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Date : 20220210


Dossier : IMM-3177-20

Référence : 2022 CF 177

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 février 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

FABIO LUIS VITORIO

MARIA DA CONCEIÇAO ANDRADE DOS SANTOS VITORIO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont des ressortissants du Brésil qui sont arrivés au Canada le 17 mai 2003 munis d’un visa de visiteur et y sont demeurés sans statut. Ils ont deux filles nées au Canada en 2006 et 2009.

[2] Par voie de demande déposée le 8 mai 2018, les demandeurs ont cherché à régulariser leur statut au Canada en présentant une demande de résidence permanente et en sollicitant une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[3] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire reposait sur deux questions principales : l’intérêt supérieur des enfants et l’établissement au Canada. Les demandeurs ont déposé des observations écrites et présenté à l’agent des éléments de preuve à l’appui de leur demande.

[4] Dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs invoquaient essentiellement leur établissement au Canada compte tenu des nombreuses années qu’ils ont passées au Canada tout en occupant un emploi et en prenant soin de leurs deux filles. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs ont fait valoir qu’il était préférable pour leurs deux filles nées au Canada, Mariana et Olivia, que toute la famille reste ensemble au Canada, parce que c’est le seul endroit où elles ont vécu. Ils ont soutenu que leurs filles subiraient des difficultés, autant si elles demeuraient au Canada sans eux que si elles déménageaient au Brésil avec eux. En outre, les demandeurs ont présenté des éléments de preuve sur deux problèmes médicaux bien précis, notamment l’anomalie cardiaque congénitale d’Olivia, qui a nécessité une intervention chirurgicale et doit être surveillée à vie.

[5] Dans une décision datée du 29 juin 2020, un agent d’immigration principal a refusé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[6] Les demandeurs en l’espèce demandent à la Cour d’annuler la décision de l’agent au motif qu’elle est déraisonnable selon les principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[7] Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire contenait une erreur qui permet à la Cour d’intervenir. En conséquence, la présente demande sera rejetée.

I. Les principes de droit

[8] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 au para 44. La Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Vavilov qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une évaluation déférente et rigoureuse visant à juger si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15.

[9] La Cour qui procède au contrôle judiciaire doit interpréter les motifs du décideur de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier de preuve : Vavilov, aux para 91 - 96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33. Le contrôle de la Cour doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat obtenu : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 99, 101, 105 - 106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24 - 35.

[10] Dans le cas d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée sous le régime du paragraphe 25(1) de la LIPR, la notion de considérations d’ordre humanitaire s’entend « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] » : Kanthasamy, aux para 13 et 21, citant Chirwa c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1970), 4 IAC 338 à la p 350. Dans l’application du paragraphe 25(1), un agent évalue souvent les difficultés que les demandeurs vont subir s’ils quittent le Canada et retournent dans leur pays d’origine. La disposition permet de répondre aux objectifs d’équité qui la sous-tendent et d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux : Kanthasamy, aux para 33 et 45.

[11] Quand il examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien identifié, défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Il faut également lui attribuer un poids considérable et le considérer comme un facteur important dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, bien que ce facteur ne détermine pas nécessairement l’issue d’une telle demande : voir Kanthasamy, aux para 35, 38 - 41; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555 aux para 2, 5 et 10; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 aux para 12, 13 et 31; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75.

[12] Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés. Bien que les difficultés puissent être prises en compte, particulièrement si elles sont évoquées par un demandeur, le concept de « difficultés inhabituelles » n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles sont exposés des enfants innocents : Kanthasamy, aux para 41 et 59; Hawthorne, aux paras 4-6 et 9. Voir aussi Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 (le juge Russell), aux para 64 - 67, cité dans Kanthasamy au para 59.

[13] L’agent saisi d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit tenir compte des répercussions du renvoi sur les personnes touchées, notamment toute difficulté à laquelle ces dernières pourraient être confrontées : Kanthasamy, aux para 32 - 33, 45 et 48; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 (le juge Zinn), aux para 14, 24 et 25.

II. Analyse

[14] Les demandeurs ont mis en doute le caractère raisonnable de l’évaluation effectuée par l’agent au sujet de l’intérêt supérieur des enfants et de leur degré d’établissement au Canada. Je vais analyser leurs observations une à une.

