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Date : 20220214


Dossier : T‑420‑21

Référence : 2022 CF 194

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 14 février 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LULULEMON ATHLETICA CANADA INC.

demanderesse

et

KATELYN DAWN CAMPBELL,

ALIAS KATELYN CAMPBELL,

ALIAS KATIE CAMPBELL,

ALIAS KATELYN DAWN; CRYSTAL MUNRO, ALIAS CRYSTAL GAIL JOEY MUNRO; KATEY‑LYNN JOSIE MISENER ET LEANNE ANTHONY, ALIAS LEANNE TAYLOR

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Lululemon poursuit Mme Campbell pour usurpation de ses marques de commerce en vendant des marchandises contrefaites. La demanderesse présente une requête en procès sommaire, que Mme Campbell ne conteste pas.

[2] Je rends jugement en faveur de Lululemon. La preuve de l’usurpation est accablante. Sur le fondement d’une version modifiée de la méthode utilisée par notre Cour pour accorder des dommages‑intérêts forfaitaires, j’accorde à Lululemon un montant de 8 000 $ à titre de dommages‑intérêts compensatoires, ainsi qu’un montant de 30 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs. J’accorde une injonction, quoiqu’en termes plus précis que ceux demandés par Lululemon.

I. Contexte

[3] La demanderesse, Lululemon Athletica Canada Inc. [Lululemon], est un fabricant et distributeur de vêtements de sport et de yoga. Elle vend ses produits dans ses propres magasins partout au Canada et par l’intermédiaire de son site Internet et d’autres détaillants. La demanderesse est propriétaire de certaines marques de commerce déposées, énumérées à l’annexe A du présent jugement, qu’elle utilise pour désigner ses produits. Ces marques de commerce comportent les mots servant de marque « Lululemon » et « Lululemon Athletica », ainsi que le dessin‑marque en forme de « vague », qui est illustré ci‑dessous :

[4] Depuis au moins octobre 2019 jusqu’à mars 2021, la défenderesse, Mme Campbell, a exploité des pages Facebook au moyen desquelles elle a vendu des marchandises Lululemon contrefaites. Elle affichait régulièrement des messages offrant des articles précis, à la condition de recevoir un nombre suffisant de commandes avant une date déterminée. Les abonnés de la page étaient invités à signaler leur intérêt et à envoyer leur paiement à Mme Campbell par transfert de fonds électronique. À la date de clôture de l’offre, Mme Campbell commandait les marchandises auprès d’un fournisseur chinois, par divers modes électroniques de communication et de paiement. Les marchandises étaient expédiées au domicile de Mme Campbell, après quoi celle‑ci invitait les acheteurs à venir chercher les marchandises chez elle. Dans certains cas, des dispositions étaient prises aux fins de la livraison au domicile de l’acheteur.

[5] À divers moments, Mme Campbell a reçu l’aide des autres défenderesses, Mmes Munro, Misener et Anthony. Chacune d’elles créait ses propres affichages sur la page Facebook. Elles géraient les communications avec les acheteurs et prenaient les dispositions nécessaires pour la livraison. Cependant, les acheteurs payaient directement Mme Campbell, qui partageait ensuite les bénéfices avec ses associées.

[6] Les activités de Mme Campbell ont attiré l’attention de Lululemon. À la suite d’enquêtes menées au cours de l’automne 2019, Lululemon a envoyé une mise en demeure à Mme Campbell le 31 mars 2020. En septembre 2020, Lululemon a appris que Mme Campbell avait ouvert une nouvelle page Facebook qui offrait en vente des marchandises Lululemon contrefaites. En janvier 2021, un enquêteur dont Lululemon avait retenu les services a passé une commande de marchandises contrefaites. Le 1er février 2021, l’enquêteur a été informé qu’il pouvait récupérer les marchandises à la porte de la résidence de Mme Campbell. Il est passé prendre les marchandises, qui se sont avérées non authentiques. Une deuxième mise en demeure a été envoyée à Mme Campbell le même jour.

[7] Lululemon a intenté la présente action le 5 mars 2021. Tant avant qu’après cette date, les avocats de Lululemon ont eu des entretiens avec Mme Campbell et les autres défenderesses. Le 5 février 2021, plus particulièrement, Mme Campbell a fait valoir que la page Facebook avait été supprimée et qu’elle avait mis fin à ses activités. Mme Campbell a fourni des relevés bancaires, mais elle a déclaré qu’elle ne conservait aucun autre document. Il semble que malgré ses promesses, Mme Campbell ait continué à vendre des marchandises contrefaites en février et mars 2021, au moyen de diverses pages Facebook privées. Mmes Campbell et Munro ont déposé une défense à la fin mars.

[8] Au cours du printemps 2021, Lululemon est parvenue à un règlement avec Mmes Munro, Misener et Anthony. Conformément aux conditions du règlement, un jugement sur consentement a été rendu contre chacune d’elles. En juillet 2021, Lululemon a introduit la présente requête en procès sommaire contre la défenderesse Mme Campbell.

[9] Pour étayer ses allégations de contrefaçon, Lululemon présente trois types de preuve. Premièrement, elle a obtenu des déclarations assermentées de Mmes Munro, Misener et Anthony. Celles‑ci expliquent comment l’entreprise de Mme Campbell était exploitée. Ces déclarations comprennent aussi des captures d’écran des conversations en messages textes de Mmes Munro, Misener et Anthony avec Mme Campbell. Deuxièmement, les enquêteurs dont Lululemon a retenu les services donnent des précisions sur leurs échanges avec Mme Campbell et ses associées. Troisièmement, une technicienne juridique du cabinet d’avocats de Lululemon est devenue une abonnée des pages Facebook de Mme Campbell, et elle a régulièrement fait des captures d’écran montrant les affichages qui offraient en vente des marchandises Lululemon contrefaites.

