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Date : 20220214


Dossier : IMM-1232-21

Référence : 2022 CF 197

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 février 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

YAN ZHANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 5 janvier 2021 par laquelle un agent des visas [l'agent] en poste à l’ambassade du Canada à Beijing, en Chine, a refusé la demande de permis de travail que la demanderesse avait présentée en application du Programme des travailleurs étrangers temporaires [la demande]. L’agent a conclu que la demanderesse était interdite de territoire conformément à l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] [collectivement, la décision].

II. Le contexte

[2] La demanderesse, Yan Zhang, est une citoyenne chinoise âgée de 64 ans. En juin 2020, elle a présenté une demande de permis de travail au Canada. Elle a reçu une offre d’emploi à temps plein d’une durée de deux ans en tant que cuisinière au Grange Hotel Restaurant, à Carmangay, en Alberta. L’offre était appuyée par une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) positive, qui a été approuvée le 11 février 2020.

[3] Le 17 juillet 2020, la demanderesse a reçu une lettre d' « équité procédurale » de la part de l’agent, qui doutait de l’authenticité des antécédents d’emploi qu’elle avait soumis à l’appui de sa demande. En outre, l’agent disait que s’il s’avérait que la demanderesse avait fait de fausses déclarations relativement à sa demande, elle pourrait être jugée interdite de territoire pendant cinq ans en vertu des alinéas 40(1)a) et 40(2)a) de la Loi.

[4] La demanderesse et l’agent ont échangé des lettres au cours des mois suivants, dans lesquelles la demanderesse a fourni des renseignements supplémentaires concernant son emploi en tant que cuisinière au restaurant Jingcan en Chine, de 2014 à 2018. Cette correspondance portait sur le fait que la demanderesse n’avait fourni aucune preuve documentaire objective de son emploi, notamment d’une police d’assurance pour les employés du restaurant Jingcan en 2018, 2019 et 2020.

[5] La demanderesse a affirmé – et a fourni à l’appui des documents corroborants – que le restaurant Jingcan n’avait pas souscrit de police pour les employés de 2018 à 2020, parce que le régime d’assurance était facultatif pour les petites entreprises de sa ville.

[6] L’agent a rejeté la demande dans une décision datée du 5 janvier 2021, au motif que la demanderesse avait fait une présentation erronée sur ses antécédents professionnels emportant une interdiction d’entrer au Canada pour une période de cinq ans en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la Loi.

[7] L’employeur éventuel de la demanderesse, le Grange Hotel Restaurant, a été détruit par un incendie le 28 mars 2021. Par conséquent, le seul élément que la Cour doit examiner dans le cadre du présent contrôle est la conclusion au sujet des fausses déclarations qui empêche la demanderesse de présenter une nouvelle demande de permis de travail pendant cinq ans.

[8] La demanderesse sollicite :

  1. une ordonnance annulant la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande;

  2. une ordonnance annulant la conclusion selon laquelle la demanderesse est interdite de territoire conformément à l’alinéa 40(1)a) de la Loi, et le demeurera pendant une période de cinq ans à compter de la date du rejet de la demande;

  3. une ordonnance renvoyant l'affaire à un autre agent pour que celui-ci statue à nouveau.

III. La décision faisant l'objet du contrôle

[9] L’agent a relevé plusieurs problèmes dans la demande concernant le dossier d’emploi de la demanderesse, notamment :

  1. elle n’a été capable de fournir ni sa première police d’assurance ni les polices similaires pour 2018, 2019 et 2020 afin d’appuyer ses dires quant à son emploi en tant que cuisinière au restaurant Jingcan;

  2. elle a fourni un certificat de congé de maladie et un dossier médical datés du 18 mai 2017, date à laquelle était employée à temps plein comme comptable. Pourtant, selon le certificat de congé de maladie, la demanderesse occupait un emploi de cuisinière au restaurant Jingcan. De plus, la lettre confirmant la couverture d’assurance n’a pas été établie dans la forme standard utilisée par China Life;

  3. elle n’a pas pu produire d’autres documents vérifiables pour appuyer ses dires quant à son emploi au restaurant Jingcan, tels qu’un numéro d’assurance sociale ou des relevés d’impôt.

[10] L’agent a dit que la première police d’assurance était le seul document officiel d’une tierce partie qui pouvait être vérifié et étayer les prétentions de la demanderesse.

