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Date : 20220218


Dossier : IMM-2434-21

Référence : 2022 CF 220

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

GURMAIL KAUR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 mars 2021 d’un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada par laquelle sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) présentée depuis le Canada a été rejetée.

[2] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas fait preuve de compassion en examinant les facteurs liés à l’établissement et aux difficultés ni tenu compte des moyens par lesquels elle a tenté d’obtenir la résidence permanente par une voie traditionnelle.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. La demanderesse

[4] La demanderesse, Mme Gurmail Kaur, est une citoyenne de l’Inde âgée de 25 ans. Elle est née et a grandi à Bahreïn, et n’a jamais vécu en Inde. La demanderesse réside actuellement à Edmonton, en Alberta, avec sa mère et ses trois frères et sœurs. La sœur aînée de la demanderesse est une résidente permanente du Canada. Le père de la demanderesse réside à Surrey, en Colombie-Britannique.

[5] La demanderesse est venue au Canada en 2014 munie d’un permis d’études. Après avoir terminé ses études à l’Université MacEwan, elle a obtenu un permis de travail postdiplôme valide jusqu’en août 2020. La demanderesse a travaillé en vue de devenir admissible à une demande de résidence permanente dans le cadre du programme des candidats à l’immigration de l’Alberta (le PCA).

[6] Après avoir obtenu son diplôme, la demanderesse a travaillé comme vendeuse chez Brooks Brothers pendant six mois. Elle a ensuite présenté une demande de résidence permanente au titre du PCA. Malheureusement, le magasin Brooks Brothers a fermé ses portes, et elle a été mise à pied. Trois mois plus tard, elle a trouvé un emploi de vendeuse chez 7—Eleven; toutefois, il s’agissait d’un emploi non admissible dans le cadre du PCA. La demanderesse a ensuite obtenu une promotion chez 7— Eleven, ce qui était en conformité avec les exigences du PCA, et a présenté une nouvelle demande en juin 2019.

[7] Peu après, la demanderesse est tombée malade, et elle a été hospitalisée en septembre 2019. On lui a diagnostiqué la maladie de Wilson, une maladie génétique rare du foie, et elle a souffert d’une insuffisance hépatique aiguë. La demanderesse est restée à l’hôpital jusqu’en janvier 2020, après avoir subi deux greffes de foie. Après les procédures, la demanderesse a suivi une physiothérapie intensive, car elle continuait à souffrir de limitations neuropathiques dans ses deux pieds. La demanderesse demeure sous traitement immunosuppresseur.

[8] La maladie de la demanderesse l’a empêchée de reprendre le travail afin de terminer sa demande au titre du PCA, et son dossier a été fermé.

[9] En mars 2020, la demanderesse était prête à reprendre le travail. Toutefois, ses médecins lui ont déconseillé de le faire en raison de la pandémie de la COVID-19 et du fait que son immunité est compromise.

[10] En juin 2020, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

B. La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[11] Dans une décision datée du 29 mars 2021, l’agent a rejeté la demande, concluant que les facteurs relatifs à l’établissement et aux difficultés relevés par la demanderesse étaient insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[12] L’agent a conclu que la demanderesse pouvait toujours présenter une demande d’immigration au titre de la catégorie économique par l’entremise du PCA, et qu’elle n’avait pas expliqué de façon adéquate pourquoi elle ne pouvait pas prolonger son statut de résident temporaire, ou en quoi elle subirait des difficultés importantes si elle devait retourner en Inde.

(1) L’établissement

[13] L’agent a tenu compte de l’établissement financier, social et familial de la demanderesse au Canada, et a accordé un poids modeste à chaque sous-facteur. Après avoir examiné les lettres de soutien des amis de la demanderesse, l’agent a conclu que, même si les lettres étaient de nature favorable, cela était prévisible. Selon l’agent, les lettres de soutien ne démontraient pas l’existence de liens sociaux au Canada caractérisés par un degré d’interdépendance ou de dépendance justifiant la prise de mesures spéciales.