[10] Bien qu’elle ait initialement entamé des discussions avec les avocats de Lululemon, Mme Campbell n’a pas répondu à leurs demandes de renseignements ni communiqué avec eux depuis juillet 2021. Alors que la requête en procès sommaire et le dossier de requête de Lululemon ont été signifiées à Mme Campbell, celle-ci n’a déposé aucun dossier de requête en réponse. Elle n’a pas comparu à l’instruction du procès sommaire.

II. Procès sommaire

[11] Bien que Mme Campbell n’ait pas contesté la présente requête, elle a tout de même déposé une défense; il ne s’agit donc pas d’un jugement par défaut. Lululemon sollicite plutôt un procès sommaire, conformément à l’article 216 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Dans le cadre d’un procès sommaire, la Cour rend jugement sur la foi d’une preuve par affidavit, qui peut faire l’objet d’un contre‑interrogatoire hors cour.

[12] Le paragraphe 216(6) des Règles prévoit que la Cour peut rendre jugement à la suite d’un procès sommaire si la preuve est suffisante et qu’il ne serait pas injuste de trancher les questions en litige dans le cadre de la requête. Les contradictions dans la preuve, les sommes en cause et la complexité de l’affaire ne font pas obstacle à la tenue d’un procès sommaire. Le juge Richard Boivin, qui siégeait alors à notre Cour, a résumé dans la décision Tremblay c Orio Canada Inc, 2013 CF 109, [2014] 3 RCF 404 au paragraphe 24, les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de décider si un procès sommaire s’avère approprié :

[…] Afin de décider si un dossier se prête à un procès sommaire, un juge peut considérer, entre autres, la complexité d’une affaire, sa nature urgente, les coûts d’aller de l’avant avec un procès régulier par rapport aux montants en jeu […], ainsi que la question de savoir si le litige est prolongé, si le procès sommaire prendrait du temps, si la crédibilité est un enjeu, si le procès sommaire comporte un risque important de gaspillage d’efforts et d’énergie ou si le procès sommaire aurait pour effet de morceler le litige […].

[13] Voir également Wenzel Downhole Tools Ltd c National‑Oilwell Canada Ltd, 2010 CF 966; ViiV Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc, 2021 CAF 122 au paragraphe 38.

[14] Compte tenu de ces facteurs, je suis d’avis qu’un procès sommaire s’avère approprié en l’espèce. Les questions à trancher ne sont pas trop complexes. Lululemon a présenté une preuve suffisante. Comme Mme Campbell ne participe plus à l’instance, il est difficile de voir quelle preuve supplémentaire serait produite lors d’un procès complet. Ma décision ne dépend pas d’une question de crédibilité qui ne pourrait être résolue que dans le cadre d’un procès complet. Le procès sommaire vise toutes les questions concernant Mme Campbell; il mettra donc fin à l’instance. En outre, un procès sommaire permettra de régler l’affaire plus rapidement et à moindre coût. D’ailleurs, la Cour d’appel fédérale a fait observer dans l’arrêt Kwan Lam c Chanel S. de R.L., 2016 CAF 111 au paragraphe 16 [Kwan Lam] qu’« [u]n procès sommaire est d’ailleurs particulièrement pertinent dans des affaires comme la présente, lorsqu’un défendeur qui continue de vendre des produits contrefaits présente une défense spécieuse ».

III. Contrefaçon

[15] Il ne fait aucun doute que les actes de Mme Campbell ont eu pour conséquence d’usurper les marques de commerce de Lululemon et d’enfreindre plusieurs dispositions de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la Loi]. Étant donné que la présente requête n’est pas contestée, j’énoncerai brièvement mes conclusions.

A. Articles 19 et 20

[16] L’article 19 confère au propriétaire de la marque de commerce le droit exclusif à l’emploi de celle‑ci, en liaison avec les marchandises à l’égard desquelles cette marque est déposée. La preuve démontre que les marchandises vendues par Mme Campbell arboraient les marques de commerce de Lululemon lorsqu’elles étaient livrées aux acheteurs. Cela constitue un emploi, selon l’article 4 de la Loi. Mme Campbell a donc contrevenu à l’article 19.

[17] L’article 20 interdit notamment d’importer, d’annoncer ou de vendre des marchandises en liaison avec une marque de commerce qui crée de la confusion avec une marque de commerce déposée. Mme Campbell a fait tout cela, comme les preuves présentées par Mmes Munro, Misener et Anthony et les enquêteurs l’ont amplement démontré. Mme Campbell a importé des marchandises contrefaites arborant les marques de commerce de Lululemon, en passant des commandes auprès d’un fournisseur en Chine. Elle a annoncé ces marchandises sur ses pages Facebook. Certains affichages montraient des photos des articles annoncés, sur lesquels on peut voir aisément le dessin‑marque en forme de « vague ». Dans d’autres affichages, les marchandises sont décrites par des mots tels que « lulu », « L*LU » et « Lu*lu ». À mon avis, et compte tenu des facteurs énumérés au paragraphe 6(5) de la Loi, ces mots avaient pour but de créer de la confusion avec le mot servant de marque de Lululemon, surtout dans le contexte de la vente de marchandises contrefaites. La marque verbale de Lululemon a acquis un caractère distinctif, et les expressions utilisées par Mme Campbell reprennent la première partie de la marque. Il est probable qu’une confusion s’ensuive, surtout parce que les marchandises sont de même nature. Enfin, Mme Campbell a vendu des marchandises arborant les marques de commerce de Lululemon.

[18] De plus, les messages textes que Mme Campbell a envoyés à Mmes Munro, Misener et Anthony renferment une description détaillée du modus operandi de l’entreprise. Dans sa défense, Mme Campbell reconnaît avoir annoncé et importé des marchandises, quoique, comme nous le verrons ci‑dessous, elle conteste que cela constitue une usurpation de la marque de commerce.

