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Date : 20220125


Dossier : IMM-6411-20

Référence : 2022 CF 79

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LAKHWINDER SINGH

BALWINDER KAUR

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Lakhwinder Singh et Mme Balwinder Kaur, un couple marié originaire de l’Inde et de religion sikhe, demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 13 novembre 2020 [Décision]. La Décision rejetait l’appel qu’ils avaient logé à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] ayant refusé leur demande d’asile au motif qu’ils ne pouvaient être considérés comme réfugiés ou personnes à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SAR et la SPR avaient toutes deux identifié le manque de crédibilité de M. Singh et de Mme Kaur comme étant la principale raison du rejet de leur demande d’asile.

[2] M. Singh et Mme Kaur demandent à la Cour d’annuler la Décision et renvoyer l’affaire à la SAR pour une nouvelle détermination devant un tribunal différemment constitué. Ils prétendent qu’en concluant qu’ils n’étaient pas crédibles, la SAR aurait erré dans son traitement de trois éléments et des inférences négatives qu’elle en a tirées : i) une omission de M. Singh apparaissant dans son formulaire de demande d’asile complété à son arrivée au Canada; ii) l’intervention d’un haut gradé des forces policières indiennes – le commissaire du district – qui aurait offert d’aider M. Singh; et iii) le comportement de M. Singh qui a omis de regarder le contenu des valises remplies d’armes et de drogues se trouvant dans son véhicule.

[3] La seule question en litige soulevée par la demande de M. Singh et Mme Kaur est de déterminer si la Décision de la SAR est déraisonnable et si la SAR a commis une erreur en concluant au manque de crédibilité des demandeurs. Pour les motifs exposés ci‐après, je vais rejeter la demande de M. Singh et Mme Kaur. Après avoir examiné les motifs et les conclusions de la SAR, la preuve dont elle disposait et le droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision. La preuve au dossier soutient raisonnablement les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité de M. Singh et Mme Kaur, et les motifs de la SAR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[4] M. Singh est un chauffeur du taxi qui vivait dans le village de Rajpura, situé dans l’État du Pendjab au nord de l’Inde. M. Singh allègue que, le 23 août 2018, il reçoit un appel, dans le cadre de son travail, pour aller conduire des clients à Jalandhar, une ville voisine du Pendjab. Les clients ont avec eux deux valises. En route, les clients demandent à M. Singh de faire un arrêt à un restaurant. M. Singh s’exécute, et les clients sortent puis s’éloignent de la voiture, y laissant leurs valises. M. Singh attend leur retour pendant près d’une heure, mais les clients ne reviennent pas. Après avoir téléphoné à son patron, M. Singh décide de quitter les lieux avec les deux valises à bord de sa voiture et de rebrousser chemin. Sur son trajet de retour, M. Singh rencontre un poste de contrôle routier à la frontière séparant l’état du Pendjab de celui de l’Haryana. Trois policiers du Pendjab procèdent alors à une fouille du véhicule, et y trouvent les deux valises laissées par les clients. Celles-ci sont remplies d’armes et de drogues.

[5] M. Singh allègue avoir alors été battu par les policiers, puis détenu pendant quatre jours. À la suite du versement d’un pot-de-vin, M. Singh est finalement libéré. M. Singh s’est ensuite plaint au commissaire du district des violences qu’il a subies. Le commissaire lui aurait indiqué qu’il allait prendre des mesures sévères contre les malfaiteurs.

[6] Dans la nuit du 29 octobre 2018, la police aurait attaqué la demeure familiale de M. Singh et de Mme Kaur. M. Singh allègue avoir perdu conscience en raison de la violence de l’attaque. Mme Kaur aurait été violée. M. Singh allègue que cette attaque serait la conséquence directe de sa plainte au commissaire du district. À la suite de cet événement, le couple décide d’aller se réfugier à Delhi, chez des membres de leur famille élargie. Le couple allègue que la police du Pendjab a tout de même été en mesure de les retracer et d’identifier leur domicile à Delhi.

[7] Après avoir vécu en cachette, M. Singh et Mme Kaur quittent l’Inde le 29 décembre 2018, en direction du Canada. Ils déposent une demande d’asile à leur arrivée au pays. M. Singh et Mme Kaur y disent craindre pour leur vie en Inde en raison de la persécution qu’ils ont subie aux mains de la police du Pendjab. Le couple ajoute que les membres de leur famille continueraient d’être victimes de harcèlement et de persécution en Inde, la police du Pendjab étant toujours à leur recherche.

