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Date : 20220202

Dossier : IMM-5733-20

Référence : 2022 CF 118

Ottawa (Ontario), le 2 février 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

HUSSEIN HASSAN BUKUL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 16 octobre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté son appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR a conclu que le demandeur n’a ni qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Le contexte

[3] Le demandeur affirme qu’il est un citoyen de la Somalie et membre du clan Madiban. Il est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile le 27 août 2014. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], le demandeur a allégué qu’il était exposé à un risque prospectif de persécution en Somalie de la part du groupe terroriste Al-Shabaab en raison de sa profession et de ses activités de photographe, qui consistaient notamment à prendre des photos de clients privés d’une manière qui transgressait les dictats du groupe. Le demandeur a déclaré avoir fui la Somalie après que le groupe Al-Shabaab a menacé de le tuer pour avoir refusé de cesser de prendre des photos.

[4] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada est intervenu dans l’instance de la SPR et a produit des documents indiquant que, selon un rapport provenant du département de la Sécurité intérieure des États-Unis et une comparaison d’empreintes digitales, le demandeur s’était présenté à des agents d’immigration canadiens en utilisant un faux nom et une fausse date de naissance et avait omis de les informer qu’il avait déjà présenté une demande d’asile aux États-Unis en 2001.

[5] Dans son témoignage devant la SPR, le demandeur a admis que les éléments de preuve du ministre étaient corrects et il a retiré l’ensemble de son formulaire FDA. Le demandeur a déclaré qu’il avait été mal conseillé par des membres de la communauté somalienne au Canada, qui lui avaient suggéré de ne pas dévoiler le temps qu’il avait passé aux États-Unis. Il a reconnu qu’il avait obtenu l’asile aux États-Unis et a affirmé qu’il n’avait pas réussi à y régulariser son statut en raison de sa dépendance au khat et à l’alcool ainsi qu’en raison de ses problèmes de santé mentale. Il a en outre déclaré qu’il avait perdu tous les documents qu’il avait eus aux États-Unis pour établir son identité.

[6] Le demandeur a également allégué qu’il craignait que des Somaliens lui jettent des pierres à cause de sa dépendance et que, comme membre d’un clan minoritaire, il ne serait pas protégé contre de tels actes. Il a également déclaré qu’il craignait d’être tué par des personnes fabriquant des engins explosifs.

[7] Le demandeur a présenté un témoin pour attester son identité devant la SPR. Cependant, il a admis devant la SPR que la preuve présentée par ce témoin était fausse en ce qui concerne son âge, son nom et son appartenance à un clan et qu’il avait préparé le témoin pour que celui-ci livre ce faux témoignage.

[8] Dans sa décision datée du 4 mai 2018, la SPR a rejeté la demande du demandeur pour des motifs de crédibilité et d’identité. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas exclu au titre de la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can no 6, faute de preuve démontrant qu’il avait des droits semblables, aux États-Unis, à ceux d’une personne ayant la nationalité de ce pays. Elle a conclu que la crédibilité du demandeur était irrémédiablement minée du fait qu’il n’a pas divulgué sa demande d’asile présentée aux États-Unis jusqu’à ce que le ministre intervienne et qu’il a admis avoir préparé le témoin appelé pour attester son identité à mentir à l’appui de sa demande. La SPR a également indiqué qu’elle n’était pas au courant de la preuve que le demandeur avait présentée relativement à son identité dans sa demande déposée aux États-Unis et a conclu que le témoignage du témoin au sujet de la Somalie ne permettait pas d’établir son identité en tant que ressortissant somalien.

[9] Le 14 juin 2018, le demandeur a interjeté appel auprès de la SAR, alléguant diverses erreurs commises par la SPR. Il a également demandé que la SAR admette de nouveaux éléments de preuve conformément à l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, et qu’elle tienne une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR.

