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Date : 20211215


Dossier : T‑449‑17

Référence : 2021 CF 1427

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FARMOBILE, LLC

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

FARMERS EDGE INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Grandes lignes

[1] Farmobile interjette appel de l’ordonnance du 3 novembre 2021 par laquelle la protonotaire Ring, juge responsable de la gestion de l’instance (JRGI), a rejeté sa requête visant à contraindre Ronald Osborne, technicien en chef de Farmers Edge, à répondre à des questions posées en contre-interrogatoire. Le contre-interrogatoire a été mené dans le contexte d’une requête portant sur le bien-fondé de caviardages faits dans 13 courriels que Farmers Edge avait produits. Celle-ci avait tout d’abord produit ces courriels après y avoir effectué une série de caviardages. Après des protestations de la part de Farmobile, Farmers Edge les avait produits de nouveau, avec une seconde série de caviardages, qui révélaient un peu plus leur contenu. Les questions posées en contre-interrogatoire qui sont en litige dans le présent appel sont liées à la première série de caviardages.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, je conviens avec Farmers Edge que Farmobile n’a pas relevé d’erreur manifeste et dominante dans la conclusion de la JRGI selon laquelle les questions étaient irrégulières. Farmobile n’a pas convaincu la JRGI que les questions concernant la première série de caviardages étaient pertinentes pour les questions qui étaient en litige dans la requête, laquelle porte sur la seconde série de caviardages, et elle ne m’a pas persuadé que la JRGI avait commis à cet égard une erreur manifeste et dominante. Bien que les questions posées en contre-interrogatoire qui se rapportent au témoignage sous serment de l’auteur d’un affidavit ou à sa crédibilité puissent déborder le cadre de ce qui est légalement pertinent pour la requête dans le cadre de laquelle cet affidavit a été déposé, Farmobile n’a pas établi que les questions contestées découlent de l’affidavit de M. Osborne ou qu’il s’agit de questions légitimes et de bonne foi qui sont pertinentes pour la crédibilité et la fiabilité de son témoignage.

[3] Je ne relève pas non plus d’erreur dans la conclusion consécutive de la JRGI selon laquelle il n’y a pas lieu d’ordonner à M. Osborne de subir un nouveau contre-interrogatoire. Farmobile fait valoir qu’il aurait fallu contraindre M. Osborne à le faire pour qu’il réponde à des questions pertinentes, et ce, même si elle n’obtient pas gain de cause à l’égard du premier aspect de sa requête. Je ne suis pas de cet avis. Farmobile a pris la décision tactique d’ajourner le contre-interrogatoire et de demander des directives après avoir essuyé un refus au sujet de ses questions sur les premiers caviardages, plutôt que de poser les autres questions qu’elle aurait pu avoir. Il ne lui est maintenant plus possible d’éliminer les conséquences de cette décision en cherchant à poursuivre son contre-interrogatoire, comme s’il n’y avait pas eu d’ajournement.

[4] La requête en appel est donc rejetée.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[5] Bien que Farmobile les ait formulées de manière quelque peu différente, la présente requête en appel soulève en fin de compte les questions suivantes :

  1. La JRGI Ring a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les questions que Farmobile a posées en contre-interrogatoire sur la première série de caviardages étaient irrégulières?

  2. La JRGI Ring a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’ordonner la tenue d’un autre contre-interrogatoire?

[6] Les parties conviennent que dans une requête en appel portant sur une décision d’un protonotaire de notre Cour ce sont les normes de contrôle en appel qui s’appliquent : Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 aux para 2, 28, 63‑65, 79. Pour ce qui est des conclusions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, ce qui inclut l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, la norme qui s’applique est celle de l’erreur manifeste et dominante; pour ce qui est des questions de droit, dont celles qui peuvent être isolées d’une question mixte de fait et de droit, la norme applicable est la décision correcte : Housen, aux para 19‑37; Hospira, aux para 66, 79; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 aux para 57 et 72‑74.

[7] Farmobile ne prétend pas que la JRGI a commis une erreur de droit isolable. Les parties conviennent donc que la norme applicable est l’erreur manifeste et dominante. Comme le fait remarquer Farmers Edge, dans l’arrêt Mahjoub la Cour d’appel a analysé la nature de la norme de l’« erreur manifeste et dominante », y compris l’importance des deux mots « manifeste » et « dominante ». Essentiellement, il faut que la ou les erreurs soient évidentes et elles doivent, seules ou en combinaison, avoir une incidence sur l’issue de l’affaire : Mahjoub, aux para 61‑65.

III. Analyse

A. La JRGI Ring n’a pas commis d’erreur en concluant que les questions en litige étaient irrégulières

(1) Le contexte : l’action, les documents produits et la requête sous-jacente concernant les caviardages

[8] Farmobile détient un brevet sur un système de collecte et d’échange de données agricoles. Elle croit que Farmers Edge a contrefait – et contrefait toujours – ce brevet par son système « FarmCommand », lequel inclut un dispositif appelé « CanPlug ». Farmers Edge nie avoir jamais contrefait le brevet. Néanmoins, en avril 2021, Farmers Edge a implanté un changement de logiciel. Ce changement, soutient-elle, n’a pas pour résultat de contrefaire le brevet, même d’après la théorie de la contrefaçon que Farmobile invoque. Farmers Edge cherche à se fonder sur ce changement de logiciel pour se défendre à la fois contre l’allégation de contrefaçon et contre une demande de dommages-intérêts si l’on en vient à conclure que le système datant d’avant le mois d’avril 2021 est de nature contrefaisante. Farmers Edge qualifie donc ce changement de [TRADUCTION] « solution de substitution non contrefaisante », ou SSNC.

[9] Farmers Edge a parlé à Farmobile de la SSNC en avril 2021, environ une semaine avant la date fixée pour le début du procès, ce qui a mené à son ajournement. Le procès est maintenant censé commencer en août 2022. Je signale entre parenthèses que je suis présentement désigné comme juge du procès, mais que le fait que j’instruise la présente requête est fortuit, car celle-ci a été fixée par coïncidence pour être entendue aux séances générales à Saskatoon, à une date à laquelle j’ai été assigné à ces séances.

