a comparé l’effet qu’auraient sur la vie des deux fils, d’une part, une décision favorable au demandeur et, d’autre part, une décision défavorable suivant laquelle le demandeur [traduction] « pourrait devoir quitter le Canada, selon que Mme Simms‑Wedderburn présente ou non une autre demande de parrainage depuis le Canada ». Si elle le faisait, il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve donnant à penser que M. Wedderburn doive quitter le Canada pendant le traitement de la demande ». Après avoir examiné divers autres facteurs, y compris la possibilité de relocaliser toute la famille en Jamaïque, l’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]
Cela dit, je reconnais qu’il est difficile de laisser entendre qu’il est dans l’intérêt des enfants de les priver de leur père bienveillant. Par conséquent, je juge qu’il est dans l’intérêt supérieur de Daniel et d’Aaron que M. Wedderburn demeure au Canada. Je juge que l’intérêt supérieur des enfants milite pour une décision favorable. Cependant, je ne juge pas qu’il s’agit du facteur déterminant, car je ne juge pas que la présence de M. Wedderburn est nécessaire au bien‑être des enfants.

[21] Finalement, l’agent n’était pas convaincu, à la lumière de la preuve, que la situation particulière du demandeur justifiait une exemption au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il a rejeté la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

III. Analyse

[22] Le demandeur a soulevé plusieurs questions liées à l’équité procédurale et au caractère raisonnable de la décision de fond rendue par l’agent à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. À mon avis, la présente demande peut être tranchée en répondant à une seule de ces questions.

[23] La norme de contrôle applicable à une décision de fond rendue à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une évaluation déférente et rigoureuse de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov aux para 12, 13 et 15. La cour de révision doit interpréter les motifs du décideur de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier : Vavilov aux para 91‑97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑33.

[24] Compte tenu à la fois du raisonnement suivi et du résultat, une décision doit être raisonnable au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux paras 83‑86, 99, 101, 105, 106 et 194. Quant aux contraintes factuelles imposées par le dossier, la question est de savoir si l’agent s’est fondamentalement mépris sur la preuve, s’il est parvenu à un résultat indéfendable ou s’il n’a pas tenu compte d’un élément de preuve essentiel allant à l’encontre de la conclusion : Vavilov aux paras 101, 125 et 126; Canada (Procureur général) c Best Buy Canada Ltd, 2021 CAF 161, aux para 122 et 123 (citant Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 aux para 14‑17); Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, alinéa 18.1(4)d).

[25] Dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Il doit bien identifier et bien définir cet intérêt, puis l’examiner avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Il doit également lui attribuer un poids considérable et le considérer comme un facteur important dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, bien que ce facteur ne détermine pas nécessairement l’issue d’une telle demande : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 aux para 35 et 38‑41. En outre, l’agent doit tenir compte des répercussions du renvoi sur les personnes touchées, notamment toute difficulté à laquelle ces dernières pourraient être confrontées. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés : Kanthasamy aux para 32, 33, 41, 45, 48 et 59.

[26] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent ne respecte pas les contraintes juridiques et factuelles de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[27] D’après les motifs sur lesquels il s’est appuyé pour rendre sa décision à l’égard de cette demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent savait que le certificat de divorce du demandeur était [traduction] « un faux ». Qui plus est, également d’après les motifs, l’agent a pris acte que la répondante du demandeur avait été jugée inadmissible le 13 mai 2019 parce que le demandeur était encore marié lorsqu’il l’avait épousée et que, par conséquent, le mariage était invalide.

[28] L’agent n’a pas indiqué la source des renseignements à propos de la décision défavorable du 13 mai 2019. Le demandeur a soutenu que les motifs de l’agent révèlent que les renseignements provenaient de la lettre du 13 mai 2019 qui lui avait été adressée. Toutefois, cette lettre n’a pas été versée dans le dossier certifié du tribunal, et le demandeur ne l’a pas jointe à sa demande, qui n’a pas été mise à jour.

