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Dossier : IMM‑1707‑21

Référence : 2022 CF 214

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SHAZIA ZAHID

MUHAMMAD NEHAAL

MUHAMMAD RAAHIM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, une mère et ses deux enfants adultes, revendiquent le statut de réfugié. Ils ont été déboutés de leur demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et par la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Ils sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi].

[2] La présente affaire porte sur des résidents du Pakistan qui affirment être victimes de persécution religieuse depuis leur conversion au courant chiite de l’islam. La conversion des demandeurs aurait fait suite au divorce de Shazia Zahid d’avec son époux.

I. Les faits

[3] Les faits allégués en l’espèce ressortent de l’exposé circonstancié de la demanderesse principale, Mme Shazia Zahid. Les évènements se sont succédé rapidement et peuvent être résumés ainsi :

  • La demanderesse principale a terminé ses études de premier cycle universitaire en 1996.

  • Elle a épousé M. Muhammed Zahid Qureshi en juillet 1997; le couple a eu deux fils, les codemandeurs en l’espèce. La demanderesse principale et son époux étaient tous deux sunnites.

  • Le couple s’est séparé en août 2015; le divorce a été prononcé en mars 2017. Au départ, les deux fils sont restés avec leur père. La demanderesse principale a commencé à travailler comme chauffeuse de taxi.

  • En mars 2017, la demanderesse principale a rencontré deux collègues de classe qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps. Ces derniers sont musulmans chiites; ainsi, la demanderesse principale a été initiée à l’islam chiite. À l’époque, la demanderesse principale était plutôt seule et déprimée; il semblerait qu’elle ait trouvé du réconfort dans la communauté chiite. Elle s’est convertie de l’islam sunnite à l’islam chiite plus tard la même année, le 20 octobre 2017. Entre‑temps, en juillet 2017, l’ex‑époux de la demanderesse s’est remarié.

  • Quatre mois après la conversion de la demanderesse à l’islam chiite, ses deux fils, les codemandeurs en l’espèce, ont quitté leur père et rejoint leur mère là où elle vivait. Cela s’est produit en février 2018. Ils se sont ensuite convertis à l’islam chiite, sept mois plus tard, le 21 septembre 2018.

  • Les deux codemandeurs se sont ensuite fait harceler par de jeunes sunnites du quartier : ces derniers ont traité leurs nouvelles victimes de « kafirs » et d’apostats.

  • Selon l’exposé circonstancié de la demanderesse principale, la situation s’est rapidement détériorée; cinq semaines après la conversion des codemandeurs, les demandeurs ont reçu la visite du chef de prière de la mosquée sunnite locale et de son épouse, le 29 octobre 2018; ils ont été menacés de représailles pour s’être convertis à l’islam chiite. Une semaine plus tard, le 2 novembre 2018, la demanderesse principale a reçu un appel d’une organisation terroriste, désignée sous le nom de Lashkar‑e‑Jhangvi, ou au nom de cette dernière, menaçant de tuer les demandeurs; ils devaient abandonner la foi chiite.

  • Le fait d’aviser la police n’a rien changé, puisque cette dernière a déclaré ne pas être en mesure de les aider. Deux jours après le premier appel menaçant, il est question d’un deuxième appel téléphonique; son auteur disait être au courant que la police avait été avisée et il demandait 500 000 roupies en guise de pénitence.

  • Six jours plus tard, le 10 novembre 2018, les demandeurs de sexe masculin ont été victimes d’une tentative d’enlèvement. Par la suite, les demandeurs ont déménagé et se sont cachés. Ils sont arrivés au Canada munis de visas canadiens valides le 3 décembre. Entre‑temps, des voisins ont signalé la présence d’hommes masqués qui les recherchaient; une lettre de fatwa appelant à la mort des demandeurs pour avoir insulté la foi sunnite a été émise à leur encontre.

  • Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont été informés que la police les recherchait à la suite d’une plainte déposée par le chef de prière d’une mosquée sunnite. En outre, l’organisation terroriste Lashkar‑e‑Jhangvi a menacé de les tuer.

II. Les décisions de la SPR et de la SAR

[4] C’est bien sûr la décision de la SAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Toutefois, un aperçu de la décision de la SPR apporte des éléments contextuels pouvant éclairer la Cour.

[5] Essentiellement, les deux tribunaux administratifs ont considéré que la crédibilité de la demanderesse principale était la question déterminante et ils n’ont pas souscrit à son récit. Selon la SPR, l’évènement déclencheur de la saga était la séparation de la demanderesse principale d’avec son époux, puis leur divorce.

[6] Cependant, certaines incohérences ont rendu la preuve moins crédible selon la SPR. Cette dernière a conclu que les adresses figurant à l’annexe A du formulaire d’immigration IMM 5669 des demandeurs montraient que les trois demandeurs étaient restés à la même adresse de mars 2014 à février 2018, ce qui contredisait le récit de la demanderesse principale selon lequel elle avait vécu seule jusqu’à ce que ses fils la rejoignent en février 2018. La demanderesse principale ne s’est jamais acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’elle avait quitté son époux et ses fils comme elle l’avait allégué. Voici le déroulement des évènements, comme l’a conclu la SPR :

[traduction]

[7] La séparation de la demanderesse principale d’avec son époux était une question déterminante en l’espèce. La demanderesse principale ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombe d’établir qu’en 2015, elle s’était séparée de son ex‑époux, pour les motifs suivants. La demanderesse principale allègue qu’à la suite de leur séparation en août 2015, son ex‑époux a gardé les enfants avec lui, tandis qu’elle a été obligée de déménager seule à une autre adresse. La demanderesse principale allègue que la séparation d’avec ses enfants, combinée à la routine et à l’ennui dans sa vie après avoir déménagé de la maison familiale, l’a affectée sur le plan émotionnel. C’est cette nouvelle situation de vie prétendument désagréable, après s’être séparée de ses enfants, qui a mené la demanderesse principale à fréquenter ses amis chiites. Elle allègue que c’est ce qui l’a finalement amenée, ainsi que ses enfants, à se convertir à la foi chiite et à subir les persécutions alléguées de la part des extrémistes sunnites.

(décision de la SPR, au para 7)

De toute évidence, la SPR a conclu que le syllogisme en l’espèce était considérablement remis en cause si la question du divorce suivi d’une perturbation de la vie familiale et de l’adhésion à l’islam chiite ne pouvait être soutenue.

[7] L’explication (quant au fait qu’une erreur avait dû se glisser dans les pages de l’annexe A) n’a pas satisfait la SPR. La copie du même document présenté à l’audience par la demanderesse principale avait manifestement été modifiée dans divers endroits (décision de la SPR, aux para 12 à 15). Les demandeurs n’ont présenté aucune justification précise à cet égard; la seule explication étant qu’il devait y avoir une erreur. La SPR a donc conclu ce qui suit :

[traduction]

[23] Comme il est indiqué ci‑dessus, l’adresse domiciliaire de la demandeure d’asile principale est une question déterminante en l’espèce, car elle se serait convertie du sunnisme au chiisme après avoir déménagé de l’endroit où elle résidait avec son ex‑époux et ses enfants, en août 2015. Selon les déclarations de la demandeure d’asile principale dans le formulaire d’immigration de l’annexe A soumis aux autorités canadiennes de l’immigration, au cours des années durant lesquelles elle allègue avoir été séparée de ses enfants, elle a résidé avec eux à la même adresse. Les déclarations contradictoires des demandeurs d’asile, pour lesquelles ils n’ont pas fourni d’explication satisfaisante, amènent le tribunal à conclure qu’ils ne sont pas des témoins crédibles. Par conséquent, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs d’asile ne sont pas crédibles lorsqu’ils affirment s’être convertis à la foi chiite dans les circonstances alléguées.

