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Date : 20220224


Dossier : T-374-21

Référence : 2022 CF 256

Ottawa (Ontario), le 24 février 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

VIDÉOTRON LTÉE

GROUPE TVA INC.

Demanderesses

Défenderesses reconventionnelles

et

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

LOUIS MICHAUD

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

MANON GAUVREAU

Défendeurs

Demandeurs reconventionnels

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les défendeurs ont conçu un système qui permet d’offrir un ensemble de services technologiques dans les chambres d’hôtel. Ces services comprennent la retransmission de contenu télévisuel, notamment les stations TVA et TVA Sports, au moyen d’un réseau privé. Les demanderesses soutiennent que les défendeurs ont violé leur droit d’auteur en retransmettant les stations de télévision TVA et TVA Sports sans leur autorisation. Les défendeurs rétorquent que cette retransmission bénéficiait de l’exemption prévue par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42.

[2] Les parties se sont entendues pour que la Cour tranche ces questions dans le cadre d’une requête en procès sommaire. En cours d’instance, les parties ont circonscrit l’objet du débat. Il est maintenant acquis que l’article 31 ne vise que les stations TVA, et non les stations TVA Sports. Les demanderesses admettent également qu’à l’heure actuelle, la retransmission des stations TVA est en principe visée par l’exemption prévue par l’article 31.

[3] Les questions qui demeurent en litige sont de trois ordres.

[4] Premièrement, les demanderesses soutiennent qu’en raison des liens entre les défendeurs, l’entité qui effectue actuellement la retransmission ne serait qu’un paravent. L’article 31 ne pourrait donc pas s’appliquer. Je rejette cette prétention, qui fait fi du principe de la personnalité distincte des personnes morales et qui ne repose sur aucune preuve de fraude, d’abus de droit ou de contravention à la loi.

[5] La deuxième question porte sur une période qui s’étend de février 2021 à l’été 2021. Les demanderesses soutiennent qu’à cette époque, les stations TVA étaient retransmises par l’Internet et non par un lien privé, ce qui écarterait l’application de l’article 31. L’analyse de la preuve technique n’étaye cependant pas cette prétention.

[6] Troisièmement, les parties me demandent de déterminer quelles personnes morales défenderesses sont responsables de la violation du droit d’auteur, le cas échéant. En raison des liens indissociables entre leurs activités, les défenderesses Konek et Hill Valley sont solidairement responsables. Cependant, la défenderesses Libéo ne l’est pas, puisqu’elle agit essentiellement à titre de fournisseur de services de télécommunication.

[7] Les demanderesses sollicitent également d’autres déclarations ainsi qu’une injonction permanente. Ces demandes excèdent toutefois la portée de l’entente entre les parties concernant les questions qui seraient traitées dans le cadre du procès sommaire. Je rejette donc ces demandes.

I. Contexte

[8] Les demanderesses, Vidéotron limitée [Vidéotron] et Groupe TVA inc. [Groupe TVA] sont deux filiales du groupe Québecor. Groupe TVA est un radiodiffuseur qui exploite plusieurs stations de télévision, dont les familles de stations TVA et TVA Sports, et qui produit plusieurs émissions diffusées sur ces stations, soit elle-même, soit par l’entremise de ses filiales. Vidéotron est une entreprise qui offre différents services de télécommunication, notamment des services de câblodistribution.

[9] La défenderesse Libéo inc. [Libéo] est une entreprise qui œuvre dans le domaine des technologies de l’information et de la réseautique et qui emploie environ 75 personnes. Elle a été fondée en 1996 par le défendeur Jean-François Rousseau, qui en est demeuré le directeur général jusqu’en 2019. Depuis 2016, le défendeur Joé Bussière en est le président. MM. Rousseau et Bussière entretiennent une relation d’affaires de longue date et collaborent au sein de diverses autres entreprises de technologies de l’information.

[10] En 2016, M. Rousseau a entrepris une collaboration avec le défendeur Louis Michaud afin de concevoir de nouvelles solutions technologiques pour les hôtels. À cette fin, ils ont constitué la défenderesse Technologies Konek inc. [Konek] en septembre 2017. Konek a conçu un boîtier, appelé « boîtier Konek », qui permet à la télévision qui se trouve dans chaque chambre d’hôtel de remplir une panoplie de fonctions. Pour le moment, il suffit de retenir que ce boîtier, relié à une infrastructure de télécommunication mise en place par Konek, permet notamment de retransmettre plusieurs stations de télévision dans les chambres d’hôtel. Certaines composantes de ces boîtiers ont, de fait, été conçues par Libéo aux termes d’un contrat conclu avec Konek.

[11] Un prototype du système a été mis à l’essai dans un hôtel à l’été 2018. Au fur et à mesure que ce projet prenait de l’ampleur, M. Rousseau s’est graduellement désengagé de ses responsabilités au sein de Libéo. Il a quitté son poste de directeur général en mars 2019. C’est à cette époque que d’autres hôtels ont commencé à s’abonner aux services de Konek.

[12] En février 2020, M. Rousseau et les autres défendeurs individuels ont constitué la défenderesse Coopérative de câblodistribution Hill Valley [Hill Valley]. Selon M. Rousseau, l’objectif de la constitution de Hill Valley était d’offrir une plus vaste gamme de stations de télévision aux hôtels qui recevaient les services de Konek. Le 30 décembre 2020, Hill Valley a présenté une demande au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes [CRTC], afin d’être reconnue comme entreprise de distribution de radiodiffusion [EDR] exemptée en vertu de l’ordonnance CRTC 2017-320, que j’appellerai l’Ordonnance sur les petites EDR. Par le biais de cette ordonnance, le CRTC a exempté les EDR qui desservent moins de 20 000 abonnés des exigences de la Loi sur la radiodiffusion, LC 1991, c 11, pour les assujettir à un ensemble d’obligations plus restreintes. Le CRTC a approuvé la demande d’exemption de Hill Valley le 3 février 2021.

[13] Vidéotron a pris connaissance des activités de Konek à tout le moins au début de l’année 2020, lorsque certains de ses clients hôteliers ont résilié leur contrat avec Vidéotron pour faire affaires avec Konek. À partir du mois d’août 2020, Vidéotron a entrepris diverses vérifications en louant des chambres dans les hôtels desservis par Konek et en utilisant différentes techniques d’enquête. Un ingénieur à l’emploi de Vidéotron, M. Jean-François Hébert, ainsi qu’une experte renommée en matière de réseautique, Mme Marie-José Montpetit, Ph.D., ont déposé des affidavits faisant état de leurs observations et de leurs conclusions.

[14] Certains aspects précis des tests effectués par M. Hébert et Mme Montpetit seront analysés en détail plus loin. Pour l’instant, il suffit de mentionner que ceux-ci concluent que Konek et Hill Valley utilisent l’Internet pour retransmettre le contenu télévisuel offert à leurs abonnés, notamment les stations TVA et TVA Sports. Ils expliquent également que la technologie employée par Konek et Hill Valley ne possède pas les caractéristiques de la technologie appelée Internet Protocol Television [IPTV]. S’appuyant sur ces conclusions, les demanderesses ont pris la position que Konek et Hill Valley ne peuvent se prévaloir de l’exemption prévue à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

[15] Le 26 février 2021, Vidéotron et Groupe TVA ont intenté la présente action, visant à obtenir diverses déclarations, une injonction interdisant notamment aux défendeurs de retransmettre les émissions du Groupe TVA, ainsi que des dommages-intérêts. Le même jour, Vidéotron et sa filiale Fibrenoire inc. ont donné à Libéo un avis de résiliation du contrat de services entre eux, visant notamment les décodeurs utilisés pour la retransmission des flux des stations TVA et TVA Sports. Cette résiliation est entrée en vigueur le 1er mars 2021.