[11] À partir des renseignements au dossier, l’agent a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse avait présenté des documents et des renseignements frauduleux à l’appui de sa demande, faisant ainsi une présentation erronée sur un fait important qui aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la Loi si elle était passée inaperçue. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande de la demanderesse et il l’a déclarée interdite de territoire sur le fondement de l’alinéa 40(1)a) de la Loi pour une période de cinq ans.

IV. Les questions en litige

[12] Les questions à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire sont les suivantes :

  • 1) La décision était-elle raisonnable ?

  • 2) La décision était-elle conforme à l’équité procédurale ?

V. La norme de contrôle

[13] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, par exemple la décision en l’espèce, la norme de contrôle qu’elle applique est celle du caractère raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23].

[14] Les questions relatives à un manquement à l’équité procédurale sont examinées en fonction de la norme de la décision correcte ou d’une norme applicable à des questions de même importance [Chemins de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34-35 et 54-55, citant Établissement Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79].

VI. Analyse

[15] L’agent des visas peut délivrer un visa à l’étranger sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et qu’il se conforme à la Loi [art 11(1) de la Loi].

[16] L’auteur d’une demande au titre de la Loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous les éléments de preuve pertinents requis [art 16(1) de la Loi].

[17] Emporte interdiction de territoire pour fausses déclarations le fait de directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la Loi [art 40(1)a) de la Loi].

[18] L’alinéa 40(1)a) de la Loi doit faire l’objet d’une interprétation large afin de promouvoir son objet sous-jacent. L’objectif de cette disposition est de dissuader l’auteur d’une demande de faire des fausses déclarations et de préserver l’intégrité du processus d’immigration. Pour atteindre cet objectif, il incombe au demandeur de s’assurer que sa demande est complète et exacte [Masoud c Canada (Citoyenneté et immigration), 2012 CF 422 au para 24].

[19] L’étranger cherchant à entrer au Canada a une [traduction] « obligation de franchise » qui lui impose de divulguer les faits importants. La Cour a reconnu qu’il était primordial, pour assurer l’application juste et équitable du régime d’immigration, que les demandeurs fassent une divulgation complète [He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 33 [He] au para 17].

A. La décision était-elle raisonnable?

[20] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable pour les deux motifs suivants :

  1. l’agent a conclu à tort que la demanderesse avait fait une présentation erronée de ses antécédents professionnels sur le seul fondement que les documents qu’elle avait été en mesure de fournir pouvaient facilement être manipulés en Chine;

  2. l’agent a eu tort de fonder sa décision sur l’absence de la première police d’assurance de 2017 et des polices similaires datées de 2018 à 2020.

[21] Le défendeur soutient que le traitement de la preuve par l’agent était raisonnable et qu’il n’a pas mal évalué la documentation. Selon les faits, il était loisible à l’agent de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse avait fait une présentation erronée de ses antécédents professionnels au restaurant Jingcan.

[22] Bien qu’un agent ait le droit de se fier à ses connaissances personnelles des conditions et des facteurs locaux pour évaluer les éléments de preuve et les documents fournis à l’appui d’une demande [Du v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 10 au para 34; Al Hasan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1155 au para 10] et que des documents frauduleux puissent être généralement disponibles en Chine, ces raisons ne sont pas, à elles seules, suffisantes pour rejeter les documents étrangers au motif qu'il s'agit de faux [Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 157 aux para 53-54].

[23] L’agent doit examiner et soupeser les documents précis dont il dispose plutôt que de les rejeter simplement d’entrée de jeu [Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720 au para 19]. L’agent ne semble pas avoir fait un tel examen en l’espèce. Il affirme que la lettre de l’assureur, China Life, n’est pas établie dans la forme qu’il connaît et que les demandeurs ne fournissent pas normalement des documents notariés, mais il n’indique pas le poids qu’il donne à ces documents que la demanderesse avait fournis pour expliquer raisonnablement l’omission de la police d’assurance demandée et pour corroborer son témoignage sur ce point. S’il existait des raisons précises fondées sur le document lui-même qui en justifiaient le rejet, l’agent devait les exposer dans ses motifs [Ogbebor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 994 au para 21].

[24] De plus, bien qu’il incombe au demandeur de fournir les meilleurs éléments de preuve et que l’agent n’ait pas à obtenir des renseignements additionnels, on peut s’attendre en général à ce que l’agent se fasse un devoir d’utiliser les coordonnées fournies pour vérifier l’authenticité des éléments de preuve fournis [Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 au para 52; Kojouri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1389, aux para 18-19; Hui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1098 au para 3; Huyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 904 au para 5]. L’agent, en l’espèce, a reçu des coordonnées dans les documents de la demanderesse et il n’a pas cru utile d’appeler pour vérifier l’authenticité de la preuve.

