Dossier : IMM‑3530‑21
Référence : 2022 CF 226
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 18 février 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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MARCOS HANSEN AUGUSTO
MARIANA DUTRA DE LACERDA
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 11 mai 2021 par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’ils avaient présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[2] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il n’a pas adéquatement tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce, qu’il a examiné de manière sélective la preuve dont il disposait, et qu’il a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant en ne se demandant pas s’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Les faits
A.
Les demandeurs
[4] Les demandeurs, Marcos Hansen Augusto et sa conjointe de fait, Mariana Dutra de Lacerda, sont des citoyens du Brésil. Mme Dutra de Lacerda est arrivée au Canada en octobre 2013 en tant qu’étudiante grâce à une bourse d’études et a obtenu un diplôme en biotechnologie au Centennial College. Après avoir reçu son diplôme, elle a obtenu un permis de travail postdiplôme et a démarré sa propre entreprise de pose de cloisons sèches. M. Augusto est arrivé au Canada en février 2014 muni d’un visa de résident temporaire et a travaillé comme poseur de cloisons sèches. Les demandeurs ont deux enfants nés au Canada : Nicholas, âgé de cinq ans, et Noah, âgé de deux ans.
[5] Les parents et les deux frères et sœurs de M. Augusto vivent à Rio de Janeiro, au Brésil. Les parents et le frère de Mme Dutra de Lacerda habitent aussi dans cette ville. Les demandeurs soutiennent financièrement leurs deux familles élargies au Brésil.
[6] Les demandeurs avaient déjà présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en juin 2017. Cette demande a été rejetée et, après que les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision, celle‑ci a été infirmée sur consentement et l’affaire a été renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Un autre agent a rejeté cette demande en octobre 2019, et la Cour a refusé d’accorder l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire.
[7] Les demandeurs ont ensuite présenté une autre demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 5 novembre 2020.
B.
La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire
[8] Dans une lettre datée du 11 mai 2021, les demandeurs ont été informés que l’agent avait rejeté leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a pris en considération l’établissement des demandeurs au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions défavorables au Brésil.
[9] L’agent a accordé [traduction] « peu de poids »
à l’établissement des demandeurs au Canada. Bien qu’il ait souligné que les demandeurs subvenaient eux‑mêmes à leurs besoins au Canada, il a tiré une conclusion défavorable du fait qu’ils travaillaient sans permis de travail valide depuis mai 2018. L’agent a également examiné les lettres d’appui rédigées par des membres de la famille et des amis des demandeurs, mais il leur a accordé peu de poids, et il a fait remarquer que les demandeurs connaissent bien le Brésil, où ils ont aussi de la famille, des amis et d’autres parents.
[10] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a conclu qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs de rester avec leurs parents au Brésil. L’agent a jugé qu’en raison de leur jeune âge, [traduction] « ils ne subiraient pas les difficultés que rencontreraient des enfants plus âgés ayant des liens plus étroits avec leur collectivité et leur environnement »
et qu’ils pourraient [traduction] « s’adapter assez facilement au changement dans les conditions du pays »
. L’agent a examiné l’argument selon lequel la sécurité des enfants des demandeurs et leur accès à l’éducation seraient compromis au Brésil, mais il a conclu qu’ils n’avaient pas le profil des personnes courant le plus grand risque et que leur situation n’était pas la même que celle décrite dans certains des documents relatifs aux conditions dans le pays. Au vu de l’ensemble du dossier, l’agent a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Je suis d’avis que l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas compromis si la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas accueillie »
.
[11] Enfin, l’agent a examiné les éléments de preuve concernant les conditions défavorables au Brésil, telles que le crime organisé, la présence de violence liée aux gangs, les répercussions de la pandémie de COVID‑19, les difficultés excessives auxquelles sont exposées les femmes et les difficultés économiques. Au bout du compte, il a reconnu que, même s’il se pouvait que les demandeurs se heurtent à des difficultés à leur retour au Brésil, rien ne justifiait l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en l’espèce.
III.
La question en litige et la norme de contrôle
[12] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.
[13] Les parties soutiennent toutes deux que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44‑45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17).
