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Date : 20210824


Dossier : T‑1499‑16

Référence : 2021 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2021

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

BRUCE WENHAM

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

EPIQ CLASS ACTION SERVICES CANADA INC

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS MODIFIÉS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une requête présentée en vertu de l’article 385 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que les défendeurs – le Canada et Epiq Class Action Services Canada Inc [Epiq] – ont contrevenu à l’alinéa 4.02e) de l’entente de règlement approuvée par notre Cour le 8 mai 2020. Cet alinéa exige que toute décision soit motivée.

La requête vise également à obtenir les mesures suivantes :

  • une ordonnance enjoignant à l’administrateur du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide [le PCSST] de fournir des motifs légitimes lorsqu’il rejette une demande présentée par un membre du groupe à la deuxième étape du processus du traitement de la demande au titre du PCSST, et de préciser notamment :

  • - toutes les réponses possibles aux questions figurant dans le document d’analyse valiDATE;

  • - la signification, en tant que norme de preuve, du critère de la conclusion « probable » selon l’algorithme valiDATE;

  • - la façon dont les données d’entrée de l’algorithme valiDATE sont pondérées pour déterminer si le demandeur fait l’objet d’une conclusion « probable »;

  • une ordonnance enjoignant aux défendeurs de faire rapport sans délai à la Cour sur :

  • - toutes les réponses possibles aux questions figurant dans le document d’analyse valiDATE;

 

  • - la signification, en tant que norme de preuve, du critère de la conclusion « probable » selon l’algorithme valiDATE;

 

  • - la façon dont les données d’entrée de l’algorithme valiDATE sont pondérées pour déterminer si le demandeur fait l’objet d’une conclusion « probable »;

  • une ordonnance suspendant le délai de prescription prévu au para 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, dans le cas des membres du groupe dont la demande a été rejetée à la deuxième étape du processus du traitement de leur demande au titre du PCSST, jusqu’à ce qu’une réparation soit accordée;

  • une ordonnance enjoignant à l’administrateur de communiquer sans délai aux avocats du groupe les renseignements figurant à l’annexe de l’avis de requête et, par la suite, de communiquer périodiquement les renseignements concernant les autres membres du groupe et l’état de leur demande respective;

  • les dépens de la présente requête.

[2] Comme aucune décision sous‑jacente n’est en cause, la principale réparation demandée est un jugement déclarant que les défendeurs ont contrevenu à l’alinéa 4.02e) en ne motivant pas leur décision et leur enjoignant également de fournir des « motifs légitimes » justifiant leur décision.

Le demandeur conteste essentiellement la qualité et la suffisance des motifs qui sont fournis à n’importe quelle étape du processus de traitement des demandes au titre du PCSST, et plus particulièrement à la deuxième étape.

[3] Au départ, la question s’est posée de savoir si la présente requête était prématurée étant donné que l’entente de règlement n’avait pas techniquement encore pris effet malgré le fait que toutes les parties l’avaient mise en œuvre et avaient pris des mesures et effectué des paiements conformément à cette entente. Cette question avait été soulevée parce que certains membres du groupe avaient demandé l’autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance d’approbation du règlement. L’entente de règlement n’a pris effet qu’à l’issue de tous les appels ou à l’expiration de tous les délais d’appel applicables.

[4] La requête a été entendue sous réserve de l’examen de cette question de prématurité. Depuis l’instruction de la requête, l’autorisation d’appel a été refusée et les dispositions applicables ont pris effet. Comme la question de la prématurité est maintenant réglée et que tous les arguments ont été présentés, la Cour peut rendre son jugement sans tenir d’autres audiences.

[5] De plus, les parties se sont entendues sur les renseignements susmentionnés à communiquer au sujet des membres du groupe. La seule question qu’il reste à trancher est celle de la violation alléguée de l’alinéa 4.02e) de l’entente de règlement.

II. Contexte

[6] Les faits à l’origine de l’entente de règlement sont relatés dans les motifs de l’ordonnance du 8 mai 2020 par laquelle notre Cour a approuvé le règlement. La Cour a fait observer que le règlement précisait et bonifiait les garanties procédurales accordées aux membres du groupe jugés admissibles au titre du PCSST en plus de leur procurer d’autres avantages.

