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Date : 20220222


Dossier : T-1402-21

Référence : 2022 CF 239

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et WAYNE CROOKES

demandeurs

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA

LE COMITÉ DU CONSEIL PRIVÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les défendeurs ont présenté une requête afin d’obtenir une ordonnance visant la radiation de l’avis de demande et l’adjudication de dépens. Ils soutiennent que la demande est théorique, que l’argument juridique avancé par les demandeurs est voué à l’échec, que la demande constitue une tentative inadmissible de remettre en litige une question qui a déjà été tranchée par les cours fédérales et qu’elle représente donc un abus de procédure, et que les demandeurs n’ont pas qualité pour présenter la demande.

[2] La demande vise le contrôle judiciaire de la décision prise le 15 août 2021, sous la forme du décret 2021-0892, par laquelle le premier ministre Trudeau et le Comité du Conseil privé ont conseillé à la gouverneure générale de déclencher des élections. Les demandeurs soutiennent que le premier ministre a contrevenu à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, LC 2000, c 9 [la Loi], qui l’empêche de déclencher des élections avant la date fixe prescrite par ce même article sauf si, selon la « convention sur la confiance » (la convention constitutionnelle non écrite qui sous-tend l’article 56.1), un vote de défiance est enregistré au Parlement avant cette date. Au moment où la décision a été prise, la date fixe des élections était le 16 octobre 2023.

[3] Plus précisément, les demandeurs sollicitent la réparation suivante :

[traduction]

une ordonnance et une déclaration portant que le premier ministre et le Comité du Conseil privé ont contrevenu au paragraphe 56.1(2) de la Loi électorale du Canada (LC 2000, c 9) en conseillant à la gouverneure générale du Canada, dans le décret 2021-0892 pris le 15 août 2021, de délivrer des brefs d’élection.

[4] Le critère applicable à une requête en radiation consiste à se demander si la demande, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, est vouée à l’échec, comme l’a établi la Cour d’appel fédérale au paragraphe 33 de l’arrêt Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 :

[...] Dans les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, notre Cour utilise le même seuil. Elle utilise le critère « manifeste et évident » appliqué dans les requêtes en radiation des actions, parfois appelé la norme du caractère « voué à l’échec ». En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l’avis de demande est :

[...] « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun [sic] chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.

(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 47.)

[5] Comme le soulignent les demandeurs, il s’agit d’un critère exigeant qui est réservé aux cas exceptionnels dans lesquels la demande n’a manifestement aucune chance d’être accueillie.

[6] La Cour suprême du Canada a précisé que « la requête en radiation ne saurait être accueillie à la légère. Le droit n’est pas immuable » et les tribunaux doivent permettre l’instruction de « toute demande inédite, mais soutenable » : R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 [Imperial Tobacco] au para 21.

[7] Les demandeurs font valoir que la présente demande a une chance d’être accueillie [traduction] « pour les raisons suivantes : (i) la demande soulève des questions juridiques sérieuses; (ii) les questions juridiques ne sont pas théoriques; (iii) ils devraient se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt tant privé que public ».

[8] En ce qui concerne le caractère théorique, je conviens avec les défendeurs qu’il n’existe plus de litige réel entre les parties par rapport aux élections de 2021; cependant, à mon avis, la réparation demandée par les demandeurs pourrait avoir une incidence sur de futures élections. En effet, vu la manière dont la demande est rédigée, il est manifeste que les demandeurs pensent aux prochaines élections.

[9] La question de savoir si la demande est théorique et, le cas échéant, si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire ne constitue pas l’attaque la plus sérieuse à l’égard de la présente demande. Plus préoccupant encore est l’argument des défendeurs selon lequel la demande est dénuée de fondement juridique et est vouée à l’échec parce que la Cour d’appel fédérale a tranché les mêmes questions que celles soulevées en l’espèce dans l’arrêt Conacher c Canada (Premier Ministre), 2010 CAF 131 [Conacher], autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2011] 1 RCS vi.