[8] La SPR rejette la demande d’asile de M. Singh et Mme Kaur, concluant au manque de crédibilité de leur récit.

B. La Décision

[9] Dans la Décision, suite à son examen indépendant de la preuve, la SAR abonde dans le même sens et détermine, tout comme la SPR, que M. Singh et Mme Kaur ne sont pas crédibles.

[10] La SAR débute sa Décision en formulant quelques remarques préliminaires. D’abord, M. Singh et Mme Kaur ont demandé à la SAR d’accepter quatre nouveaux éléments de preuve ainsi que des nouvelles observations qui n’avaient pas été transmises lors de la mise en état de leur appel. Ces demandes font suite à l’envoi de deux avis par la SAR, qui formulaient des questions quant à la possibilité pour le couple de trouver refuge dans une autre région de l’Inde et à certaines déclarations faites par M. Singh au point d’entrée au Canada. À l’aune des critères formulés dans les décisions Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, la SAR accepte les quatre nouveaux éléments de preuve déposés, car ceux-ci répondent à certaines de ses questions et rencontrent les critères jurisprudentiels bien établis.

[11] La SAR estime ensuite qu’il n’est pas nécessaire de se plier à la demande de M. Singh et Mme Kaur de tenir une nouvelle audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Dans sa demande, le couple alléguait ne pas avoir été au courant de l’existence d’un élément de preuve au dossier, soit un reçu émis pour la conversion de devises nationales en dollars canadiens, et qu’ils n’auraient ainsi pas eu la chance d’être confrontés à son sujet dans le cadre d’une audience. La SAR concède que le couple et leur avocate n’étaient pas, au départ, au courant de l’existence de cet élément de preuve. Toutefois, la SAR avait envoyé un premier avis pour les en informer, et leur a ainsi permis de fournir des explications quant aux informations apparaissant sur le reçu en question. Puisque M. Singh s’est prévalu de cette opportunité de répondre en déposant deux affidavits – maintenant acceptés en preuve –, la SAR juge qu’une nouvelle audience n’était donc pas nécessaire.

[12] Dans son évaluation de la crédibilité de M. Singh et de Mme Kaur, la SAR relève plusieurs éléments qui, pris de façon cumulative, viennent entacher la crédibilité du récit des demandeurs.

[13] La SAR identifie d’abord une contradiction importante entre le récit du couple et la preuve au dossier. En effet, le reçu émis à Rajpura et trouvé en possession de M. Singh lors de leur arrivée au Canada remet en question la véracité de leur déclaration à l’effet qu’ils vivaient cachés à l’extérieur du Pendjab à la suite des agressions subies. En effet, le reçu – émis lorsque le couple a converti ses devises indiennes en dollars canadiens – est sans équivoque à l’effet qu’il a été délivré au Pendjab, au cours du mois de décembre 2018, quelques jours avant le départ du couple pour le Canada. M. Singh a d’abord allégué qu’il n’avait pas noté l’existence de ce reçu avant que la SAR ne le porte à son attention. M. Singh allègue ensuite que ce n’est pas lui qui a fait convertir les devises, mais bien un facilitateur se trouvant au Pendjab. Or, la SAR note que le reçu a été libellé au nom de M. Singh, et qu’il porte sa signature. Vu l’explication boiteuse de M. Singh, la SAR tire une inférence négative de cette contradiction entre le récit du couple et l’information apparaissant sur le reçu lui-même quant à leur présence au Pendjab, lieu qu’ils prétendaient craindre et avoir fui.

[14] Selon la SAR, une omission de la part de M. Singh entache aussi sa crédibilité. Un élément crucial de la demande d’asile de M. Singh est qu’il aurait été arrêté puis détenu par la police du Pendjab. Or, dans une des annexes du formulaire qu’il a rempli et signé à son arrivée au Canada, M. Singh a indiqué n’avoir jamais été arrêté ou détenu par la police. M. Singh explique qu’on ne lui aurait jamais demandé s’il avait été détenu, et qu’il y aurait eu un problème de communication avec l’interprète, car celui-ci procédait à la traduction par vidéoconférence. La SAR concède que certaines autres questions du formulaire complété au point d’entrée ne sont pas remplies, mais elle note toutefois que toutes les questions de la partie où se trouve la question relative à sa détention ont bel et bien été répondues. À la lumière de cette omission de déclarer sa détention en Inde, la SAR tire donc une autre inférence négative de crédibilité.