A. L’intérêt supérieur des enfants

[15] Les demandeurs affirment que les erreurs de l’agent susceptibles de contrôle peuvent être regroupées sous deux rubriques : les erreurs de droit que l’agent aurait commises et l’importance déraisonnable qu’il aurait accordée à l’absence de statut des demandeurs au Canada.

(1) Les erreurs de droit reprochées à l’agent dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants

[16] Selon les demandeurs, la décision était déraisonnable parce que l’agent n’a pas appliqué la démarche décrite dans Chirwa dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy, et qu’il s’est plutôt attardé aux difficultés que les enfants vivraient si elles retournaient avec leurs parents au Brésil. Ils soulignent que, même si les difficultés constituent un critère d’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, elles ne peuvent pas se substituer validement à une analyse de l’intérêt supérieur des enfants (citant Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 aux para 20-21). Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir que l’agent a analysé uniquement la capacité d’adaptation des enfants et le soutien disponible au Brésil, ce qui est contraire aux décisions Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187 au para 38 et Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1008 au para 28. En outre, ils ont soutenu que l’agent a centré son évaluation sur les besoins fondamentaux des enfants et non pas sur leur intérêt supérieur (citant Williams, aux para 65 - 67).

[17] De l’avis du défendeur, la position des demandeurs, si elle est bien comprise, consiste simplement à affirmer leur désaccord face au résultat et au poids accordé par l’agent aux divers facteurs ayant une incidence sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il a souligné que les demandeurs ont mentionné les difficultés que vivraient les enfants et, selon lui, l’arrêt Kanthasamy n’interdisait pas de prendre ces difficultés en considération. Il estimait que l’agent avait effectué une évaluation raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants au regard de la preuve qui figurait au dossier, notamment en ce qui concerne les activités des enfants, leurs liens avec la collectivité, la cardiopathie et les difficultés d’apprentissage de la benjamine ainsi que les mesures de soutien dont elle a besoin. Le défendeur a soutenu que, contrairement à la décision Bautista, l’agent en l’espèce n’a pas conclu que tous les enfants possèdent une capacité d’adaptation, mais bien que les enfants en cause seraient en mesure de s’adapter à la société, à la culture et au système d’éducation au Brésil et pourraient s’y établir à nouveau, compte tenu de leur jeune âge, et qu’elles auraient le soutien de leurs parents (qui ont grandi au Brésil), qu’elles parlaient portugais et que des membres de leur famille élargie vivaient au Brésil.

[18] Je souscris essentiellement aux arguments du défendeur. Les motifs de l’agent doivent être replacés dans le contexte des arguments avancés par les demandeurs dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs ont déposé des observations écrites mettant en lumière les difficultés excessives et injustifiées que subiraient les enfants si elles demeuraient au Canada sans leurs parents (étant donné leur âge et leur dépendance envers leurs parents) de même que celles auxquelles elles se heurteraient si elles quittaient le Canada avec eux pour s’installer au Brésil. Dans ce dernier cas, les demandeurs ont souligné les perturbations causées à leur cheminement scolaire et à leur vie au Canada ainsi que les [traduction] « difficultés émotionnelles excessives » qui en découleraient, puisque les enfants ont passé toute leur existence au Canada et connaissent seulement le système d’éducation et le mode de vie canadiens. Les observations des demandeurs sur les considérations d’ordre humanitaire ont souligné expressément le fait que, si les enfants quittaient le Canada avec leurs parents, [traduction] « elles seraient incapables de s’adapter au système d’éducation très différent du Brésil » et [traduction] « éprouveraient des difficultés énormes à s’adapter à leur nouvelle vie sociale » en tant que préadolescentes au Brésil.

[19] À la lumière de l’argumentation présentée par les demandeurs dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, on ne peut reprocher à l’agent d’avoir tenu compte de leurs propres observations au sujet des difficultés et de la capacité des enfants de s’adapter à un déménagement au Brésil.