[16] Le 30 juin 2021, Vidéotron et Groupe TVA ont présenté une requête pour obtenir un jugement par voie de procès sommaire en vertu de la règle 216 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Les demanderesses sollicitent des déclarations selon lesquelles Groupe TVA est titulaire des droits d’auteur sur certaines émissions diffusées par les stations TVA et TVA Sports, que les défendeurs ont communiqué ces émissions d’une manière qui contrevient à la Loi sur le droit d’auteur et que ceux-ci ne peuvent bénéficier de l’exemption prévue à l’article 31 de cette loi. De plus, les demanderesses sollicitent une injonction permanente interdisant aux défendeurs de communiquer les émissions du Groupe TVA. Elles s’appuient notamment sur la preuve technique fournie par M. Hébert et Mme Montpetit.

[17] En réponse, les défendeurs ont fourni le rapport de M. Claude Roy, un expert ayant une longue expérience dans le domaine de la réseautique. Celui-ci émet diverses opinions au sujet de l’infrastructure de Konek et de Hill Valley et des vérifications effectuées par Vidéotron et Mme Montpetit. En substance, M. Roy conclut que Hill Valley utilise un réseau privé, et non l’Internet, afin de retransmettre les flux des stations TVA et TVA Sports aux hôtels abonnés à ses services.

II. La requête en procès sommaire

[18] Avant d’aborder le fond du litige, il est nécessaire d’en préciser le cadre procédural. J’explique ici pourquoi il est approprié de trancher certaines questions par le biais d’un procès sommaire. J’explique aussi pourquoi je ne trancherai que les questions qui font l’objet d’une entente entre les parties quant à la portée de ce procès sommaire.

A. Le caractère approprié du procès sommaire

[19] Le procès sommaire fait partie d’un ensemble de mesures qui visent à apporter une solution plus rapide à certaines instances, favorisant ainsi l’économie des ressources judiciaires. À l’image de la requête en jugement sommaire, le procès sommaire permet à la Cour de trancher certaines questions en se fondant sur des preuves présentées au moyen d’affidavits. Cependant, la règle 216 permet à un juge qui préside un procès sommaire d’exiger qu’un déclarant ou qu’un expert comparaisse à l’audience pour y être contre-interrogé. Le juge possède donc des outils additionnels qui lui permettent de trancher des questions de fait contestées. C’est ce qui explique que les critères pour déterminer s’il est approprié de rendre jugement au terme d’un procès sommaire sont plus souples que ceux qui régissent la disponibilité d’un jugement sommaire. À cet égard, les paragraphes (5) et (6) de la règle 216 prévoient ce qui suit :

216 […]

216 […]

(5) La Cour rejette la requête si, selon le cas :

(5) The Court shall dismiss the motion if

a) les questions soulevées ne se prêtent pas à la tenue d’un procès sommaire;

(a) the issues raised are not suitable for summary trial; or

b) un procès sommaire n’est pas susceptible de contribuer efficacement au règlement de l’action.

(b) a summary trial would not assist in the efficient resolution of the action.

(6) Si la Cour est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l’affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire, elle peut rendre un jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête.

(6) If the Court is satisfied that there is sufficient evidence for adjudication, regardless of the amounts involved, the complexities of the issues and the existence of conflicting evidence, the Court may grant judgment either generally or on an issue, unless the Court is of the opinion that it would be unjust to decide the issues on the motion.

[20] La jurisprudence de notre Cour a dégagé un certain nombre de facteurs qu’il convient d’examiner afin de décider s’il est approprié de rendre jugement au terme d’un procès sommaire. Ces facteurs ont été résumés ainsi par le juge Richard Boivin, alors membre de notre Cour, dans l’affaire Tremblay c Orio Canada Inc, 2013 CF 109 au paragraphe 24, [2014] 3 RCF 404 :

Afin de décider si un dossier se prête à un procès sommaire, un juge peut considérer, entre autres, la complexité d’une affaire, sa nature urgente, les coûts d’aller de l’avant avec un procès régulier par rapport aux montants en jeu […], ainsi que la question de savoir si le litige est prolongé, si le procès sommaire prendrait du temps, si la crédibilité est un enjeu, si le procès sommaire comporte un risque important de gaspillage d’efforts et d’énergie ou si le procès sommaire aurait pour effet de morceler le litige […].

[21] Voir également Wenzel Downhole Tools Ltd c National-Oilwell Canada Ltd, 2010 CF 966 aux paragraphes 35 à 38; ViiV Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc, 2021 CAF 122 au paragraphe 38 [ViiV Healthcare].

[22] En l’espèce, les parties s’entendent pour dire qu’il est approprié de rendre un jugement par procès sommaire. Étant donné l’accord des parties, il ne m’est pas nécessaire d’analyser cette question en profondeur : Mainstreet Equity Corp v Canadian Mortgage Capital Corp, 2022 FC 20 aux paragraphes 44 à 47.

[23] Je me contenterai de dire que la requête vise à faire trancher les principales questions relatives au droit des défendeurs de retransmettre les signaux des demanderesses. La réponse à ces questions permettra possiblement aux parties de négocier une entente concernant les mesures de réparation qui en découlent, y compris d’éventuels dommages-intérêts. La délimitation de ces questions correspond approximativement à la scission qui est souvent opérée, dans les instances complexes, entre la responsabilité et les dommages-intérêts.

[24] De plus, la preuve présentée dans le cadre de la présente requête constitue un fondement suffisant pour trancher les questions de fait de manière juste. Les parties ont fourni des affidavits et des rapports d’expert détaillés. Les déclarants et les experts se sont prêtés au contre-interrogatoire. Il est difficile d’imaginer quelle preuve additionnelle serait présentée lors d’un éventuel procès. De plus, j’estime être en mesure de trancher les questions de fait sans avoir été présent lors du contre-interrogatoire des témoins. La tenue d’un procès sommaire permettra d’importantes économies de temps pour la Cour et pour les parties.

B. La portée du procès sommaire

[25] Bien que les parties s’entendent sur le caractère approprié du procès sommaire en l’espèce, elles ne s’entendent pas sur la portée des questions que je devrais trancher.

[26] L’avis de requête donné par les demanderesses allègue ce qui suit :

10. Les parties ont convenu de faire trancher par voie de procès sommaire les questions suivantes portant sur la violation des droits d’auteur des Demanderesses :

(a) Les services de retransmission visés par le litige sont-ils ceux d’un « retransmetteur » ou d’un « retransmetteur de nouveaux médias » au sens de l’art. 31 LDA?

(i) S’il ne s’agit pas d’un « retransmetteur », ou s’il s’agit d’un « retransmetteur de nouveau médias », les parties sont d’accord que l’art. 31 LDA ne s’applique pas.

(ii) S’il s’agit d’un « retransmetteur », autre qu’un « retransmetteur de nouveaux médias », les parties sont d’accord que l’art. 31 de la LDA s’applique en tout ou en partie (voir question b).

(b) Si l’art. 31 LDA s’applique aux services de retransmission visés par le litige, couvre-t-il les œuvres de toutes les Stations du Groupe TVA?

(c) Sujet à la réponse aux questions 1 et 2, quel(s) Défendeurs sont responsables de la violation de droit d’auteur?

[27] Or, comme je l’ai indiqué plus haut, les demanderesses ne recherchent pas seulement une déclaration qui consignerait la réponse de la Cour à ces questions. Dans le cas où cette réponse leur serait favorable, elles sollicitent également une injonction interdisant la violation de leur droit d’auteur, ainsi qu’une déclaration selon laquelle les défendeurs ont violé leur droit d’auteur.

[28] Les défendeurs s’opposent à ce que la Cour émette une injonction, car cela serait contraire à l’entente entre les parties concernant la portée de la présente requête pour procès sommaire. Dans leur défense, les défendeurs allèguent que les règles adoptées par le CRTC obligent Groupe TVA à concéder une licence permettant à Hill Valley de retransmettre les stations TVA et TVA Sports. Lors des discussions au sujet de la portée de la requête pour procès sommaire que les demanderesses entendaient présenter, les défendeurs souhaitaient initialement faire trancher la question de la licence obligatoire, mais ont par la suite renoncé à cette exigence afin de parvenir à une entente. Or, les demanderesses ne peuvent avoir droit à une injonction que si elles n’ont aucune obligation de concéder une licence. Il s’ensuit, selon les défendeurs, qu’une injonction ne saurait être émise sans que la question de la licence obligatoire n’ait été tranchée au préalable, ce qui serait contraire à l’entente entre les parties.

