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Date : 20220224


Dossier : IMM-2059-21

Référence : 2022 CF 257

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2022

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

AHSAN MUNIR, IQRA ARSHAD

MOHAMMAD ZAYAN, SUFYAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande des demandeurs fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs font valoir que l’agent a tiré des conclusions déraisonnables concernant l’intérêt supérieur des enfants, le nouveau rapport psychologique présenté lors du réexamen de l’affaire et les liens des demandeurs avec le Canada, en particulier avec la sœur du demandeur principal.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[3] Les demandeurs sont une famille de citoyens pakistanais. Le demandeur principal et son épouse [la demanderesse] ont deux jeunes enfants (7 et 8 ans). Le demandeur principal a une sœur qui est citoyenne canadienne.

[4] L’élément central de la demande de dispense des demandeurs est une prétendue tentative d’enlèvement des deux enfants avant leur départ du Pakistan.

A. Les demandes préalables à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[5] Les demandeurs avaient des antécédents considérables en matière d’immigration au Canada, un fait auquel l’agent a fait référence. Ils ont présenté des demandes de visas de résident temporaire, qui ont été refusées, et la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile en mars 2019. La Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la SPR, et la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation de procéder au contrôle judiciaire de cette décision.

[6] Après avoir épuisé ces recours afin de pouvoir résider au Canada, les demandeurs ont présenté une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée. Ils ont ensuite demandé un réexamen en se fondant principalement sur un rapport psychologique produit par M. Gerald M. Devins. Leur demande de réexamen a été accueillie, et le même agent a examiné les documents liés au réexamen et a confirmé la décision initiale.

[7] La décision de la SPR de refuser le statut de réfugié était fondée sur le manque de crédibilité des demandeurs d’asile et sur l’existence d’une protection de l’État. La SPR a analysé les éléments de preuve relatifs à la tentative d’enlèvement. Elle a souligné l’absence de preuve médicale corroborante et le défaut de signaler la tentative à la police. Elle a conclu que l’histoire n’était pas plausible et que l’événement (s’il s’est produit) correspondait plutôt à une affaire d’extorsion et de criminalité générale. Donc, la demande d’asile ne reposait sur aucun des motifs énoncés dans la Convention, comme le prévoit l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

B. Les considérations d’ordre humanitaire

[8] En ce qui concerne le facteur d’établissement, l’agent a tenu compte de l’allégation de la sœur selon laquelle le renvoi des demandeurs lui causerait une grave détresse mentale. L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien de dépendance avec la sœur et que le lien pouvait être maintenu par des moyens virtuels.

[9] L’agent a conclu que le poids favorable accordé à l’emploi du demandeur principal était amoindri par le peu de poids accordé à la preuve déficiente de la demanderesse en ce qui concerne ses antécédents professionnels.

[10] L’agent a conclu que la fréquentation de la mosquée et l’engagement politique auprès d’un ministre du Cabinet n’auraient pas d’incidence importante.

[11] Concernant le facteur déterminant des difficultés, l’agent a relevé les difficultés invoquées en raison des taux élevés d’enlèvement d’adultes et d’enfants au Pakistan, et plus particulièrement en raison d’une prétendue tentative contre les enfants. Il a conclu qu’il disposait de peu d’éléments de preuve objectifs de la part des témoins et des autorités, et que les demandeurs n’avaient déployé aucun effort pour solliciter des soins médicaux ou un traitement en santé mentale pour les enfants. Les éléments de preuve permettant d’établir que les enfants étaient susceptibles d’être enlevés étaient insuffisants.

[12] L’agent a rejeté l’affirmation selon laquelle la demanderesse avait besoin de soins médicaux spécialisés, car aucune preuve provenant d’une tierce partie ne démontrait que de tels soins médicaux n’étaient pas offerts au Pakistan.

[13] Quant au facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a conclu que l’affirmation selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt supérieur des enfants de retourner au Pakistan, lieu de l’enlèvement, était conjecturale en l’absence d’éléments de preuve établissant qu’ils risquaient d’être enlevés. L’agent a conclu que d’autres facteurs, comme le fait d’avoir de la famille au Pakistan et les bons résultats scolaires des enfants, faciliteraient l’intégration.

C. Le réexamen

[14] Lors de son réexamen, l’agent a notamment examiné le rapport de M. Devins, des observations supplémentaires sur le travail de la demanderesse et des renseignements supplémentaires sur la situation dans le pays.