[7] Au paragraphe 45 de ses motifs du 8 mai, la Cour résume ainsi les principales modalités du règlement :

[45] Les principales modalités du règlement, telles que les conçoivent les parties, prévoient notamment :

[traduction]

a) des garanties d’équité procédurale relativement au processus [de traitement des demandes au titre du PCSST], y compris :

i) la confirmation que l’administrateur aura recours à la norme de la prépondérance des probabilités dans son évaluation préliminaire à la première étape (une norme qui n’est pas clairement établie dans le décret ayant créé le PCSST);

ii) à la deuxième étape, les demandeurs qui ne reçoivent pas de conclusion « probable » au moyen de l’algorithme de diagnostic qui détermine l’admissibilité auront l’occasion de présenter des renseignements supplémentaires pour qu’ils soient examinés par l’administrateur avant que leur demande ne soit rejetée;

iii) lorsqu’une décision définitive de rejeter une demande est rendue à un stade du processus en trois étapes, l’administrateur :

1) informe le demandeur des motifs du rejet;

2) donne [au demandeur] l’occasion de présenter des renseignements supplémentaires ou des observations écrites pour qu’un nouvel examen soit effectué;

3) accorde le droit de demander qu’un nouvel examen soit effectué sur présentation de nouveaux éléments de preuve, pour autant que les demandes sont reçues avant le 3 juin 2024;

iv) les membres du groupe dont les demandes sont refusées à la troisième étape décrite au paragraphe 3(7) du décret, après recommandation du comité multidisciplinaire, auront le droit de soumettre des observations écrites ou à une audience avec le tiers administrateur et au moins un représentant du comité multidisciplinaire. Les audiences auront lieu par téléconférence, vidéoconférence ou en personne, aux frais du demandeur, s’il en fait la demande;

b) que le représentant du groupe demandeur ou tout autre membre du groupe désigné serait invité à formuler des commentaires au sujet des capacités, des connaissances, de l’expérience et de l’expertise des membres du comité multidisciplinaire ayant pris part à la troisième étape;

c) l’examen des demandes des membres du groupe au titre du PCSST en priorité par rapport à d’autres demandes;

d) que les membres du groupe qui sont jugés admissibles au titre du PCSST reçoivent leurs paiements annuels rétroactifs au 3 juin 2019, sans égard au moment où ils ont présenté leur demande pendant la période de présentation des demandes;

e) le versement du paiement forfaitaire à la succession des membres du groupe si ces derniers décèdent après avoir été jugés admissibles au PCSST, mais avant le versement du paiement;

f) un versement à titre gratuit de 10 000 $ au demandeur;

g) un désistement du recours collectif;

h) que le règlement ne comporte pas d’admission de responsabilité.

[8] L’article de l’entente de règlement qui est en litige est ainsi libellé :

4.02 Processus de détermination de l’admissibilité au Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide

Le Canada accepte de prendre toutes les mesures nécessaires afin de veiller à ce que le processus établi par le tiers administrateur pour déterminer l’admissibilité en vertu de l’alinéa 3(1)c) du Décret soit conforme aux paramètres suivants, pourvu qu’à cette fin, le pouvoir discrétionnaire du tiers administrateur d’agir conformément aux dispositions du Décret ne soit entravé de quelque façon que ce soit :

a) le tiers administrateur déterminera si une personne est admissible au titre du programme au moyen du processus en trois étapes énoncé au paragraphe 3(5) du Décret;

b) le tiers administrateur aura recours à la norme de la prépondérance des probabilités dans son évaluation préliminaire en vue de déterminer si la nature des malformations congénitales concorde avec les caractéristiques connues des malformations congénitales liées à la thalidomide;

