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Date : 20220217


Dossier : IMM‑1388‑21

Référence : 2022 CF 213

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 février 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

LINA EL HRAICH

QAISAR CHIMALI

ABDALLAH CHIMALI

HAYA CHEMALI

OMAR CHEMALI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 11 février 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile des demandeurs.

[2] Les demandeurs sont des Palestiniens apatrides originaires du Liban. Ils détenaient des permis de séjour temporaire aux Émirats arabes unis (les ÉAU) et étaient parrainés par le père des enfants. La mère, la demanderesse principale, a demandé le divorce lorsque les parents se sont séparés. Lorsque le père a refusé de l’accorder, il a menacé de provoquer l’expulsion des enfants et de la mère au Liban où cette dernière craint pour sa vie. Par conséquent, elle s’est rendue au Canada avec ses enfants pour y revendiquer l’asile.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SPR était déraisonnable et je fais droit à la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[4] La demanderesse principale est née et a grandi dans un camp de réfugiés palestiniens au Liban. En 1998, elle a épousé un autre Palestinien apatride qui était né et avait grandi aux ÉAU. Il était alors muni d’un permis de séjour temporaire (PST) lui permettant de vivre et de travailler dans ce pays. La demanderesse principale a déménagé et a vécu aux ÉAU, munie d’un PST lié au statut et à l’emploi de son époux, à titre d’épouse à charge. Leurs quatre enfants sont tous nés aux ÉAU, mais n’en sont pas citoyens puisque la citoyenneté de ce pays est refusée aux enfants nés dans ce pays, mais issus de travailleurs étrangers. Trois de ces enfants sont mineurs. L’aîné, Abdallah, avait 18 ans au moment de l’audience devant la SPR.

[5] Les enfants ne peuvent demeurer aux ÉAU à titre de résidents temporaires que s’ils sont âgés de moins de 18 ans, que leur père a un emploi et que celui‑ci est enclin à parrainer le renouvellement de leurs permis. Ceux‑ci arrivent à échéance tous les deux ans.

[6] La demanderesse principale et ses enfants sont titulaires de titres de voyage libanais pour réfugiés palestiniens.

[7] Les parents se sont séparés en avril 2018 après que la mère eut appris l’infidélité du père. Celui‑ci a quitté la résidence familiale et a quelquefois rendu visite aux enfants durant les fins de semaine. En février 2019, la demanderesse principale s’est rendue au Liban pour rendre visite à sa mère. À cette époque, elle s’est disputée avec l’amante de son époux. Cette femme serait la nièce du chef d’un groupe extrémiste. Peu après, celui‑ci a menacé la demanderesse principale qui s’est alors cachée avant de retourner aux ÉAU.

[8] Cherchant à se réconcilier avec son époux, la demanderesse principale a organisé un voyage familial aux États‑Unis. Durant ce séjour, le couple s’est de nouveau disputé et l’époux est parti. Il a menacé de faire révoquer la résidence émirienne de la mère et des enfants s’ils tentaient de revenir aux ÉAU. Cette décision aurait mené à leur expulsion vers le Liban.

[9] La demanderesse principale soutient qu’elle a attendu pendant deux jours le retour de son époux. Lorsqu’il n’est pas revenu, et comme elle était à court d’argent et ne connaissait personne aux États‑Unis, elle est entrée en contact avec son oncle au Canada qui lui a alors conseillé de revendiquer l’asile au pays à la frontière. Par conséquent, les demandeurs ont franchi la frontière canadienne et ont présenté une demande d’asile le 4 août 2019.

[10] L’instruction de la demande a été retardée, car le consentement du père était nécessaire au regard des enfants mineurs. Abdallah a communiqué avec son père à cette fin et celui‑ci a finalement consenti à la tenue de l’instruction. L’audience s’est tenue le 7 janvier 2021 et la SPR a prononcé une décision défavorable le 5 février 2021.

III. Décision attaquée

[11] La SPR a conclu que la question déterminante consistait à savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque dans un pays de résidence habituelle antérieure (PRHA). Le tribunal a reconnu que la demanderesse principale avait établi que les ÉAU et le Liban étaient ses PRHA. En ce qui concerne Abdallah et les trois enfants mineurs, le tribunal a conclu que les ÉAU était leur PRHA.