[19] Mme Campbell ne s’est pas opposée à la présente requête en procès sommaire. Néanmoins, par souci d’exhaustivité, j’examine deux arguments que Mme Campbell a soulevés dans sa défense.

[20] Dans un premier temps, Mme Campbell semble faire valoir que, selon son modèle d’affaires, elle n’est pas responsable de la contrefaçon des marques de commerce de Lululemon. Comme elle le dit :

[traduction]

Les défenderesses ne sont pas responsables de la contrefaçon de la marque de commerce de Lululemon du seul fait qu’elles reçoivent de la collectivité des commandes et des paiements effectués par le biais d’une application sur Internet.

[21] Dans la mesure où Mme Campbell soutient qu’elle n’a pas effectivement vendu ou importé les marchandises, mais qu’elle a seulement facilité un [traduction] « achat collectif », je ne suis pas d’accord avec elle. Mme Campbell a offert en vente des marchandises et en a reçu le paiement. Le prix qu’elle a facturé à ses clients correspondait à une somme majorée par rapport au prix payé à son fournisseur en Chine. Les acheteurs finaux ignoraient l’identité du fournisseur. Tout bien considéré, il s’agissait d’une opération conclue entre Mme Campbell et les acheteurs. De plus, même si je devais admettre la thèse de l’[traduction] « achat collectif », il reste que Mme Campbell a néanmoins annoncé les marchandises, en contravention de l’alinéa 20(1)a) de la Loi.

[22] En second lieu, Mme Campbell laisse entendre qu’il n’y a pas eu contrefaçon parce que les marchandises qu’elle vendait étaient annoncées à titre de [traduction] « répliques de qualité ». Dans une action en contrefaçon, cependant, il suffit de démontrer que la défenderesse a utilisé la marque de commerce de la demanderesse. On ne saurait faire valoir comme moyen de défense que la défenderesse a ajouté des renseignements visant à avertir les consommateurs que les marchandises n’étaient pas celles de la demanderesse : Meubles Domani’s c Guccio Gucci S.p.A. (1992), 43 CPR (3d) 372 (CAF) au paragraphe 15. Dans la même veine, la défenderesse ne peut invoquer l’ajout d’éléments ou de dessins distinctifs comme moyen de défense si elle utilise la marque de commerce précise ou une marque créant de la confusion : Mr. Submarine Ltd c Amandista Investments Ltd, [1988] 3 CF 91 (CA) à la page 101 [Mr. Submarine].

B. Articles 7 et 22

[23] Étant donné que j’ai conclu à la contrefaçon au sens des articles 19 et 20, il n’est pas nécessaire de tirer des conclusions supplémentaires au sujet de la dépréciation de l’achalandage (article 22) ou de la commercialisation trompeuse (article 7). Lululemon a produit très peu d’éléments de preuve et d’observations au sujet des éléments distinctifs de ces causes d’action. Dans ces circonstances, il serait hasardeux de formuler des commentaires sur ces questions.

IV. Mesures de réparation

[24] L’article 53.2 de la Loi prévoit les mesures de réparation à l’égard de la contrefaçon d’une marque de commerce :

53.2 (1) Lorsqu’il est convaincu, sur demande de toute personne intéressée, qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi, le tribunal peut rendre les ordonnances qu’il juge indiquées, notamment pour réparation par voie d’injonction ou par recouvrement de dommages‑intérêts ou de les bénéfices, pour l’imposition de dommages punitifs, ou encore pour la disposition par destruction ou autrement des produits, emballages, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la présente loi et de tout équipement employé pour produire ceux‑ci.

53.2 (1) If a court is satisfied, on application of any interested person, that any act has been done contrary to this Act, the court may make any order that it considers appropriate in the circumstances, including an order providing for relief by way of injunction and the recovery of damages or profits, for punitive damages and for the destruction or other disposition of any offending goods, packaging, labels and advertising material and of any equipment used to produce the goods, packaging, labels or advertising material.

[25] Lululemon cherche à obtenir des jugements déclaratoires, une injonction, des dommages‑intérêts compensatoires de 83 000 $, des dommages‑intérêts punitifs d’au moins 100 000 $, ainsi que les intérêts et les dépens avocat‑client. Pour les motifs qui suivent, j’accorde une injonction, des dommages‑intérêts compensatoires de 8 000 $ et des dommages‑intérêts punitifs de 30 000 $, avec intérêts et dépens conformément au tarif.

A. Jugements déclaratoires

[26] Lululemon cherche à obtenir plusieurs jugements déclaratoires confirmant la propriété et la validité de l’enregistrement de ses marques de commerce, ainsi qu’une conclusion selon laquelle Mme Campbell a enfreint plusieurs dispositions de la Loi. À mon avis, cela est inutile.

[27] Le jugement formel renferme habituellement les mesures de réparation accordées par la Cour. Une déclaration qu’il y a eu contrefaçon ne constitue pas une mesure de réparation. Il peut s’agir d’une condition préalable à l’octroi d’une mesure de réparation, mais en ce cas, ce sont les motifs qui doivent en faire état et non le jugement formel. Lululemon n’a pas démontré quel avantage pratique elle tirerait d’un jugement déclaratoire formel. Or, comme la Cour suprême du Canada l’a écrit dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12 au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99 , « [u]n jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique ».

[28] Les jugements rendus dans les affaires de propriété intellectuelle renferment souvent des jugements déclaratoires concernant la validité d’un brevet ou d’une marque de commerce. Cependant, il s’agit habituellement d’une façon de formaliser l’issue d’une contestation de la validité de ce brevet ou de cette marque de commerce. En l’espèce, Mme Campbell n’a pas contesté la validité des marques de commerce de Lululemon. Comme l’affaire n’a pas été débattue devant moi, il serait inapproprié de rendre un jugement déclaratoire : Louis Vuitton Malletier SA c Wang, 2019 CF 1389 au paragraphe 200 [Wang]. De plus, je ne vois pas l’utilité d’un pareil jugement déclaratoire, puisqu’il ne réglera aucun différend entre les parties.