[25] L’agent a tiré une conclusion défavorable de la non-inclusion de la police d’assurance de la demanderesse, mais il ne semble pas avoir examiné ou soupesé raisonnablement les documents qu’elle avait déposés pour expliquer l’absence du document. L’agent semble s’être fermé aux explications données par la demanderesse [He, au para 27].

[26] La conclusion de l’agent selon laquelle les lettres des collègues et du propriétaire du restaurant et les talons de paie étaient insuffisants – qui semble relever de la pure conjecture –était déraisonnable, tout comme sa conclusion fondée sur le fait que la demanderesse n’avait pas fourni une lettre concernant la couverture d’assurance dans la forme standard dont on pourrait s’attendre de China Life. Là encore, le fait pour l’agent de ne pas avoir clairement justifié sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve fournis n’étaient pas authentiques – laquelle signifie que les documents présentés par la demanderesse ne sont pas authentiques – fait en sorte que la décision de l’agent est dépourvue de clarté et d’intelligibilité.

B. La décision était-elle conforme à l'équité procédurale?

[27] L’équité procédurale exige que les agents des visas veillent à ce que les demandeurs aient la possibilité de participer utilement au processus de demande, ce qui comprend le droit d’être informé des incohérences importantes perçues, des préoccupations quant à la crédibilité, des préoccupations quant à l’exactitude ou à l’authenticité, ou du fait qu’un agent des visas s’appuie sur une preuve extrinsèque, et de se voir donner la possibilité d’y répondre [Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440 au para 27].

[28] Bien que la décision de délivrer un visa temporaire appelle généralement l’application d’une norme d’équité procédurale peu élevée ou minimale, les conclusions connexes visées par l’alinéa 40(1)a) de la Loi commandent l’application d’une norme plus élevée, étant donné qu’une conclusion de fausse déclaration empêche le demandeur de présenter une nouvelle demande pour une période de cinq ans et emporte potentiellement des conséquences sur la réputation du demandeur [Jiayan He v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2022 FC 112 au para 20].

[29] La demanderesse soutient que l’agent a manqué aux principes de justice naturelle parce qu’il ne lui a pas donné une occasion valable et raisonnable de répondre à ses doutes liés à la crédibilité. Plus précisément, elle allègue que l’agent a manqué à l’équité procédurale pour deux motifs :

  1. il a commis une erreur parce qu’il n’a pas formulé de conclusions claires sur la preuve dans sa décision;

  2. il a mis en doute la véracité de la preuve en se fondant sur son opinion, mais il n’a pas expliqué son raisonnement.

[30] Tel que je l’ai mentionné plus haut, même si l’agent semble avoir examiné les documents fournis par la demanderesse à l’appui de sa demande, il n’a pas fourni un raisonnement convaincant pour expliquer pourquoi il devait conclure à partir de ces documents que la demanderesse avait eu une conduite frauduleuse équivalant à une fausse déclaration. Par conséquent, l’agent n’a pas suffisamment donné suite dans ses motifs aux observations et aux éléments de preuve présentés par la demanderesse en réponse à la lettre d’équité procédurale.

[31] De plus, si l’agent mettait en doute la crédibilité de la demanderesse, il lui incombait de tenir une audience ou d’utiliser les coordonnées jointes aux documents corroborants pour vérifier l’authenticité de la preuve. Le défaut de l’agent d’informer la demanderesse qu’il avait des doutes quant à sa crédibilité constitue un manquement à l’équité procédurale [Zubova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 444 aux para 16-19; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 219 aux para 27-28].

[32] L’agent n’a pas fondé ses conclusions concernant les fausses déclarations sur des éléments de preuve clairs et convaincants, et ses motifs ne justifiaient pas les lourdes conséquences imposées à la demanderesse. J’estime que la décision était inéquitable sur le plan de la procédure.

VII. Conclusion

[33] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1232-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui-ci statue à nouveau.

  2. Il n'y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1232-21

 

INTITULÉ :

YAN ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE

LE 10 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

lE 14 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

SUMEYA MULLA

 

pOUR LA DEMANDERESSE

 

CATHERINE VASILAROS

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WALDMAN AND ASSOCIATES

TORONTO (ONTARIO)

 

pOUR LA DEMANDERESSE

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

 

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