[15] Il a tenu compte de l’opinion de M. Devins selon laquelle le demandeur principal et la demanderesse présenteraient une psychopathologie importante, un trouble lié au stress et un trouble de stress post-traumatique. Il a conclu que le rapport psychologique ne fournissait pas suffisamment de renseignements sur les expériences traumatisantes citées et n’a vu aucune raison de s’écarter de la conclusion initiale selon laquelle aucune preuve objective, par exemple, une preuve corroborante, n’étayait l’incident traumatisant cité.

[16] L’agent n’a pas accordé plus d’attention aux antécédents professionnels. Il a par ailleurs conclu que les éléments de preuve supplémentaires sur la situation dans le pays n’établissaient pas que les enfants des demandeurs seraient directement touchés par les crimes décrits dans la documentation.

III. Analyse

A. La norme de contrôle

[17] Même si les demandeurs n’ont pas présenté d’observation sur la question, il est maintenant clair en droit que, pour les décisions de la nature de celle qui est examinée en l’espèce, la norme de la décision raisonnable s’applique : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit pas procéder à son propre examen des conclusions de l’agent, mais plutôt déterminer si les conclusions de celui-ci sont raisonnables d’après le dossier.

B. L’intérêt supérieur des enfants

[18] Un élément essentiel de l’argument des demandeurs était que, eu égard à la question de l’intérêt supérieur des enfants, les conclusions de l’agent étaient erronées et ne reposaient pas sur le rapport psychologique, qui aurait dû être accepté.

[19] À mon avis, les demandeurs se sont fondés sur la prémisse erronée selon laquelle la SPR ne mettait pas en doute la tentative d’enlèvement. Selon une interprétation raisonnable de la décision de la SPR, la preuve relative à cet élément n’a pas été acceptée. Les commentaires selon lesquels il est peu probable qu’une tentative d’enlèvement se reproduise ne confirment pas que l’agent ou la SPR ont reconnu qu’une telle tentative a eu lieu.

[20] L’examen microscopique que font les demandeurs de la décision de la SPR ne tient pas compte des commentaires pris dans leur contexte ni des conclusions quant à la crédibilité et à l’absence d’éléments de preuve corroborants. À mon avis, la SPR a rejeté l’allégation de tentative d’enlèvement.

[21] L’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve objectifs qui démontraient que la tentative d’enlèvement avait eu lieu. Il n’était pas non plus nécessaire que l’agent renvoie à la décision de la SPR, puisqu’elle faisait partie du dossier et que l’agent est présumé avoir examiné le dossier.

[22] Les agents sont décriés lorsqu’ils renvoient aux décisions de la SPR et sont décriés lorsqu’ils ne le font pas. S’ils y renvoient, ils sont accusés de ne pas avoir examiné la preuve de manière indépendante; s’ils ne le font pas, ils sont accusés de ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve importants. En l’espèce, l’agent a fait la part des choses entre les deux points de vue.

[23] Le fait que les demandeurs se soient fondés sur le rapport de M. Devins dans le cadre de leurs arguments concernant l’intérêt supérieur des enfants est injustifié. La qualité d’un rapport psychologique est fonction des faits sur lesquels il repose. En l’espèce, il n’existe aucun fondement factuel sur lequel il est possible de former une opinion. À première vue, le rapport est douteux, car il est fondé sur une seule entrevue et sur des faits non corroborés.

[24] Pour apprécier le caractère raisonnable des conclusions de l’agent, la Cour peut se référer à sa propre expérience avec un témoin. En l’occurrence, les rapports de M. Devins ont fait l’objet de vives critiques à la Cour. Ces critiques ne portent pas seulement sur le choix entre les rapports d’experts ou sur leur caractère persuasif, mais aussi sur leur objectivité et leur professionnalisme.

[25] Les critiques énoncées ci-après ont été formulées à l’égard du rapport de M. Devins dans la présente affaire. La conclusion de la Cour est étayée par les commentaires suivants :

  • - Le juge Mosley, dans la décision Molefe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 317 :

[32] À mon avis, dans son rapport, le Dr Devins ne s’est pas limité à donner son avis d’expert; il a défendu des intérêts.