B. Injonction

[29] Une injonction est une réparation discrétionnaire en equity : Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 aux paragraphes 22 et 23, [2017] 1 RCS 824. Les conditions entourant l’octroi d’une injonction permanente ont été analysées par le juge en chef Green dans l’arrêt NunatuKavut Community Council Inc c Nalcor Energy, 2014 NLCA 46 aux paragraphes 46 à 72 [NunatuKavut]. En résumé, la demanderesse doit établir l’existence d’une cause d’action – autrement dit, qu’il y a eu atteinte à ses droits –, qu’[traduction] « il existe un risque suffisant que les actes faisant l’objet de la plainte perdurent » (paragraphe 56), qu’il n’existe aucune autre réparation efficace et que d’autres considérations discrétionnaires ne militent pas contre l’octroi de l’injonction.

[30] Cette méthode d’analyse n’est pas toujours suivie dans les affaires de propriété intellectuelle. La pratique habituelle est plutôt d’accorder une injonction dès qu’il existe une preuve de contrefaçon : Kelly Gill et R. Scott Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trademarks and Unfair Competition, Toronto, Thomson Reuters, édition électronique, aux paragraphes 13:17 et 13:18. La raison d’être de la délivrance quasi automatique d’une injonction est la protection de la demanderesse contre la nécessité d’intenter une nouvelle action si la défenderesse contrefait de nouveau ses marques. Néanmoins, il n’y a aucune raison pour laquelle l’approche de common law ne devrait pas s’appliquer : David Vaver, Intellectual Property Law, 2e édition, Irwin Law, 2011, aux pages 617 à 624. À titre d’exemple, si la conduite illicite a pris fin depuis longtemps, une injonction peut s’avérer inutile : Biofert Manufacturing Inc c Agrisol Manufacturing Inc, 2020 CF 379 aux paragraphes 245 à 247 [Biofert].

[31] En l’espèce, rien ne prouve que Mme Campbell ait continué à importer, à annoncer ou à vendre des marchandises Lululemon contrefaites depuis mars 2021. Toutefois, dans le passé Mme Campbell a déjà fermé des pages Facebook pour en créer de nouvelles lorsqu’elle recevait une mise en demeure. Elle a aussi continué à vendre des marchandises après avoir donné à Lululemon l’assurance qu’elle cesserait de le faire. Dans sa défense, elle a affirmé que son modèle d’entreprise n’enfreignait pas la loi. Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’il est nécessaire d’accorder une injonction, puisque le risque de préjudice ultérieur le justifie.

[32] Une fois que le tribunal a établi qu’il doit accorder une injonction, il concentre son attention sur les conditions de l’ordonnance. Dans l’arrêt Cambie Surgeries Corp c British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396 au paragraphe 39, le juge Groberman a lancé une mise en garde contre la délivrance d’injonctions formulées de manière trop générale :

[traduction]

[…] Malheureusement, il est d’usage courant que les parties sollicitent une injonction ou une ordonnance analogue en termes très généraux, qui reprennent souvent le libellé d’une loi. Un tribunal doit faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’adopter le libellé d’une loi dans une injonction. L’objet d’une loi est de régir une grande variété de circonstances. Les lois sont donc souvent formulées en termes très généraux, conçus pour s’appliquer à toutes les éventualités prévisibles. Une injonction, en revanche, doit être adaptée à un cas individuel. Il s’agit d’une réparation exceptionnelle, et toute personne qui enfreint une injonction risque d’être déclarée coupable d’outrage au tribunal. Bien entendu, les injonctions doivent être rédigées en termes suffisamment généraux pour s’assurer de leur efficacité. Cependant, celles‑ci ne doivent pas outrepasser ce qui est raisonnablement nécessaire pour en assurer le respect.

[33] Dans l’arrêt NunatuKavut, au paragraphe 71, le juge en chef Green a fait écho à ces préoccupations, en affirmant ce qui suit :

[traduction]

[…] il est d’usage courant de solliciter une injonction en termes très généraux, en prévision des incidents qui pourraient survenir. Un demandeur d’injonction ne doit avoir droit qu’à une injonction qui est raisonnablement nécessaire pour remédier au tort particulier qui a été causé ou menace de l’être et pour assurer le respect de son esprit – et pas plus. Ainsi, le libellé de l’injonction doit être adapté aux faits particuliers du cas individuel, plutôt que de reposer sur une formulation standard. Autrement, il y aura un risque réel que sa portée soit trop étendue. Il convient de souligner qu’une injonction est une réparation exceptionnelle dont l’inobservation entraîne des conséquences graves, dont l’outrage au tribunal.

[34] En l’espèce, le libellé de l’injonction demandée par Lululemon reproduit presque mot à mot certains articles de la Loi, ou fait appel à des notions générales qui ne sont pas liées aux faits de l’espèce. À titre d’exemple, Lululemon sollicite une ordonnance interdisant à Mme Campbell de [traduction] « contrefaire à nouveau les marques de commerce de Lululemon ». En vertu d’une pareille ordonnance, toutes les situations de contrefaçon de marques de commerce mettant les parties en cause pourraient constituer un outrage au tribunal, qu’elles soient liées ou non aux faits de l’espèce. Même s’il ne fait aucun doute qu’il y a contrefaçon dans le cas présent, l’ordonnance proposée s’étendrait à d’autres situations donnant lieu à un débat légitime au sujet de la contrefaçon. Mme Campbell ignorerait l’étendue de ce qu’il lui est interdit de faire sous peine de commettre un outrage.

[35] Par conséquent, j’accorderai une injonction enjoignant Mme Campbell à s’abstenir de persister dans la conduite qui, selon mes constatations, a enfreint les droits de Lululemon. Je tenterai de définir cette conduite de manière à équilibrer la précision et l’avertissement raisonnable, d’un côté, et la nécessité de parer à tout évitement, de l’autre.