(décision de la SPR, au para 23)

[8] Et ce n’est pas tout. Sur la carte d’identité nationale de la demanderesse principale qui a été émise en septembre 2018, soit peu avant que les demandeurs n’arrivent au Canada, un espace servant à consigner le nom de l’époux de la demanderesse indique [traduction] « Nom de l’époux : Muhammed Zahid Qureshi », soit le nom de son époux. Dix‑huit mois après que le divorce aurait été prononcé, et plus de trois ans après la séparation, le nom de son époux qui figure sur la carte d’identité nationale qui venait tout juste d’être renouvelée est toujours le même. L’explication selon laquelle elle n’avait pas pensé à effectuer le changement n’a pas été considérée comme une explication raisonnable par la SPR. La SAR n’était pas en désaccord avec la SPR.

[9] On peut penser que l’incertitude liée à la question du divorce aurait pu être résolue devant la SPR par le simple dépôt du jugement ou du certificat approprié. En fait, la question a été abordée devant la SPR. La demanderesse principale a refusé de déposer le document en question, même s’il a été déclaré qu’il se trouvait à son domicile. En effet, la SPR a invité les demandeurs à le déposer plus tard, mais en vain.

[10] Le conseil qui représentait les demandeurs devant la SPR a été remplacé en vue de l’audience devant la SAR. Devant la SAR, il a été plaidé, pour le compte des demandeurs, que les préoccupations relativement à l’adresse domiciliaire de la demanderesse principale n’étaient pas suffisantes pour conclure que la conversion religieuse n’était pas crédible. En outre, selon le nouveau conseil, le certificat de divorce attestait de l’existence du divorce. Cependant, la SAR a relevé qu’un tel certificat ne figurait pas au dossier, car la demanderesse principale avait refusé de déposer le document en question en faisant valoir qu’il n’avait rien à voir avec sa demande d’asile.

[11] La SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas expressément contesté la conclusion à laquelle la SPR est parvenue concernant l’adresse domiciliaire. En outre, il convient de soulever la question de la carte d’identité et de l’absence d’un certificat de divorce. La SAR a conclu ce qui suit :

[34] Je ne suis pas d’accord avec cette soumission. La SPR estime que les allégations de conversions et de persécutions des appelants ne sont justement pas crédibles en raison des contradictions mentionnées plus haut. Je suis d’avis que la SPR n’a pas erré à ce sujet. Il me paraît correct de conclure que la conversion religieuse des appelants et la persécution qui s’en serait suivie ne sont pas crédibles si le fondement de la conversion alléguée, soit la séparation et le divorce de l’appelante, n’est pas crédible.

[Non souligné dans l’original.]

[12] Enfin, la SAR a expressément conclu que les lettres produites à l’appui des demandeurs n’étaient pas crédibles non plus. Là encore, la SAR a relevé que ce point n’avait pas été expressément soulevé dans la décision de la SPR. Ces documents font référence à des allégations déjà jugées non crédibles. Après avoir examiné ceux‑ci (les documents C‑1 à C‑5), il est très peu probable que les trois premiers documents constituent autre chose que du ouï‑dire, dans la mesure où leurs auteurs relatent des évènements dont ils ne pouvaient, en grande partie, être témoins. Leur valeur probante serait quoiqu’il en soit minime, et les documents n’ont pas eu d’incidence sur les questions soulevées (soit celles relatives aux adresses, aux cartes d’identité et au certificat de divorce).

III. Arguments et analyse

[13] Les demandeurs soulèvent deux questions dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

  • la SAR a omis de procéder à une [traduction] « appréciation quelconque du témoignage sincère et détaillé des demandeurs concernant leur conversion et la persécution religieuse qui s’en est suivie », se concentrant plutôt sur de menus détails;

  • la question aurait pu être résolue par l’examen du certificat de divorce. Les demandeurs semblent s’appuyer sur la déclaration sous serment de leur deuxième conseil, celui qui les avait représentés devant la SAR. Lors de l’audience relative à la présente demande de contrôle judiciaire, une troisième personne, soit une avocate, était chargée de représenter les demandeurs.