[12] Pour se prononcer sur la qualité de réfugié de la mère au sens de la Convention, le tribunal a invoqué l’arrêt Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21 [Thabet] où la Cour d’appel fédérale a élaboré un critère à deux volets à appliquer au regard des demandeurs d’asile apatrides. Une personne apatride doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités (1) qu’elle serait persécutée dans l’un ou l’autre des pays où elle a eu sa résidence habituelle et (2) qu’elle ne peut retourner dans aucun d’eux.

[13] Le tribunal a conclu que les permis de séjour émiriens des demandeurs étaient échus et que l’exigence d’être muni d’un permis de séjour valide constituait une règle d’application générale. L’absence d’un droit de retour aux ÉAU qui découle de cette règle n’équivalait pas à de la persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention. Puisque l’époux vivait toujours aux ÉAU et qu’il continuait à être marié à la demanderesse principale, le tribunal a jugé que les demandeurs avaient toujours le loisir de renouveler leurs permis de séjour en demandant à l’époux de les parrainer ou en discutant de la situation avec les autorités émiriennes.

[14] Le tribunal a jugé qu’il n’avait pas à se pencher sur l’éventuelle expulsion des demandeurs au Liban à la suite de leur retour aux ÉAU.

[15] Par conséquent, le tribunal a conclu que les demandeurs d’asile n’avaient pas établi qu’il existait une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés pour l’un des motifs prévus dans la Convention, ni n’ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Les demandeurs ont soulevé diverses questions concernant le caractère raisonnable de la décision de la SPR. Les demandeurs font également valoir que le tribunal a contrevenu à l’équité procédurale en s’abstenant de renvoyer au Cartable national de documentation des ÉAU. Ils ajoutent qu’il n’a donc pas répondu à leur attente raisonnable selon laquelle le cartable serait pris en compte dans l’évaluation de leur demande.

[17] Quant à lui, le défendeur a formulé un certain nombre de doléances sur la façon dont les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire en l’espèce. Comme l’a expliqué le défendeur dans son mémoire complémentaire, ces questions découlent de la description faite par les demandeurs du déroulement de l’audience devant la SPR et des éléments de preuve qu’ils connaissaient et avaient en main au stade de la demande d’autorisation. Selon le défendeur, c’est seulement grâce à la transcription de l’audience que les [traduction] « fausses déclarations » et les [traduction] « contradictions » entre la preuve et l’affidavit de la demanderesse principale ont été mises au jour.

[18] Le défendeur soutient que les demandeurs ne peuvent pas maintenant dénoncer les erreurs commises par leur ancien conseil devant la SPR alors qu’ils ne se sont pas conformés au protocole concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, daté du 7 mars 2014 [le protocole].

[19] À mon sens, les deux parties ont exagéré la portée des points litigieux. Je prends note du fait que l’avocat des demandeurs, qui ne les représentait pas devant la SPR, a reconnu que des erreurs se sont produites durant la production de la preuve et la tenue des plaidoiries présentées au tribunal à la fin de l’audience. L’avocat a également reconnu la présence d’erreurs dans le mémoire soumis à la Cour, lesquelles tiraient leur source, en partie, de l’usage d’une transcription officieuse rédigée par une adjointe de son bureau.

[20] Au vu de mon examen du dossier, il semble que l’assistance juridique reçue par les demandeurs devant la SPR n’a pas été adéquate. À titre d’exemple, il semble que l’ancien conseil n’ait pas réalisé que les enfants devaient établir que les ÉAU étaient leur seul PRHA. L’avocat actuel a choisi de ne pas invoquer le protocole de la Cour et de mettre l’accent sur les erreurs imputables au tribunal. À cette étape, je ne vois pas de raison de remettre en cause cette approche. La seule question en litige, à mon avis, concerne le caractère raisonnable de la décision de la SPR.

[21] Comme l’a déterminé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que la présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune de ces circonstances n’est présente en l’espèce.

[22] Pour juger si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[23] La Cour suprême a signalé, au paragraphe 133, que la justification ne devait pas être envisagée sous un seul angle :

Le point de vue de la partie ou de l’individu sur lequel l’autorité est exercée est au cœur de la nécessité d’une justification adéquate. Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu.

V. Analyse

[24] La demanderesse principale et Abdallah, son fils adulte, ont tous deux témoigné devant la SPR des raisons pour lesquelles ils n’ont pas le droit ni la capacité de retourner aux ÉAU et de celles pour lesquelles ils redoutent que l’agent de persécution ne soit en mesure de les retrouver là‑bas. Leurs PST étaient arrivés à échéance (alors que le PST du benjamin serait échu sous peu) et ils craignaient d’être expulsés vers le Liban où, selon la déposition de la demanderesse principale, sa vie serait en péril. Ils ont tous deux déclaré que le père avait menacé de faire révoquer leurs permis de séjour durant leur voyage aux États‑Unis, ce qui aurait également prêté le flanc à une possible expulsion.