C. Dommages‑intérêts compensatoires

[36] Lululemon demande des dommages‑intérêts compensatoires calculés selon ce qu’elle appelle l’approche des [traduction] « dommages‑intérêts symboliques ». Elle relève neuf cas de contrefaçon de la part de Mme Campbell. Elle multiplie ce nombre par une somme fixe pour chaque cas de contrefaçon, somme tirée de la jurisprudence de notre Cour. Sur ce fondement, Lululemon demande un montant total de 83 000 $.

(1) Méthode de calcul des dommages‑intérêts forfaitaires

[37] Au cours des vingt dernières années, notre Cour a souvent, mais pas toujours, accordé ce que j’appellerai des dommages‑intérêts forfaitaires, dans les cas d’usurpation de marques de commerce mettant en cause des marchandises contrefaites. L’approche est ainsi résumée dans la décision Ragdoll Productions (UK) Ltd c Doe, 2002 CFPI 918 au paragraphe 35, [2003] 2 CF 120 [Ragdoll] :

[…] Dans des affaires non contestées, la Cour leur a accordé des dommages‑intérêts de 3 000 $ dans le cas de vendeurs ambulants et d’exploitants de marchés aux puces, de 6 000 $ dans le cas de ventes effectuées dans des locaux fixes et de 24 000 $ dans le cas de fabricants et de distributeurs.

[38] Dans des affaires ultérieures, ces sommes ont été multipliées par le nombre de cas de contrefaçon ou de rotations des stocks, puis rajustées pour tenir compte de l’inflation.

[39] Cette approche est ancrée dans le principe général selon lequel la difficulté d’évaluer les dommages‑intérêts avec une précision mathématique ne dispense pas le défendeur de l’obligation d’indemniser le demandeur : Penvidic c International Nickel, [1976] 1 RCS 267 aux pages 279 et 280; 101100002 Saskatchewan Ltd c Saskatoon Co‑operative Association Limited, 2022 SKCA 12 [Saskatoon Co‑op]. De plus, les vendeurs de marchandises contrefaites ne devraient pas tirer avantage de leur propre négligence dans la tenue de registres adéquats de leurs ventes, ni de leur défaut de collaborer à l’établissement de l’étendue de la contrefaçon. L’utilisation de cette méthode a été approuvée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kwan Lam, aux paragraphes 17 et 18.

[40] On qualifie souvent de tels dommages‑intérêts de « dommages‑intérêts symboliques ». Cependant, comme le juge Pelletier l’a mentionné dans la décision Ragdoll, aux paragraphes 49 et 50, cette description est inexacte. Les dommages‑intérêts symboliques sont accordés en l’absence de dommages‑intérêts réels, et ils se limitent souvent à une très petite somme : Stephen M. Waddams, The Law of Damages, Toronto, Thomson Reuters, édition électronique, au paragraphe 10.1. Or, le propriétaire d’une marque de commerce subit un préjudice réel par suite de la vente de marchandises contrefaites. La difficulté consiste à évaluer l’étendue précise du préjudice. Par conséquent, je préfère parler de dommages‑intérêts forfaitaires.

[41] Toutefois, l’attribution de dommages‑intérêts forfaitaires doit être envisagée avec prudence. Elle n’écarte pas le fardeau de la preuve de la demanderesse. Elle ne dispense pas non plus la Cour de son obligation d’en arriver à la meilleure estimation du préjudice subi par la demanderesse. La Cour ne peut accorder des dommages‑intérêts forfaitaires que s’il existe [traduction] « certains éléments de preuve permettant de conclure que la demanderesse a subi un préjudice, ainsi que certains éléments de preuve quant à la nature du préjudice » : 0867740 BC Ltd c Quails View Farm Inc, 2014 BCCA 252 au paragraphe 46; Saskatoon Co‑op, au paragraphe 23. La Loi sur les marques de commerce ne comporte aucune disposition analogue à l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42, qui prévoit qu’un défendeur peut être condamné à payer des « dommages‑intérêts préétablis » en l’absence de preuve de préjudice réel.

[42] Dans la décision Wang, mon collègue le juge Yvan Roy s’est penché sur l’évolution de la jurisprudence de notre Cour en matière de dommages‑intérêts forfaitaires. Alors que les demanderesses dans cette affaire réclamaient plus de 17 millions de dollars en dommages‑intérêts forfaitaires, le juge Roy a accordé seulement 476 500 $. Le juge a précisé qu’une application mécanique de la méthode élaborée par la Cour risquerait d’entraîner des « montants astronomiques en dommages‑intérêts », sans rapport avec le préjudice réel subi par les demanderesses. L’approche nécessiterait plutôt « de la modulation et de la modération » : Wang, au paragraphe 153.

[43] Je partage les préoccupations du juge Roy. L’objectif de la méthode est toujours de parvenir à une évaluation réaliste du préjudice qui doit être compensé. Les autres objectifs, comme celui d’assurer la dissuasion, doivent être poursuivis par d’autres moyens, notamment l’octroi de dommages‑intérêts punitifs.

[44] J’ajoute l’observation suivante. Notre Cour a toujours établi clairement que l’attribution de dommages‑intérêts dans les cas de contrefaçon de marchandises a pour but de compenser la dépréciation de l’achalandage, plutôt que la perte de ventes : Oakley Inc c Untel (2000), 8 CPR (4th) 506 (CF 1re inst) au paragraphe 9; Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776 au paragraphe 127, [2013] 1 RCF 413 [Singga]. Cependant, la jurisprudence offre peu de jalons qui aident à comprendre comment l’on doit mesurer la dépréciation de l’achalandage. Un principe qui se dégage implicitement de la méthode utilisée par la Cour pour calculer les dommages‑intérêts symboliques est que la perte d’achalandage est proportionnelle au volume des ventes de marchandises contrefaites. Ainsi, plus les ventes sont importantes, plus le préjudice est important. À part cela, toutefois, il y a peu de lignes directrices, peut‑être parce qu’il est difficile d’en dire davantage en l’absence de preuve. Dans un cas, on a utilisé un calcul sommaire des bénéfices pour valider l’attribution d’une somme forfaitaire : Louis Vuitton Malletier SA c Yang, 2007 CF 1179 aux paragraphes 42 à 44 [Yang].