[14] Par ailleurs, l’agent a également tenu compte du fait que les membres de la famille immédiate de la demanderesse se trouvent tous au Canada, et a souligné que la demanderesse n’a pas de liens familiaux importants en Inde. Par contre, l’agent a examiné le facteur favorable de l’unité familiale par rapport au fait que tous les membres de la famille à l’exception d’une sœur n’ont pas le statut de résident permanent au Canada. Compte tenu de la nature essentiellement temporaire de l’établissement de la famille au Canada, l’agent a accordé un poids modeste à ce sous-facteur.

(2) Les difficultés

[15] L’agent s’est penché sur les observations de la demanderesse concernant ses problèmes de santé, la violence à l’égard des femmes et l’inégalité socio-économique entre les sexes en Inde, ainsi que son absence de liens avec l’Inde. Il a accordé un poids faible à modéré à chaque sous-facteur.

[16] Il a tenu compte du diagnostic de la maladie de Wilson, de l’hospitalisation et des traitements médicaux documentés de la demanderesse. De plus, il a relevé les observations de la demanderesse concernant la difficulté qu’elle aurait à accéder à un traitement médical adéquat si elle était obligée de demander la résidence permanente depuis l’étranger, et a admis que le Canada pouvait disposer d’une meilleure infrastructure en matière de soins de santé que l’Inde. Toutefois, il a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle ne serait pas en mesure de recevoir un traitement pour la maladie de Wilson ou les médicaments immunosuppresseurs dont elle a besoin en Inde.

[17] Même si l’agent a admis que la demanderesse n’avait pas de liens étroits avec l’Inde, n’y ayant jamais vécu, il a conclu qu’elle était probablement familière avec la culture et les coutumes indiennes en tant que fille de deux ressortissants indiens. En outre, la demanderesse n’a pas fourni de preuve du contraire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[18] La seule question en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[19] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44-45); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16, 17.

[20] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13; 75; 85). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, aux para 15; 99). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier présenté au décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes visées (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[21] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle souffre de lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

IV. Analyse

A. La position de la demanderesse

[22] La demanderesse s’appuie sur l’interprétation par le juge Brown du critère énoncé dans la décision Chirwa (Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 1970, 4 AIA 338 (Chirwa)) dans la décision Lobjanidze c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1098, à l’appui de l’argument selon lequel l’agent n’a pas pris en compte de manière appropriée les facteurs « de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 12; voir aussi Kanthasamy au para 21, citant Chirwa à la p. 350).

[23] La demanderesse affirme que, même si l’agent a tenu compte de ses tentatives antérieures d’obtenir la résidence permanente par une voie traditionnelle, il a rejeté de manière déraisonnable le fait que les tentatives de la demanderesse ont été bloquées par des circonstances indépendantes de sa volonté. Selon la demanderesse, l’agent était tenu de faire preuve de compassion à l’égard de sa situation, notamment son état de santé et son établissement au Canada, de manière à atténuer la rigidité des lois (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386 (Salde) au para 21).

[24] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas adopté une approche fondée sur la compassion dans son analyse des difficultés auxquelles elle serait confrontée en Inde, notamment la façon dont un retour en Inde (un pays où elle n’a jamais vécu) la séparerait de sa famille qui se trouve au Canada, et perturberait ses besoins en matière de soins de santé.

[25] Elle soutient en outre qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que ses études et ses expériences professionnelles l’empêcheraient de connaître des difficultés en matière de chômage ou de discrimination fondée sur le sexe en Inde. Elle s’appuie sur la conclusion de la Cour dans la décision Henson c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1218 (Henson) selon laquelle il était déraisonnable pour l’agent de conclure que les antécédents et les emplois antérieurs de la demanderesse atténueraient les difficultés qu’elle rencontrerait à son retour aux Philippines en raison de la discrimination et du taux de chômage élevé. La demanderesse fait remarquer que si la demanderesse dans l’affaire Henson a grandi aux Philippines et y avait de la famille, pour sa part, elle n’a pas de tels liens avec l’Inde.