[15] La SAR se dit ensuite d’avis que la SPR n’a pas erré en s’appuyant sur plusieurs incohérences dans le récit de M. Singh pour tirer une inférence de manque de crédibilité. Une première incohérence se rapporte à la plainte que M. Singh aurait formulée au commissaire du district, et à la réponse que ce dernier aurait donnée à cette plainte. M. Singh alléguait qu’il est possible pour un haut gradé des forces de l’ordre d’aider un citoyen souffrant de persécution policière, étant donné que la corruption règne au sein des forces policières indiennes. De son côté, la SAR conclut plutôt que, malgré la corruption répandue en Inde, il est improbable que le commissaire du district se soit engagé verbalement à prendre des actions sévères contre la police sans avoir lui-même fait enquête, dans un contexte où M. Singh a été arrêté en possession d’armes et de drogues. Une deuxième incohérence se rapporte au comportement de M. Singh lors de l’un des événements déclencheurs du dossier, à savoir le fait qu’il n’ait pas cherché à s’enquérir du contenu des valises abandonnées par les clients dans son véhicule. Selon la SAR, ce comportement est invraisemblable, considérant la preuve documentaire portant sur l’importance de la menace terroriste dans la région du Pendjab, et le fait que M. Singh savait pertinemment qu’il allait devoir traverser une frontière interrégionale en revenant au Pendjab. Ceci appuie encore une fois une inférence négative de crédibilité.

[16] De plus, la SAR conclut que la SPR n’a pas erré en n’accordant aucun poids aux certificats médicaux soumis en preuve par M. Singh et Mme Kaur afin de démontrer que les attaques alléguées ont eu lieu. La SAR et la SPR ont noté la quantité importante de fautes d’orthographe dans les documents – y compris dans l’en-tête de ceux-ci – pour conclure qu’ils n’avaient pas été émis par des hôpitaux, et qu’ils étaient ainsi frauduleux. La SAR note, par exemple, que le certificat médical de M. Singh définit certains mots, comme s’il était destiné à une audience non indienne. La preuve documentaire établit d’ailleurs qu’il est courant et facile d’obtenir de faux documents médicaux en Inde.

[17] Enfin, la SAR se dit d’avis que la SPR n’a pas erré en déterminant que les multiples documents soumis par M. Singh et Mme Kaur (p. ex., affidavits, rapports psychiatriques et psychologiques, photographies) sont insuffisants pour rendre leurs allégations crédibles, à la lumière des contradictions et incohérences qu’elles soulèvent. La SAR note qu’elle ne remet pas en cause les diagnostics contenus dans les documents, mais qu’il est primordial de garder en tête que les professionnels qui les ont rendus n’ont pas été témoins des événements relatés par M. Singh et Mme Kaur. Ces documents ne font ainsi que rapporter ce que le couple prétend être la cause de leurs diagnostics.

[18] Pour l’ensemble de ces raisons, la SAR conclut que M. Singh et Mme Kaur n’ont pas la qualité de réfugiés ni celle de personnes à protéger selon les articles 96 et 97 de la LIPR, et rejette leur demande d’asile.

C. La norme de contrôle

[19] Conformément à l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le nouveau cadre d’analyse des normes de contrôle repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable s’applique dans tous les cas où la Cour est appelée à contrôler le mérite de décisions administratives (Vavilov au para 16). Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27). C’est le cas pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov aux para 17, 53). Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas.

[20] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[21] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). J’observe que cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47–49). Cela dit, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle la cour serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.

[22] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur administratif pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit encore témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46).

III. Analyse

[23] Dans leur demande de contrôle judiciaire, M. Singh et Mme Kaur ne contestent pas tous les éléments que la SAR a considérés avant de tirer une inférence négative de crédibilité. Ils se contentent plutôt de cibler les éléments suivants : i) l’analyse faite de l’omission de M. Singh de déclarer sa détention dans son formulaire de demande d’asile complété lors son arrivée au Canada; ii) l’interprétation donnée à l’intervention du commissaire du district qui aurait offert d’aider M. Singh; et iii) les conclusions tirées du comportement de M. Singh qui a omis de regarder le contenu des valises remplies d’armes et de drogues se trouvant dans son véhicule. M. Singh et Mme Kaur soumettent que ces déterminations de la SAR quant à leur crédibilité contiennent des erreurs révisables et rendent la Décision déraisonnable.