[14] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13, 75, 85). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, aux para 15, 99). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).
IV.
Analyse
[16] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’octroyer le statut de résident permanent à l’étranger qui ne se conforme pas à la LIPR s’il estime que les circonstances sont justifiées par des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Pour décider si l’octroi d’une dispense est justifié, le décideur doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
(Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC) (Baker) aux para 74‑75).
A.
L’établissement
[17] Les demandeurs soutiennent que l’approche générale adoptée par l’agent pour apprécier leur degré d’établissement ne respectait pas les exigences d’empathie et de compassion énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. Plus précisément, ils affirment que l’agent a déraisonnablement fait abstraction de leur établissement au Canada parce qu’ils avaient prolongé indûment leur séjour après l’expiration de leur visa d’étudiant et de leur permis de travail, et que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’ils soutenaient financièrement leur famille élargie au Brésil.
[18] Dans les motifs de sa décision, l’agent a félicité les demandeurs d’avoir conservé leur emploi et leur indépendance financière pendant leur séjour au Canada. Toutefois, il a tiré une conclusion défavorable de leur [traduction] « manque de volonté à se conformer aux lois canadiennes »
en s’appuyant sur le fait que leurs permis de travail n’étaient plus valides depuis mai 2018.
[19] Le défendeur invoque les décisions rendues par notre Cour dans les affaires Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 (Zlotosz) et Mack c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 98 (Mack) pour faire valoir que l’agent avait le droit de tirer une conclusion défavorable du fait que les demandeurs ne se conformaient pas aux lois sur l’immigration lorsqu’il a apprécié leur établissement (Zlotosz, au para 34; Mack, au para 14).
[20] À l’audience, l’avocate des demandeurs a expliqué avec à‑propos en quoi la situation des demandeurs dans ces deux affaires était différente de celle de ses clients. Elle a fait observer que l’affaire Mack concernait un citoyen américain qui était arrivé au Canada en 2004 et qui était demeuré au pays sans statut, et que l’affaire Zlotosz concernait des citoyens de la Pologne qui avaient travaillé sans statut pendant la majeure partie de leur séjour. Elle a signalé que, contrairement à ses clients, aucun des demandeurs dans ces affaires n’avait tenté de régulariser son statut au Canada, et elle a fait remarquer que les taux de violence et de pauvreté et l’insécurité économique ne sont pas les mêmes aux États‑Unis, en Pologne et au Brésil.
[21] À l’appui de leur position, les demandeurs invoquent la décision Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190, dans laquelle la Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 23 :
[…] le paragraphe [25(1) de la LIPR] présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas.
[22] Au paragraphe 7 de la décision qu’elle a rendue récemment dans l’affaire Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 682, ma collègue la juge Heneghan affirme également ce qui suit :
[...] l’agente a considéré de façon déraisonnable le séjour prolongé sans statut canadien de la demanderesse comme un facteur lui permettant d’évaluer son établissement au Canada depuis 1999. L’omission de régulariser son statut d’immigration ne constitue pas, en soi, un facteur qui minimise le degré de l’établissement d’une personne au Canada [...].
[23] Je conviens avec les demandeurs que la présente affaire se distingue de celles invoquées par le défendeur et que l’agent n’a pas tenu compte de leur degré d’établissement au sens large, puisqu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire suppose invariablement le non‑respect de la LIPR. Je souligne également que, même si les demandeurs sont en situation irrégulière depuis 2018, ils avaient les autorisations requises pour travailler et étudier au Canada de 2013 à 2018 et ils ont continué de s’établir financièrement depuis leur arrivée. L’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement qu’ont légalement acquis les demandeurs au cours des cinq premières années qu’ils ont passées au Canada.