[10] Farmobile a demandé à Farmers Edge de produire des documents concernant la SSNC d’avril 2021. Par une ordonnance datée du 17 juin 2021, la JRGI Ring a fixé un délai pour la production de ces documents. Farmers Edge a produit un certain nombre de documents, dont 13 courriels ou échanges de courriels dont des passages avaient été caviardés. M. Osborne est l’expéditeur ou le destinataire de tous ces courriels.

[11] Farmobile s’est plainte des caviardages et a demandé qu’on lui fournisse des copies non caviardées des courriels. Farmers Edge a refusé. Après un échange entre les avocats et une conférence de gestion d’instance (CGI), Farmers Edge a produit d’autres copies de courriels moins caviardées, mais sans convenir que les courriels étaient pertinents ou que les caviardages initiaux étaient irréguliers. Toujours insatisfaite, Farmobile a signifié un avis de requête le 9 août 2021, sollicitant la production de copies non caviardées des courriels. En réponse, le 23 août, Farmers Edge a proposé de donner au cabinet d’avocats externe de Farmobile une possibilité de consulter les courriels non caviardés avec ou sans l’aide de l’expert externe de Farmobile. Farmobile a répondu à cette offre le même jour, en demandant un [TRADUCTION] « résumé succinct, de haut niveau, des sujets sur lesquels portent les renseignements caviardés ».

[12] Le 27 août, Farmers Edge a signifié un affidavit de M. Osborne en réponse à la requête concernant les caviardages. Dans son affidavit, M. Osborne dit avoir identifié les caviardages effectués dans les courriels. Il déclare que ces courriels ont trait aux activités et aux projets en cours de Farmers Edge, lesquels comprennent, notamment, la SSNC d’avril 2021. Il ajoute que les caviardages contiennent des renseignements qui sont sans rapport avec cette SSNC. Un tableau, annexé en tant que pièce à l’affidavit, décrit la nature générale des renseignements caviardés dans chaque courriel et l’opinion de M. Osborne selon laquelle, dans chaque cas, les renseignements sont peu pertinents et n’aideraient pas à comprendre les passages non caviardés du courriel en question.

[13] Le lundi suivant, soit le 30 août, Farmers Edge a réitéré son offre de donner [TRADUCTION] « cette semaine, au cabinet d’avocats externe seulement » la possibilité d’examiner les documents non caviardés, signalant que l’affidavit de M. Osborne contenait un résumé de la nature des renseignements caviardés, comme Farmobile l’avait demandé. Cette offre n’a pas été acceptée.

(2) Les questions posées en contre-interrogatoire qui sont en litige

[14] Farmobile a contre-interrogé M. Osborne le 24 septembre, par vidéoconférence. L’interrogatoire a été bref. Après des confirmations préliminaires, les avocats ont demandé à M. Osborne s’il avait effectué les caviardages sur les [TRADUCTION] « deux séries de courriels » (Q. 8). Les avocats ont confirmé devant moi qu’étant donné que les courriels étaient les mêmes, il serait plus exact de parler des [TRADUCTION] « deux séries de caviardages » que des [TRADUCTION] « deux séries de courriels ». Quoi qu’il en soit, le sens de la question était clair. Il a été refusé d’y répondre parce que la première série de caviardages était peu pertinente pour les questions qui étaient en litige dans la requête.

[15] Il a été demandé deux autres fois à M. Osborne s’il avait effectué ou non la première série de caviardages (QQ. 13 et 14). Là encore, ces questions ont été rejetées. On lui a demandé également si Farmobile avait versé les deux séries de courriels dans le dossier (Q. 15) et si les courriels étaient les mêmes, mais caviardés différemment (Q. 16). Ces questions ont là encore été rejetées pour cause de pertinence. Cela a été suivi d’une pause de 13 minutes. À son retour, M. Osborne a confirmé qu’il avait identifié la seconde série de caviardages, mais il a rejeté pour manque de pertinence les deux questions suivantes, qui portaient sur des comparaisons entre les deux séries de caviardages (QQ. 18 et 19), tout comme une autre question lui demandant s’il pouvait se souvenir de la première série de caviardages sans les examiner (Q. 20).

[16] À ce stade, les avocats de Farmobile ont déclaré qu’ils allaient ajourner le contre‑interrogatoire pour demander des directives à la Cour, conformément au paragraphe 96(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Les avocats de Farmers Edge se sont opposés à cette démarche, laissant entendre que les arguments relatifs aux questions ayant fait l’objet d’un refus pouvaient être invoqués à l’audience, et ils ont exprimé l’avis que Farmobile mettait fin au contre-interrogatoire.

[17] Le même jour, Farmobile a demandé une CGI pour traiter d’un certain nombre de questions, dont son intention de déposer une requête en directives à propos du contre‑interrogatoire. Cette CGI a eu lieu le 5 octobre 2021, devant la JRGI Ring, et elle s’est soldée par une ordonnance, datée du 6 octobre, contraignant Farmobile à déposer sa requête avant le 13 octobre. Il semble qu’il a été question à la CGI de la proposition de Farmers Edge de faire examiner les caviardages par un cabinet d’avocats externe.

[18] Le 13 octobre, Farmobile a signifié son avis de requête concernant les questions posées en contre-interrogatoire. Le lundi suivant, soit le 18 octobre, Farmobile a répondu à la proposition du 30 août de Farmers Edge en disant : [TRADUCTION] « [c]ompte tenu de la suggestion faite par la protonotaire Ring à la dernière CGI, nous sommes disposés à faire examiner les passages caviardés des courriels par un avocat externe seulement ». Farmers Edge a répondu le jeudi suivant, disant que ses avocats n’étaient pas disponibles cette semaine‑là pour faciliter l’examen proposé. Le lendemain, soit le 22 octobre, Farmers Edge a déposé son dossier en réponse sur la requête relative au contre-interrogatoire, conformément à l’ordonnance du 6 octobre de la JRGI, dossier dans lequel elle a exprimé l’avis qu’ayant été confrontée à la tâche de préparer les documents en réponse, il était [TRADUCTION] « maintenant trop tard » pour Farmobile d’examiner les courriels non caviardés.