(2) Application à l’espèce

[45] Il y a peu d’éléments de preuve du préjudice que Mme Campbell a causé à Lululemon. Il faut se rabattre sur l’hypothèse logique selon laquelle la contrefaçon déprécie l’achalandage. Bien que la perte de ventes ne puisse être exclue, il se pourrait fort bien que les clients de Mme Campbell n’auraient pas acheté les vêtements originaux de Lululemon, compte tenu de la différence de prix importante. Une estimation très sommaire du préjudice est ce que nous pouvons espérer de mieux en l’espèce.

[46] Pour en arriver à une pareille estimation, j’adopterai l’approche de base qui se trouve dans la jurisprudence de notre Cour, laquelle consiste à multiplier une somme forfaitaire par le nombre de cas de contrefaçon.

[47] Lululemon présente la preuve de huit affichages sur les pages Facebook qui offrent en vente des marchandises contrefaites. Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Campbell et ses associées demandaient aux abonnés des pages de passer des commandes avant une date donnée, après quoi elles passaient une commande globale auprès de leur fournisseur d’outre‑mer. Je suis d’accord avec Lululemon pour dire que chacune de ces offres et de ces commandes constitue un cas de contrefaçon distinct.

[48] Comme les activités de Mme Campbell ont été suivies de près par l’avocat de Lululemon pendant toute la période en cause dans la présente action, je ne peux présumer qu’il y a eu d’autres cas de contrefaçon. Même si Mme Munro affirme, dans son affidavit, qu’elle et Mme Campbell ont vendu [traduction] « des centaines d’articles », elle ne fournit aucun renseignement quant au nombre de commandes ou au nombre d’affichages.

[49] Lululemon compte aussi un achat de marchandises contrefaites effectué par un enquêteur dont elle a retenu les services dans un cas de contrefaçon distinct. Cet achat, cependant, a été fait en réaction à un affichage déjà compté à titre de cas de contrefaçon. Les deux incidents doivent être considérés comme un seul cas. En fait, dans un autre cas, Lululemon compte un achat effectué par un enquêteur et l’affichage connexe comme un seul cas de contrefaçon, ce qui constitue la bonne approche. Par conséquent, il y a huit cas de contrefaçon.

[50] Le montant des dommages‑intérêts accordés pour chaque cas doit tenir compte de la nature et de l’étendue de l’activité de contrefaçon qui constitue un cas. C’est le fondement de la distinction établie dans l’affaire Ragdoll et des affaires subséquentes entre les exploitants de marchés aux puces, les ventes effectuées dans des locaux commerciaux fixes et les importateurs. Cependant, cette classification a été conçue avant l’avènement du commerce électronique. Il m’est impossible de ranger les activités de Mme Campbell dans cette classification. Comme dans la décision Biofert, je dois modifier la méthode de détermination des dommages‑intérêts forfaitaires.

[51] Il serait futile de tenter de calculer l’étendue précise des activités de Mme Campbell. Toutefois, les indications qui suivent donnent une idée de son ampleur. Dans un courriel adressé à l’avocat de Lululemon, Mme Campbell a reconnu que les commandes qu’elle avait passées étaient généralement de l’ordre de 1 800 $ à 2 200 $, et que la moitié des articles commandés étaient des marchandises Lululemon contrefaites. Dans un message texte adressé à Mme Anthony, Mme Campbell se vantait d’avoir réalisé un bénéfice de 389 $ par le biais d’une page Facebook, ce que je tiens pour une indication des bénéfices réalisés dans un cas de contrefaçon.

[52] En gardant à l’esprit cet ordre de grandeur, j’estime qu’un montant de 1 000 $ pour chaque cas de contrefaçon constitue une somme forfaitaire appropriée pour indemniser Lululemon. Comme il y a huit cas de contrefaçon, j’accorde 8 000 $ à titre de dommages‑intérêts compensatoires.

D. Dommages‑intérêts punitifs

[53] Lululemon sollicite aussi des dommages‑intérêts punitifs d’au moins 100 000 $. La demanderesse affirme que la conduite de Mme Campbell a été délibérée et qu’elle démontre un mépris flagrant des lois canadiennes en matière de propriété intellectuelle. La demanderesse soutient aussi que les dommages‑intérêts compensatoires ne permettraient pas de réaliser l’objectif de dissuasion.

[54] Je suis en partie d’accord avec Lululemon. Pour les motifs qui suivent, j’accorde un montant de 30 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs.

(1) Principes

[55] Dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18 au paragraphe 94, [2002] 1 RCS 595 [Whiten], la Cour suprême du Canada a résumé en ces termes les principes qui régissent l’attribution de dommages‑intérêts punitifs :

[…] (1) Les dommages‑intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle. (2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. (3) Lorsqu’ils sont accordés, leur quantum doit être raisonnablement proportionné, eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices tirés par le défendeur, (4) ainsi qu’aux autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de la conduite répréhensible en cause. (5) En règle générale, des dommages‑intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation. (6) L’objectif de ces dommages‑intérêts n’est pas d’indemniser le demandeur, mais (7) de punir le défendeur comme il le mérite (châtiment), de le décourager — lui et autrui — d’agir ainsi à l’avenir (dissuasion) et d’exprimer la condamnation de l’ensemble de la collectivité à l’égard des événements (dénonciation). (8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages‑intérêts compensatoires, qui ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser ces objectifs. (9) Leur quantum ne doit pas dépasser la somme nécessaire pour réaliser rationnellement leur objectif. (10) Bien que l’État soit généralement le bénéficiaire des amendes ou sanctions infligées pour cause de conduite répréhensible, les dommages‑intérêts punitifs constituent pour le demandeur un « profit inattendu » qui s’ajoute aux dommages‑intérêts compensatoires. (11) Dans notre système de justice, les juges et les jurys estiment que des dommages‑intérêts punitifs modérés sont généralement suffisants, puisqu’ils entraînent inévitablement une stigmatisation sociale.