c) l’algorithme de diagnostic mentionné aux paragraphes 3(5) et 3(6) du Décret qui est censé être utilisé à la deuxième étape du processus par le tiers administrateur en tant qu’outil de diagnostic est connu comme étant l’algorithme de diagnostic de l’embryopathie, mentionné aussi depuis (DATE). Il sera pris en compte par le comité multidisciplinaire dont il est question dans le Décret pour déterminer l’admissibilité d’une personne au titre du programme en vertu de l’alinéa 3(1)c) du Décret;

d) dans l’éventualité où l’algorithme de diagnostic donne lieu à une conclusion autre que « probable », le tiers administrateur fournit au demandeur des possibilités raisonnables de présenter d’autres renseignements avant qu’il ne rejette la demande au motif que les renseignements ne mènent pas à une conclusion « probable »;

e) lorsqu’une décision définitive de rejeter une demande est rendue à un stade du processus en trois étapes, le tiers administrateur informe le demandeur des motifs du rejet et donne à la personne une occasion de présenter des renseignements supplémentaires ou des observations écrites pour qu’un nouvel examen soit effectué.

[Non souligné dans l’original.]

[9] Le demandeur reproche aux défendeurs d’avoir contrevenu à l’entente de règlement en envoyant, à la deuxième étape du processus du traitement de la demande au titre du PCSST, des lettres de décision qui ne sont pas motivées ou qui sont insuffisamment motivées. Il allègue que les lettres que les défendeurs envoient à la deuxième étape mentionnent seulement le résultat de l’algorithme de diagnostic sans préciser la norme de preuve utilisée par l’algorithme, l’éventail de réponses possibles qui alimentent l’algorithme ou la façon dont l’algorithme pondère ces réponses. Le demandeur affirme que les motifs exposés dans ces décisions ne sont que des conclusions et que le raisonnement suivi pour appliquer l’algorithme est obscur.

[10] Le demandeur soutient également que les destinataires de ces lettres n’ont aucune idée des facteurs qui ont conduit au rejet de leur demande, ce qui vide de son sens leur droit à une décision motivée.

III. Analyse

[11] Le demandeur conteste le caractère adéquat et suffisant des motifs en faisant valoir que les décisions en question ne sont pas suffisamment motivées. Il soutient que de nombreux aspects de la lettre envoyée à la deuxième étape ne sont pas expliqués. Ainsi qu’il ressort de sa demande de réparation, le demandeur réclame des explications plus complètes sur les motifs de la lettre justifiant le rejet de la demande à la deuxième étape.

[12] Le demandeur a raison de dire que l’obligation de motiver la décision est importante, qu’elle sous‑tend le droit au réexamen et à la révision et que les motifs doivent être de véritables motifs. Toutefois, la Cour n’est pas d’accord pour dire que la lettre de refus envoyée à la deuxième étape est si vide de substance qu’elle ne saurait constituer une décision motivée. Les motifs peuvent laisser à désirer ou même être peu convaincants – comme l’affirme le demandeur –, mais ce sont quand même des motifs.

[13] L’alinéa 4.02e) ne contient aucune indication au sujet de la qualité des motifs à fournir. Le demandeur soutient effectivement que les motifs doivent posséder les attributs nécessaires en ce qui a trait à leur nature et à leur qualité pour survivre à un contrôle judiciaire, en l’occurrence la justification, l’intelligibilité et la transparence (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

[14] Selon la preuve, la lettre de refus envoyée à la deuxième étape n’est pas dépourvue de substance au point de ne pouvoir être considérée comme une décision motivée. M. Wenham, qui a reçu une lettre de refus à la deuxième étape, a lui‑même été en mesure d’exercer avec succès son droit au réexamen. Les problèmes que soulève le demandeur ne semblent pas répandus au point d’affecter également tous les membres du groupe, voire pas du tout.

[15] Comme on ne trouve pas à l’article 4.02 de termes précis qui appuieraient son argument quant à la qualité de la décision, le demandeur souhaite introduire de telles conditions dans cet article. Le Canada soutient que, si c’était effectivement la volonté des parties à cet article, le demandeur aurait dû négocier cet aspect lors des négociations du règlement.