[20] Je ne crois pas non plus que l’agent a analysé l’intérêt supérieur des enfants de la même manière que l’agent en cause dans la décision Bautista. Dans cette affaire, l’agent n’a pas mentionné l’enfant ni précisé quel était son intérêt supérieur; il a centré son évaluation des considérations d’ordre humanitaire sur la mère et a « oubli[é] complètement » l’enfant : Bautista, au para 25. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[21] Quant à l’adaptabilité, le juge Diner a déclaré dans Bautista que quiconque évalue l’intérêt supérieur des enfants en se posant la question de savoir si les enfants vont pouvoir s’adapter « aboutira presque inévitablement à une conclusion affirmative comme quoi les enfants parviendront effectivement à surmonter les difficultés inhérentes au départ pour ensuite s’adapter à une nouvelle vie, avec entre autres l’apprentissage d’une toute nouvelle langue [...] ». Il a conclu que le fait de procéder ainsi revenait à « vider de son sens » l’obligation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, comme le veut pourtant le paragraphe 25(1) : Bautista, au para 28. Selon mon collègue, « l’agent ne manquait pas de preuves pour lui démontrer les conséquences du déménagement sur l’enfant elle-même », mais il n’a pas fait une analyse convenable : Bautista, au para 30.

[22] Dans la décision Nagamany, également invoquée par les demandeurs, le juge Gascon a conclu que l’agent n’avait pas apprécié l’intérêt supérieur des filles de M. Nagamany avec beaucoup d’attention, comme l’exigeaient les règles de droit, notamment les préoccupations que susciterait le fait d’être séparées de leur père et l’incidence générale du renvoi de celui-ci sur leur vie. La décision n’a pas révélé non plus d’efforts de compassion que l’agent aurait déployés pour comprendre la preuve ni d’une forme d’ouverture ou de sensibilité à l’égard de la situation des enfants et a semblé plutôt écarter de manière déraisonnable toute incidence défavorable que le renvoi aurait sur les filles. Le juge Gascon a mentionné des éléments de preuve que l’agent avait laissés de côté et son omission de tenir compte de la relation des filles avec leur père ainsi que des conséquences qu’aurait le renvoi de ce dernier : Nagamany, aux para 39 - 41; L’agent n’a pas appliqué les normes juridiques établies dans les arrêts Kanthasamy et Baker : Nagamany, aux para 37 - 38 et 44 - 45.

[23] À mon avis, les demandeurs n’ont pas démontré que l’agent a commis une erreur susceptible de révision en évaluant la capacité d’adaptation des enfants au système d’éducation et à la vie au Brésil dans sa réponse à leurs observations sur ce point précis. Plus particulièrement, il n’a pas commis le même genre d’erreur qui s’était produite dans les décisions Bautista et Nagamany. L’agent a bel et bien examiné les observations et les éléments de preuve portant sur l’intérêt supérieur des enfants, et il l’a fait en partie en réponse aux propres observations des demandeurs sur la capacité d’adaptation. Il a tenu compte de la situation des enfants en l’espèce et non pas celle des enfants en général.

[24] Les demandeurs ne m’ont pas convaincu non plus que l’agent a commis une erreur de droit en ne suivant pas la démarche décrite dans Chirwa en ce qui a trait aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire visées au paragraphe 25(1) et qui avait été approuvée dans l’arrêt Kanthasamy. L’agent a tenu compte des observations des demandeurs sur les répercussions d’un renvoi. Il a analysé les éléments de preuve concernant l’anomalie cardiaque congénitale d’Olivia et les soins qu’elle recevrait au Canada et au Brésil de même que le rapport psychologique qui faisait état de ses difficultés d’apprentissage (l’évaluation de ces difficultés n’a pas été mise en doute dans le cadre de la présente demande).