[26] Par ailleurs, la demanderesse soutient que la conclusion de l’agent est inintelligible, parce qu’elle ne tient pas compte de la raison même pour laquelle la demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir qu’elle n’était pas en mesure de satisfaire aux exigences du PCA en raison d’une maladie inattendue et de la pandémie de la COVID-19.

B. La position du défendeur

[27] Le défendeur soutient que l’agent a soupesé de manière appropriée les éléments de preuve de la demanderesse concernant les facteurs liés à l’établissement et aux difficultés, et qu’il est parvenu à une conclusion transparente et intelligible relevant de son pouvoir discrétionnaire, comme dans l’affaire Animodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 929 au para 76.

[28] Selon le défendeur, l’agent n’a pas omis de tenir compte des éléments de preuve relatifs à l’établissement de la demanderesse, et cette dernière cherche à tort à obtenir de la Cour qu’elle apprécie à nouveau ses éléments de preuve. Le défendeur s’appuie sur la décision Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16640 (CF), au paragraphe 12 ,pour affirmer que le fait d’être obligé de quitter ses amis, son emploi, sa communauté et sa résidence personnelle ne constitue pas nécessairement une difficulté justifiant une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, et qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que le niveau d’interdépendance entre la demanderesse et ses amis n’était pas important. De plus, le défendeur fait remarquer qu’étant donné qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier indiquant que les membres de la famille de la demanderesse demeureraient au Canada, il était raisonnable pour l’agent d’accorder peu de poids à son établissement familial, étant donné que sa famille pourrait ne pas rester au Canada.

[29] Par ailleurs, il souligne qu’il incombait à la demanderesse de démontrer que sa situation justifiait la dispense exceptionnelle prévue à l’article 25 de la LIPR. (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 17-22). Le défendeur fait valoir que l’agent est présumé avoir tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve de la demanderesse (Senat c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 353 au para 34), et affirme qu’il n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse, car sa décision était fondée sur l’insuffisance des éléments de preuve présentés par cette dernière (Jeffrey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605 aux para 27-28).

C. Analyse

[30] Je suis d’avis que la décision de l’agent est déraisonnable à la lumière des éléments de preuve importants décrivant la situation unique de la demanderesse et les problèmes indépendants de sa volonté. Bien que l’agent ait tenu compte de tous les facteurs d’ordre humanitaire soulevés par la demanderesse dans ses observations, je souscris à l’argument de cette dernière selon lequel l’analyse de l’agent ne reflète pas le critère établi dans la décision Chirwa et adopté par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy (au para 21), et qu’elle ne coporte pas la souplesse ou la compassion dont doit faire preuve un décideur lorsqu’il évalue une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Salde, au para 23).

[31] À mon avis, l’agent a tiré une conclusion inintelligible lorsqu’il a déterminé que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer comment elle serait incapable d’obtenir la résidence permanente par une voie d’immigration traditionnelle. L’agent a conclu que la demanderesse pouvait soit demander la résidence permanente depuis l’Inde, soit présenter une nouvelle demande dans le cadre du PCA sans subir de difficultés excessives, mais, à mon avis, aucune de ces options ne convient à la situation de la demanderesse.

[32] Bien que l’agent ait tenu compte des antécédents médicaux de la demanderesse et de ses tentatives antérieures d’obtenir la résidence permanente par le biais du PCA, il n’a pas réussi à faire un lien adéquat entre les deux ou à saisir comment la demanderesse peut encore être limitée dans sa demande par le biais du PCA. L’agent a conclu que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle serait incapable de demander la résidence permanente en présentant une nouvelle demande dans le cadre du PCA. En même temps, l’agent a reconnu que la demanderesse suit un traitement immunosuppresseur permanent en raison de sa greffe de foie. Avec la pandémie de COVID-19 qui fait toujours rage, il est compréhensible qu’une personne immunosupprimée comme la demanderesse puisse avoir du mal à poursuivre une demande dans le cadre du PCA, en particulier lorsque ses antécédents professionnels ne comprennent que des emplois de vente au détail en personne. La conclusion de l’agent sur ce point est incompatible avec la réalité médicale de la demanderesse et le fait que son immunité compromise de manière chronique a limité sa capacité à travailler au Canada.