[16] Je suis d’accord avec le Canada pour dire qu’il fallait qu’une interprétation aussi large de l’expression « décision motivée » soit négociée, d’autant plus que le recours à l’algorithme dans le cadre du processus décisionnel est mentionné à l’article 3 du décret créant le PCSST, ainsi qu’à l’article 4 de l’entente de règlement. Lors des négociations, les parties ne se sont pas entendues sur l’obligation de fournir des renseignements plus détaillés ou de produire une déclaration quant au caractère suffisant ou à la qualité des motifs.

[17] L’interprétation préconisée par le demandeur ne s’impose ni expressément ni implicitement. Une décision peut présenter des lacunes et les motifs peuvent être indéfendables, mais il ne s’ensuit pas pour autant qu’aucune décision n’a été rendue ou que la décision n’est pas motivée.

[18] La disposition exigeant la motivation de la décision permet d’atteindre divers objectifs. Elle précise le fondement de la décision – que celle‑ci soit bonne ou mauvaise. Elle accorde aux membres du groupe le droit de demander le réexamen ou la révision de la décision. Elle répond à l’argument potentiel selon lequel la décision ne relève pas des tribunaux.

[19] La thèse du demandeur créerait dans l’entente de règlement un droit parallèle au droit de demander le contrôle judiciaire du caractère raisonnable de la décision. Elle transformerait par ailleurs l’exigence de la motivation suffisante en lui conférant un statut distinct, ce qui irait à l’encontre des principes de droit administratif applicables.

[20] La Cour ne peut interpréter l’entente de règlement en donnant à l’expression « décision motivée » la portée que préconise le demandeur. Il est évident que les parties ne s’entendent pas sur la portée des articles en question. Il est également acquis que la qualité des motifs n’a vraisemblablement pas été abordée lors des négociations. Rien ne permet de conclure à un consensus entre les parties qui permettrait de retenir l’interprétation de l’article 4.02 proposée par le demandeur.

[21] Si l’on considère la véritable nature des griefs du demandeur, force est de constater qu’il s’agit d’une contestation d’une décision rendue dans le cadre du programme, et non d’une contestation de l’entente de règlement elle‑même. Les griefs du demandeur devraient donc être traités en conséquence et faire éventuellement l’objet d’un contrôle judiciaire en tant que recours relevant du droit administratif.

[22] Bien qu’il puisse être plus efficace de procéder à un seul contrôle judiciaire d’une décision fondée sur l’algorithme applicable à tous les membres du groupe, la Cour ne peut convertir le droit personnel au contrôle judiciaire en un droit collectif. La Cour est convaincue que les avocats du groupe seront en mesure de trouver un cas individuel qui soulèverait la question de la « motivation », du caractère raisonnable de la décision et du recours à l’algorithme. Comme il est fort possible qu’elle soit saisie d’une telle demande, la Cour n’en dira pas plus pour le moment.

IV. Conclusion

[23] Pour ces motifs, la requête du demandeur est rejetée sans frais et sous réserve du droit de tout membre du groupe de solliciter d’autres réparations, notamment par voie de contrôle judiciaire.

 


ORDONNANCE MODIFIÉE dans le dossier T‑1499‑16

LA COUR REJETTE la requête du demandeur sans frais et sous réserve du droit de tout membre du groupe de solliciter d’autres réparations, notamment par voie de contrôle judiciaire.

La présente ordonnance rejetant la requête du demandeur ne s’applique pas à l’entente – que la Cour approuve – intervenue entre les parties et visée au paragraphe 5 des présents motifs concernant la communication de certains renseignements.

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1499‑16

 

INTITULÉ :

BRUCE WENHAM c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et EPIQ CLASS ACTION SERVICES CANADA INC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2021

 

DATE DE LA MODIFICATION :

LE 24 AOÛT 2021

COMPARUTIONS :

Charles Hatt

David Rosenfeld

Sue Tan

 

POUR Le demandeur

 

Christine Mohr

Benjamin Wong

Negar Hashemi

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Luciana Brasil

Ruby Egit

POUR LA DÉFENDERESSE,

EPIQ CLASS ACTION SERVICES CANADA INC

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Branch Macmaster

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

EPIQ CLASS ACTION SERVICES CANADA INC

 

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