[29] Les demanderesses rétorquent qu’elles n’avaient pas à rechercher le consentement des défendeurs au sujet de la portée de leur requête en procès sommaire. De toute manière, une fois définies les principales questions en litige, elles estiment être en droit de soulever des questions « accessoires » ou de réclamer des ordonnances qui découleraient naturellement de la réponse à ces questions, telle une injonction. Les défendeurs auraient alors l’obligation de présenter leur meilleure preuve sur l’ensemble des questions soulevées par la requête. S’ils voulaient faire trancher d’autres questions, ils n’avaient qu’à présenter leur propre requête en procès sommaire. Par surcroît, les demanderesses soutiennent que l’argument des défendeurs concernant la licence obligatoire est entièrement dépourvu de fondement. Cependant, les demanderesses ne nient pas s’être entendues avec les défendeurs quant à la portée de la requête envisagée et rien ne laisse supposer que le paragraphe 10 de leur avis de requête ne serait pas le reflet fidèle de cette entente.

[30] J’estime que les demanderesses sont tenues par l’entente qu’elles ont conclue avec les défendeurs quant à la portée de la requête en procès sommaire. Dans une instance entre parties privées, l’initiative des procédures appartient à chacune d’entre elles : ViiV Healthcare, au paragraphe 17. Chaque partie est libre d’avoir recours ou non aux moyens que les Règles mettent à sa disposition. Or, être libre, c’est aussi être libre de s’engager, notamment par le biais d’une entente. Les parties sont donc libres de convenir entre elles de la manière dont elles vont exercer les droits procéduraux que les Règles leur reconnaissent ou d’y renoncer en totalité ou en partie.

[31] De telles ententes, que l’on désigne parfois sous le vocable de « contrat judiciaire », ne peuvent évidemment porter sur des questions qui relèvent de l’ordre public ni contredire la loi ou les Règles. Par exemple, les parties ne peuvent, par contrat, conférer compétence à la Cour. Les parties ne peuvent pas non plus écarter le pouvoir inhérent de la Cour de veiller à la bonne marche des instances devant elle. Hormis ces exceptions, cependant, la Cour devrait normalement donner effet aux ententes conclues par les parties relativement au déroulement de l’instance. Comme l’écrit la juge Marie-Josée Hogue de la Cour d’appel du Québec, « le respect de la parole donnée et du contrat judiciaire intervenu est un principe fondamental pour le système judiciaire » : Ville de Boisbriand c Carrière St-Eustache ltée, 2017 QCCA 1887 au paragraphe 12; voir aussi Leblanc Robotique inc c Ferme Graveline, 2022 QCCA 40. L’administration de la justice sort gagnante lorsque les parties s’entendent pour circonscrire la portée des litiges qu’elles soumettent aux tribunaux. Ce bénéfice disparaîtrait si les parties pouvaient impunément renier leur parole.

[32] Ainsi, même s’il est vrai que les demanderesses pouvaient librement déterminer les questions qui feraient l’objet de leur requête pour procès sommaire et n’avaient pas à solliciter le consentement des défendeurs à cet égard, elles ont renoncé à cette liberté en convenant de ces questions avec ceux-ci.

[33] De plus, les actes de procédure et la preuve qui m’a été présentée ne me permettent pas de conclure que les parties se sont explicitement entendues pour que la Cour émette une injonction en plus de répondre aux questions explicitement posées ou que les défendeurs devaient s’attendre à ce que les demanderesses sollicitent une telle mesure de réparation. Dans le contexte où l’on scinde souvent une instance afin de traiter séparément de la responsabilité et des mesures de réparation, il m’est impossible de conclure qu’une entente portant sur des questions relatives à la contrefaçon inclut implicitement des mesures de réparation. Il serait également illogique que la Cour émette une injonction sans trancher, implicitement ou explicitement, la question de la licence obligatoire que les parties ont convenu de ne pas soumettre à la Cour à cette étape-ci. Il s’agit là d’un indice additionnel que les parties ne se sont pas entendues pour que la Cour puisse émettre une injonction au terme du procès sommaire.

[34] À cet égard, les demanderesses ne sauraient soutenir que les défendeurs ne subissent pas de préjudice, qu’ils auraient pu présenter leur preuve concernant la question de la licence obligatoire ou que leurs arguments à ce sujet sont dépourvus de fondement. Tous ces moyens tendent à démontrer que la Cour pourrait émettre une injonction sans que cela soit injuste envers les défendeurs. Or, si je ne peux émettre d’injonction dans le cadre du présent procès sommaire, ce n’est pas en raison d’une injustice procédurale que subiraient les défendeurs, mais plutôt parce que les parties ont convenu des questions à trancher et que l’injonction n’en fait pas partie. On ne peut se soustraire à une entente en arguant l’absence relative d’inconvénients que cela cause à l’adversaire. Si cela était permis, les plaideurs n’auraient aucun intérêt à s’entendre au sujet du déroulement de l’instance, sachant que leur entente peut à tout moment être remise en question.

[35] Il en découle que les demanderesses ne peuvent pas solliciter une injonction dans le cadre de la présente requête.

[36] Pour les mêmes raisons, les demanderesses ne peuvent solliciter une déclaration concernant l’existence de leur droit d’auteur sur certaines émissions diffusées sur les stations TVA et TVA Sports. Cette question n’a pas fait l’objet de l’accord des parties quant à la portée du présent procès sommaire. De toute manière, étant donné que je ne trancherai pas la demande d’injonction, il n’y a aucune raison pratique de déterminer la portée du droit d’auteur des demanderesses à ce stade-ci des procédures. Il en va de même d’une déclaration selon laquelle ce droit d’auteur a été violé.

[37] Dans leur avis de requête, les demanderesses sollicitent également une déclaration selon laquelle les défendeurs ont contourné les mesures techniques de protection mises en place par les demanderesses. Cette question excède la portée de l’entente entre les parties. En tout état de cause, les demanderesses n’ont présenté aucune preuve à ce sujet et n’en ont fait aucune mention, ni dans leur mémoire des faits et du droit, ni en plaidoirie orale. Cette demande sera donc rejetée.

III. L’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur

[38] Nous pouvons maintenant aborder la question centrale qui oppose les parties : la possibilité pour Konek et Hill Valley de se prévaloir de l’exemption accordée par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Après avoir rappelé l’origine de cette disposition, j’expose les thèses des parties, puis j’explique ma conclusion selon laquelle Hill Valley bénéficie de cette exemption depuis le 3 février 2021.

A. Le régime de l’article 31

[39] Au Canada, la diffusion de contenu télévisuel au grand public nécessite diverses formes d’approbation réglementaires délivrées par le CRTC en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, LC 1991, c 11. De plus, le diffuseur doit être titulaire du droit d’auteur sur le contenu diffusé ou détenir une licence du titulaire. Au fil de l’évolution des technologies, le législateur et le CRTC ont jugé nécessaire de modifier ce cadre législatif et réglementaire. Dans la décision 2251723 Ontario Inc v Bell Canada, 2016 ONSC 7273 [VMedia], le juge Myers de la Cour supérieure de justice de l’Ontario retrace l’historique de cette évolution. Il suffit ici d’en rappeler les grandes lignes.

[40] L’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur a été adopté à la suite de l’apparition de la câblodistribution. Dans ses grandes lignes, il prévoit qu’un câblodistributeur ne viole pas le droit d’auteur en retransmettant le signal d’une station de télévision diffusée par ondes hertziennes, pourvu que la retransmission soit « licite » en vertu de la Loi sur la radiodiffusion.