(3) La décision de la JRGI

[19] La JRGI a déclaré que les principes de droit qui régissent la portée d’un contre‑interrogatoire sur un affidavit n’étaient pas contestés. Elle a fait référence au principe selon lequel « l’auteur d’un affidavit qui formule certaines déclarations sous serment ne devrait pas échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans son affidavit » : CBS Canada Holdings Co c Canada, 2017 CAF 65 au para 29, citant Ottawa Athletic Club Inc. (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group Inc., 2014 CF 672 aux para 130‑133, et Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] ACF no 1038 au para 9 [Merck (1996)]; voir aussi Thibodeau c Administration des aéroports régionaux d’Edmonton, 2021 CF 146 aux para 12‑13. La JRGI a signalé que, dans la requête dont elle était saisie, l’élément central consistait à savoir si les questions contestées qui avaient été posées en contre-interrogatoire étaient pertinentes.

[20] Pour évaluer la question de la pertinence, la JRGI a fait référence à la décision du juge Hugessen dans l’affaire Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 1997 CarswellNat 2661, [1997] ACF no 1847 (C.F. 1re inst.), conf. par [1999] ACF no 1536 (CA) [Merck (1997)]. Le juge Hugessen a écrit ce qui suit aux paragraphes 6 à 8 de la décision Merck (1997) :

Aux fins de la présente instance, j’estime utile de scinder la pertinence en deux catégories, soit la pertinence formelle et la pertinence juridique.

La pertinence formelle est liée aux questions de fait qui opposent les parties. Dans le cas d’une action, ces questions sont délimitées par les actes de procédure, mais dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, où aucun acte de procédure n’est déposé (l’avis de requête lui-même ne devant faire état que du fondement juridique, et non factuel, de la demande de contrôle), elles sont circonscrites par les affidavits que déposent les parties. Le contre‑interrogatoire de l’auteur d’un affidavit ne peut donc porter que sur les faits énoncés dans celui‑ci ou dans un autre affidavit produit dans le cadre de l’instance.

Toutefois, outre la pertinence formelle, les questions posées en contre-interrogatoire doivent avant tout satisfaire à l’exigence de la pertinence juridique. Même le fait énoncé dans un affidavit produit dans le cadre de l’instance n’est pertinent sur le plan juridique que lorsque son existence ou son inexistence peut contribuer à déterminer si le redressement demandé peut ou non être accordé. (Je laisse de côté les questions visant à miner la crédibilité du témoin, car elles constituent une catégorie à elles seules.) Ainsi, par exemple, il serait très exceptionnel qu’une question se rapportant au nom et à l’adresse, souvent déclinée par le déposant, ait une pertinence juridique, c’est‑à‑dire qu’elle puisse avoir une incidence sur l’issue du litige.
[Non souligné dans l’original.]

[21] La JRGI a conclu que les questions posées en contre-interrogatoire au sujet de la première série de caviardages n’étaient pas pertinentes. Elle a considéré que même si elle admettait que la première série était formellement pertinente parce qu’il en avait été question dans l’affidavit de M. Osborne, Farmobile n’avait pas établi qu’elle l’était juridiquement. La requête relative aux caviardages sous-jacente, a-t-elle fait remarquer, sollicitait la production de copies non caviardées des courriels, [TRADUCTION] « aux pièces S à EE » de l’affidavit du parajuriste souscrit à l’appui de la requête relative aux caviardages. Ces pièces montraient la seconde série de caviardages. La JRGI a conclu que c’était le bien-fondé de la seconde série de caviardages, et non celui de la première, qui était en litige dans la requête et que Farmobile n’avait pas expliqué de façon satisfaisante en quoi une comparaison entre les deux séries de caviardages [TRADUCTION] « p[ourrait] aider ou aidera[it] » à trancher cette question. Elle a ajouté que si Farmobile avait vraiment voulu obtenir d’autres renseignements sur le contenu caviardé, ses avocats auraient pu accepter l’offre d’examiner les documents non caviardés [TRADUCTION] « rapidement ».

[22] La JRGI a ensuite traité de l’argument de Farmobile selon lequel on ne pouvait [TRADUCTION] « pas se fier » au témoignage de M. Osborne vu que Farmers Edge était revenue sur sa position initiale. Elle a conclu que Farmers Edge n’était pas revenue sur sa première position, car elle avait déclaré au moment de la production de la seconde série de caviardages qu’elle ne reconnaissait l’existence d’aucune irrégularité dans la première série de caviardages. En outre, la JRGI a considéré que même si Farmers Edge était revenue sur sa position initiale, [TRADUCTION] « il ne s’ensui[vait] pas forcément » que la seconde série de caviardages contenait des renseignements pertinents, signalant que l’on [TRADUCTION] « évalue le bien-fondé des caviardages effectués dans la seconde série de courriels caviardés en examinant leur nature et leur portée ».

(4) Il n’y a pas d’erreur manifeste et dominante

a) La portée d’un contre-interrogatoire admissible sur un affidavit

[23] La JRGI a fait remarquer que les principes applicables à la portée d’un contre‑interrogatoire portant sur un affidavit déposé à l’appui d’une requête n’étaient pas contestés devant elle. Devant moi, ni l’une ni l’autre des parties n’a directement contesté l’énoncé qu’a fait la JRGI de ces principes. Néanmoins, dans leurs observations, les parties ont fait ressortir des aspects différents de la jurisprudence et ont tiré des conclusions différentes quant aux principes applicables. Il est donc utile au départ de passer ces principes en revue.

[24] Je commence par la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue en 2017 dans l’affaire CBS, et que la JRGI a citée. Dans cette affaire, sans prétendre analyser l’ensemble des principes pertinents, la Cour d’appel a décrété ceci, au paragraphe 29 :

La portée du contre-interrogatoire sur un affidavit a fait l’objet de nombreuses décisions dans lesquelles les principes pertinents ont été énoncés : voir Ontario v. Rothmans Inc., 2011 ONSC 2504 au paragraphe 143, [2011] O.J. no 1896 (QL), et Ottawa Athletic Club Inc. (f.a.s. Ottawa Athletic Club) c. Athletic Club Group Inc., 2014 CF 672 aux paragraphes 130 à 133. Pour les besoins de la requête dont nous sommes saisis, je suis disposé à tenir pour exactes les observations suivantes tirées du paragraphe 132 de la décision Ottawa Athletic Club :

[…] Cependant, il semble être généralement admis que [traduction] « l’auteur d’un affidavit qui formule certaines déclarations sous serment ne devrait pas échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans son affidavit » et « qu’il peut être contre-interrogé non seulement sur des questions précisément énoncées dans son affidavit, mais également sur les questions connexes que soulèvent ses réponses » : [Merck (1996)], au para 9, citant Wyeth-Ayerst Canada Inc. c Canada (Minister of National Health and Welfare) (1995), 60 CPR (3d) 225, [[1995] ACF no 240] (C.F. 1re inst.).