[33] Je souscris également à l’argument de la demanderesse selon lequel il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que ses études et son expérience professionnelle atténueraient les difficultés liées au chômage ou à la discrimination fondée sur le sexe en Inde. Dans sa décision, l’agent affirme ce qui suit :

[traduction] Je concède que les femmes en Inde subissent une marginalisation économique. Toutefois, je souligne que la cliente est une femme ayant fait des études universitaires et possédant de nombreuses années d’expérience professionnelle, dont plus d’un an dans un poste de direction.

(Non souligné dans l’original.)

[34] Au moment où la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été examinée, la demanderesse était âgée de 24 ans et n’en était qu’au début de sa carrière. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, elle a travaillé comme vendeuse pendant six mois chez Brooks Brothers, jusqu’à la fermeture du magasin, puis a trouvé un emploi chez 7 Eleven avant de tomber malade. Pour moi, il ne s’agit pas « de nombreuses années d’expérience professionnelle ». Selon moi, l’agent a mal interprété les éléments de preuve qui lui ont été présentés, de manière à atténuer les difficultés socio-économiques auxquelles la demanderesse serait confrontée en Inde.

[35] De plus, comme l’avocat de la demanderesse me l’a fait remarquer lors de l’audience, l’analyse par l’agent des lettres de soutien de la demanderesse est préoccupante. En effet, après avoir examiné cinq lettres de soutien des amis de la demanderesse, l’agent a affirmé ceci :

[traduction] Même si les lettres d’amis parlent en bien de la personnalité de la demanderesse, il est attendu que les lettres de recommandation soient de nature positive et de soutien. Cependant, les lettres ne démontrent pas de façon convaincante des liens sociaux qui reflètent des racines profondes, permanentes et inflexibles au Canada. Elles récapitulent plutôt les circonstances personnelles de la cliente, et ont un caractère de plaidoyer.

[36] L’objectif même d’une lettre d’appui est d’aider à défendre la position d’un demandeur selon laquelle il devrait être autorisé à rester au Canada. Accorder moins de poids aux lettres de soutien en raison de leur caractère [traduction] « de plaidoyer » est inintelligible. Ces lettres d’appui font l’éloge du caractère de la demanderesse, de ses amitiés et de ses efforts pour s’établir au Canada, qui sont des éléments clés dans l’appréciation du degré d’établissement (Orosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1189 au para 11). Je conclus que l’agent a commis une erreur en rejetant les lettres de soutien de cette manière.

[37] Je suis également particulièrement préoccupé par l’analyse faite par l’agent concernant l’absence de liens entre la demanderesse et l’Inde. L’agent a reconnu que la demanderesse n’a essentiellement aucun lien avec l’Inde, étant donné qu’elle est née et a grandi à Bahreïn et que sa famille réside actuellement au Canada. Cependant, l’agent n’a accordé qu’un poids modeste à ce facteur, présumant que, en tant que fille de deux ressortissants indiens, la demanderesse est familière avec la culture et les coutumes indiennes. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction] […] on peut raisonnablement s’attendre à ce que la fille de ressortissants indiens ait un certain degré de familiarité avec la culture et les coutumes indiennes. La cliente ne démontre pas de manière convaincante que ces connaissances culturelles n’ont pas été efficacement transférées d’une génération à l’autre.

[38] Il n’y a aucun élément de preuve démontrant ce type de familiarité avec la culture et les coutumes indiennes dans les documents de la demanderesse. La demanderesse a plutôt présenté des observations concernant l’importance que de nombreux Indiens accordent au fait de vivre en communauté et en famille.