[24] Je ne partage pas cet avis.

[25] Je précise d’entrée de jeu que, dans la Décision, la SAR a pris la peine de préciser que, même si les problèmes identifiés dans ses motifs pourraient être insuffisants, pris individuellement, pour conclure à un manque de crédibilité de M. Singh et Mme Kaur, ils s’avèrent suffisants, lorsque pris cumulativement, pour renverser la présomption de véracité de leur récit.

[26] Dans Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], j’ai résumé les principes régissant la façon dont un décideur administratif comme la SAR ou la SPR doit apprécier la crédibilité des demandeurs d’asile (Lawani aux para 20–26). En appliquant ces principes, je conclus qu’à tous égards, la Décision de la SAR est raisonnable. Dans le cas de M. Singh et Mme Kaur, les lacunes dans la preuve soumise et l’accumulation de contradictions et d’incohérences concernant des éléments cruciaux de leur demande d’asile appuient amplement la conclusion défavorable tirée par la SAR au sujet de leur crédibilité (Lawani au para 21). J’ajoute que les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité ne découlaient pas de contradictions mineures qui étaient secondaires ou périphériques à la demande d’asile, mais touchaient plutôt au cœur même du récit que M. Singh et Mme Kaur avançaient, soit un risque de persécution conséquent à l’arrestation de M. Singh par la police du Pendjab. Au surplus, les conclusions ont été étayées par la SAR dans une Décision étoffée et détaillée, au terme d’une analyse indépendante et approfondie, en tous points conforme aux principes établis dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93.

A. L’omission de M. Singh

[27] M. Singh et Mme Kaur soutiennent que la SAR aurait erré en inférant une détermination négative de crédibilité du simple fait que M. Singh avait omis de mentionner qu’il avait déjà été arrêté et détenu par le passé. De fait, M. Singh soutient que la SAR a démontré un zèle excessif dans son analyse de cet élément au dossier, étant donné qu’il est raisonnable de croire qu’un demandeur d’asile nouvellement arrivé, nerveux, et dont la langue première n’est pas l’anglais, puisse commettre une erreur de bonne foi.

[28] Je ne souscris pas à cet argument.

[29] Je suis plutôt d’avis que la SAR a procédé à une étude attentive et raisonnable de cette omission. La SAR a d’abord constaté que des informations étaient bel et bien manquantes sur certaines sections du formulaire complété au point d’entrée par M. Singh. Toutefois, la SAR a observé que les informations d’identification du formulaire Annexe A – où se trouve la question de savoir si M. Singh a déjà été détenu, incarcéré ou emprisonné – avaient toutes fait l’objet d’une réponse, y compris la réponse de M. Singh à l’effet qu’il n’avait pas été arrêté ou détenu.

[30] Dans Valentin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 64, cette Cour a conclu que la SAR peut tirer une inférence négative eu égard à la crédibilité d’un demandeur lorsque celui-ci ne répond pas convenablement, dans le cadre d’une entrevue au point d’entrée au Canada, à une question qui sert pourtant de fondement à une demande d’asile. Qui plus est, cette Cour a déjà observé que l’omission, dans un formulaire rempli au point d’entrée au Canada, d’un élément crucial à une demande d’asile peut justifier une inférence négative de crédibilité (Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 aux para 24–25). C’est précisément ce qui s’est produit ici.

[31] Il était aussi loisible à la SAR de conclure que les explications de M. Singh pour justifier son omission, soit sa nervosité et les difficultés d’interprétation, ne suffisaient pas à surmonter le problème de crédibilité. Rien dans la preuve ne permet d’étayer les allégations de M. Singh quant à de prétendus problèmes d’interprétation. Qui plus est, il ressort des motifs que la SAR s’est montrée attentive au contexte dans lequel M. Singh a rempli ses formulaires d’entrée. J’ajoute que l’état psychologique d’un demandeur – tel que l’état dépressif, le manque de sommeil, ou la nervosité engendrée par un contexte de détention – n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de cette Cour quant à une détermination de non-crédibilité faite par un décideur administratif (Imam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1194 aux para 8–9).

[32] Dans le cas de l’omission de M. Singh, la SAR a soulevé de nombreuses interrogations quant à la crédibilité de certains aspects de la preuve avancée et à l’absence d’informations raisonnablement attendues, qui ont miné sa crédibilité. Je ne décèle rien de déraisonnable dans cette détermination de fait faite par la SAR.