[56] Ainsi, la Cour doit d’abord décider si les dommages‑intérêts punitifs sont justifiés. Cela suppose de déterminer si la conduite du défendeur atteint le seuil élevé, de cerner les objectifs que l’attribution des dommages‑intérêts punitifs viserait à remplir et de vérifier si les dommages‑intérêts compensatoires ne suffisent pas à réaliser ces objectifs. Les cas de contrefaçon de marque de commerce ne justifient pas tous l’attribution de dommages‑intérêts punitifs : UBS Group AG c Yones, 2022 CF 132 au paragraphe 58. Néanmoins, les tribunaux ont considéré que la vente à échelle commerciale de marchandises contrefaites dans un but lucratif, surtout si l’on cherche également à se soustraire à l’application de la loi, peut constituer une conduite suffisamment grave pour justifier l’attribution de dommages‑intérêts punitifs : voir, par exemple, Yang, aux paragraphes 45 à 53; Singga, aux paragraphes 162 à 180; Wang, aux paragraphes 181 à 192.

[57] Ensuite, la Cour doit établir le montant des dommages‑intérêts punitifs. Cette somme ne doit pas être plus élevée qu’il n’est nécessaire pour atteindre les objectifs de l’attribution de dommages‑intérêts punitifs. Plusieurs facteurs sont pertinents, notamment le degré de culpabilité du défendeur, le préjudice causé au demandeur et les bénéfices réalisés par le défendeur. Ensuite, plusieurs facteurs sont pertinents pour évaluer la culpabilité, notamment la question de savoir si la conduite du défendeur a été planifiée ou répétitive, celle de savoir si le défendeur savait que sa conduite était illicite ou celle de savoir s’il a tenté de la dissimuler : Whiten, au paragraphe 113.

(2) Application à l’espèce

[58] Pour déterminer si la conduite de Mme Campbell justifie l’attribution de dommages‑intérêts punitifs, il faut d’abord souligner que la Loi promeut des aspects importants de l’intérêt public. La Cour suprême du Canada les a résumés en ces termes dans l’arrêt Mattel, Inc c 3894207 Canada Inc, 2006 CSC 22 au paragraphe 21, [2006] 1 RCS 772 :

[…] le propriétaire de la marque de commerce peut simplement avoir utilisé un nom courant comme « marque » pour distinguer ses marchandises de celles de ses concurrents. Sa prétention à un monopole […] repose […] sur le fait qu’il sert un intérêt important du public en garantissant aux consommateurs que la source de laquelle ils achètent est bien celle qu’ils croient et qu’ils obtiennent la qualité qu’ils associent à cette marque de commerce en particulier. Les marques de commerce font donc en quelque sorte office de raccourci qui dirige les consommateurs vers leur objectif et, en ce sens, elles jouent un rôle essentiel dans une économie de marché. Le droit des marques de commerce repose sur les principes de l’équité dans les activités commerciales. On dit parfois qu’il sert à maintenir l’équilibre entre la libre concurrence et la juste concurrence.

[59] Comme la Cour suprême l’a conclu dans un arrêt antérieur, Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc, 2005 CSC 65 au paragraphe 39, [2005] 3 RCS 302 , « [l]e fonctionnement du marché dépend d’ailleurs largement des marques de commerce. L’achalandage rattaché à une marque est perçu comme un bien très précieux ».

[60] Par conséquent, importer, annoncer et vendre sciemment des marchandises contrefaites témoigne d’un grave mépris des règles élémentaires de notre économie de marché. Il s’agit d’une forme d’appropriation de l’achalandage d’une autre personne. De telles infractions à la Loi ne sauraient être tolérées. C’est ce que Mme Campbell a fait, et sa conduite mérite une punition.

[61] En pareil cas, l’attribution de dommages‑intérêts punitifs s’avère nécessaire afin de garantir l’existence d’un effet dissuasif. Les cas de vente de marchandises contrefaites ne sont pas tous décelés. La preuve en l’espèce démontre qu’il existe des fournisseurs d’outre‑mer qui produisent de telles marchandises en quantités importantes, et que ces fournisseurs tentent de vendre ces marchandises au Canada par le truchement d’un réseau de revendeurs tels que Mme Campbell. Les personnes qui sont tentées de se livrer à de pareilles activités doivent savoir qu’elles ne seront pas seulement privées de leurs bénéfices, mais qu’elles seront également passibles de pénalités importantes.

[62] Les dommages‑intérêts compensatoires qui sont accordés à Lululemon ne suffisent pas pour dissuader Mme Campbell et d’autres personnes. Comme je l’ai déjà mentionné, ces dommages‑intérêts constituent la meilleure estimation de la dépréciation de l’achalandage de Lululemon que les actes de Mme Campbell ont entraînée. Une personne se trouvant dans la situation de Mme Campbell pourrait fort bien conclure que les bénéfices découlant de la vente de marchandises contrefaites sont plus élevés que les dommages‑intérêts compensatoires qu’elle aurait à payer, et que l’infraction à la loi est un risque calculé. Cependant, la Loi confère au propriétaire d’une marque de commerce le droit exclusif à l’emploi de celle‑ci, et non le droit de percevoir des frais de licence obligatoires. Compte tenu de ces réalités, l’attribution d’un montant de 8 000 $ à titre de dommages‑intérêts compensatoires en l’espèce ne permet pas de réaliser l’objectif de dissuasion.