[10] Plus précisément, le demandeur a transmis à la SAR deux lettres d’un psychiatre, datées du 29 mai 2018 et du 26 décembre 2018, confirmant qu’il était traité pour un trouble schizophrénique. Il a affirmé devant la SAR que les nouveaux éléments de preuve démontraient qu’il souffrait d’hallucinations, de paranoïa et de psychose avant de recevoir son diagnostic de schizophrénie et qu’il n’avait pas pu les fournir plus tôt parce qu’il n’avait pas reçu le diagnostic et le traitement au moment des audiences de la SPR. La SAR a admis les deux lettres à titre de nouvelle de preuve.

[11] Devant la SAR, le demandeur a soutenu que la nouvelle preuve démontrait qu’il souffrait de schizophrénie, ce qui ajoutait un motif de persécution s’il retournait en Somalie du fait de son appartenance à un groupe social particulier (en tant que personne souffrant d’une maladie mentale).

[12] Le demandeur a en outre affirmé que cette nouvelle preuve démontrait qu’il était raisonnable et plausible que sa maladie mentale ait nui à sa capacité de témoigner à l’audience de la SPR. De plus, il a soutenu qu’il était raisonnable et plausible que sa maladie mentale ait affecté son jugement et l’ait amené à mentir aux autorités canadiennes. Le demandeur a fait valoir que cette nouvelle preuve aurait eu une incidence importante sur les conclusions de la SPR en ce qui concerne sa crédibilité.

[13] Le 16 octobre 2020, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la décision de la SPR. En ce qui a trait à l’audience sollicitée par le demandeur, la SAR a refusé d’en tenir une :

[16] L’appelant m’a également demandé de tenir une audience relative à son appel conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR. Lorsqu’il existe de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel devant la SAR, la section peut tenir une audience si ces nouveaux éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de l’appelant, sont essentiels pour la prise de la décision de la SPR, et à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[17] Selon mon évaluation indépendante, les nouveaux éléments de preuve ne soulèvent aucune question importante en ce qui concerne la crédibilité de l’appelant. Je refuse par conséquent de tenir une audience en l’espèce.

[14] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de juger que le demandeur manquait de crédibilité. Elle a souligné que le demandeur avait admis devant la SPR qu’il avait fabriqué les allégations de risque dans son formulaire FDA, qu’il avait omis d’indiquer qu’il avait obtenu l’asile aux États-Unis, qu’il avait attendu à la dernière minute pour dire à la SPR qu’il avait fabriqué sa demande d’asile et qu’il avait préparé le témoin appelé à attester son identité à mentir à propos de son nom et de son âge. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en tirant une inférence défavorable quant à la crédibilité de l’identité personnelle et nationale déclarée du demandeur sur le fondement de la déposition du témoin appelé à attester son identité, et qu’elle avait eu raison de conclure que le demandeur avait omis d’établir son identité ou le bien-fondé de sa demande d’asile.

[15] En ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve du demandeur, la SAR a accepté le diagnostic de schizophrénie rendu par le psychiatre du demandeur, mais a mentionné qu’il n’avait pas fourni suffisamment de détails quant au moment où le traitement a commencé. La SAR a indiqué que les éléments de preuve provenant du psychiatre ne confirmaient pas que le demandeur souffrait de schizophrénie au moment de l’audience de la SPR. Elle a précisé que, même si elle devait admettre que le demandeur souffrait de schizophrénie au moment de l’audience devant la SPR, il n’y avait aucune explication sur la manière dont la maladie a nui à son témoignage. L’examen de la transcription par la SAR a révélé que le demandeur avait témoigné avec clarté et cohérence et qu’il avait répondu aux questions du tribunal et que, par conséquent, rien n’indiquait que le problème de santé mentale du demandeur avait eu une incidence sur sa capacité à témoigner. La SAR a jugé qu’elle ne pouvait pas conjecturer sur la décision qu’aurait pu rendre la SPR si elle avait été au courant de la maladie mentale du demandeur. De plus, elle a souligné que, après l’audience d’avril 2015, le conseil du demandeur a eu l’occasion de présenter des observations écrites au sujet de la condition médicale du demandeur, mais qu’aucune observation n’a été déposée.

[16] Étant donné que les éléments de preuve du demandeur ne permettaient pas d’établir son identité, la SAR a refusé d’évaluer le bien-fondé de sa demande.