[24] Les demandeurs soutiennent en outre que l’agent n’a pas tenu compte du fait que leur établissement au Canada leur permet de fournir à leurs familles au Brésil le soutien financier dont elles ont besoin. Comme l’ont indiqué les demandeurs dans leurs lettres personnelles, depuis le début de la crise financière au Brésil en 2015, ils sont la principale source de soutien financier de leurs parents et des membres de leurs familles élargies qui vivent au Brésil. Dans sa lettre d’appui, la mère de M. Augusto mentionne que sa famille avait de la difficulté à payer ses factures avant que son fils ne commence à l’aider financièrement. Dans une autre lettre, la mère de Mme Dutra de Lacerda écrit qu’elle était femme de ménage, mais qu’elle a cessé de travailler en raison du risque que présentait la pandémie pour son mari compte tenu de son état de santé. Les demandeurs lui envoient de l’argent pour l’aider à payer les médicaments de son mari, qui coûtent cher. De plus, le frère aîné de M. Augusto a rédigé une lettre dans laquelle il précise que, même s’il a terminé ses études secondaires, il est sans emploi depuis quatre ans et il compte sur les demandeurs pour l’aider financièrement. Voici ce que dit sa lettre : [traduction] « Ici, nous sommes confrontés à des moments de grande angoisse et, dans l’attente d’occasions, nous vivons dans une très grande insécurité »
.
[25] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’agent n’a pas adéquatement tenu compte du rôle important que jouait dans leur degré d’établissement au Canada le soutien financier qu’ils apportaient à leurs familles au Brésil. Comme je le mentionne ci‑dessous, il existe également un lien inextricable entre, d’une part, la situation financière actuelle des demandeurs et, d’autre part, l’intérêt supérieur de Nicholas et de Noah et la capacité des demandeurs à subvenir aux besoins de leurs enfants au Brésil.
B.
L’intérêt supérieur des enfants
[26] En ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent, les demandeurs font tout d’abord valoir que ce dernier a commis une erreur en concluant que Nicholas et Noah seraient mieux avec leurs parents sans avoir apprécié l’intérêt supérieur des enfants de façon plus globale. Les demandeurs se fondent sur la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 848 (Li), dans laquelle la juge Pallotta a déclaré ce qui suit aux paragraphes 33 et 34 :
[33] En ce qui concerne l’ISE, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation globale en omettant de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants. L’agent n’a pas abordé l’établissement des enfants au Canada, leurs liens limités avec la Chine, ou les répercussions sur leur intérêt qu’aurait le fait d’exiger de leur père – qui subvient à leurs besoins financiers – qu’il quitte son entreprise canadienne et reparte à zéro sur le plan financier en Chine. L’analyse de l’agent partait du principe que les enfants déménageraient probablement en Chine avec leurs parents si la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur était rejetée. L’agent a ensuite pris en compte les conséquences d’un déménagement des enfants sur leur intérêt supérieur en analysant les difficultés soulevées par le demandeur et en concluant, pour chaque difficulté, que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait. À la fin de son analyse, l’agent a affirmé [traduction] « Je ne puis conclure que le fait de devoir déménager en Chine avec leurs parents aurait une incidence directe sur l’intérêt supérieur des trois enfants en cause ». Bien qu’une analyse des difficultés puisse faire partie d’une analyse de l’ISE, elle ne peut toutefois pas la remplacer [...].
[34] [...] La conclusion voulant qu’il soit dans l’intérêt supérieur des enfants de suivre leurs parents en Chine [traduction] « de sorte qu’ils demeurent sous les soins de leurs parents » rend effectivement non pertinent l’ISE dans une analyse globale des considérations d’ordre humanitaire parce qu’elle équivaut à une affirmation selon laquelle les enfants seraient mieux avec leurs parents. [...]
[Non souligné dans l’original; renvois omis.]
[27] À l’appui de leur position, les demandeurs invoquent également les décisions Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 527 (Jimenez) et Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 772 (Charles (2014)). Dans la décision Jimenez, le juge Boswell a conclu qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas envisager un scénario « selon lequel il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada avec leurs parents et où il y aurait donc lieu d’opter pour le statu quo »
(au para 27). De même, au paragraphe 61 de la décision Charles (2014), le juge Russell a souscrit à la conclusion qu’a tirée notre Cour dans l’affaire Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479 (Kobita), selon laquelle « l’agent peut soupeser le pour et le contre ou les conséquences de différents scénarios, mais il ne doit pas faire abstraction ou omettre de tenir compte de l’un de ces scénarios »
(citant Kobita, au para 53).