[41] Après avoir étudié la question au cours des années 1990, le CRTC a conclu que la retransmission de contenu télévisuel par Internet ne devrait pas être réglementée. Il a donc adopté l’ordonnance 1999-197 [l’Ordonnance des nouveaux médias], qui prévoit que les « services de radiodiffusion distribués et accessibles sur Internet » ne nécessitent pas d’autorisation délivrée en vertu de la Loi sur la radiodiffusion. Or, puisque cela rendait cette retransmission « licite », l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur permettait à des retransmetteurs de diffuser du contenu télévisuel sur Internet sans être titulaire du droit d’auteur. Jugeant ce résultat non souhaitable, le législateur a modifié l’article 31 en 2002, afin d’exclure de son régime les « retransmetteurs de nouveaux médias ». Le paragraphe 31(1) contient désormais les définitions suivantes :

retransmetteur Personne, autre qu’un retransmetteur de nouveaux médias, dont l’activité est comparable à celle d’un système de retransmission par fil.

retransmitter means a person who performs a function comparable to that of a cable retransmission system, but does not include a new media retransmitter

retransmetteur de nouveaux médias Personne dont la retransmission est légale selon les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion uniquement en raison de l’Ordonnance d’exemption relative aux entreprises de radiodiffusion de nouveaux médias rendue par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes à l’Annexe A de son avis public 1999-197, tel que modifié de temps à autre.

new media retransmitter means a person whose retransmission is lawful under the Broadcasting Act only by reason of the Exemption Order for New Media Broadcasting Undertakings issued by the Canadian Radio-television and Telecommunications Commission as Appendix A to Public Notice CRTC 1999-197, as amended from time to time;

[42] Ayant établi les paramètres juridiques du débat, nous pouvons maintenant examiner les prétentions des parties.

B. Les thèses des parties et les questions en litige

[43] Comme je l’ai souligné plus haut, les questions en litige sont définies par l’entente entre les parties, consignée au paragraphe 10 de l’avis de requête. Or, l’argumentaire des parties a évolué au cours de l’instance, au fur et à mesure que chacune prenait connaissance de la preuve et de la position de l’adversaire. Cela a conduit les parties à faire certaines concessions qui simplifient la tâche de la Cour.

[44] Ainsi, la position des demanderesses était initialement fondée sur une opposition binaire entre les services IPTV et la retransmission par le biais de l’Internet public, qui sous-tend notamment le rapport de Mme Montpetit. Or, à l’audience, les demanderesses ont reconnu que l’architecture actuelle du réseau de Hill Valley est bien celle d’un « retransmetteur » visé par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Ce faisant, elles admettent que l’on peut retransmettre un flux télévisuel par le biais d’un réseau privé sans pour autant employer la technologie IPTV. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de savoir si le réseau de Hill Valley possède les caractéristiques de l’IPTV.

[45] Pour leur part, les défendeurs reconnaissent maintenant que puisque les stations TVA Sports ne sont pas diffusées par ondes hertziennes, mais ne sont disponibles qu’aux abonnés de services de câblodistribution, l’article 31 ne peut s’appliquer à leur retransmission. J’émettrai donc un jugement déclaratoire en ce sens, qui répond à la deuxième question qui fait l’objet de l’entente entre les parties.

[46] Les questions qui demeurent en litige sont donc les suivantes. Premièrement, à l’égard des stations TVA, il faut déterminer à partir de quel moment Konek ou Hill Valley peuvent invoquer l’exemption de l’article 31. Deuxièmement, je dois me pencher sur l’argument des demanderesses selon lequel Hill Valley n’est qu’un paravent ou une fiction juridique et ne peut actuellement se prévaloir de l’article 31, même si elle retransmet les stations TVA au moyen d’un réseau privé. Troisièmement, s’il y a violation du droit d’auteur des demanderesses, il faut déterminer quelles personnes morales défenderesses en sont responsables.

C. La retransmission des stations TVA

[47] Je me concentrerai donc, dans la présente section, sur le droit des défendeurs de retransmettre les stations TVA en se fondant sur l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Bien que les questions qui figurent dans l’avis de requête soient formulées au temps présent, il est évident que la situation des défendeurs a évolué avec le temps. Les demandeurs suggèrent d’examiner la question selon trois périodes : avant l’exemption accordée à Hill Valley, après l’octroi de cette exemption, mais avant les modifications apportées à l’infrastructure de Konek et de Hill Valley à l’été 2021, puis après ces modifications. Les défendeurs, comme on le verra plus loin, mettent l’accent sur la situation actuelle.

[48] J’estime qu’il est préférable d’examiner d’abord la situation antérieure à l’exemption de Hill Valley, que j’appellerai la « période Konek », puis la situation actuelle, que j’appellerai la « période Hill Valley ». Il sera ensuite plus facile de déterminer si la période antérieure aux modifications apportées à l’été 2021 doit faire l’objet d’un traitement séparé.

[49] Je signale que je ne me prononce pas sur la diffusion de contenu autre que celui des stations TVA. Les entreprises concernées ne sont pas parties à l’instance et aucune preuve n’a été faite à cet égard.

(1) La période Konek

[50] Avant que Hill Valley ne soit constituée et que certains hôtels clients de Konek en deviennent membres, seule Konek était impliquée dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports. Il faut donc examiner si celle-ci peut prétendre à la protection de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

[51] Konek n’a jamais détenu de licence du CRTC en vertu de la Loi sur la radiodiffusion. Elle n’a jamais non plus cherché à s’enregistrer selon l’Ordonnance des petites EDR. Pour Konek, la seule manière de diffuser des contenus télévisuels sans contrevenir à la Loi sur la radiodiffusion est de transmettre ceux-ci par Internet, ce qui lui permettrait de bénéficier de l’exemption accordée par l’Ordonnance des nouveaux médias.

[52] Or, si Konek retransmet ses signaux par l’Internet et bénéficie de l’Ordonnance des nouveaux médias, elle constitue un « retransmetteur de nouveaux médias » au sens de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur et ne peut donc se prévaloir de l’exception prévue par cette disposition.

[53] À cet égard, Konek ne présente pas véritablement de défense. Sa preuve vise principalement à décrire l’architecture actuelle du réseau de Hill Valley. Sur le plan du droit, Konek n’a pas tenté de démontrer qu’elle se qualifiait de « retransmetteur » au sens de l’article 31. Je conclus donc que Konek ne peut bénéficier de l’article 31.

[54] Cette situation juridique s’est poursuivie jusqu’à ce que Hill Valley s’inscrive auprès du CRTC selon l’Ordonnance sur les petites EDR. En effet, l’article 25 de cette ordonnance prévoit qu’une EDR de moins de 20 000 abonnés qui souhaite exploiter son entreprise dans une région déjà desservie par des EDR autorisées – ce qui est le cas de Hill Valley – doit transmettre certains renseignements au CRTC au moins trois mois avant le début de ses activités. Hill Valley a transmis ce formulaire le 30 décembre 2020 et y a indiqué qu’elle débuterait ses activités le 1er février 2021. Même si la demande n’a pas été présentée trois mois avant le début annoncé des activités de l’entreprise, le CRTC a accepté d’inscrire Hill Valley à la liste des EDR exemptées dès le 3 février 2021. C’est donc dire qu’avant cette date, les activités de Hill Valley n’étaient pas « licites en vertu de la Loi sur la radiodiffusion », comme l’exige l’alinéa 31(2)b) de la Loi sur le droit d’auteur. L’exemption prévue par l’article 31 ne peut donc s’appliquer à Hill Valley qu’à partir de cette date. Encore faut-il que Hill Valley remplisse les autres conditions prévues par cette disposition, une question que nous pouvons maintenant aborder.

(2) La période Hill Valley

[55] Les données du problème changent au moment où Hill Valley s’inscrit auprès du CRTC selon l’Ordonnance sur les petites EDR. À partir de ce moment, Hill Valley peut se qualifier de retransmetteur et réclamer le bénéfice de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, pourvu qu’elle ne soit pas un « retransmetteur de nouveaux médias », c’est-à-dire que ses contenus ne sont pas « distribués et accessibles par Internet ». La question est donc de savoir si, durant cette période, Hill Valley utilise l’Internet pour retransmettre les stations TVA.