A. La décision était déraisonnable

[14] Selon ce que j’ai compris, les demandeurs ne nient pas les incohérences concernant l’adresse domiciliaire de la demanderesse principale pendant la période qui a suivi la séparation et le divorce allégués, et celles concernant sa carte d’identité, sur laquelle il est inscrit que son époux est celui avec lequel elle était mariée en novembre 2018. Par conséquent, malgré la preuve qui tend à démontrer la non‑existence d’un divorce, les demandeurs soutiennent que les réserves formulées par la SAR au sujet du divorce allégué relèvent d’une façon ou d’une autre de son examen trop minutieux des faits. Cela est surprenant au vu du récit de la demanderesse principale selon lequel c’est son divorce qui a mené aux évènements ayant conduit à sa conversion religieuse et aux menaces qu’elle affirme avoir reçues. Il ne s’agit pas d’un menu détail ou d’une incohérence mineure. En fait, le nouveau conseil devant la SAR a cherché à invoquer un certificat de divorce qu’il croyait, à tort, être déjà versé du dossier.

[15] De l’avis des demandeurs, il n’était pas raisonnable de se fonder uniquement sur cette incohérence et de ne pas tenir compte du reste de la preuve. À cet égard, les demandeurs s’appuient abondamment sur la décision Esquivel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 290 [Esquivel]. En fait, pour que cette affirmation soit valable, les demandeurs doivent démontrer que l’incohérence dans l’affaire Esquivel est équivalente à l’incohérence en l’espèce.

[16] Avec égards, je ne vois pas en quoi la décision Esquivel est utile aux demandeurs. La décision Esquivel concerne une incohérence qui n’était pas suffisante pour discréditer l’ensemble de la preuve présentée. Dans cette affaire, l’incohérence résidait dans le fait que l’itinéraire de voyage était daté de deux jours avant l’attaque qui avait mené à la décision de fuir le Pérou pour venir au Canada, où l’asile a été demandé.

[17] L’incohérence dans l’affaire Esquivel était très mineure. Une incohérence aussi mineure ne saurait justifier le rejet de l’ensemble de la preuve. Telle n’est pas la situation dans le cas qui nous occupe. En l’espèce, la conversion à l’islam chiite découle du divorce de la demanderesse principale d’avec son époux, un évènement qui l’a amenée à vivre seule et à souffrir de dépression : dès lors, Mme Zahid est « incitée » à se convertir. Le fait qu’il y ait eu ou non un divorce n’est pas une simple incohérence selon la SAR, mais plutôt une condition sine qua non, l’élément déclencheur à partir duquel les évènements s’ensuivent. La SAR a conclu que la conversion alléguée, qui entraîne une persécution de nature religieuse, découle en soi du divorce suivant une chaîne d’évènements inexorablement liés les uns aux autres. En effet, aucun élément du dossier ne permet d’expliquer la conversion soudaine à la foi chiite en l’absence du divorce. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour tient compte de la preuve telle qu’elle est, et non pas telle qu’elle aurait pu ou dû être. Les demandeurs devaient aborder sans détour la question du caractère raisonnable du syllogisme exposé par la SAR; selon ce syllogisme, si la preuve démontrant que le divorce a d’abord eu lieu n’est pas suffisante, le château de cartes s’écroule.

[18] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision est déraisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 100). Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont la justification, la transparence et l’intelligibilité : il n’a pas été démontré en quoi la décision fait défaut à cet égard. Elle est intrinsèquement rationnelle. Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires affirment que « [p]our être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique » (para 102). Il n’a pas été allégué que le raisonnement suivi par la SAR comportait des erreurs manifestes sur le plan rationnel ni que la SAR a suivi un raisonnement circulaire ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde.