[63] Cela m’amène à évaluer le montant des dommages‑intérêts punitifs qui est nécessaire pour dissuader adéquatement les contrevenants. Parmi les facteurs mentionnés dans l’arrêt Whiten, le degré de culpabilité de Mme Campbell est le plus pertinent, puisque les autres – le préjudice causé à la demanderesse et les bénéfices réalisés – sont difficiles à évaluer en l’espèce.

[64] D’un côté, plusieurs facteurs énoncés dans l’arrêt Whiten, au paragraphe 113, révèlent un degré de culpabilité élevé de la part de Mme Campbell. Celle‑ci savait de toute évidence que ce qu’elle faisait était illicite, même si elle a affirmé dans sa défense qu’elle n’avait pas enfreint la Loi. Elle a tenté de dissimuler ses actes en fermant des pages Facebook et en en lançant de nouvelles. Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Campbell et ses associées utilisaient des variations du mot servant de marque de Lululemon sur les pages Facebook, afin de ne pas attirer l’attention. La preuve démontre que Mme Campbell a continué à vendre des marchandises contrefaites après avoir donné à Lululemon l’assurance qu’elle cesserait de le faire. Le but de l’entreprise de Mme Campbell était de réaliser des bénéfices pour elle et ses associées.

[65] D’un autre côté, il semblerait que le degré de culpabilité soit proportionnel à l’échelle de l’activité illicite. L’attribution d’un montant de 8 000 $ en dommages‑intérêts compensatoires forfaitaires reflète l’échelle relativement modeste de l’activité de Mme Campbell. Son activité est passablement plus réduite que celles en cause dans les affaires Yang, Singga et Wang, dans lesquelles la Cour a accordé des dommages‑intérêts punitifs de l’ordre de 100 000 $ à 250 000 $. Dans la décision Harley‑Davidson Motor Company Group, LLC c Manoukian, 2013 CF 193 au paragraphe 51 [Harley‑Davidson], la Cour a accordé des dommages‑intérêts punitifs de 50 000 $ à l’égard d’une activité de contrefaçon qui semble avoir eu au moins la même ampleur que celle de Mme Campbell et qui mettait vraisemblablement en cause des produits de plus grande valeur.

[66] Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’il est approprié d’ordonner à Mme Campbell de payer 30 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs.

V. Dispositif et dépens

[67] Pour les motifs qui précèdent, Mme Campbell est condamnée à verser 38 000 $ à Lululemon. Cette somme portera intérêt au taux de cinq pour cent par année, conformément au paragraphe 37(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, ainsi qu’au paragraphe 2(1) de la loi intitulée Interest on Judgments Act, RSNS 1989, c 233. J’accorderai aussi une injonction interdisant à Mme Campbell d’adopter de nouveau la conduite dont j’ai conclu qu’elle contrevenait à la Loi.

[68] Lululemon sollicite ses dépens sur une base avocat‑client. Elle a présenté une facture de son avocat, dont le total s’élevait à 103 256 $.

[69] Les dépens sur une base avocat‑client ne sont accordés que « s’il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante » (Young c Young, [1993] 4 RCS 3 à la page 134). Le simple fait que des dommages‑intérêts punitifs soient accordés ne suppose pas que les dépens doivent automatiquement être accordés sur la base avocat‑client. En réalité, les dommages‑intérêts punitifs peuvent suffire pour dénoncer la conduite et dissuader les contrevenants : Harley‑Davidson, au paragraphe 53. Le simple fait que Mme Campbell ait cessé de répondre aux demandes de renseignements de l’avocat de Lululemon ne justifie pas l’adjudication de dépens plus élevés.

[70] Subsidiairement, Lululemon sollicite les dépens taxés conformément au tarif, et elle présente un mémoire de frais dont le total s’élève à 4 200 $. Je souscris aux sommes demandées, exception faite de 10 unités pour la taxation des dépens. Je réduis donc le montant des dépens à 2 700 $.


JUGEMENT dans le dossier T‑420‑21

LA COUR STATUE :

1. La défenderesse Katelyn Dawn Campbell, alias Katelyn Campbell, alias Katie Campbell, alias Katelyn Dawn, est condamnée à payer 38 000 $ à la demanderesse, plus les intérêts à un taux de cinq pour cent par année à compter de la date du présent jugement.

2. Il est interdit à la défenderesse Katelyn Dawn Campbell, alias Katelyn Campbell, alias Katie Campbell, alias Katelyn Dawn :

a) d’importer, d’annoncer et de vendre des marchandises arborant les marques de commerce énumérées à l’annexe A du présent jugement, ou tout autre dessin‑marque ou toute autre marque verbale susceptibles de créer de la confusion avec ces marques de commerce;

b) d’utiliser, dans l’annonce de marchandises, des mots ou des dessins susceptibles de créer de la confusion avec les marques de commerce énumérées à l’annexe A du présent jugement.

3. La défenderesse Katelyn Dawn Campbell, alias Katelyn Campbell, alias Katie Campbell, alias Katelyn Dawn, est condamnée à payer à la demanderesse des dépens de 2 700 $, incluant les taxes et les débours, plus les intérêts à un taux de cinq pour cent par année à compter de la date du présent jugement.

« Sébastien Grammond »

Juge


 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑420‑21

 

INTITULÉ :

LULULEMON ATHLETICA CANADA INC. c KATELYN DAWN CAMPBELL, ALIAS KATELYN CAMPBELL, ALIAS KATIE CAMPBELL, ALIAS KATELYN DAWN; CRYSTAL MUNRO, ALIAS CRYSTAL GAIL JOEY MUNRO; KATEY‑LYNN JOSIE MISENER ET LEANNE ANTHONY, ALIAS LEANNE TAYLOR

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 14 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

James Z. Jeffries‑Chung

PoUr LA DEMANDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

PoUr LA DEMANDERESSE

 

 

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