[56] La question est plus complexe qu’il n’y paraît, puisque le CRTC, dans des décisions récentes, a précisé que la référence à l’Internet, dans l’Ordonnance sur les nouveaux médias, vise l’Internet public et non des réseaux privés. Il est donc nécessaire de clarifier cette distinction en premier lieu. Je pourrai ensuite démontrer que le réseau de Hill Valley est un réseau privé. Enfin, j’expliquerai pourquoi je rejette l’arguments des demanderesses selon lequel Hill Valley n’est qu’un simple paravent. Pour ces raisons, je conclus que Hill Valley est un « retransmetteur » et peut se prévaloir de l’article 31.

a) Internet public, réseau privé et IPTV

[57] D’entrée de jeu, il faut souligner qu’il appartient au Parlement et au CRTC, et non aux tribunaux, d’élaborer la politique canadienne en matière de radiodiffusion. Dans le cas qui nous occupe, le Parlement a délégué au CRTC le pouvoir de décider quelles entreprises de radiodiffusion seraient exemptées des exigences réglementaires habituelles. Il a aussi délégué au CRTC le pouvoir de décider, par effet miroir, qui bénéficierait de l’exonération prévue à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Le CRTC est bien au fait de l’évolution des technologies en matière de radiodiffusion. Dans l’exercice des pouvoirs délégués par le Parlement, le CRTC peut établir des distinctions entre différentes technologies. Le rôle de la Cour est d’appliquer les distinctions établies par le CRTC et non d’imposer sa propre vision des choses.

[58] À ce propos, il faut savoir que l’expression Internet ne désigne pas une infrastructure physique de communication, ni même les protocoles utilisés par deux ordinateurs reliés par une telle infrastructure pour échanger des données, mais plutôt un protocole, connu sous l’acronyme TCP/IP, qui permet l’échange de paquets de données sur un réseau d’ordinateurs reliés entre eux. Il existe des réseaux qui utilisent d’autres types de protocoles. Ces réseaux ne font pas partie de l’Internet, même s’ils peuvent partager la même infrastructure physique.

[59] Cette distinction entre Internet public et autres réseaux, sur laquelle s’entendent les témoins des parties, n’a pas échappé au CRTC. Celui-ci écrivait, dans son avis public de radiodiffusion 2006-47 :

Le Conseil rappelle que la formulation « services de radiodiffusion distribués et accessibles sur Internet » qu’emploie l’ordonnance d’exemption des nouveaux médias décrit des services qui sont accessibles sur l’Internet public aux utilisateurs d’Internet par l’intermédiaire d’un FAI, à la rigueur moyennant des frais de service. Les services de ce genre sont livrés via l’Internet public, au lieu d’être livrés avec le protocole Internet (IP) ou d’emprunter un réseau spécialisé pour une portion ou pour la totalité du parcours. En général, l’utilisateur accède à ce service en se servant d’un navigateur Web et d’une adresse URL.

[60] Par la suite, dans son ordonnance de radiodiffusion 2012-409, le CRTC a reconnu que la technologie IPTV n’utilisait pas l’Internet public et n’était pas visée par l’Ordonnance des nouveaux médias. En effet, même s’ils utilisent les mêmes connexions physiques, les services IPTV ne sont pas distribués par le biais de l’Internet, parce qu’ils emploient le protocole UDP/IP plutôt que le protocole TCP/IP. Dans une décision subséquente, la décision de radiodiffusion 2015-184, le CRTC a statué que d’autres technologies qui ne reposent pas sur le protocole IPTV peuvent aussi utiliser un réseau privé, ce qui les exclut de la portée de l’Ordonnance sur les nouveaux médias.

[61] Ainsi, pour déterminer si Hill Valley est visée par l’Ordonnance sur les nouveaux médias, la question véritable est de savoir si ses services sont distribués au moyen de l’Internet public ou d’un réseau privé. L’utilisation du protocole IPTV est une forme de réseau privé, mais ce n’est pas la seule. Dans la mesure où la décision VMedia de la Cour supérieure de justice de l’Ontario suggère qu’il y a une opposition binaire entre Internet public et IPTV, je m’abstiens de la suivre, puisque cela serait contraire à ce qui se dégage des décisions du CRTC mentionnées plus haut.

b) L’architecture du réseau de Hill Valley

[62] Le réseau actuel de Hill Valley est décrit dans l’affidavit de M. Rousseau et dans le rapport d’expert de M. Roy. Cette description n’est pas contestée par les demanderesses.

[63] En substance, les moyens employés par Hill Valley afin de rendre son réseau privé sont de deux ordres.

[64] Premièrement, les contenus télévisuels transmis par Hill Valley empruntent un « tunnel » établi au moyen des protocoles L2TP et IPSec. Ce tunnel simule une connexion directe entre deux réseaux privés, d’une manière qui rend toute interception impossible. De plus, les données sont cryptées. De tels protocoles sont utilisés pour créer les réseaux privés virtuels [RPV ou, en anglais, VPN] de nombreuses organisations. Au paragraphe 3.50 de son rapport, M. Roy décrit ainsi le degré de sécurité que procure l’emploi de ces technologies :

Lorsque le protocole L2TP et la technologie IPsec sont combinés pour permettre à deux réseaux privés X et Y de communiquer, il n’y a absolument aucune différence fonctionnelle par rapport à l’emploi d’un simple lien physique entièrement privé entre le routeur du réseau X et celui du réseau Y.

[65] Deuxièmement, certains hôtels sont connectés au serveur de tête de ligne de Hill Valley au moyen d’une liaison point-à-point. De telles liaisons sont physiquement séparées de celles qui sont utilisées pour l’Internet public.

[66] Je suis d’avis que le contenu télévisuel transmis par Hill Valley au moyen d’un « tunnel » n’est pas « distribué et accessible par Internet ». À plus forte raison, il en est de même du contenu transmis par une liaison point-à-point. À l’audience, les demanderesses ont admis qu’il en était ainsi. Je suis d’accord avec elles. Il s’ensuit que l’architecture du réseau de Hill Valley est celle d’un « retransmetteur » au sens de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

c) La demande de Hill Valley au CRTC

[67] Hill Valley a déposé en preuve une copie de la demande qu’elle a présentée au CRTC afin de bénéficier de l’exemption pour les petits câblodistributeurs. Cette demande contient des informations qui coïncident en substance avec celles qui figurent dans les descriptions fournies par MM. Rousseau et Roy. En particulier, Hill Valley affirme que ses services ne sont pas distribués par l’Internet, mais plutôt par des [traduction] « couches L2 privées », c’est-à-dire le « tunnel » que j’ai décrit plus haut.

[68] Les demanderesses font grand cas du fait que Hill Valley a coché la case « IPTV » du formulaire du CRTC, alors qu’au sens strict, Hill Valley n’utilise pas ce protocole. Il semble que ce formulaire soit conçu en fonction de la prémisse d’une opposition binaire entre IPTV et Internet public. J’estime que dans l’ensemble, les réponses détaillées fournies par Hill Valley dans ce formulaire correspondent à la preuve qui m’a été présentée au sujet de l’architecture de son réseau. Rien ne laisse croire que Hill Valley ait tenté d’induire le CRTC en erreur.

[69] Le CRTC a approuvé la demande d’exemption de Hill Valley. Bien que la lettre d’approbation soit laconique, on peut en déduire que le CRTC a considéré que Hill Valley était visée par l’Ordonnance sur les petits câblodistributeurs et non par l’Ordonnance sur les nouveaux médias. Cela renforce les conclusions auxquelles je suis parvenu plus haut.

d) Hill Valley, un paravent?

[70] Malgré ce qui précède, les demanderesses soutiennent que Hill Valley ne pourrait se prévaloir de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, parce que celle-ci ne serait qu’un paravent ou une fiction juridique permettant à Konek de faire indirectement ce qu’elle ne peut faire directement. Les demanderesses en veulent pour preuve que Hill Valley est entièrement dépendante de Konek en ce qui a trait à ses employés, à ses locaux et à son infrastructure technologique et que la documentation contractuelle concernant Hill Valley serait quasi inexistante.