[25] Dans Williams, le juge Russell a conclu que « l’application d’un critère relatif aux difficultés injustifiées ou inhabituelles ou une conception de l’analyse de l’intérêt supérieur qui reposerait sur une norme minimale en matière de ‘ besoins fondamentaux’ […] ne permet pas de répondre de façon satisfaisante – d’une manière qu’on peut qualifier de ‘ réceptive, attentive et sensible’ – à la question de savoir en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant » : Williams, au para 66. En l’espèce, je ne crois pas que l’agent a appliqué une telle norme minimale en matière de « besoins fondamentaux » à la question de l’intérêt supérieur des enfants en général ni en ce qui a trait à l’anomalie cardiaque d’Olivia plus spécifiquement. L’agent a analysé la preuve indiquant qu’il serait plus facile de répondre aux besoins médicaux d’Olivia au Canada, mais a conclu qu’il n’y avait pas assez d’éléments établissant que des soins de santé adéquats n’étaient pas offerts ou accessibles au Brésil. Les demandeurs n’ont pas démontré qu’il n’était pas loisible à l’agent de tirer cette conclusion sur la foi du dossier, par exemple en soulignant des éléments de preuve sur l’impossibilité de surveiller et de traiter l’anomalie cardiaque d’Olivia au Brésil que l’agent aurait écartés.

[26] Pour ces motifs, je conclus que les demandeurs n’ont pas établi que l’agent a commis, dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, une erreur susceptible de révision comme celle que décrivent les arrêts Vavilov et Kanthasamy.

(2) L’agent a-t-il accordé un poids déraisonnable à l’absence de statut des demandeurs au Canada lorsqu’il a évalué l’intérêt supérieur des enfants?

[27] Les demandeurs ont soutenu que les faits dans la présente affaire possédaient des similitudes frappantes avec ceux de la décision Bonnardel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 712. Selon eux, l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants a été restreinte de façon déraisonnable, parce que l’agent a accordé une plus grande importance aux infractions des demandeurs aux lois sur l’immigration et conclu, sans justification, que [traduction] « l’appréciation cumulative des facteurs invoqués dans la présente demande ne favorisait pas les demandeurs ».

[28] Dans Bonnardel, la Cour a annulé la décision de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Après avoir reproduit de longs extraits du raisonnement suivi par l’agent, le juge Campbell s’est dit d’avis que le non-respect par les parents des règles d’immigration était un « facteur qui a éclipsé celui de l’intérêt supérieur des enfants » : Bonnardel, au para 12. Il a conclu que l’« accent extraordinaire » qu’il a mis sur cette inconduite a amené l’agent à minimiser l’intérêt supérieur des enfants : Bonnardel, au para 13. Le juge Campbell s’est reporté, en le citant, à un extrait de l’arrêt Baker, où la Cour suprême a affirmé ce qui suit : « […] quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » : Baker, au para 75.

[29] Je conviens avec les demandeurs que les faits sous-tendant Bonnardel et ceux de la présente affaire possèdent de grandes similitudes et quelques différences (y compris le fait que les enfants dans le cas qui nous occupe ici parlent portugais, la langue qui est principalement parlée au Brésil). Je suis d’accord également pour dire que l’agent, quand il a tiré sa conclusion générale en l’espèce, a été grandement influencé par les 17 années passées par les demandeurs au Canada sans avoir de statut légal. Lorsqu’on compare les évaluations effectuées par les agents dans ces deux causes au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, on constate que ni l’un ni l’autre ne s’est fondé sur l’absence de statut ou sur l’inconduite des demandeurs dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants et qu’aucun n’a mentionné ces facteurs non plus (comme le montrent les extraits repris dans Bonnardel). Les principes énoncés dans Bonnardel pourraient s’appliquer à la présente affaire selon que l’on conclue que l’agent a mis un « accent extraordinaire » sur l’absence de statut des demandeurs au Canada ou en a fait un facteur éclipsant celui de l’intérêt supérieur des enfants et a ainsi minimisé l’intérêt supérieur des enfants, ce qui est contraire à l’arrêt Baker, au para 75.

[30] Les demandeurs ont soulevé une question essentiellement semblable en ce qui concerne leur établissement au Canada. Je vais donc maintenant analyser ce point.

B. L’établissement au Canada

[31] Les demandeurs ont présenté deux arguments à l’appui de leur position suivant laquelle l’agent a effectué une évaluation déraisonnable de leur degré d’établissement au Canada .

[32] Tout d’abord, ils ont soutenu que l’agent avait retenu contre eux, de façon déraisonnable, leur capacité d’adaptation, leur résilience et la réussite de leur établissement au Canada quand il a conclu qu’ils seraient vraisemblablement en mesure de s’établir à nouveau au Brésil. Ils font valoir que la capacité d’un demandeur à réussir malgré les difficultés, à obtenir un emploi lucratif et à s’établir au Canada ne doit pas jouer contre lui dans l’analyse d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (citant Kolade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1513 aux para 23-24; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 au para 37; Lauture c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 336 au para 26.