[28] Je conviens avec les demandeurs que l’agent a commis la même erreur en l’espèce. Dans sa décision, l’agent affirme ce qui suit :
[traduction]
Je suis d’avis qu’il serait dans leur intérêt supérieur de demeurer sous les soins de leurs parents. Par conséquent, si les demandeurs doivent retourner au Brésil, il serait raisonnable de supposer que leurs enfants les accompagneront.
[…]
Je suis d’avis que l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas compromis si la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas accueillie.
[29] Comme dans les affaires Li, Charles et Jimenez, l’agent ne s’est pas demandé s’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester avec leurs parents au Canada. Au contraire, l’agent a présumé d’emblée qu’il serait dans leur intérêt supérieur de déménager au Brésil avec leurs parents. Je ne suis pas convaincu que l’agent, qui s’est contenté de déclarer ce qui est évident, c’est‑à‑dire qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester avec leurs parents, a précisé en quoi consistait l’intérêt supérieur de Nicholas et de Noah (voir aussi Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 au para 69).
[30] De plus, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en concluant que les enfants pouvaient s’adapter à la vie au Brésil compte tenu de leur jeune âge parce qu’un raisonnement similaire a été jugé lacunaire par notre Cour (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 (Singh) au para 31). Je suis du même avis. Comme l’a également souligné notre Cour au paragraphe 28 de la décision Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1008 :
Tout résumer à la question de savoir si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne surmonte les inévitables difficultés d’une nouvelle vie, comme l’agent l’a fait en l’espèce, ressemble plutôt au critère qu’on applique pour les adultes. Puisque les enfants sont beaucoup plus malléables que les adultes, quiconque se pose au départ la question de savoir s’ils vont pouvoir s’adapter aboutira presque inévitablement à une conclusion affirmative comme quoi les enfants parviendront effectivement à surmonter les difficultés inhérentes au départ pour ensuite s’adapter à une nouvelle vie, avec entre autres l’apprentissage d’une toute nouvelle langue (le tagalog dans le cas présent). Procéder ainsi, c’est vider de son sens l’obligation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, comme le veut pourtant le paragraphe 25(1).
[Non souligné dans l’original.]
[31] Le défendeur invoque la décision Esahak‑Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 (Esahak‑Shammas), dans laquelle la Cour a jugé qu’il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que les enfants (des jumeaux de quatre ans) étaient jeunes et en mesure de s’adapter. Dans cette affaire, l’agent était d’avis que les jumeaux « [n’étaient] pas en mesure de savoir ni de comprendre où ils se trouv[aient], qu’il s’agisse du Canada ou de la Grenade »
, qu’ils « [étaient] plus résilients et davantage en mesure de s’adapter aux situations changeantes, puisqu’ils n’[avaient] pas encore commencé l’école »
, et que « [m]ême s’il était difficile pour eux de quitter le Canada, ils le feraient en compagnie de leur mère et leur intérêt supérieur serait satisfait »
(Esahak‑Shammas, au para 6).
[32] Le défendeur soutient également que l’affaire Singh se distingue de la présente affaire parce que l’agent a procédé à une analyse approfondie et qu’il ne s’est pas contenté de conclure que Nicholas et Noah seraient mieux avec leurs parents ni que leur âge commandait un résultat donné. Je ne souscris pas à l’argument du défendeur, car c’est précisément la conclusion à laquelle l’agent en est arrivé lorsqu’il a fait l’observation suivante :
[traduction]
En outre, les enfants de l’âge de Nicholas et de Noah devraient être en mesure de s’adapter assez facilement au changement dans les conditions du pays, puisqu’ils seront accompagnés des personnes qui pourvoient le plus à leurs besoins et qui sont au cœur de leur socialisation.
[33] De plus, je ne trouve pas raisonnable de conclure que, en raison de leur jeune âge, le manque de compréhension ou de résilience des enfants atténue quelque peu les difficultés auxquelles ils seraient confrontés en tant que jeunes au Brésil, un pays où le taux d’homicide et de violence chez les jeunes est parmi les plus élevés, comme le démontre la preuve objective sur les conditions dans ce pays.