[25] Le tribunal n’a tiré aucune conclusion défavorable relative à la crédibilité en ce qui concerne la demanderesse principale et son fils. Il lui incombait donc d’expliquer pourquoi il avait conclu que les demandeurs étaient en mesure de retourner aux ÉAU, et ce, malgré leurs témoignages voulant que la mère ait demandé le divorce et que son époux ait menacé de faire révoquer sa résidence et de la faire renvoyer avec ses enfants au Liban. Il n’est pas contesté que la demanderesse principale n’avait pas la faculté d’obtenir par ses propres moyens un divorce aux ÉAU, car ce pouvoir est réservé aux hommes. De plus, selon Abdallah, son père n’a manifesté aucun intérêt à prendre soin des enfants ou à les ramener aux ÉAU.

[26] À mon avis, il n’était pas raisonnable pour le tribunal de conclure que les demandeurs seraient en mesure de retourner aux ÉAU vu la nature temporaire de leurs statuts, lesquels étaient de toute façon arrivés à échéance au moment de l’audience, sauf pour le benjamin. En outre, le tribunal a commis une erreur en omettant d’apprécier le risque encouru par la demanderesse principale au Liban puisque c’est à cet endroit qu’elle aurait été expulsée depuis les ÉAU compte tenu de son absence de statut juridique.

[27] La Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt Thabet qu’une personne ne peut être « renvoyée » dans un PRHA que si la preuve montre que rien ne l’empêche d’acquérir de nouveau un statut. En l’espèce, la demanderesse principale allègue dans son témoignage non contredit que son époux avait menacé de mettre fin à sa résidence alors qu’elle était toujours valide. Cette menace, ainsi que l’arrivée à échéance de son PST, démontraient tout deux que la demanderesse principale n’était pas en mesure d’acquérir de nouveau un statut aux ÉAU, même temporaire, par ses propres moyens. De plus, il serait contraire aux directives concernant la persécution fondée sur le sexe ainsi qu’à l’objectif humanitaire du processus de détermination du statut de réfugié de contraindre la demanderesse principale à demeurer dans un mariage en vue d’éviter d’être expulsée ou de subir d’autres mesures de persécution alors même qu’elle a été menacée d’expulsion par son époux.

[28] Rien ne montre que le tribunal a tenu compte du Cartable national de documentation des ÉAU avant de prononcer sa décision. La Cour a conclu que dans les cas où des éléments essentiels d’une demande d’asile sont en cause, comme le droit d’un demandeur apatride de retourner dans un PRHA, la SPR devrait examiner et mentionner les documents disponibles sur le pays : Qassim c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 226 au para 58 et Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1355 aux para 22‑23.

[29] Bien que leurs formulaires Fondement de la demande d’asile fassent seulement état du risque encouru au Liban et que les observations de leur ancien conseil soient axées sur ce même risque, la demanderesse principale et son fils ont tous deux témoigné qu’ils n’étaient pas en mesure de dire si l’agent de persécution désigné et son groupe extrémiste avaient les moyens de les retrouver et de leur porter préjudice aux ÉAU. La SPR a peut‑être estimé que les témoignages ne mentionnaient qu’une possibilité plutôt qu’une crainte justifiée d’être exposé à l’agent de persécution aux ÉAU, mais rien ne montre que cette question a été examinée.

VI. Conclusion

[30] Je suis convaincu que les demandeurs se sont acquittés du fardeau d’établir que la décision ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable et qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle. Plus particulièrement, le tribunal semble avoir tenu pour acquis que la demanderesse principale pourrait acquérir de nouveau un statut aux ÉAU simplement du fait qu’elle était mariée, et ce, contrairement à la preuve au dossier.

[31] La décision doit donc être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1388‑21

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1388‑21

INTITULÉ :

LINA EL HRAICH, QAISAR CHIMALI,

ABDALLAH CHIMALI, HAYA CHEMALI

OMAR MOHAMED KEDIYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence à Ottawa et à Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 janvier 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 17 février 2022

COMPARUTIONS :

Joshua Blum

POUR LE DEMANDEUR

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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