[33] Je suis d’avis que l’agent n’a pas commis l’erreur susceptible de révision que lui reprochent les demandeurs. L’agent a mentionné la capacité d’adaptation et la résilience des demandeurs quand il a évalué leur observation selon laquelle, s’ils étaient renvoyés au Brésil, ils perdraient leur emploi ainsi que leur autonomie financière et ne seraient pas non plus capables de subvenir aux besoins de leurs filles. L’agent n’a pas souscrit à ces arguments des demandeurs. Il a conclu qu’ils seraient en mesure de s’établir à nouveau au Brésil étant donné le fait qu’ils y ont déjà habité, leurs caractéristiques personnelles, le soutien qu’ils peuvent recevoir des membres de leur famille au Brésil, leur expérience de travail au Canada (y compris les cours qu’ils y ont suivis) et les économies dans lesquelles ils pourraient puiser pendant leur recherche d’emploi. La remarque de l’agent, soit que les demandeurs possédaient une [traduction] « capacité d’adaptation et une résilience remarquables », prise dans son contexte, visait à répondre à leur observation sur leur capacité de se trouver un emploi au Brésil; l’agent n’a pas adopté un raisonnement circulaire douteux en retournant contre les demandeurs la preuve qu’ils avaient présentée afin de démontrer leur établissement au Canada et en l’utilisant pour miner leurs arguments au sujet des considérations d’ordre humanitaire : voir Kolade, aux para 23 - 24.

[34] Les demandeurs invoquent un deuxième argument au sujet de leur établissement, soit l’importance injustifiée ou « exclusive » qui a été accordée déraisonnablement à leur absence de statut au Canada, malgré les éléments de preuve montrant leur établissement, y compris le fait qu’ils se trouvent au Canada depuis 17 ans, qu’ils ont eu deux enfants, qu’ils se sont établis en occupant un emploi et en nouant des liens d’amitié dans la collectivité, qu’ils sont financièrement indépendants et très respectés par leurs amis au Canada. Les demandeurs ont mis en lumière les propos formulés par l’agent dans sa conclusion générale, lorsqu’il a accordé plus de poids aux lois sur l’immigration en vigueur au Canada et conclu que leur situation personnelle ne justifiait pas une dispense à l’application de la loi. Les demandeurs se sont reportés aux motifs du juge Rennie dans la décision Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au para 20. Ils ont fait valoir que l’agent avait réduit considérablement l’importance de l’ancienneté de leur établissement, parce qu’ils n’avaient pas demandé de permis de travail ou étaient restés sans statut et avaient travaillé sans autorisation.

[35] Le défendeur souligne que les demandeurs sont demeurés au Canada pendant quelque 17 années avant de même tenter de régulariser leur statut. Selon lui, cette situation était un facteur pertinent dans l’évaluation de leur établissement au Canada, et l’agent en a tenu compte, de concert avec la preuve de leur emploi et de leurs liens dans la collectivité. Le défendeur est d’avis que, si un demandeur n’avait pas le droit de demeurer au Canada et qu’il l’a fait sans qu’il existe de circonstances indépendantes de sa volonté, il ne devrait pas être récompensé pour avoir accumulé du temps au Canada. En l’espèce, aucun élément de preuve ne porte à croire que les demandeurs sont restés au Canada en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Le défendeur a fait valoir que les demandeurs, au fond, estiment qu’une importance démesurée a été accordée à leur séjour au Canada sans statut, mais il a rappelé qu’un désaccord concernant le poids accordé à la preuve ne permet pas de conclure qu’une erreur susceptible de révision a été commise. Il a précisé la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dont il est question au paragraphe 25(1) n’est pas censée constituer un régime d’immigration parallèle : Kanthasamy, au para 23.