[29] Le défendeur a fait valoir que le demandeur avait la responsabilité de mettre à jour sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en y joignant la lettre d’IRCC du 13 mai 2019 et de signaler à l’agent les répercussions de son interdiction de territoire aux termes de l’article 40 de la LIPR. Il a souligné que le demandeur avait le fardeau de présenter tous les éléments de preuve à l’appui de sa demande, y compris en la mettant à jour, et il a ajouté que le défaut du demandeur de fournir des renseignements supplémentaires était à ses risques et périls (en citant Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635 au para 8). Si le demandeur l’avait fait, et s’il avait présenté des observations à propos des répercussions de la conclusion d’interdiction de territoire tirée suivant l’article 40, peut‑être se serait‑il évité les questions qui ont été soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[30] En réponse à ces arguments, le demandeur a soutenu que l’agent aurait dû comprendre les implications juridiques des déclarations figurant dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et il a ajouté que l’agent aurait dû obtenir une copie de la lettre du 13 mai 2019.

[31] À l’audience devant la Cour, les parties ont convenu que l’agent avait consulté le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] avant de trancher la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Autrement, l’agent n’aurait pas pu savoir que la demande de parrainage avait été refusée le 13 mai 2019, ce qu’il avait explicitement mentionné deux fois. Il va de soi qu’une question aussi importante que l’interdiction de territoire en application de l’article 40 de la LIPR est probablement consignée dans le SMGC. Malheureusement, les notes consignées dans le SMGC ne figuraient ni dans le dossier certifié du tribunal ni dans le dossier de la demande. Par ailleurs, comme dans la plupart des cas, l’agent n’a pas fourni d’affidavit dans le cadre de la présente demande. Faute de renseignements, nous ne savons pas si les notes consignées dans le SMGC se rapportant au 13 mai 2019 faisaient état de la conclusion d’interdiction de territoire tirée suivant l’article 40, ou s’il est possible que l’agent, par inadvertance, n’ait pas vu une note.

[32] Il n’est pas nécessaire de répondre à la question de savoir si le demandeur (et lui seul) avait la responsabilité de mettre à jour la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ou si l’agent aurait dû se renseigner davantage en consultant le SMGC ou obtenir une copie de la lettre du 13 mai 2019, soit à l’interne, soit auprès du demandeur (comme, d’après le demandeur, l’exigeait l’équité procédurale). Il ne m’est pas non plus nécessaire de décider si le demandeur et l’agent auraient chacun dû prendre de telles mesures.

[33] La question fondamentale est plutôt celle de savoir si tous les éléments de preuve essentiels ont été pris en compte. Le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas tenu compte d’un élément de preuve ayant une incidence importante sur le résultat de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La lettre d’équité procédurale d’IRCC, datée du 2 mars 2018, figurait dans le dossier certifié du tribunal, et elle indiquait que la copie du jugement irrévocable de la Jamaïque jointe à la demande de résidence permanente présentée auparavant n’était [traduction] « pas authentique » et que son mariage avec sa répondante n’était de ce fait [traduction] « pas valide ». La lettre renvoyait à plusieurs dispositions de la LIPR, dont le paragraphe 16(1). Dans les renseignements supplémentaires fournis après la réception de la lettre d’équité procédurale, le demandeur a explicitement mentionné trois fois le [traduction] « frauduleux » ou « faux » jugement de divorce joint à sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et il a aussi mentionné la fausse déclaration antérieure admise (et faite à son insu) au sujet de son état matrimonial. Il a également demandé à être exempté de toutes les dispositions de la LIPR mentionnées dans la lettre d’équité procédurale, y compris le paragraphe 16(1) expressément en raison de cette fausse déclaration.

[34] Je conviens que l’agent n’a pas tenu compte du fait que le demandeur avait admis en toute franchise avoir présenté un document frauduleux et fait une fausse déclaration concernant son état matrimonial et ses demandes en vue d’être exempté de l’application de certaines dispositions, dont le paragraphe 16(1) de la LIPR.