[71] Je rejette la thèse des demanderesses. Par définition, toute personne morale est une fiction juridique. Il arrive fréquemment que des personnes morales distinctes entretiennent des liens étroits et que la structure d’un groupe de personnes morales soit établie afin de se prévaloir d’avantages offerts par la loi. Selon l’article 317 du Code civil du Québec, on ne fera abstraction de la personnalité morale que lorsque celle-ci vise à « masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public ».

[72] Les demanderesses n’ont pas démontré que la constitution de Hill Valley poursuivait de tels objectifs. Le simple fait que Hill Valley peut se prévaloir de l’exemption prévue à l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, alors que Konek ne le pourrait pas, ne suffit pas à prouver la fraude ou l’abus de droit. Les demanderesses n’ont pas fait valoir que Hill Valley avait enfreint quelque disposition législative que ce soit.

(3) Une période intermédiaire?

[73] Bien que les demanderesses reconnaissent maintenant que l’infrastructure de Hill Valley est celle d’un retransmetteur qui peut invoquer l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, elles prétendent que cela n’a pas toujours été le cas. Afin de comprendre cet argument, il est nécessaire de le situer dans le contexte du déroulement de la présente instance. Il sera ensuite possible d’analyser la preuve pour vérifier si les allégations des demanderesses sont avérées.

a) Le contexte

[74] Avant de présenter la requête en procès sommaire, les demanderesses ont effectué divers tests afin de démontrer que les contenus télévisuels transmis par Konek ou Hill Valley l’étaient au moyen de l’Internet. Ces tests ont été réalisés par M. Hébert, un ingénieur de Vidéotron. Lors du dernier test, celui-ci était accompagnée de Mme Montpetit, qui a témoigné à titre d’experte. En gros, M. Hébert a loué une chambre dans certains hôtels desservis par Konek. Il a démonté le boîtier Konek et a intercepté les paquets de données qui circulent entre ce boîtier et le boîtier primaire de l’hôtel.

[75] L’un des tests réalisés par M. Hébert consistait à extraire les URL permettant aux boîtiers installés dans les chambres d’avoir accès aux flux des diverses stations de télévision retransmises par Konek ou Hill Valley. À son retour au bureau, il a ensuite saisi ces URL dans son lecteur multimédia relié à l’internet et il a ainsi pu visionner les stations TVA et TVA Sports.

[76] L’affidavit de M. Hébert, qui décrit les résultats de ce test et de plusieurs autres a été communiqué aux défendeurs en juillet 2021. M. Rousseau a alors constaté que la possibilité d’avoir accès aux flux retransmis par Hill Valley à partir de n’importe quel ordinateur relié à l’Internet démontrait l’existence d’une faille de sécurité. Sans entrer dans les détails techniques, M. Rousseau a alors apporté des modifications somme toute mineures à l’architecture du réseau de Konek et de Hill Valley afin d’empêcher tout accès au contenu retransmis par Hill Valley à partir de l’Internet.

[77] La thèse des demanderesses est qu’à l’été 2021, les défendeurs ont apporté des modifications bien plus importantes à l’architecture de leur réseau que la simple correction d’une faille de sécurité. Selon eux, l’architecture actuelle, telle que décrite par MM. Rousseau et Roy, ne pouvait pas être en place au moment où M. Hébert a réalisé ses tests. Les tests réalisés par M. Roy ne seraient d’aucun secours pour démontrer le contraire, puisqu’ils ont été réalisés après les modifications.

[78] Au contraire, M. Rousseau affirme que la seule modification apportée à l’architecture du réseau à l’été 2021 était la correction de la faille de sécurité. Selon lui, les caractéristiques qui rendent le réseau de Hill Valley privé, c’est-à-dire l’utilisation d’un « tunnel » et de liaisons point-à-point, étaient en place avant l’été 2021.

[79] Afin de départager les thèses des parties, il est nécessaire d’analyser plus en détail les résultats des tests effectués par M. Hébert.

b) Analyse des résultats des tests

[80] Les tests réalisés par M. Hébert visaient à démontrer que Konek et Hill Valley transmettaient le contenu télévisuel, notamment celui des stations TVA et TVA Sports, par l’Internet public. M. Hébert a branché son ordinateur portable entre le boîtier Konek de la chambre d’hôtel et la prise murale qui relie normalement ce boîtier au réseau de l’hôtel. En interceptant les paquets de données échangés sur cette connexion, il a pu obtenir les URL permettant au boîtier Konek d’avoir accès aux flux des différentes stations de télévision. Il a également exécuté la commande « trace route » afin d’obtenir le chemin suivi par un paquet de données pour se rendre au serveur associé aux noms de domaine de Konek et de Hill Valley. À l’aide de son téléphone cellulaire, il a aussi relié le boîtier Konek à l’Internet, sans passer par le réseau de l’hôtel. De retour à son bureau, il a utilisé les URL qu’il a obtenues afin de vérifier s’il était possible d’avoir accès aux flux des différentes stations de télévision retransmises par Konek ou Hill Valley à partir de l’Internet.

[81] Selon M. Hébert et Mme Montpetit, les résultats positifs de ces tests démontrent que Konek et Hill Valley utilisent l’Internet pour retransmettre les signaux des stations TVA et TVA Sports.

[82] À mon avis, cependant, il est difficile de parvenir à une telle conclusion, pour les raisons suivantes.

[83] Premièrement, certains résultats obtenus par M. Roy s’expliquent par la faille technique corrigée à l’été 2021. Cette faille permettait au serveur de Konek d’avoir accès au serveur de Hill Valley. Puisque le serveur de Konek est relié à l’Internet, il était donc possible d’avoir accès au contenu retransmis par le serveur de Hill Valley à partir de l’Internet. C’est ce qui explique que M. Hébert, avant la correction de cette faille, a pu avoir accès aux flux des stations TVA et TVA Sports en se connectant à l’Internet à son bureau. Comme M. Roy l’a démontré, cela n’est plus possible aujourd’hui. Ce test n’est donc pas concluant. En réalité, on ne saurait définir un système par une faille de sécurité. Puisqu’elles reposent sur une telle faille, les conclusions auxquelles parviennent M. Hébert et Mme Montpetit ne constituent pas un reflet fidèle du fonctionnement de l’infrastructure de Konek et de Hill Valley.

[84] Deuxièmement, les résultats obtenus avec l’outil « trace route » ne sont pas nécessairement concluants. D’une part, M. Roy explique que cet outil permet d’identifier un chemin qui conduit à une adresse particulière, mais que rien ne garantit que le serveur situé à cette adresse répondra à une demande qui lui parvient par ce chemin (paragraphe 5.17). En particulier, au moment de rédiger son rapport, même si l’outil « trace route » révèle une adresse publique pour le serveur de Hill Valley, il est impossible d’obtenir le flux de la station TVA en transmettant une requête à cette adresse par l’Internet public (paragraphes 5.35 à 5.42). D’autre part, le chemin identifié par cet outil dépend du serveur DNS auquel un ordinateur est connecté. C’est ce qu’illustre M. Roy aux paragraphes 5.10 à 5.16 de son affidavit. En contre-interrogatoire (questions 128 et 129), M. Hébert a admis qu’il ignorait si son ordinateur a utilisé le DNS privé du boîtier primaire de l’hôtel, ce qui pourrait fort bien expliquer que l’outil « trace route » n’ait pas révélé le véritable chemin emprunté par le flux de la station TVA, à tout le moins lors de certaines de ses visites dans les hôtels desservis par Konek.

[85] Troisièmement, le fait de brancher un boîtier Konek sur un réseau externe, comme l’a fait M. Hébert, ne constitue pas une utilisation normale du système. Le fait que M. Hébert ait pu visionner la station TVA de cette manière ne démontre pas que, dans son fonctionnement normal, le système transmettait le flux de la station TVA par l’Internet public. On ne peut pas non plus écarter l’hypothèse que le résultat de ce test s’explique par la faille de sécurité mentionnée plus haut ou encore par le fait que M. Hébert n’aurait pas redémarré le boîtier Konek après avoir effectué les branchements. Même s’il est vrai que M. Roy n’a pas pu expliquer clairement ce résultat, celui-ci ne peut à lui seul faire preuve du fonctionnement normal du système.