[Non souligné dans l’original; certaines références omises ou modifiées.]

[25] La décision Rothmans, citée en y souscrivant dans le passage qui précède, est une décision maintes fois citée du juge Perell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Bien que l’affaire Rothmans ait été tranchée sous le régime des Règles de procédure civile de l’Ontario, dans l’arrêt CBS la Cour d’appel fédérale a fait référence au paragraphe 143 de Rothmans en particulier, qui, selon elle, énonçait les « principes pertinents » dans le cas d’un contre‑interrogatoire tenu devant notre Cour. Dans la décision Rothmans, le juge Perell a procédé à un examen détaillé des règles de droit entourant la portée admissible des interrogatoires. Au paragraphe 143, il a énoncé une série de principes applicables aux contre-interrogatoires menés au sujet d’un affidavit déposé à l’appui d’une demande ou d’une requête, dont les suivants :

[traduction]

La partie qui interroge ne peut pas poser de questions sur des sujets qui débordent le cadre du contre-interrogatoire relatif à la demande ou à la requête.

Les questions doivent être pertinentes à l’égard de ce qui suit : a) les questions qui sont en litige dans la demande ou la requête en particulier, b) les questions que le déposant soulève dans l’affidavit, même si elles ne sont pas pertinentes pour la demande ou la requête, ou c) la crédibilité ou la fiabilité du témoignage du déposant.

Si une question est soulevée ou contestée par le déposant dans son affidavit, la partie adverse est autorisée à tenir sur elle un contre-interrogatoire, même si la question est peu pertinente et de peu d’importance pour la requête dont le tribunal est saisi.

La portée appropriée du contre-interrogatoire d’un déposant, dans le cadre d’une demande ou d’une requête, variera en fonction de la nature de cette demande ou de cette requête.

Une question posée lors d’un contre-interrogatoire concernant une demande ou une requête doit être légitime.

Le critère de la pertinence est celui de savoir si la question a un minimum de pertinence.

[Non souligné dans l’original; références omises.]

[26] La déclaration du juge Perell selon laquelle les questions soulevées dans l’affidavit d’un déposant peuvent faire l’objet d’un interrogatoire, même si elles sont peu pertinentes pour la requête, concorde avec la confirmation explicite de la Cour d’appel : l’auteur d’un affidavit ne peut pas échapper à un contre-interrogatoire légitime au sujet des renseignements qu’il fournit volontairement dans un affidavit : CBS, aux para 29‑30, citant Ottawa Athletic Club, au para 132, et Merck (1996), au para 9.

[27] Parallèlement, la JRGI a également fait référence à l’analyse de la « pertinence formelle et juridique » du juge Hugessen dans la décision Merck (1997). Comme le signalent à la fois la JRGI et Farmers Edge, la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Fink que l’analyse du juge Hugessen était correcte et constituait « le bon cadre juridique » : Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87 au para 7. Dans la décision Merck (1997), le juge Hugessen a conclu que « [m]ême le fait énoncé dans un affidavit produit dans le cadre de l’instance n’est pertinent sur le plan juridique que lorsque son existence ou son inexistence peut contribuer à déterminer si le redressement demandé peut ou non être accordé ».

[28] Il semble y avoir une contradiction entre cet énoncé et le principe reconnu dans l’arrêt CBS selon lequel une partie peut être contre-interrogée sur des renseignements qui figurent dans son affidavit. Cela est particulièrement vrai compte tenu de la référence faite à la décision Rothmans, en y souscrivant, dans l’arrêt CBS, qui indique clairement que l’auteur d’un affidavit peut être contre-interrogé sur une question que contient son affidavit « même si [elle] est peu pertinente et de peu d’importance pour la requête dont le tribunal est saisi » : Rothmans, au para 143; CBS, au para 29.

[29] À mon avis, ni la décision Merck (1997) ni l’arrêt Fink ne peuvent être interprétés comme un écart par rapport au principe général, reconnu dans la décision Merck (1996) et confirmé dans l’arrêt CBS, que l’auteur d’un affidavit peut être contre-interrogé sur le sujet sur lequel porte son affidavit. En fait, l’arrêt CBS souscrit expressément à la décision Ottawa Athletic Club, dans laquelle le juge Russell a confirmé le principe énoncé dans la décision Merck (1996) après avoir pris en considération la décision Merck (1997) : Ottawa Athletic Club, aux para 130‑132. Notamment, la décision Merck (1997) ne semble pas avoir pris en considération le principe énoncé dans la décision Merck (1996), encore que celle-ci s’inspirait elle-même de la jurisprudence de notre Cour et de la Cour d’appel : Merck & Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1994] ACF no 662 (CA) au para 26, autorisation de pourvoi refusée par [1994] CSCR no 330; Wyeth-Ayerst, au para 11. Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel a tranché l’affaire Fink environ un mois après avoir rendu sa décision dans l’affaire CBS, et ce, sans la rectifier ou la désapprouver, et elle n’a pas traité directement de la question de savoir si l’auteur d’un affidavit peut être contre-interrogé sur le contenu de son affidavit, même si ce contenu n’est pas pertinent pour les questions qui sont en litige dans le cadre d’une requête ou d’une demande.

[30] Quoi qu’il en soit, ni l’une ni l’autre des parties n’a fait valoir que la JRGI s’était trompée en citant le principe énoncé dans l’arrêt CBS, à savoir que l’auteur d’un affidavit ne devrait pas pouvoir se soustraire à un contre-interrogatoire qui porterait sur les renseignements mêmes qu’il a présentés dans son affidavit. L’équité donne certainement à penser que, de façon générale, une partie ne devrait pas être autorisée à soumettre une preuve à la Cour par la voie d’un affidavit et à tenter ensuite de circonscrire un contre-interrogatoire sur cette preuve parce que la preuve même qu’elle a produite est peu pertinente. Cela ne veut pas dire que les parties seront autorisées à « gaspiller temps et efforts (sans mentionner l’argent), les leurs et ceux de la Cour, et [à] procéder à d’interminables interrogatoires sur des sujets qui n’ont vraisemblablement aucune incidence sur l’issue du litige » Merck (1997), au para 9. À mon avis toutefois, la JRGI n’a pas commis d’erreur en citant le principe général énoncé dans l’arrêt CBS.