[19] Les demandeurs soutiennent que la preuve corroborante ne peut pas être écartée comme l’ont fait la SPR et la SAR. Cependant, les demandeurs doivent d’abord convaincre le décideur qu’il existe effectivement une preuve corroborante. En l’espèce, il y a deux déclarations sous serment d’anciens collègues de classe chiites avec lesquels il aurait été question d’une reprise de contact en 2017 . J’ai lu leurs déclarations sous serment à plusieurs reprises et je n’ai pas relevé de corroboration, au sens où on l’entend dans notre système de droit. Lorsque j’ai interrogé l’avocate des demandeurs dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, elle a soutenu que la corroboration n’avait pas à être aussi rigoureuse en matière de droit des réfugiés que dans les autres domaines de la common law. Cette position me paraît intenable. À mon avis, la corroboration doit avoir une seule et unique signification. Si le concept ne correspond pas à notre compréhension de la corroboration dans le domaine juridique, c’est qu’il s’agit d’autre chose. En ce qui concerne la corroboration, on recherche une preuve indépendante qui tend à étayer les faits présentés. Au lieu de cela, les auteurs des déclarations sous serment ne font que répéter des éléments de preuve déjà soumis au point où il est difficile de déterminer ce qui n’est pas du ouï‑dire. Cela ne correspond pas à de la corroboration. Il en va de même pour le document qui commence par « To whom it may concern » [à qui de droit] qui ne s’avère qu’un ensemble de renseignements provenant de sources inconnues et qui ne peut provenir de son auteur qui n’a pas été témoin de ce qui y est mentionné.

[20] Les préoccupations relatives à l’existence d’un divorce sont considérables; l’existence d’un divorce était essentielle pour étayer l’allégation de persécution. Il s’ensuit que la SPR n’était pas tenue d’accepter cette preuve documentaire (Eije c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 500). Cette preuve est insuffisante pour dissiper les importantes réserves quant à la crédibilité en ce qui concerne les conversions religieuses. Je reconnais que la preuve corroborante doit être prise en compte avant qu’une conclusion en matière de crédibilité puisse être tirée. Toutefois, la corroboration s’avère nécessaire pour que cette proposition s’applique. À mon avis, il n’y a pas eu de corroboration en l’espèce.

B. Le manquement au principe de justice naturelle

[21] Les demandeurs ont également fait valoir qu’ils avaient été privés de leur droit à la justice naturelle. Cette prétention se rapporte au certificat de divorce qui n’a jamais été produit en l’espèce.

[22] Il semblerait que les demandeurs estiment que le principe de justice naturelle auquel il y a eu entorse en l’espèce est le défaut de représentation. Ce dernier découle du fait que le certificat de divorce n’a pas été produit devant les tribunaux administratifs. Cet argument ne saurait être retenu.

[23] Premièrement, la demanderesse principale a délibérément choisi de ne pas déposer le certificat en question devant la SPR. Elle a témoigné à cet effet; de plus, la SPR a offert aux demandeurs de déposer le document à la suite de l’audience, mais ils ne l’ont pas fait. Il doit y avoir eu des considérations stratégiques en jeu. Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, l’avocate des demandeurs a laissé entendre qu’une erreur commise par inadvertance ou commise de bonne foi pouvait s’avérer suffisante; il n’est pas nécessaire de conclure à l’incompétence dans la représentation pour plaider le manquement à la justice naturelle. Elle affirme trouver appui à cet argument dans la décision Osagie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1368 [Osagie] et la décision Sinnaia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1405 [Sinnaia]. Dans ces deux affaires, les erreurs commises par inadvertance consistaient en la communication d’une mauvaise adresse aux fins de la signification, en un retard lors d’une audience et en une déclaration erronée quant à un fait crucial dans les observations relatives à l’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[24] J’ai des doutes quant à la valeur jurisprudentielle de ces décisions. Si elles ne traitent pas de l’incompétence dans la représentation, il est difficile de voir comment une cour d’instance supérieure pourrait intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En effet, dans la décision Osagie, la Cour fait référence à l’arrêt Gogol c Sa Majesté la Reine, [2000] 2 CTC 302. 2000 DTC 6168, soit une affaire fiscale et une décision de la Cour d’appel fédérale qui fait autorité, dans lequel cette dernière a refusé d’intervenir puisque le travail de l’avocate qui avait été en partie fait de façon négligente ne constituait pas un cas d’incompétence « extraordinaire » :