[86] Quatrièmement, certains résultats des tests sont compatibles avec l’utilisation d’un « tunnel » L2TP/IPSec ou d’une liaison point-à-point afin de retransmettre les stations TVA et TVA Sports. Bien que M. Hébert et Mme Montpetit aient fait allusion à ces résultats dans leurs affidavits, ils n’ont pas cherché à les élucider ni à vérifier dans quelle mesure ils pourraient contredire leurs conclusions. De plus, ils passent sous silence le fait que ces résultats inexpliqués concernent précisément la station TVA.

[87] Le résultat en question est décrit aux paragraphes 108 et 109 de l’affidavit de M. Hébert et porte sur le nom de sous-domaine « iptv-ybq.konek.tv ». Selon la pièce JH-13 et le paragraphe 111 de l’affidavit de Mme Montpetit, il s’agit du nom de sous-domaine utilisé pour la retransmission de la station TVA. Bien que l’outil « NSLookup » ait associé ce nom de sous-domaine à une adresse IP publique, l’outil « trace route » décrit un chemin composé d’un seul saut et la destination est une adresse IP privée qui, on le sait aujourd’hui, est celle du boîtier primaire de l’hôtel. M. Hébert se contente d’indiquer que le boîtier Konek se connecte à l’un des sous-domaines pertinents en établissant un lien avec « un serveur local à l’intérieur de l’hôtel ». Quant à elle, Mme Montpetit affirme, au paragraphe 101 de son affidavit, que « Ceci me suggère qu’il y a un serveur local quelque part dans l’hôtel auquel les Boîtiers Konek se connectent pour syntoniser certaines des stations (mais pas toutes selon les tests effectués). » Au paragraphe 103 de son affidavit, Mme Montpetit suppose que le boîtier primaire de l’hôtel se connecte au serveur de tête de Konek ou Hill Valley par l’Internet public. En contre-interrogatoire, cependant, M. Hébert admet que s’il y a un serveur mandataire dans l’hôtel, les outils qu’il a employés ne permettent pas de retracer le chemin suivi par les paquets de données entre ce serveur mandataire et le serveur de tête de Konek ou Hill Valley (questions 160 à 168). Mme Montpetit admet que ces résultats démontrent que les flux peuvent suivre des chemins distincts et qu’elle n’a pas fait d’efforts pour élucider la question (questions 150 à 156).

[88] Or, ces résultats sont tout aussi compatibles avec l’existence d’un lien direct, soit par le biais d’un « tunnel », soit au moyen d’une liaison point-à-point, entre le boîtier primaire de l’hôtel et le serveur de tête de Konek ou de Hill Valley et par lequel la station TVA serait retransmise. Des tests semblables réalisés par M. Roy démontrent qu’en présence d’une connexion privée, l’outil « trace route » trace un chemin qui ne contient que des adresses privées. De plus, les captures de paquets dont les résultats figurent à la pièce JH-39 montrent que le flux de la station TVA circule entre deux adresses privées.

[89] Les demanderesses insistent sur le fait qu’au printemps 2021, la station TVA était retransmise au moyen d’un serveur associé au domaine « konek.tv », plutôt que « hillvalley.coop ». Par contre, lorsque M. Roy a effectué ses tests en septembre 2021, le serveur retransmettant la station TVA était associé au domaine « hillvalley.coop ». J’attache cependant peu d’importance aux noms des domaines ou des sous-domaines utilisés pour identifier les serveurs de tête. À ce propos, au paragraphe 4.13 de son affidavit, M. Roy souligne qu’un même serveur peut être accessible par plus d’un nom de domaine. Ce qui importe, c’est que la station TVA soit retransmise au moyen d’un « tunnel » ou d’un lien point-à-point et non par l’Internet public.

[90] En somme, la preuve fournie par les demanderesses ne démontre pas que Hill Valley retransmettait la station TVA par l’entremise de l’Internet public avant l’été 2021. Au contraire, certains résultats obtenus par M. Hébert tendent à démontrer que, lorsque le système fonctionne normalement, la station TVA était retransmise au moyen d’un lien privé, qu’il s’agisse d’un « tunnel » ou d’un lien point-à-point. Ainsi, pour les fins de l’application de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur, la période qui s’étend entre février 2021 et l’été 2021 ne constitue pas une période distincte.

[91] Pour cette raison, je ne puis non plus me rendre aux arguments des demanderesses qui insistent sur le fait que M. Roy a réalisé ses tests après les modifications apportées à l’infrastructure à l’été 2021 et qu’il ne peut donc contredire les opinions exprimées par M. Hébert et Mme Montpetit. Les demanderesses ont échoué à démontrer que ces modifications auraient eu des répercussions importantes sur la manière dont le flux de la station TVA était transmis lorsque le système fonctionne normalement. Puisqu’il ne s’agit pas de deux périodes distinctes, le rapport de M. Roy est pertinent quant à l’ensemble de la période.

IV. Qui est responsable des violations de la Loi sur le droit d’auteur?

[92] Les parties me demandent également de déterminer qui, le cas échéant, est responsable des violations de la Loi sur le droit d’auteur. À l’audience, les parties ont convenu que je ne devrais pas trancher la question de la responsabilité des administrateurs dans le cadre du procès sommaire. Seules sont en cause, à ce stade, Konek, Hill Valley et Libéo.

[93] En substance, les demanderesses soutiennent que Konek et Hill Valley sont indissociables. Elles prétendent également que Libéo a engagé sa responsabilité en louant à Vidéotron les décodeurs qui, jusqu’au 1er mars 2021, ont servi à la retransmission des stations TVA et TVA Sports. Libéo aurait donc participé activement à la violation du droit d’auteur de Groupe TVA.

[94] Les défendeurs, pour leur part, estiment que seule Hill Valley peut être responsable d’une violation du droit d’auteur. Konek aurait cessé de retransmettre les stations TVA dès la constitution de Hill Valley en janvier 2020 et n’aurait jamais retransmis elle-même les stations TVA Sports. Libéo, quant à elle, bénéficierait de l’exonération accordée aux fournisseurs de services Internet par les articles 2.4(1)b) et 31.1 de la Loi sur le droit d’auteur.

[95] Je suis d’accord qu’il n’est pas possible de dissocier Konek et Hill Valley quant à la responsabilité de la violation du droit d’auteur. Hill Valley dépend entièrement de l’infrastructure de Konek pour la retransmission des stations TVA et TVA Sports. Il n’y a pas de boîtier Hill Valley qui soit indépendant du boîtier Konek. En réalité, les réseaux de Konek et de Hill Valley sont conçus pour fonctionner ensemble : selon la station de télévision que le client souhaite visionner, le flux sera acheminé soit sur l’un, soit sur l’autre. En d’autres termes, Hill Valley n’aurait pas pu retransmettre les stations TVA et TVA Sports si l’infrastructure de Konek n’avait pas été programmée à cet effet. Konek et Hill Valley sont engagées dans une entreprise conjointe qui justifie leur responsabilité solidaire.

[96] Par contre, il n’est pas possible d’assimiler Konek et Hill Valley, d’une part, et Libéo, d’autre part. Libéo fournit des services d’hébergement de serveurs et des services Internet à Konek et Hill Valley. Cependant, comme le précisent les articles 2.4(1)b) et 31.1 de la Loi sur le droit d’auteur, cela ne suffit pas à rendre Libéo responsable de violations du droit d’auteur commises par Konek ou Hill Valley. Même si Libéo était au courant que le système de Konek était destiné à retransmettre des stations de télévision, rien ne lui permettait de présumer que cela se ferait en violation de la Loi sur le droit d’auteur. De la même manière, le fait que Libéo ait fourni à Konek des services de programmation du logiciel des boîtiers Konek ne rend pas Libéo responsable du contenu transmis à l’aide de ces boîtiers.