[33] Je ne suis pas non plus convaincu que l’analyse de la SAR puisse être qualifiée de trop zélée ou microscopique, ou qu’elle était axée sur des différences ou incohérences anodines. Une analyse ne devient pas trop zélée parce qu’elle est exhaustive (Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 [Paulo] au para 60). Je souligne que les décisions pour lesquelles les décideurs administratifs se sont fait reprocher d’avoir effectué des examens trop pointilleux d’une demande d’asile reflétaient des situations dans lesquelles des éléments sans pertinence ou périphériques à la demande d’asile avaient été retenus par les décideurs (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF) au para 9; Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 au para 4; Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116 au para 11). Ce n’est pas le cas ici. En l’espèce, l’examen conduit par la SAR a été rigoureux, et il ne visait aucunement des questions sans pertinence ou périphériques aux allégations de persécution de M. Singh. Tout au contraire, l’omission portait sur un élément qui se situait au cœur même du récit avancé par M. Singh (soit son arrestation et sa détention par la police du Pendjab) et qui était en fait le déclencheur de la persécution invoquée.

B. L’incohérence de l’intervention du commissaire du district et du comportement de M. Singh par rapport aux valises

[34] M. Singh et Mme Kaur soutiennent par ailleurs que la SAR serait parvenue à des conclusions déraisonnables quant à deux comportements qui, selon elle, ont plombé la crédibilité du récit de M. Singh. Premièrement, la SAR a trouvé incohérent pour un commissaire du district – un haut gradé des forces de l’ordre du Pendjab – d’intervenir afin d’aider M. Singh à la suite de l’agression subie aux mains de policiers. Cette intervention alléguée est importante, car elle expliquerait pourquoi la police se serait par la suite présentée au domicile de M. Singh et de Mme Kaur dans la nuit du 29 octobre 2018 afin de les agresser de nouveau. Deuxièmement, la SAR a soulevé qu’il était incohérent que M. Singh ne se soit pas davantage intéressé au contenu des valises laissées dans son véhicule, alors qu’il savait pertinemment qu’il allait traverser une frontière interrégionale dans un contexte où le terrorisme est une menace prise au sérieux par les forces de l’ordre au Pendjab. Dans les deux cas, le couple soutient que la SAR n’a pas respecté la présomption de véracité des allégations d’un demandeur d’asile.

[35] Je ne suis pas d’accord.

[36] Dans la Décision, la SAR a amplement justifié sa conclusion de non-crédibilité sur la base de la preuve documentaire claire à l’effet que l’Inde est un pays où, d’un côté, règne l’impunité policière, et de l’autre, la menace terroriste. Pour la SAR, l’intervention du commissaire du district serait tout bonnement invraisemblable, dans un contexte où il aurait accepté d’intervenir sans mener sa propre enquête tout en sachant que M. Singh avait lui-même été arrêté en possession d’armes et de drogues. Dans la même veine, la SAR a jugé invraisemblable qu’en tant que chauffeur de taxi d’expérience, M. Singh n’ait pas pensé à vérifier le contenu des valises alors qu’il savait qu’il allait franchir un poste frontalier et être sujet à un contrôle policier, et que la preuve documentaire faisait largement état de fouilles et d’arrestations sans mandat par les forces de l’ordre de l’état du Pendjab.

[37] La Cour a maintes fois reconnu qu’il est loisible à un décideur administratif, dans certaines circonstances, de tirer des conclusions de crédibilité en fonction de la vraisemblance, du bon sens et de la rationalité (Lawani au para 26; Cerisier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1315 au para 7; Toma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 121 au para 11). En l’instance, je suis d’avis qu’il était raisonnable de tirer une conclusion d’invraisemblance quant à l’intervention du commissaire, dans un contexte où celle-ci n’est pas appuyée par la preuve, et qu’elle aurait engendré des épisodes de violence qui fondent par ailleurs la demande d’asile de M. Singh et de Mme Kaur.

[38] Il convient aussi de rappeler que ces incohérences relevées par M. Singh et Mme Kaur ne sont que deux éléments parmi plusieurs autres, auxquels s’ajoutent notamment les incohérences relatives au reçu émis pour la conversion de devises et les rapports médicaux frauduleux. Une accumulation d’incohérences dans les allégations, dans la preuve et dans le témoignage d’un demandeur d’asile peut justifier une inférence négative de crédibilité (Paulo aux para 55–56; Lawani au para 21).