[35] Le raisonnement de l’agent au sujet des considérations d’ordre humanitaire a confirmé de deux façons l’importance de cette preuve. Premièrement, l’agent a conclu que le motif du rejet de la demande de parrainage [traduction] « ne tenait plus » parce que le demandeur avait obtenu l’ordonnance d’un tribunal canadien portant que son mariage précédent était dissous. Il a jugé que le demandeur pouvait donc présenter une nouvelle demande de résidence permanente parrainée par son épouse. Deuxièmement, la preuve avait une incidence importante sur deux questions fondamentales soulevées par la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : les liens familiaux et la séparation de famille d’une part, et l’ISE d’autre part. En effet, la prémisse sur laquelle s’appuyait le raisonnement exposé par l’agent concernant ces deux questions était que Mme Simms‑Wedderburn pouvait présenter une nouvelle demande de parrainage du demandeur, que la famille ne serait peut‑être pas séparée (ou que le demandeur ne le serait peut‑être pas de ses deux fils), et qu’en tout état de cause, toute séparation serait de courte durée. Sinon, toute la famille pouvait déménager en Jamaïque, d’où Mme Simms‑Wedderburn pourrait présenter une nouvelle demande de parrainage du demandeur. En ce qui concerne les deux fils, l’agent a conclu que leur intérêt supérieur militait pour une décision favorable à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (c’est‑à‑dire suivant laquelle toute la famille resterait au Canada), mais qu’il ne s’agissait pas d’un facteur décisif.

[36] Dans ce contexte, la prise en compte des éléments essentiels liés au fait que le demandeur a présenté un document frauduleux et fait une fausse déclaration à propos de son état matrimonial à son insu aurait pu influer sur l’évaluation faite par l’agent des considérations d’ordre humanitaire, et le résultat global aurait peut‑être été différent. Des doutes quant au respect du paragraphe 16(1) ou une conclusion d’interdiction de territoire pour fausse déclaration en application de l’article 40 ont substantiellement changé les prémisses factuelles sur lesquelles s’est appuyé l’agent pour évaluer les considérations d’ordre humanitaire que sont la séparation de la famille et l’ISE. L’interdiction de territoire prolongerait considérablement la séparation potentielle de la famille (et, en particulier, celle entre le demandeur et son fils de cinq ans et son beau‑fils de 15 ans), soit pendant au moins cinq ans suivant l’article 40 de la LIPR, et compromettrait la capacité de Mme Simms‑Wedderburn de parrainer le demandeur pour qu’il obtienne la résidence permanente. Même en l’absence d’observations supplémentaires de la part du demandeur à propos des difficultés encourues, les conséquences de l’interdiction de territoire pour une telle fausse déclaration résultaient directement du libellé de l’article 40 de la LIPR. Je souligne que, dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a demandé à être exempté de l’application du paragraphe 16(1), qui prévoit également que l’auteur d’une demande doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées.

[37] Pour analyser adéquatement les principales questions que soulevait la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent devait examiner l’incidence de tous les éléments de preuve essentiels liés aux considérations d’ordre humanitaire que soulevait la demande, et tenir compte des éléments qui allaient à l’encontre des conclusions tirées ou qui remettaient en question les prémisses sur lesquelles s’appuyait la décision à l’égard de la demande : Vavilov aux para 126 et 128; Best Buy aux para 122‑123. L’agent est parvenu à plusieurs conclusions sans tenir compte de faits importants qui avaient été exposés dans les documents mêmes d’IRCC et dans des déclarations que contenait la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur.

[38] Après avoir lu la décision dans son ensemble à la lumière du dossier, et compte tenu de la conclusion de l’agent concernant l’intérêt supérieur des fils du demandeur, je conclus que les circonstances du dépôt du document et de la fausse déclaration étaient suffisamment importantes pour exiger que l’agent les examine et en tienne compte. Étant donné que, s’il l’avait fait, le résultat global aurait peut‑être été différent, son défaut de le faire dans ces circonstances inhabituelles rend la décision déraisonnable.

IV. Conclusion

[39] La demande est donc accueillie. Le sort de la présente demande étant tributaire des faits qui lui étaient propres, aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1042‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie. La décision datée du 15 janvier 2020 est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Le demandeur est autorisé à présenter des éléments de preuve ou des observations supplémentaires en vue du nouvel examen de sa demande;

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1042‑20

 

INTITULÉ :

NIGEL RAYMOND WEDDERBURN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 OCTOBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Mario D. Bellissimo

POUR LE DEMANDEUR

 

James Todd

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mario D. Bellissimo

Bellissimo Law Group PC

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

James Todd

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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