[97] Le fait que les mêmes personnes soient actionnaires ou administrateurs de Konek et de Libéo ne permet pas d’écarter la personnalité juridique distincte de ces sociétés. Il est loisible aux actionnaires ou aux administrateurs d’une société par actions de mettre sur pied une société par actions différente afin d’exploiter une entreprise différente. Comme je l’ai expliqué plus haut, ce n’est que dans des cas de fraude, d’abus de droit ou de contravention à une règle d’ordre public que le voile corporatif sera levé. Les demanderesses n’ont rien prouvé de tel. Les liens étroits entre les deux sociétés ou le fait que le site web de Libéo mentionne que celle-ci ait fondé Konek ne permettent pas de faire abstraction de la personnalité juridique distincte des deux sociétés.

[98] En réalité, la preuve démontre plutôt que les dirigeants de Konek et de Libéo ont tenu à séparer les deux entreprises. Bien que Konek ait initialement eu recours aux ressources de Libéo, elle possède maintenant ses propres locaux et son propre personnel. M. Rousseau, qui avait fondé Libéo il y a vingt-cinq ans, a graduellement délaissé ses fonctions auprès de celle-ci pour se consacrer entièrement à Konek.

[99] Les demanderesses s’appuient sur un fait particulier pour retenir la responsabilité de Libéo. Jusqu’au 1er mars 2021, Konek ou Hill Valley, selon le cas, captaient les stations TVA et TVA Sports au moyens de décodeurs Illico loués à Vidéotron. Ces décodeurs se trouvaient dans la salle des serveurs de Libéo et ils étaient enregistrés au nom de Libéo auprès de Vidéotron. J’estime qu’il s’agit là d’un fondement très ténu pour rendre Libéo responsable. Premièrement, M. Rousseau a témoigné que c’est lui qui a commandé ces décodeurs de Vidéotron et que les frais ont toujours été payés par Konek. C’est également lui qui a supervisé l’installation de ces décodeurs dans la salle des serveurs de Libéo. M. Bussière, de son côté, affirme qu’il n’était pas au courant de la présence de ces décodeurs ni de leur utilisation. Deuxièmement, même s’il fallait conclure que le contrat de location de ces décodeurs était entre Vidéotron et Libéo, il n’y a aucune preuve que Libéo était au courant de l’usage précis qu’en faisaient Konek et Hill Valley. Ultimement, les demanderesses s’appuient sur le fait qu’un même individu, M. Rousseau, agissait dans les faits autant comme dirigeant de Konek que de Libéo. Cependant, cela ne constitue pas un fondement suffisant pour assimiler les deux sociétés. Libéo n’est donc pas responsable de violations du droit d’auteur commises par Konek ou Hill Valley.

V. Conclusion

[100] En somme, je conclus que depuis le 3 février 2021, Hill Valley est un retransmetteur qui peut se prévaloir de l’exemption prévue par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Avant cette date, ni Konek, ni Hill Valley pouvaient se prévaloir de cette exemption. Les stations TVA, mais non les stations TVA Sports, peuvent être visées par cette exemption.

[101] Par ailleurs, s’il y a eu violation de la Loi sur le droit d’auteur par la retransmission des stations TVA et TVA Sports, Konek et Hill Valley en sont solidairement responsables. Par contre, Libéo n’en est pas responsable.

[102] Je rendrai donc un jugement déclaratoire qui reflète ces conclusions.

[103] Les parties n’ont pas présenté d’observations particulières au sujet des dépens. Puisque les demanderesses ont partiellement gain de cause, rien ne justifie de s’écarter de la règle habituelle selon laquelle les dépens devraient leur être adjugés.

VI. Caviardage de passages des motifs du jugement

[104] Conformément à la pratique habituelle de la Cour dans les affaires où une ordonnance de confidentialité est rendue, une ébauche confidentielle des présents motifs a été transmise aux parties afin de leur donner l’occasion de demander le caviardage de certains passages qui contiennent des informations confidentielles. Les défendeurs soutiennent que les passages traitant de la faille de sécurité ou de certains éléments de l’architecture du réseau de Konek et de Hill Valley devraient être caviardés.

[105] En principe, le processus judiciaire, y compris les motifs de jugement, est ouvert au public. Une ordonnance de confidentialité ne peut être rendue que si cela est nécessaire afin d’éviter un risque sérieux pour un intérêt public important et que les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs : Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 au paragraphe 38 [Sherman]. À mon avis, ce critère s’applique tout autant au caviardage des motifs de jugement.

[106] Les défendeurs n’ont pas fait la preuve d’un risque sérieux pour un intérêt public important. Quant à la faille de sécurité, les défendeurs craignent que la divulgation de cette information puisse nuire à leurs relations avec leurs clients. Or, la réputation commerciale ne constitue pas en soi un intérêt public important justifiant le caviardage des motifs de jugement. Il n’est pas question ici de la dignité individuelle, mais plutôt de susceptibilité ou de désagréments qui ne permettent pas de faire entorse à la publicité des débats judiciaires : Sherman, aux paragraphes 31 et 84. De plus, il est clair que cette faille a été corrigée. Seule une personne qui démontait le boîtier se trouvant dans une chambre et qui employait les techniques d’enquête de M. Hébert pouvait se procurer les renseignements techniques permettant d’exploiter cette faille. Je suis loin d’être convaincu du caractère sérieux du risque posé par la divulgation de l’existence, puis de la correction de cette faille.

[107] La sécurité des entreprises qui offrent des services de télécommunication est sans aucun doute un intérêt public sérieux. Cependant, les présents motifs ne contiennent que des renseignements très généraux concernant l’architecture du réseau de Konek et de Hill Valley. Les défendeurs ne m’ont pas fait la démonstration que leur divulgation entraînerait un risque sérieux pour la sécurité de leur réseau. Je peine à voir comment une personne malveillante pourrait utiliser de tels renseignements pour s’infiltrer dans le réseau ou obtenir sans droit des services de Konek ou Hill Valley.

[108] Les défendeurs s’appuient sur le fait que lors du procès, ces informations ont été désignées comme étant confidentielles et que les demanderesses ne se sont pas opposées à cette désignation. Cependant, en raison de la structure des ordonnances de confidentialité habituellement rendues par notre Cour, je n’ai pas eu à me pencher sur le bien-fondé des désignations effectuées par les parties. Le simple fait que la désignation des renseignements en cause n’a pas été contestée ne démontre pas que leur divulgation présenterait un risque sérieux pour un intérêt public important.

[109] En somme, le critère établi dans l’arrêt Sherman n’est pas satisfait. Les présents motifs sont donc identiques à l’ébauche confidentielle transmise aux parties.


JUGEMENT dans le dossier T-374-21

LA COUR STATUE que :

1. Avant le 3 février 2021, ni la défenderesse Technologies Konek inc., ni la défenderesse Coopérative de câblodistribution Hill Valley ne se qualifiaient de « retransmetteur » au sens de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

2. Depuis le 3 février 2021, la défenderesse Coopérative de câblodistribution Hill Valley se qualifie de « retransmetteur » au sens de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

3. La retransmission des stations TVA Sports n’est pas visée par l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

4. Les défenderesses Technologies Konek inc. et Coopérative de câblodistribution Hill Valley sont solidairement responsables des violations du droit d’auteur commises par l’une ou l’autre dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports, lorsque cette retransmission n’est pas visée par l’exemption de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

5. La défenderesse Libéo inc. n’est pas responsable des violations du droit d’auteur commises par les défenderesses Technologies Konek inc. et Coopérative de câblodistribution Hill Valley dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports.

6. Les dépens sont adjugés aux demanderesses.

«Sébastien Grammond»

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-374-21

INTITULÉ :

VIDÉOTRON LTÉE, GROUPE TVA INC. c TECHNOLOGIES KONEK INC., COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY, LIBÉO INC., LOUIS MICHAUD, JOÉ BUSSIÈRE, JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU, MANON GAUVREAU

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 1 et 2 décembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 24 février 2022

COMPARUTIONS :

Jean-Sébastien Dupont

François Guay

Élodie Dion

Pour les demanderesses

 

Camille Aubin

Cara Parisien

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour les demanderesses

 

Robic s.e.n.r.c.l.

Montréal (Québec)

Pour les défendeurs

 

 

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