[39] Par ailleurs, il me faut rappeler que la présomption de véracité des allégations d’un demandeur d’asile qu’invoquent M. Singh et Mme Kaur n’est pas irréfragable (Maldonado c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] au para 5). Contrairement à ce que semblent suggérer M. Singh et Mme Kaur, l’arrêt Maldonado n’auréole pas les témoignages des demandeurs d’asile d’une présomption irréfragable de véracité ni ne les place-t-il à l’abri de tout soupçon. Bien au contraire, la décision Maldonado établit simplement le principe que lorsqu’« un [demandeur] jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter » [Soulignement ajouté.] (Maldonado au para 5). Cette réserve est importante, car elle signifie que la présomption s’éteint lorsqu’émergent des raisons pour douter de la véracité des allégations formulées dans une demande d’asile. Ainsi, la présomption est réfutable lorsque la preuve au dossier ne concorde pas avec le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile (Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 666 au para 11, citant Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 114 (CAF) (QL)), ou encore lorsque la SPR ou la SAR n’est pas satisfaite de l’explication fournie par le demandeur eu égard à des incohérences révélées par la preuve (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 183 au para 19).

[40] La raison sous-jacente à la présomption de véracité édictée dans Maldonado est qu’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que des demandeurs d’asile ayant vécu certains types de situations d’urgence disposent toujours de documents ou d’autres éléments de preuve pour corroborer leurs demandes. Ces circonstances peuvent notamment inclure le passage par des camps de réfugiés, des situations de pays déchirés par la guerre, des cas de discrimination ou des événements dans lesquels les demandeurs d’asile ne disposent que d’un très court délai pour échapper à leurs agents de persécution et ne peuvent, par la suite, accéder à des documents ou à d’autres éléments de preuve depuis le Canada (Fatoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 456 aux para 35–38). Ce n’est manifestement pas le cas ici.

[41] J’ajoute qu’un contrôle judiciaire n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », et une cour de révision doit plutôt considérer les motifs et l’issue de la décision d’un décideur administratif comme un tout (Vavilov au para 102; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53). Dans la Décision, la SAR mentionne plusieurs éléments qui l’ont conduite à ne pas croire au récit de M. Singh et Mme Kaur, et c’est en regard de l’ensemble des motifs que doit s’apprécier le caractère raisonnable de la Décision. Il est bien établi que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’appréciation que font la SPR et la SAR de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Dunsmuir au para 53; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF) au para 4). En effet, ces questions de crédibilité sont au cœur même de leur compétence et de leur expertise (Tsigehana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 426 au para 34; Pepaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 938 au para 13).

[42] En fin de compte, les arguments avancés par M. Singh et Mme Kaur expriment simplement leur désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR et invitent en fait la Cour à préférer leur opinion et leur lecture à celles de la SAR. Or, ce n’est pas là le rôle d’une cour de révision en matière de contrôle judiciaire. La SAR a fourni des motifs détaillés et bien réfléchis expliquant pourquoi M. Singh et Mme Kaur n’ont pas été jugés crédibles. Le manque de preuve et l’accumulation d’incohérences ont mené la SAR à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. La lecture de la Décision de la SAR dans son ensemble, en corrélation avec le dossier, me convainc que la SAR a procédé à une appréciation approfondie et détaillée de la preuve et que ses conclusions reflètent une analyse rationnelle et cohérente (Vavilov aux para 103–104).

[43] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et à identifier si elle comporte une lacune suffisamment grave ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux para 96–97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême identifie deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement, et le fait que la décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes ayant une incidence sur la décision (Vavilov au para 101). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de la SAR sans se buter sur une faille décisive dans la logique globale, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement mener le décideur administratif, en regard de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31).

IV. Conclusion

[44] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Singh et Mme Kaur est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR ou dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAR sur le manque de crédibilité des demandeurs possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle.

[45] Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.

[46] Finalement, l’intitulé de la cause sera modifié pour ne comporter que les noms des demandeurs, M. Lakhwinder Singh et Mme Balwinder Kaur.


JUGEMENT au dossier IMM-6411-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

  3. L’intitulé de la cause est modifié pour ne comporter que les noms des demandeurs, M. Lakhwinder Singh et Mme Balwinder Kaur.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6411-20

 

INTITULÉ :

LAKHWINDER SINGH ET BALWINDER KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Sohana Sara Siddiky

 

Pour la partie demanderesse

 

Margarita Tzavelakos

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blain Avocats,

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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