3 Le deuxième motif de plainte, à savoir le déni de justice naturelle dû à l’incompétence de l’avocat de la demanderesse, ne nous convainc pas non plus. Bien que le travail ait été en partie fait de façon négligente, la preuve ne donne pas à penser qu’il y ait eu incompétence « extraordinaire », selon le terme utilisé par le juge Rothstein dans l’affaire Huynh, ce qui justifierait notre intervention. Le juge de la Cour de l’impôt n’a pas été saisie de quelque incompétence « extraordinaire » que ce soit quant à l’avocat au cours de l’audition. Les erreurs qu’aurait faites l’avocat, qui avait été choisi par la demanderesse, étaient principalement techniques, et aucune de ces erreurs n’a empêché la demanderesse d’obtenir une audition équitable, de témoigner pour son propre compte et de faire entendre un témoin en sa faveur.

[Non souligné dans l’original.]

L’incompétence dans la représentation semble constituer une condition préalable. En ce qui concerne la décision Sinnaia, il est difficile de savoir si le tribunal a conclu à l’incompétence, mais ce dernier s’est prononcé en faveur de Mme Sinnaia.

[25] Quoi qu’il en soit, la présente affaire ne peut être tranchée sur la base de cette jurisprudence. Il est vrai que les demandeurs n’ont pas fait valoir l’incompétence des deux conseils précédents. Ils invoquent l’erreur commise de bonne foi et l’inadvertance. Cependant, ils ne peuvent pas plaider l’inadvertance ou l’erreur commise de bonne foi, car il n’en est pas question en l’espèce. Il est évident que le choix de ne pas déposer le certificat de divorce devant la SPR ne peut constituer ni une simple erreur ni une erreur de bonne foi : il s’agissait d’un choix, fait pour une raison ou une autre, mais c’était un choix. Si les demandeurs estiment que leur conseil n’était pas incompétent, ce qui est manifestement leur position, ils ont fait un choix, comme l’a confirmé la demanderesse principale dans son témoignage devant la SPR; elle a déclaré que le certificat n’avait rien à voir avec sa demande d’asile.

[26] Le conseil des demandeurs devant la SAR a déposé une déclaration sous serment devant la Cour dans laquelle il avoue avoir commis une erreur en tenant pour acquis que le certificat de divorce avait été soumis à la Section de la protection des réfugiés. Cela est quelque peu surprenant, puisque la question du certificat de divorce a été abordée en profondeur devant la SPR. Quoi qu’il en soit, l’aveu en question n’a aucune importance, puisque le choix des demandeurs de se passer du certificat de divorce devant la SPR ne peut pas faire l’objet d’une simple rectification devant la SAR ou la cour de révision.

[27] Dans leur mémoire présenté à la Cour, ils soutiennent que [traduction] « si l’ancien conseil ne s’était pas fondé sur cette hypothèse, il aurait très probablement soumis le certificat de divorce comme nouvel élément de preuve devant la SAR » (mémoire supplémentaire des demandeurs, para 38). Compte tenu des circonstances en l’espèce, cela aurait permis aux demandeurs de scinder leur preuve, en choisissant d’abord de ne pas soumettre un élément de preuve devant l’entité chargée de l’entendre, puis en faisant volte‑face, après avoir été déboutés par la SPR, pour essayer autre chose.