[39] Il est présomptueux et sans fondement de s’attendre à qu’un enfant de parents immigrés connaisse bien la culture et le pays de nationalité de ses parents. Ce type de supposition perpétue des stéréotypes nuisibles. En concluant que l’absence de liens de la demanderesse avec l’Inde ne causerait pas de difficultés déraisonnables, l’agent s’est appuyé sur une hypothèse non fondée qui ne correspondait pas à la description que la demanderesse avait faite de ses valeurs traditionnelles. Je trouve cela très problématique et incompatible avec les enseignements de Vavilov.

[40] En outre, l’agent n’a accordé qu’un poids modeste à l’unité familiale et à l’établissement familial de la demanderesse parce qu’il a constaté ce qui suit :

[traduction] […] à l’exception d’une sœur qui a obtenu le statut de résident permanent, il y a peu d’éléments de preuve au dossier indiquant que le statut des autres membres de la famille est plus que temporaire, ni que ses parents et deux autres frères et sœurs ont pris des mesures concrètes pour rester au Canada de façon permanente.

[41] Le fait que l’agent s’appuie sur la nature temporaire de la résidence de la famille de la demanderesse au Canada est en contradiction avec les déclarations de cette dernière et des membres de sa famille concernant ce qu’ils considèrent comme une situation plus permanente.

[42] Toute la famille de la demanderesse vit au Canada, la plupart sous le même toit à Edmonton. La demanderesse a déclaré dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que ses parents et ses frères et sœurs vivent, étudient et travaillent au Canada depuis 2019. Dans la lettre de soutien de sa mère, celle-ci confirme qu’elle et son mari ont déménagé au Canada avec leurs deux enfants et ont obtenu des permis de travail afin d’être auprès de leurs deux filles aînées. On peut présumer que chaque membre de la famille a la possibilité de rester au Canada et souhaite que la demanderesse demeure avec eux. Compte tenu de ces éléments, je conclus que la conclusion de l’agent concernant l’établissement familial de la demanderesse est également injustifiée et témoigne d’un manque de compassion à l’égard de l’unité familiale.

[43] Le paragraphe 25(1) de la LIPR a pour but d’assurer que le ministre a la possibilité d’assouplir la rigidité de la loi en matière d’immigration (Salde au para 21; Kanthasamy, au para 33). Comme mon collègue le juge Campbell l’a affirmé dans la décision Dowers. c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593 : « […] cette approche exige qu’un décideur fasse preuve d’empathie envers un demandeur de dispense en se mettant dans la peau de ce dernier afin de bien comprendre sa position et être sensible aux circonstances particulières liées à ce demandeur ». (au para 3).

[44] Dans l’ensemble, je conclus que la décision de l’agent manque cruellement de la compassion requise par une approche fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les questions ci-dessus, examinées individuellement ou dans leur ensemble, démontrent clairement comment les circonstances uniques de la demanderesse sont compatibles avec la nature exceptionnelle et souple de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[45] Selon les antécédents de la demanderesse au Canada, il s’agit d’une personne qui était sur la bonne voie pour obtenir la résidence permanente au titre de la catégorie économique par le biais du PCA. Les efforts importants déployés par la demanderesse ont été perturbés par une force majeure, constituée de facteurs économiques et sanitaires échappant largement à son contrôle. Le fait que l’agent n’ait pas examiné la situation unique de la demanderesse sous l’angle de la compassion est aggravé par un raisonnement problématique concernant la capacité de cette dernière à retourner en Inde, un pays où elle n’a jamais vécu, fondé sur une supposition stéréotypée quant à sa connaissance de la culture et des coutumes indiennes.

[46] Enfin, le fait de forcer la demanderesse à se séparer de sa famille et à retourner dans un pays entièrement étranger où elle n’a aucun soutien est incompatible avec le paragraphe 25(1) de la LIPR et le cadre confirmé dans la décision Kanthasamy, particulièrement compte tenu de sa situation médicale unique.

V. Conclusion

[47] Compte tenu de l’analyse qui précède, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[48] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2434-21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2434-21

 

INTITULÉ :

GURMAIL KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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