[10] L’affaire Conacher concernait les élections de 2008. Le 7 septembre 2008, le premier ministre du Canada a conseillé à la gouverneure générale du Canada de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections au 14 octobre 2008. La gouverneure générale a exercé son pouvoir comme il lui avait été conseillé de le faire. Les demandeurs étaient Démocratie en surveillance et son président et coordonnateur, Duff Conacher. Ils ont réclamé à la Cour, par voie de demande, plusieurs mesures déclaratoires portant que, par ses actes, le premier ministre avait contrevenu à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada et à la convention constitutionnelle. Ils ont ajouté que les élections allaient à l’encontre de l’article 3 de la Charte, ce qui n’est toutefois pas allégué en l’espèce. La demande de contrôle judiciaire et l’appel subséquent interjeté devant la Cour d’appel fédérale ont été rejetés.

[11] La conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle il n’y avait pas eu violation de l’article 56.1 est énoncée aux paragraphes 5 et 7 des motifs :

Quoi qu’il en soit, nous estimons que si le législateur avait voulu empêcher le premier ministre de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections, il aurait utilisé des termes explicites et précis dans le libellé de l’article 56.1, ce qu’il n’a pas fait Ce disant, nous ne ferons aucun commentaire sur la question de savoir si un tel libellé, une fois adopté, aurait été constitutionnel.

[…]

Si l’article était interprété de la manière proposée par les appelants, le premier ministre serait interdit de conseiller à la gouverneure générale de tenir des élections pour des raisons d’urgence ou en raison d’un événement grave. Nous ne sommes pas d’accord avec cette interprétation de l’article 56.1. Une interprétation aussi radicale devrait être clairement exprimée dans le texte de loi. C’est là une autre indication que l’article 56.1, tel qu’il est rédigé, n’empêche aucunement le premier ministre de conseiller la gouverneure générale.

[12] Il convient de souligner que la réparation réclamée dans Conacher s’apparente à celle réclamée dans la présente demande. Dans l’affaire Conacher, les demandeurs ont sollicité des déclarations énonçant ce qui suit :

a. que les actes du premier ministre [allaient] à l’encontre de l’article 56.1 [édicté par LC 2007, c 10, art 1] de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c 9;

b. que la tenue d’élections le 14 octobre 2008 [avait] porté atteinte au droit de tous les citoyens canadiens de participer à des élections justes en application de l’article 3 de la Charte des droits et libertés [constituant la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.-U.) [LRC (1985), appendice II, no 44]] (la Charte);

c. qu’il exist[ait] une convention constitutionnelle qui interdi[sait] au premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement, sinon conformément à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada;

d. que les dépens soient adjugés aux demandeurs ou, si la demande [était] rejetée, qu’aucuns dépens ne soient adjugés.

Conacher c Canada (Premier Ministre), 2009 CF 920 au para 2.

[13] Les demandeurs affirment que, dans la présente demande déposée environ 13 ans après les faits de l’affaire Conacher, [traduction] « la Cour dispose d’une matrice factuelle et juridique différente pour examiner le déclenchement des élections surprises de 2021, laquelle matrice soulève des questions juridiques actuelles méritant une audience complète avec présentation d’éléments de preuve ».

[14] Les demandeurs soulignent que, lors des trois élections qui ont précédé celles de 2021 (2011, 2015 et 2019), le premier ministre s’est conformé à l’article 56.1 de la Loi et a seulement conseillé au gouverneur général de déclencher les élections à la date prévue ou à la suite d’un vote de défiance. Ils soutiennent qu’a ainsi été établie la [traduction] « convention d’élection à date fixe » qui, combinée à d’autres éléments, « donne à penser que la Cour devrait en arriver à une conclusion différente de celle qu’elle a tirée en 2009 ».