[34] Je souscris également à la dernière observation des demandeurs selon laquelle l’agent a examiné de manière sélective la preuve objective sur les conditions dans le pays et les lettres personnelles versées au dossier. Par exemple, l’agent a écrit ce qui suit :
[traduction]
L’avocate affirme que les enfants et les jeunes adultes sont exposés à un risque beaucoup plus élevé de violence meurtrière et que les enfants sont eux aussi victimes de brutalité policière. Elle renvoie au rapport de l’Institut Igarapé, qui indique que le Brésil affiche le plus haut taux d’homicide en termes absolus ainsi que l’un des plus hauts taux de violence meurtrière contre les enfants et les adolescents. [...] Toutefois, la même source mentionne également que le taux de violence meurtrière varie d’un État à l’autre et que la grande majorité des victimes sont de race noire. [...] [L]es demandeurs et leurs enfants ne correspondent pas à ce profil.
[35] L’agent a souligné que le taux d’homicide au Brésil a diminué, mais aussi que la violence et la criminalité en milieu urbain ont augmenté de façon constante. Néanmoins, l’agent s’est dit [traduction] « persuadé que, compte tenu du temps qu’ils avaient passé au Brésil, les demandeurs seraient en mesure d’identifier les régions moins dangereuses afin d’atténuer le risque potentiel qu’ils soient victimes de la grande criminalité »
. Cette déclaration est incompatible avec le rapport de juillet 2020 du Bureau des Affaires étrangères, du Commonwealth et du Développement du Royaume‑Uni qui a été versé au dossier. Ce rapport indique en effet ce qui suit :
[traduction]
Le taux de criminalité, en particulier le nombre de vols, est élevé dans les villes brésiliennes, et le taux d’homicide peut y être très élevé. Ces taux peuvent toutefois varier considérablement au sein d’une même ville [...]. Les crimes, notamment ceux avec violence, peuvent se produire n’importe où et être commis au moyen d’une arme à feu ou d’une autre arme.
[Non souligné dans l’original.]
[36] L’agent disposait d’éléments de preuve substantiels qui démontraient que la violence et la criminalité au Brésil sont omniprésentes et ont une incidence sur l’ensemble de la population. Il est illogique de prétendre que les demandeurs seraient en mesure d’atténuer les risques que courent leurs enfants vu leurs expériences personnelles dans ce pays.
[37] De plus, je tiens à souligner que les demandeurs ont joint à leur demande plusieurs photos de leur famille dans leur maison à Calgary, en train de profiter de l’extérieur ou de jouer dehors. Dans sa déclaration personnelle, M. Augusto a écrit ce qui suit : [traduction] « Je n’ai pas à m’inquiéter de laisser mes enfants jouer dehors. Je vois mon fils [Nicholas] jouer avec ses amis, courir, chanter, faire du vélo, rire fort, être heureux et vivre pleinement son enfance. »
Bien que Nicholas et Noah aient toujours vécu au Canada, dans leurs déclarations personnelles, les demandeurs insistent sur le fait qu’ils craignent pour le bien‑être physique et psychologique de leurs enfants au Brésil et ils comparent la vie de leurs enfants aux expériences qu’ils ont eux‑mêmes vécues pendant leur enfance. Ils expliquent qu’ils n’avaient pas le droit de jouer dehors de peur de recevoir une balle perdue, de se faire enlever et de se faire recruter par les trafiquants de drogues qui parcouraient les rues à la recherche de jeunes. Mme Dutra de Lacerda a également précisé qu’elle avait perdu une amie d’enfance à cause d’une balle perdue. Dans sa lettre personnelle, le frère cadet de Mme Dutra de Lacerda dit craindre pour la sécurité de sa famille, car des personnes armées se promènent dans les rues et ont souvent des affrontements avec la police, et les gens risquent donc d’être touchés par des balles perdues. Il affirme que son fils ne peut pas jouer dehors sans être constamment en danger et que des gens ont été assassinés sur son perron.