[31] Je suis donc d’avis que les principes applicables à un contre-interrogatoire mené sur un affidavit déposé à l’appui d’une demande ou d’une requête devant la Cour fédérale sont les suivants : une question posée en contre-interrogatoire doit être une question légitime et de bonne foi qui se rapporte : a) aux questions visées par la demande ou la requête, b) aux sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, même s’ils ne sont pas pertinents pour la demande ou la requête, ou c) à la crédibilité ou à la fiabilité du témoignage du déposant.

[32] La première de ces trois catégories confirme que l’on peut poser des questions à l’auteur d’un affidavit sur des sujets qui sont pertinents pour des questions qui sont en litige dans la requête, même s’il n’est pas question de ces sujets dans l’affidavit. Cette règle est souvent exprimée dans le principe voulant qu’un contre-interrogatoire ne se limite pas au « texte même » de l’affidavit : Ottawa Athletic Club, au para 132, citant Almrei (Re), 2009 CF 3, au para 71. À titre de corollaire au principe selon lequel l’auteur d’un affidavit ne peut pas se soustraire à des questions légitimes portant sur des sujets soulevés dans son affidavit, cette personne ne peut pas non plus se soustraire à des questions légitimes portant sur des sujets pertinents dont elle a connaissance en ne faisant tout simplement pas état de ces sujets dans son affidavit.

[33] Je signale que peu importe que l’on considère ou non que la deuxième catégorie est formée de [TRADUCTION] « sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, même si ces sujets ne sont pas pertinents pour les questions en litige » (la formulation que l’on trouve dans la décision Rothmans, mentionnée avec approbation dans l’arrêt CBS), ou, à plus strictement parler, de [TRADUCTION] « sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, si ces sujets sont pertinents pour les questions en litige » (la formulation que l’on trouve en fait dans la décision Merck (1997), mentionnée avec approbation dans l’arrêt Fink), le résultat en l’espèce ne change pas, car je conclus que la JRGI n’a pas commis d’erreur en concluant que les questions de Farmobile au sujet de la première série de caviardages étaient peu pertinentes, même d’après la formulation la plus large des deux.

[34] Pour ce qui est de la troisième catégorie, Farmers Edge fait valoir que les questions relatives à la crédibilité doivent également satisfaire à la condition selon laquelle elles doivent être formellement et juridiquement pertinentes, ainsi qu’il est indiqué dans la décision Merck (1997). Je ne suis pas de cet avis. Dans la décision Merck (1997), le juge Hugessen a expressément fait abstraction des questions visant à contester la crédibilité du témoin, des questions qu’il a décrites comme formant « une catégorie à elle seule » : Merck (1997), au para 8. Dans la décision Almrei, le juge Mosley a fait remarquer qu’il était permis de procéder à un contre-interrogatoire s’il était « pertinent, légitime et axé sur une question soulevée dans l’instance ou sur la crédibilité du demandeur » [non souligné dans l’original] : Almrei, au para 71; Ottawa Athletic Club, au para 132. Il est donc possible qu’une question soit pertinente et appropriée si elle concerne légitimement la crédibilité du témoignage du témoin et, partant, la capacité de la Cour de se fonder sur ce témoignage pour trancher la requête.

[35] Il va sans dire qu’on ne peut pas justifier une question en affirmant simplement qu’elle concerne la crédibilité. Il y a également des limites aux questions qui se rapportent à la crédibilité. Il ne peut pas s’agir, par exemple, de questions conçues simplement pour mettre en doute la moralité du déposant : Rothmans, au para 143. Les questions relatives à la crédibilité sont également assujetties à la règle générale interdisant les « recherche[s] à l’aveuglette » : Castlemore Marketing Inc c Intercontinental Trade and Finance Corp, [1996] ACF no 201 au para 1; Bande de Sawridge c Canada, 2005 CF 865 aux para 4‑9.

[36] C’est sur cette toile de fond que je vais maintenant examiner les arguments de Farmobile selon lesquels la JRGI a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que ses questions sur la première série de caviardages étaient peu pertinentes. Je vais analyser ces arguments dans le contexte de chacune des trois catégories de questions qui peuvent être posées en contre-interrogatoire.

b) Les questions étaient-elles pertinentes pour celles qui sont en litige dans la requête

[37] La réparation demandée dans la requête relative aux caviardages que Farmobile a présentée est la production d’une copie non caviardée des 13 courriels. La JRGI a conclu qu’étant donné que les seuls caviardages qui existent à l’heure actuelle sont ceux qui apparaissent dans la seconde série de caviardages, la question en litige dans la requête était le bien-fondé de ces caviardages. Elle a considéré que Farmobile n’avait pas expliqué en quoi les questions concernant la première série de caviardages [TRADUCTION] « p[ouvaient] aider ou aider[aient] » la Cour à trancher cette question. Elle a donc conclu que les questions n’étaient pas légalement pertinentes à l’égard des questions soulevées dans la requête.

[38] Farmobile soutient que la JRGI a commis une erreur en tirant cette conclusion. Elle fait valoir tout d’abord que la JRGI a confondu la principale question en litige dans l’instance et la réparation sollicitée dans le cadre de la requête. En particulier, elle tente de faire une distinction entre la question soulevée par l’affidavit de M. Osborne, qu’elle définit comme [TRADUCTION] « le fait de savoir si les caviardages que M. Osborne a faits étaient appropriés », et la question qui est en litige dans la requête, qu’elle définit comme le fait de savoir si la Cour [TRADUCTION] « permettra que l’on maintienne les caviardages dans la seconde version des courriels caviardés ». Il m’est impossible de saisir la distinction que Farmobile tente de faire. Comme il est analysé à la section suivante, les caviardages que M. Osborne a faits sont la seconde série de caviardages. La Cour permettra que l’on conserve les caviardages s’ils sont [TRADUCTION] « appropriés », c’est‑à‑dire conformes aux règles de droit applicables. Les deux questions, de la manière dont Farmobile les a formulées, me paraissent identiques. Je ne relève aucune erreur, et encore moins une erreur manifeste et dominante, dans l’énoncé, fait par la JRGI, de ce qui est en litige dans la requête relative aux caviardages.