[36] Je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont démontré l’existence d’une erreur susceptible de révision de la part de l’agent. Les demandeurs ont avancé que l’agent a écarté certains éléments de preuve spécifiques, qu’il a [traduction] « déprécié considérablement » la preuve globale de leur établissement et a accordé un poids [traduction] « exclusif » à leur absence de statut. Il existe plusieurs réponses à ces arguments qui, prises ensemble, m’amènent à la conclusion que j’ai tirée dans la présente affaire :

  • a)Premièrement, les demandeurs n’ont pas reproché à l’agent d’avoir commis une erreur de droit juste en tenant compte de leur présence au Canada depuis 2003 sans statut juridique et du fait qu’ils n’ont pas demandé la permission de rester au Canada avant de présenter leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Autrement dit, ils n’avaient pas de doute quant à la pertinence de leur absence de statut dans la décision de l’agent.

  • b)Deuxièmement, la Cour ne peut apprécier à nouveau la preuve présentée à l’agent; une intervention peut être justifiée si l’agent a rendu une décision indéfendable ou qu’il s’est fondamentalement mépris sur la preuve importante ou qu’il n’en a pas tenu compte : Vavilov, aux para 125‑126; Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 62. À la lumière de cette norme, les demandeurs n’ont relevé aucune erreur susceptible de révision.

  • c)Troisièmement, l’agent a souligné que les demandeurs sont restés au Canada pendant 17 ans sans tenter de régulariser leur statut et s’est dit d’avis que les éléments de preuve n’établissaient pas l’existence de raisons [traduction] « indépendantes de leur volonté » les empêchant de quitter le pays. Les demandeurs n’ont pas remis en question cette dernière conclusion en s’appuyant sur les faits ou le droit, et ils ont eu raison de ne pas le faire, compte tenu des décisions rendues par la Cour : voir Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 au para 36; Lada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 270 au para 30; Bruce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1049 au para 14; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 612 aux para 8-11; Mann c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 126 aux para 12-15.

  • d)Quatrièmement, le défendeur a raison de souligner que les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy ont déclaré que le paragraphe 25(1) de la LIPR n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle ni faire double emploi avec l’article 96 ou le paragraphe 97(1) : Kanthasamy, la juge Abella, aux para 23-24. De même, le juge Moldaver a souligné dans sa dissidence que le paragraphe 25(1) tient lieu de soupape pour les deux voies habituelles par lesquelles un étranger peut s’installer à demeure au Canada, soit le processus d’immigration et le régime de protection des réfugiés dans la LIPR : Kanthasamy, aux para 63, 85 et 88- 90. En l’espèce, les demandeurs sont restés au Canada à partir de 2003 jusqu’au moment du dépôt de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sans jamais chercher à obtenir un statut légal au Canada par une des deux voies possibles (immigration ou protection des réfugiés). Ils n’ont pas cherché non plus à régulariser leur statut d’emploi en se procurant des permis de travail. Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de prendre ces deux aspects en considération. À mon avis, il n’était pas non plus déraisonnable que l’agent leur accorde [traduction] « plus d’importance » dans la présente affaire que dans une situation où un demandeur a tenté en vain de régulariser son statut et est resté au Canada entre-temps.

[37] Lorsque je tiens compte de tous ces éléments, je ne crois pas que la conclusion générale de l’agent contienne une erreur susceptible de révision en raison d’un accent [traduction] « extraordinaire » mis par l’agent sur l’absence de statut des demandeurs. Il n’a pas non plus illégalement minimisé l’intérêt supérieur des enfants, déprécié la preuve d’établissement ou omis d’accorder suffisamment d’attention ou d’effet aux observations des demandeurs à ce sujet.

[38] Pour ces motifs, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire renfermait une erreur susceptible de révision en ce qui a trait à son évaluation de l’établissement des demandeurs au Canada.

III. Conclusion

[39] En conséquence, la demande sera rejetée. Les parties n’ayant pas proposé de question aux fins de la certification, aucune question ne sera énoncée.


JUGEMENT dans l’affaire IMM- 3177- 20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM - 3177 - 20

 

INTITULÉ :

FABIO LUIS VITORIO, MARIA DA CONCEIÇAO ANDRADE DOS SANTOS VITORIO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

 

Pour les demandeurs

 

Rachel Hepburn-Craig

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Simran Sra

Bellissimo Law Group PC

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Rachel Hepburn-Craig

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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