[38] Les lettres d’appui des membres de la famille des demandeurs donnent également des détails sur les difficultés auxquelles ils ont été confrontés tout au long de leur vie, que ce soit la pauvreté et le chômage, les taux élevés de violence et les conditions de logement précaires. Par exemple, la mère de M. Augusto a écrit ce qui suit : [traduction] « Les services d’éducation, les soins de santé et les services de logement que nous offre l’État ne sont pas satisfaisants, et nous devons nous battre avec acharnement seulement pour avoir les nécessités de base »
.
[39] À mon avis, les risques liés à la vie dans une communauté touchée par la violence, la pauvreté et des difficultés économiques, ainsi que les éléments de preuve décrivant l’incidence de ces enjeux sur les demandeurs et les membres de leur famille méritaient un examen plus approfondi.
[40] Enfin, dans sa décision, l’agent a conclu que [traduction] « compte tenu de leurs antécédents professionnels, de leur réseau de soutien et de leur capacité à s’adapter convenablement à de nouveaux environnements, les demandeurs seront en mesure de subvenir aux besoins de leurs fils et de se réinstaller au Brésil »
. Je suis d’avis que cette conclusion n’est pas intelligible. À la lumière des nombreux renseignements au dossier indiquant que les membres de la famille élargie des demandeurs au Brésil dépendent principalement de leur soutien financier, cette conclusion démontre que l’agent n’a pas pris en considération la réalité actuelle de cette famille et l’importance de la stabilité financière des demandeurs au Canada.
[41] Comme me l’a signalé l’avocate des demandeurs durant l’audience, les demandeurs ont fondé une entreprise prospère de pose de cloisons sèches au Canada et ils sont actuellement en mesure de gagner suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins et à ceux des membres de leur famille au Brésil. S’ils devaient retourner au Brésil, où environ 40 % des travailleurs gagnent un salaire inférieur au salaire minimum, non seulement cela aurait‑il des répercussions sur les demandeurs et leurs enfants, mais aussi sur leur famille élargie, qui connaîtrait des difficultés excessives, car elle compte actuellement sur l’argent qu’ils lui envoient. Qui plus est, le [traduction] « réseau de soutien »
des demandeurs au Brésil aura très peu d’importance pour Nicholas et Noah s’ils sont contraints de quitter un environnement sûr et confortable et de composer avec les mauvaises conditions de vie et l’insécurité économique dans ce pays. Le soutien affectif de la famille des demandeurs ne sera d’aucune aide si tous les membres de la famille sont plongés dans la pauvreté.
[42] Je suis d’avis qu’en examinant la preuve de manière sélective, l’agent a mal interprété celle‑ci et qu’il n’a donc pas tenu compte de la situation particulière des demandeurs. C’est comme s’il avait parcouru le dossier afin de trouver des raisons permettant d’expliquer comment atténuer les risques que couraient les demandeurs et leurs enfants au lieu de prendre en considération la dure réalité à laquelle ils seraient confrontés au Brésil. En procédant ainsi, l’agent ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombait d’examiner l’ensemble de la preuve avec compassion et empathie et il ne s’est pas penché sur la question à laquelle il fallait répondre, à savoir : qu’est‑ce qui est dans l’intérêt supérieur des enfants? Je juge que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les enfants subiraient des répercussions négatives révèle que l’agent n’était pas réceptif, attentif et sensible à leur intérêt supérieur (Kanthasamy, au para 38, citant Baker, aux para 74‑75).
[43] Dans l’ensemble, je conviens avec les demandeurs que la décision de l’agent montre que ce dernier n’a pas adéquatement tenu compte de tous les facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386 aux para 22‑23; Dayal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1188 aux para 31‑32).
V.
Conclusion
[44] Comme je l’ai mentionné précédemment, je suis d’avis que l’examen sélectif de la preuve par l’agent a mené à une décision déraisonnable. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.
[45] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3530‑21
LA COUR STATUE :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme
Manon Pouliot, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑3530‑21
|
INTITULÉ :
|
MARCOS HANSEN AUGUSTO ET MARIANA DUTRA DE LACERDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 20 JANVIER 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 18 FÉVRIER 2022
|
COMPARUTIONS :
Lucinda Wong
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Galina Bining
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Caron & Partners LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Procureur général du Canada
Edmonton (Alberta)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|