[39] Je ne relève pas non plus d’erreur manifeste et dominante dans la conclusion de la JRGI selon laquelle des questions concernant le bien-fondé de la première série de caviardages ne sont pas pertinentes à l’égard de la question du bien-fondé de la seconde série de caviardages. La JRGI n’a pas été convaincue que les questions relatives à la première série de caviardages pouvaient aider à déterminer si la seconde série avait été effectuée comme il faut. Dans le même ordre d’idées, Farmobile ne m’a pas convaincu qu’il s’agit là d’une erreur. Dans le cadre de la requête relative aux caviardages, la Cour aura à décider si les renseignements caviardés n’ont « clairement […] aucun rapport » avec les questions en litige et si ces renseignements « n’aideraient [clairement] pas » à bien comprendre les passages non caviardés des courriels, entre autres facteurs : Janssen Inc. c Apotex Inc, 2018 CF 407 au para 9, citant la décision Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Incorporated, 2009 CF 345 au para 14. Farmobile n’a pas expliqué en quoi les questions relatives à la première série de caviardages, qu’elles concernent le processus suivi ou le fond des caviardages, aideraient à trancher ces aspects.

[40] Farmobile a fait valoir devant la JRGI que le changement fait dans les caviardages est pertinent à l’égard des questions qui sont en litige dans la requête relative aux caviardages parce qu’ils montrent que le témoignage de M. Osborne [TRADUCTION] « n’est pas digne de foi ». Farmobile n’a pas employé le terme [[TRADUCTION] « crédibilité » dans les observations écrites qu’elle a soumises à la JRGI, mais elle faisait valoir en fait, comme elle l’a fait de manière plus explicite devant moi en appel, que ses questions sur la première série de caviardages visent la crédibilité de M. Osborne. Je traite plus loin de cet argument, qui est lié à la troisième catégorie de questions qui peuvent être posées en contre-interrogatoire.

c) L’affidavit de M. Osborne a‑t‑il traité de la première série de caviardages?

[41] Farmobile fait valoir que l’affidavit de M. Osborne fait référence à la première série de caviardages et que, de ce fait, il [TRADUCTION] « n’est que juste » qu’on l’autorise à poser des questions sur ces caviardages. Farmers Edge rétorque que la JRGI a conclu que M. Osborne n’avait pas fait référence à la première série de caviardages et que, de toute façon, les questions relatives à ces caviardages ne satisfaisaient pas au critère de la pertinence juridique, selon l’approche suivie dans la décision Merck (1997). Pour les raisons susmentionnées, j’aborderai la question en tenant pour acquis qu’un contre-interrogatoire peut porter sur des questions soulevées dans l’affidavit, même si elles ne sont pas pertinentes.

[42] La question qui se pose dans ce cas est de savoir si l’affidavit de M. Osborne porte sur la première série de caviardages, comme le soutient Farmobile. Tout d’abord, je ne puis souscrire à l’affirmation de Farmers Edge que la JRGI a conclu que l’affidavit ne faisait pas référence à la première série de caviardages. La JRGI n’a pas évalué directement la question, et elle a simplement dit que [TRADUCTION] « même si » elle admettait que l’affidavit portait sur la première série de caviardages, celle‑ci ne répondait pas au critère de la pertinence juridique.

[43] Parallèlement, je ne vois aucun fondement à l’allégation de Farmobile selon laquelle M. Osborne a traité de la première série de caviardages dans son affidavit. Farmobile souligne le deuxième paragraphe de l’affidavit, où M. Osborne écrit :

[traduction]
Les avocats de
Farmers Edge m’ont informé que [Farmobile] souhaite faire retirer quelques caviardages de certains courriels qui ont été produits en juillet 2021. J’ai personnellement identifié les caviardages faits dans ces courriels.

[44] Une simple lecture de ce passage dénote que M. Osborne fait référence aux caviardages que Farmobile souhaite faire exclure. Il s’agit de la seconde série de caviardages. Cette lecture est confirmée par le fait que l’affidavit fait ensuite référence à la nature des caviardages, y compris en joignant le tableau des explications en tant que pièces, comme il a été décrit plus tôt. Tous ces éléments font, là encore, référence à la seconde série de caviardages. Farmobile soutient que la mention [TRADUCTION] « certains courriels […] produits en juillet 2021 » englobe à la fois la première série de courriels caviardés et la seconde, toutes deux produites en juillet 2021. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse là d’une interprétation raisonnable ou équitable de l’affidavit de M. Osborne. Il n’y a qu’une seule série de courriels. M. Osborne traite des caviardages faits dans les courriels et, plus précisément, des caviardages que Farmobile cherche à faire disparaître. Je ne puis considérer que cela fasse référence à une chose autre que la seconde série de caviardages. Comme l’a souligné la JRGI, ce sont ces caviardages qui sont en litige dans la requête.

[45] Farmobile dit que les objections que Farmers Edge a formulées lors du contre‑interrogatoire l’ont empêchée ne serait‑ce que de confirmer que M. Osborne faisait référence dans son affidavit à la première série de caviardages, et d’établir ainsi le fondement de ses questions sur cette première série de caviardages. La difficulté que présente cet argument est que Farmobile n’a jamais posé une telle question à M. Osborne en contre-interrogatoire. Si elle l’avait fait, il aurait pu s’agir d’une question pertinente pour confirmer la portée de l’affidavit et, partant, celle du contre-interrogatoire. Elle ne l’a pas fait, malgré les tentatives de Farmobile pour laisser entendre que la question figurait implicitement dans ses autres questions. La Cour ne peut donc faire plus qu’interpréter l’affidavit à première vue. Cet affidavit ne fait pas référence à la première série de caviardages. Les questions de Farmobile sur la première série de caviardages ne se rangent donc pas dans la deuxième catégorie des questions que l’on peut poser en contre‑interrogatoire.

d) Les questions étaient-elles des questions légitimes qui concernaient la crédibilité?