[traduction]

L’état de Mme Molefe pourra s’améliorer si elle reçoit des soins adéquats et si on lui garantit que la menace de renvoi qui plane sur elle sera écartée. C’est une bonne chose, par conséquent, qu’elle reçoive actuellement des services de counselling. Ceux‑ci ne devraient pas être interrompus. Si on lui refuse l’autorisation de rester au Canada, son état se détériorera. Comme il l’a été souligné, il est impossible que Mme Molefe se sente en sécurité où qu’elle soit au Botswana.

[33] Le Dr Devins a rédigé des rapports semblables dans bien d’autres cas. En effet, dans son rapport, il a lui-même estimé avoir évalué plus de 3 900 demandeurs d’asile depuis 1996. La formulation de son rapport en l’espèce est très semblable à celle citée dans d’autres affaires, comme Mico c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 964, et Fidan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1190. À mon avis, le « critère de fiabilité requis », pour reprendre les termes du juge Annis, n’est pas rempli : Czesak, précitée, au para 41.

  • - Le juge Zinn, dans la décision Egbesola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 204 :

[13] La Cour a observé que des rapports comme celui-là, qui sont présentés à la SAR, peuvent franchir la ligne qui sépare l’opinion d’experts du plaidoyer : Molefe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 317 [Molefe]. Dans l’affaire Molefe, le juge Mosley a conclu au paragraphe 34 que le rapport soumis dans cette affaire-là, également de la part du Dr Devins, avait franchi la ligne et n’était pas [traduction] « d’une telle importance pour une question centrale de l’affaire que le fait de ne pas le mentionner ni l’analyser nous oblige à conclure que la décision n’a pas été rendue en conformité avec les éléments de preuve ». Le juge Mosley a écrit au paragraphe 32 :

[traduction]

À mon avis, le rapport du Dr Devins franchit la ligne qui sépare l’opinion d’experts du plaidoyer. En effet, la conclusion est la suivante :

L’état de Mme Molefe peut s’améliorer grâce à des soins appropriés et au fait de ne pas avoir à se soucier de la menace de renvoi. Par conséquent, c’est une bonne chose qu’elle reçoive actuellement des services de consultation soutenus. Cela ne devrait pas être interrompu. Si la permission de demeurer au Canada est refusée, son état va se détériorer. Comme il est indiqué, il sera impossible pour Mme Molefe de se sentir en sécurité n’importe où au Botswana.

[14] Dans le cas présent, les termes utilisés par le Dr Devins dans son rapport sont pratiquement identiques. Voici ce qu’il écrit :

[traduction]

L’état de Mme Egbesola peut s’améliorer grâce à des soins appropriés et au fait de ne pas avoir à se soucier de la menace de renvoi. Si la permission de demeurer au Canada est refusée, son état va se détériorer. Comme il est indiqué, il sera impossible pour Mme Egbesola de se sentir en sécurité n’importe où au Nigeria.

  • - Le juge Zinn, de nouveau, dans la décision Oluwakemi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 973 :

[8] Les demandeurs soutiennent également que la SAR [traduction] « s’est aventurée trop loin en se basant sur une hypothèse » lorsqu’elle a affirmé que le rapport psychologique du Dr Devins avait franchi [traduction] « la ligne qui sépare l’opinion d’experts du plaidoyer lorsqu’il a défendu l’octroi du statut de réfugié ». Il n’y a rien d’hypothétique dans la discussion de la SAR. Je conclus aussi qu’il a franchi la ligne. Le Dr Devins ne s’est pas exprimé de cette façon, mais une lecture juste et raisonnable de ses conclusions permet en effet de tirer la conclusion qu’il défend l’octroi du statut de réfugié de la demanderesse principale. Il n’y a rien d’hypothétique dans la discussion de la SAR. Je conclus aussi qu’il a franchi la ligne.

[26] Comme le rapport de M. Devins présente des lacunes semblables, il était raisonnable de le rejeter.

[27] Dans une affaire où la crédibilité est un problème dès le départ, il n’est d’aucune utilité pour les demandeurs de s’appuyer sur un rapport qui n’a pas de fondement crédible.

[28] Je conclus que le réexamen n’aide en rien les demandeurs et qu’il confirme plutôt le caractère raisonnable des conclusions initiales de l’agent.

IV. Conclusion

[29] La décision de l’agent concernant la présente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était entièrement raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée et il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2059-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2059-21

 

INTITULÉ :

AHSAN MUNIR, IQRA ARSHAD, MOHAMMAD ZAYAN, SUFYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker and Associates

Cabinet d’avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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