[28] Plus important encore, il aurait fallu que les demandeurs soient en mesure de satisfaire au critère qui s’applique à la présentation de nouveaux éléments de preuve. Comme l’indique très clairement la LIPR, lors d’un appel devant la SAR, cette dernière procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR (art 110(3)). Voici le paragraphe 110(4) qui régit l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve :

Éléments de preuve admissibles

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

Evidence that may be presented

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[29] Comme on peut le constater, les demandeurs ne peuvent se prévaloir d’aucune des trois possibilités prévues au paragraphe 110(4) : le certificat existait bien avant le rejet de leur demande, il était raisonnablement disponible puisque la demanderesse principale affirmait être en sa possession, et les demandeurs ont délibérément choisi de ne pas le présenter.

[30] Les demandeurs ont laissé entendre que le certificat aurait pu être présenté en raison de sa pertinence. Cette proposition se heurte toutefois à un obstacle de taille : l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96, [2016] 4 RCF 230 [Singh].

[31] L’arrêt Singh constitue la première décision dans laquelle une juridiction d’appel se penche sur l’interprétation du paragraphe 110(4) (au para 2). La Cour d’appel fédérale a conclu sans équivoque que les nouveaux éléments de preuve présentés par une partie au litige devaient inéluctablement satisfaire aux exigences du paragraphe 110(4). Voici un extrait du jugement de la Cour :

[34] Il ne fait aucun doute que les conditions explicites mentionnées au paragraphe 110(4) doivent être respectées. Par conséquent, seuls les éléments de preuve suivants seront admissibles :

Les éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile;

Les éléments de preuve qui n’étaient pas normalement accessibles; ou

Les éléments de preuve qui étaient normalement accessibles, mais que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances au moment du rejet

[35] Ces conditions m’apparaissent incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. D’une part, le texte même du paragraphe 110(4) précise que la personne en cause « ne peut présenter » (« may present only ») que des éléments de preuve qui entrent dans l’une ou l’autre de ces trois catégories, excluant du même coup tout autre élément de preuve. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que cette disposition déroge au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR (para. 110(3)) et doit pour ce motif être interprétée restrictivement. La juge semble d’ailleurs se rallier à cette approche, dans la mesure où elle précise que l’intimé « devait établir qu’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’il produise les nouveaux documents à l’audience devant la SPR » (para. 47). Si elle lui donne raison, en fin de compte, c’est parce que sa demande de déposer un nouvel élément de preuve relève clairement, selon elle, du champ d’application du paragraphe 110(4), « car elle satisfait à ses critères explicites » (para. 62).

[Non souligné dans l’original. ]

Cela signifie que le certificat de divorce en l’espèce n’aurait pas pu être admis en preuve, parce qu’il ne satisfaisait à aucune des trois exigences énoncées au paragraphe 110(4).

[32] L’avocate des demandeurs a laissé entendre que les conditions implicites d’admissibilité dans le contexte des demandes d’ERAR (examen des risques avant renvoi) s’appliquent au paragraphe 110(4). Ces conditions, élaborées dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza], font l’objet d’une explication aux paragraphes 13 à 15 du jugement. En résumé, il s’agit de la crédibilité, de la pertinence, de la nouveauté, du caractère substantiel et des conditions légales explicites. L’avocate soutient que le certificat remplit les conditions de la pertinence et du caractère substantiel.

[33] En fait, l’argument doit emporter que les conditions réputées exister implicitement selon l’arrêt Raza peuvent remplacer les conditions légales énoncées au paragraphe 110(4), élargissant ainsi la portée de l’admissibilité.