II. Analyse

[17] Bien que plusieurs questions aient été soulevées en l’espèce, j’estime que la question déterminante est celle de savoir si la décision de la SAR de ne pas tenir une audience était raisonnable.

[18] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en refusant de tenir une audience, car la nouvelle preuve concernant son diagnostic de maladie mentale grave satisfaisait au critère conjonctif à trois volets prévu au paragraphe 110(6) de la LIPR. Il affirme que les lettres du psychiatre soulèvent une question importante en ce qui concerne sa crédibilité, c’est-à-dire la façon dont sa maladie a influé sur son comportement et sur les renseignements qu’il a initialement fournis aux autorités de l’immigration au Canada. De plus, le demandeur soutient que la crédibilité était essentielle à la prise de décision de la SAR et que si ses éléments de preuve et ses observations étaient admis, ils justifieraient que sa demande d’asile soit accordée.

[19] Le défendeur fait valoir que la SAR n’a pas commis d’erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience. Il affirme qu’elle a tenu compte des nouveaux éléments de preuve et de leur faiblesse, c’est-à-dire le manque de détails liés à la question centrale de savoir comment un diagnostic non daté pourrait influer sur la manière dont le demandeur a présenté sa demande. Il soutient que cela, en soi, n’a soulevé aucune question en ce qui concerne la crédibilité du demandeur qui aurait permis de remplir le critère prévu au paragraphe 110(6) de la LIPR.

[20] Aux termes du paragraphe 110(3) de la LIPR, la SAR doit procéder sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR. Toutefois, lorsque de nouveaux éléments de preuve sont admis suivant le paragraphe 110(4), la SAR « peut tenir une audience » si elle estime que les éléments de preuve a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause, b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile, et c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[21] La décision de la SAR de tenir ou non une audience conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR est fondée sur la question de savoir si les critères ont été établis et, le cas échéant, si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience, et cette décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable [voir Sanmugalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 200 au para 36; Zhuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 911 au para 11; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147 au para 18].

[22] Selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit trancher la question de savoir si la décision à l’examen, y compris le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 85].

[23] Bien que je reconnaisse que la décision de tenir une audience soit discrétionnaire, à mon avis, la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne procédant pas à une analyse adéquate en vue d’établir si les critères à respecter pour tenir une audience qui sont énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR avaient été remplis et, le cas échant, si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une audience. Mis à part déclarer catégoriquement que la nouvelle preuve ne soulève aucune question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, la SAR demeure muette dans sa décision quant à l’application des autres critères énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR et de l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[24] De plus, la SAR n’a fourni aucune raison pour justifier la conclusion qu’elle a tirée au paragraphe 17 de sa décision, selon laquelle les éléments de preuve provenant du psychiatre ne soulèvent aucune question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur. Le demandeur a présenté diverses observations pour expliquer comment sa santé mentale a influé sur les conclusions tirées par la SPR en ce qui concerne sa crédibilité et, plus particulièrement, comment sa maladie a influé sur son comportement et les renseignements qu’il avait fournis initialement aux autorités d’immigration du Canada. Nulle part dans ses motifs la SAR ne traite de l’affirmation du demandeur selon laquelle sa maladie mentale non diagnostiquée l’avait rendu plus susceptible d’être influencé par des membres de la communauté somalienne, lesquels l’avaient amené initialement à tromper les autorités d’immigration du Canada. Compte tenu des observations du demandeur, il incombait à la SAR de justifier sa conclusion portant que la nouvelle preuve ne soulevait aucune question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur.

[25] Étant donné que la SAR a omis d’évaluer adéquatement la demande d’audience du demandeur, je conclus que ses motifs sont dépourvus de transparence, d’intelligibilité et de justification. Par conséquent, je juge que la décision de la SAR est déraisonnable et ne peut être maintenue.

III. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

[27] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5733-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5733-20

INTITULÉ :

HUSSEIN HASSAN BUKUL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

Lani Gozlan

POUR LE DEMANDEUR

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lani Gozlan

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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