[46] Farmobile soutient que les questions sur la première série de caviardages concernent la crédibilité de M. Osborne. L’affidavit de ce dernier et, en particulier, ses déclarations sur le contenu des passages caviardés des courriels est la principale preuve sur laquelle se fonde Farmers Edge à l’appui de son affirmation selon laquelle la seconde série de caviardages est appropriée. Comme il a été mentionné plus tôt, je conviens avec Farmobile que l’on peut poser des questions légitimes qui ont trait à la crédibilité de M. Osborne. Cependant, à mon avis, Farmobile n’est pas parvenue à établir que la JRGI a commis une erreur manifeste et dominante dans son examen des arguments de Farmobile sur ce point.

[47] La JRGI a rejeté les arguments de Farmobile selon lesquels les questions concernaient la crédibilité de M. Osborne (ou le fait de savoir s’il était [TRADUCTION] « digne de foi »), et ce pour deux raisons. Premièrement, elle a signalé que Farmobile ne pouvait pas se fonder sur le fait que Farmers Edge était revenue sur sa position initiale, car elle ne l’avait pas fait de manière formelle. Deuxièmement, elle a conclu que même si Farmers Edge était revenue sur sa position initiale, le fait que la première série de caviardages concernait des renseignements pertinents ne voulait pas dire que c’était aussi le cas de la seconde série.

[48] Farmobile fait valoir en fait que la première série de caviardages concernait des renseignements clairement pertinents, de sorte que, en présumant que M. Osborne avait fait lui aussi ces caviardages, son approche à l’égard de ces derniers, de façon générale, n’était pas valable et, de ce fait, son témoignage sur la seconde série de caviardages était moins crédible. Je ne puis accepter que ces arguments montrent que la JRGI a commis une erreur.

[49] Farmobile invoque deux courriels pour illustrer la prétendue importance des renseignements antérieurement caviardés : l’un du 23 janvier 2021 et l’autre du 29 mars 2021. Cependant, l’importance des renseignements qui ont été « décaviardés », même s’ils sont pertinents, est loin d’être claire à première vue. Farmobile n’a produit aucune preuve quant à cette importance, et les avocats ont été incapables de l’expliquer à la Cour d’une manière qui aurait donné à penser qu’un changement dans leur état caviardé avait une incidence sur la crédibilité de M. Osborne. En fait, les arguments de Farmobile à propos de l’un des caviardages ont semblé changer au cours des plaidoiries. Elle a tout d’abord laissé entendre que l’aspect d’un élément « PGN » dans le second caviardage du courriel du 23 janvier 2021 montrait que l’on avait [TRADUCTION] « discuté [de cet élément] nettement plus tôt » que ce qu’indiquait la première série de caviardages. Cependant, quand il a été signalé aux avocats que l’on voyait le même élément « PGN » dans la première série de caviardages faits dans un courriel daté de novembre 2020, l’argument s’est transformé en une thèse peu convaincante au sujet de la quantité de temps et d’efforts, et des personnes, en cause.

[50] Farmobile ne m’a pas convaincu que la JRGI a commis une erreur en concluant que les questions au sujet de la première série de caviardages n’étaient pas des questions appropriées qui concernaient la crédibilité. Au contraire, il semble que les questions soient de la nature d’une recherche à l’aveuglette, l’espoir étant de découvrir quelque irrégularité dans la manière dont M. Osborne a traité les caviardages et qui puisse ensuite servir à contester son témoignage.

[51] À cet égard, je ne relève aucune erreur dans la conclusion de la JRGI selon laquelle si Farmobile souhaitait véritablement obtenir des renseignements sur ce qui avait été caviardé, même dans la seconde série de caviardages, elle aurait pu accepter [TRADUCTION] « rapidement » l’offre de Farmers Edge d’examiner les documents non caviardés. Farmobile a invoqué un certain nombre d’arguments quant à la raison pour laquelle elle ne l’avait pas fait et n’aurait pas pu accepter l’offre plus tôt, comme la question du second cabinet d’avocats (voir Farmobile, LLC c Farmers Edge Inc., 2021 CF 1200), mais aucun de ces arguments n’a été soulevé auprès de Farmers Edge et aucun d’eux ne paraît convaincant. Je signale à cet égard que la JRGI, qui participe à la gestion actuelle de l’instance et qui a présidé la CGI du 5 octobre 2021, était particulièrement bien placée pour évaluer si Farmobile aurait pu accepter rapidement l’offre de Farmers Edge. Comme celle-ci le soutient, notre Cour a reconnu qu’il est opportun de disposer d’un mécanisme qui permet à un avocat externe de consulter des documents non caviardés : Janssen, au para 9, citant Eli Lilly, au para 14. Il est à mon avis peu convaincant que Farmobile ait rejeté en fait une telle offre pendant plus d’un mois tout en poursuivant des contre‑interrogatoires, pour ensuite faire valoir qu’on devrait l’autoriser à poser des questions en contre-interrogatoire sur une série antérieure de caviardages dans le but d’établir que le témoignage de M. Osborne sur les caviardages les plus récents ne sont pas crédibles.

[52] Je conclus donc que Farmobile n’a pas montré qu’une erreur manifeste et dominante a été commise en lien avec la conclusion de la JRGI selon laquelle les questions concernant la première série de caviardages étaient irrégulières, selon l’une quelconque des catégories admissibles de contre-interrogatoire. Cet aspect de l’appel de Farmobile est rejeté.

B. La JRGI Ring n’a pas commis d’erreur en n’ordonnant pas la tenue d’un autre contre‑interrogatoire

[53] Le texte de l’avant-dernier paragraphe des motifs de la JRGI est le suivant :

[traduction]
Pour ces motifs, je conclus que la requête de Farmobile en vue d’obtenir une ordonnance portant que les questions concernant la première série de courriels caviardés sont pertinentes sera rejetée. Cela étant, la requête de Farmobile en vue d’obtenir une ordonnance contraignant M. Osborne à comparaître de nouveau à un contre-interrogatoire sera rejetée elle aussi.

[Non souligné dans l’original.]

[54] Farmobile fait valoir que la JRGI a commis une erreur en n’obligeant pas M. Osborne à comparaître de nouveau à un contre-interrogatoire. Elle soutient que la JRGI a reconnu qu’il y avait des questions pertinentes à poser en contre-interrogatoire à propos de la seconde série de caviardages, signalant en particulier la déclaration antérieure de la JRGI selon laquelle [TRADUCTION] « Farmobile est en droit de poser des questions sur la [seconde série de caviardages] ». Farmobile soutient que la JRGI a fait preuve d’incohérence et a commis une erreur manifeste et dominante en refusant néanmoins de lui permettre de poursuivre son contre‑interrogatoire pour poser ces questions, surtout sans justifier fondamentalement sa décision.