[34] Cette approche a été expressément rejetée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Singh. Elle a conclu que l’argument selon lequel « la SAR peut tenir compte du caractère probant et crédible d’une preuve pour contrebalancer les exigences du paragraphe 110(4) » était insoutenable (Singh, au para 36). La Cour a ensuite conclu que les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza trouvaient également application dans le cadre du paragraphe 110(4), mais qu’ils ne remplaçaient pas les conditions légales. En fait, elles constituent des restrictions supplémentaires à l’admissibilité d’une nouvelle preuve dans le cadre d’un appel interjeté à la SAR (para 49). Au paragraphe 50, la Cour déclare ce qui suit :

[50] Tel que l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Palmer, il existe un principe judiciaire bien établi suivant lequel la preuve et les questions en litige doivent être exhaustivement introduites et traitées à l’étape du procès en matière criminelle ou de la première instance en matière civile. Au fur et à mesure qu’une affaire progresse, les questions en litige doivent normalement être davantage circonscrites; or, l’introduction d’une preuve nouvelle aura plutôt pour effet d’élargir l’étendue du débat. C’est ce que soulignait avec beaucoup d’à‑propos la SAR, au paragraphe 20 de ses motifs :

Le fait que des éléments de preuve corroborent des faits, contredisent des conclusions de la SPR ou qu’ils précisent la preuve dont celle‑ci était saisie ne fait pas d’eux une « preuve nouvelle » au sens du paragraphe 110(4) de la Loi. Si tel était le cas, les demandeurs d’asile pourraient diviser leur preuve et présenter devant la SAR à l’étape de l’appel des éléments qui auraient pu l’être dès le départ devant la SPR. Or, à mon avis, c’est précisément ce que le paragraphe 110(4) de la Loi vise à empêcher.

[notes en bas de page omises]

[Non souligné dans l’original.]

[35] La Cour d’appel fédérale mentionne à plusieurs reprises qu’on ne peut faire abstraction des exigences du paragraphe 110(4) (para 53 et 55). Au paragraphe 54, la Cour déclare que « [l]e rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit ». Les raisons stratégiques relatives à l’omission de présenter un élément de preuve ne peuvent pas permettre à un plaideur de scinder sa preuve. Au paragraphe 63, la Cour résume de façon utile certaines de ses conclusions à cet égard :

[63] Or, le paragraphe 110(4) n’est pas rédigé de façon ambigüe et ne confère aucune discrétion à la SAR. Tel que mentionné précédemment (voir les para. 34, 35 et 38 ci‑haut), l’admissibilité d’une preuve nouvelle devant la SAR est assujettie à des critères bien définis, et ni le libellé de ce paragraphe ni le cadre plus large de l’article dans lequel il se trouve ne permettent de croire que le législateur entendait conférer à la SAR la discrétion de passer outre aux exigences qu’il a soigneusement prévues. Cette approche est d’ailleurs parfaitement conforme à la décision rendue par cette Cour dans l’arrêt Raza. Les critères dégagés dans cette affaire eu égard à l’alinéa 113a), qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement cumulatifs, ne supplantent pas les conditions légales explicites; ils s’ajoutent au contraire à ces conditions dans la mesure où ils « résultent implicitement » de l’objet de cette disposition, pour reprendre les termes de cette Cour au paragraphe 14 de l’arrêt Raza. À l’inverse, il ne saurait être question de faire fi des exigences énoncées au paragraphe 110(4) pour s’en remettre plutôt à un exercice de pondération entre les valeurs de la Charte et les objectifs poursuivis par le législateur. En l’absence d’une contestation directe de ce texte législatif, il convient de lui donner effet et la SAR n’a d’autre choix que d’en respecter les exigences.

[Non souligné dans l’original. ]

[36] Il s’ensuit que les actes du conseil représentant les demandeurs n’ont entraîné aucun manquement à la justice naturelle.

IV. Conclusion

[37] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale. Aucune question n’est donc certifiée par la Cour.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1707‑21

LA COUR STATUE que :

  • 1.La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  • 2.Il n’y a aucune question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1707‑21

INTITULÉ :

SHAZIA ZAHID, MOHAMMAD NEHAAL et MUHAMMAD RAAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

Le 18 février 2022

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli

POUR LES DEMANDEURS

 

Evan Liosis

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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