[15] Ils se fondent, en partie, sur la déclaration suivante faite par le juge Stratas au paragraphe 6 de l’arrêt Conacher :

Le paragraphe 56.1(2) exprime clairement la volonté du législateur, une volonté qui, selon le texte exprès du paragraphe 56.1(1), ne lie aucunement la gouverneure générale Cependant, d’après notre cadre constitutionnel et d’un point de vue juridique, la gouverneure générale peut tenir compte d’un large éventail de facteurs pour décider de dissoudre le Parlement et de tenir des élections. En l’espèce, ces facteurs peuvent comprendre toute question de droit constitutionnel, toute convention qui, selon la gouverneure générale, est susceptible d’influencer ou de trancher la question, la volonté du législateur telle qu’elle ressort du paragraphe 56.1(2), les conseils du premier ministre ainsi que toute autre question appropriée.

[Caractère gras ajouté conformément à ce qui figure dans le mémoire des demandeurs.]

[16] Les demandeurs font valoir que, compte tenu de cette nouvelle convention d’élection à date fixe, l’issue devrait être différente. Je ne suis pas de cet avis.

[17] Premièrement, l’existence d’une nouvelle convention d’élection à date fixe est loin d’être établie, comme l’affirment les demandeurs. Deuxièmement, les demandeurs ne tiennent pas compte du fait que seules les conventions qui, « selon la gouverneure générale, [sont] susceptible[s] d’influencer ou de trancher la question », peuvent s’avérer pertinentes au moment de décider s’il y a lieu de déclencher des élections.

[18] Qui plus est, la Cour d’appel fédérale a été claire en déclarant, au paragraphe 7 de l’arrêt Conacher, « que l’article 56.1, tel qu’il est rédigé, n’empêche aucunement le premier ministre de conseiller la gouverneure générale ». Telle est la loi qui lie la Cour.

[19] Je garde à l’esprit que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Imperial Tobacco, a précisé que le droit n’est pas immuable et que les tribunaux devraient veiller à ce que les demandes ne soient pas rejetées au seul motif qu’elles sont inédites. Cependant, en l’espèce, la demande des demandeurs n’est pas inédite. Elle est identique à celle présentée dans l’affaire Conacher.

[20] En outre, les demandeurs soutiennent que l’arrêt R (Miller) v The Prime Minister, [2019] UKSC 41 rendu récemment par la Cour suprême du Royaume-Uni sera aussi pertinent en ce qui concerne la décision de la Cour en l’espèce. Au paragraphe 50 de cet arrêt, la cour a déclaré à l’unanimité que la décision du premier ministre de conseiller à la Reine de proroger le Parlement [traduction] « serait illégitime si la prorogation avait pour effet de gêner ou de compromettre, sans motif raisonnable, la capacité du Parlement à s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles à titre de législateur et d’organe responsable de superviser les dirigeants ».

[21] La pertinence de cet arrêt au regard des faits en cause en l’espèce est loin d’être claire. Cependant, une réponse complète serait qu’aussi convaincante que puisse être cette observation, la Cour est liée par l’arrêt Conacher de la Cour d’appel fédérale. Ainsi, la présente demande n’a aucune chance d’être accueillie.

[22] Les défendeurs ont demandé, dans l’éventualité où ils auraient gain de cause, que des dépens leur soient adjugés. Aucuns dépens n’ont été adjugés dans l’affaire Conacher puisque la question soulevée était inédite. Cependant, la question soulevée en l’espèce ne l’est plus. Elle a été tranchée. Par conséquent, la présente demande constitue une tentative des demandeurs de remettre en litige une question déjà tranchée en leur défaveur. Il convient d’adjuger aux défendeurs des dépens d’un montant de 2 500 $.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1402-21

LA COUR ORDONNE que la requête visant l’obtention d’une ordonnance en radiation de l’avis de demande est accueillie, et des dépens d’un montant de 2 500 $ sont adjugés aux défendeurs.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1402-21

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE ET AUTRES c LE PREMIER MINISTRE DU CANADA ET AUTRES

Requête jugée sur dossier, sans comparution des parties

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Daniel C. Santoro / Nicolas M. Rouleau

Pour les demandeurs

Kirk Shannon / Emma Gozdzik

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nicolas M. Rouleau, société professionnelle

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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