[55] Je ne suis pas de cet avis, et ce, pour deux raisons.

[56] Premièrement, l’ordonnance de la JRGI doit être considérée dans le contexte des arguments que Farmobile a invoqués devant elle. Il ressort clairement des observations écrites que Farmobile a soumises à la JRGI que sa demande visant à obliger M. Osborne à comparaître de nouveau à un contre-interrogatoire reposait entièrement sur son argument selon lequel Farmers Edge avait refusé irrégulièrement de répondre à ses questions sur la première série de caviardages. Comme les avocats l’ont admis, Farmobile n’a pas fait valoir subsidiairement qu’il fallait ordonner une nouvelle comparution, même si sa position sur le bien-fondé des questions rejetées était inexacte. Dans ce contexte, il est compréhensible que la JRGI se soit limitée à conclure brièvement que [TRADUCTION] « [c]ela étant », la requête en vue d’obtenir une ordonnance de nouvelle comparution serait rejetée elle aussi.

[57] Deuxièmement, même si Farmobile avait présenté une demande de nouvelle comparution ou de continuation du contre-interrogatoire, quel que soit son succès à l’égard du bien-fondé des questions rejetées, elle ne m’aurait pas convaincu qu’il aurait fallu faire droit à cette demande. Au contraire, Farmobile s’est lancée dans une tactique de litige passablement « agressive » en faisant ajourner un contre-interrogatoire pour cause de refus de répondre, plutôt que de terminer son interrogatoire et de débattre des refus à une date ultérieure. Ayant agi ainsi en faisant fi des objections de Farmers Edge, qui a clairement exposé sa position, Farmobile ne peut pas s’attendre maintenant à revenir et à poursuivre tout simplement son contre-interrogatoire comme s’il n’y avait pas eu d’ajournement.

[58] À cet égard, je conviens avec Farmers Edge que Farmobile a voulu faire appliquer le paragraphe 96(2) des Règles dans des circonstances inappropriées. Cette disposition permet à une personne qui procède à un interrogatoire d’ajourner celui-ci et de demander des directives par voie de requête « si elle croit que les réponses données aux questions sont évasives ou qu’un document ou un élément matériel demandé en application de la règle 94 n’a pas été produit ». Ni l’une ni l’autre de ces deux situations ne s’applique en l’espèce. Il n’y a pas eu d’omission de produire un document. Il n’a pas été question non plus de réponses évasives de la part de M. Osborne. Il y a plutôt eu un désaccord entre les avocats quant à la pertinence de certaines des questions posées en contre-interrogatoire. Il s’agit là d’une situation relativement fréquente, mais pas d’une situation qui permet généralement à des avocats frustrés d’ajourner un interrogatoire. Farmobile n’a pas expliqué pourquoi il lui était impossible de poursuivre son contre-interrogatoire sur d’autres points à cause de plusieurs refus concernant la première série de caviardages. Dans ces circonstances, Farmobile a choisi en fait de mettre fin à son contre-interrogatoire quand elle l’a censément ajourné : Direct Source Special Products Inc. c Sony Music Canada Inc., 2003 CF 1227 aux para 2‑4, 20, 21.

[59] Je rejette donc l’appel de Farmobile sur la seconde question en litige.

C. Farmers Edge a droit aux dépens

[60] Farmers Edge sollicite les dépens pour la présente requête, soit un montant de 10 000 $ à payer sans délai et quelle que soit l’issue de la cause. Elle soutient que le présent appel, qui porte sur une [TRADUCTION] « requête incidente à une requête incidente », est un gaspillage des ressources des parties et de la Cour et que ce fait devrait être sanctionné par une telle ordonnance. Farmobile affirme que les dépens quelle que soit l’issue de la cause est une option appropriée, mais elle suggère qu’ils soient de l’ordre de 2 500 $ à 3 000 $, ce qui correspond au montant à payer dans le cadre de requêtes semblables.

[61] Je suis d’accord avec Farmers Edge. À mon avis, Farmobile n’avait pas à poser de questions sur la première série de caviardages, surtout qu’elle disposait d’autres options, dont un examen des documents, par un avocat externe seulement. S’étant heurtée à un refus sur ces questions, il n’aurait pas fallu qu’elle ajourne son interrogatoire. L’ayant toutefois fait, il n’était pas nécessaire qu’elle dépose une requête interlocutoire incidente à une autre requête interlocutoire; elle aurait pu débattre des refus de répondre au stade de l’audition de la requête relative aux caviardages. Ayant échoué dans sa requête, elle a ensuite décidé de prolonger l’affaire et d’encore augmenter ses frais en interjetant le présent appel inutile, malgré la norme de déférence envers la décision de la JRGI qui, a-t-elle reconnu, s’appliquait. Je suis convaincu qu’il n’aurait pas fallu déposer la présente requête en appel et que le paragraphe 401(2) des Règles s’applique. Je suis également convaincu que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la demande de 10 000 $ de Farmers Edge est raisonnable et qu’elle devrait être payée sans délai, quelle que soit l’issue de la cause.

IV. Conclusion

[62] Pour les motifs qui précèdent, la requête en appel de Farmobile est rejetée, avec dépens payables sans délai, d’un montant de 10 000 $, taxes et débours inclus.


ORDONNANCE dans le dossier T‑449‑17

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en appel est rejetée.

  2. La demanderesse/défenderesse reconventionnelle est tenue de payer à la défenderesse/demanderesse reconventionnelle des dépens d’un montant de 10 000 $, taxes et débours inclus, sans délai et quelle que soit l’issue de la cause.

« Nicholas McHaffie »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑449‑17

 

INTITULÉ :

FARMOBILE, LLC c FARMERS EDGE INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 DÉcembrE 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 DÉcembrE 2021

 

COMPARUTIONS :

Scott Foster

Mathew Brechtel

Joan Archer

 

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Kendra Levasseur

James S. S. Holton

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Seastone IP LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

McCarthy Tetrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 

 

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