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Date : 20220204


Dossier : IMM-5887-20

Référence : 2022 CF 108

Ottawa (Ontario), le 4 février 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CELIA ESMERALDA PAREDES QUELE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Celia Esmeralda Paredes Quele, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue en septembre 2020 [Décision]. Cette Décision rejetait l’appel logé par Mme Quele à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui avait refusé sa demande d’asile au motif qu’elle ne pouvait être considérée comme réfugiée ou personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La SAR et la SPR ont toutes deux identifié le manque de crédibilité de Mme Quele comme étant la principale raison du rejet de sa demande d’asile.

[2] Mme Quele demande à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à la SAR pour une nouvelle détermination devant un tribunal différemment constitué. Elle reproche à la SAR d’avoir déraisonnablement exercé son rôle de tribunal d’appel, en avalisant le raisonnement incorrect de la SPR par rapport à l’analyse de sa crédibilité et en ignorant la présomption de véracité de ses allégations. Mme Quele maintient également que la SAR aurait erré en omettant d’appliquer, dans l’appel dont elle était saisie, deux Directives de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR], soit les Directives no 4 sur les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe et les Directives no 8 sur les Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR [Directives].

[3] La seule question en litige soulevée par la demande de Mme Quele est de déterminer si la Décision de la SAR est raisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Quele sera accordée. Ayant considéré les motifs de la Décision et le droit applicable, je conclus que, dans les circonstances, le traitement des Directives de la CISR par la SAR ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, les motifs de la SAR ne me permettent pas de comprendre si et comment les Directives ont pu être prises en compte dans l’analyse de la SAR. Cela suffit à justifier l’intervention de la Cour. Je dois donc renvoyer l’affaire pour réexamen. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner les autres arguments qu’avance Mme Quele pour contester le caractère raisonnable de la Décision.

II. Contexte

A. Les faits

[5] Mme Quele, citoyenne du Salvador, allègue avoir quitté son pays par crainte que son ex-conjoint lui fasse subir du harcèlement et de la violence conjugale. Mme Quele et son ex-conjoint ont vécu un divorce acrimonieux en 2011. Mme Quele allègue que la situation maritale est devenue intolérable après qu’elle eut confronté son ex-conjoint sur ses possibles infidélités. À la suite du prononcé du divorce, l’ex-conjoint harcèle Mme Quele, qui tente alors de lui échapper en changeant de lieu de résidence à plusieurs reprises. Mme Quele allègue avoir été retrouvée et battue par son ex-conjoint en août 2012, bien qu’une incertitude subsiste quant au moment de cette agression.

[6] En décembre 2012, Mme Quele quitte le Salvador en direction des États-Unis. Mme Quele y vit pendant plus de 4 ans, s’y marie de nouveau, et y donne naissance à un enfant. Mme Quele ne fait toutefois pas de demande d’asile aux États-Unis. En mai 2017, Mme Quele et sa famille quittent les États-Unis pour le Canada. Elle et son conjoint demandent l’asile au Canada par le biais de demandes distinctes.

[7] La SPR entend la demande de Mme Quele en juin 2018 et rend sa décision le 4 juillet 2018. Dans sa décision, la SPR indique avoir pris en considération les Directives. La SPR conclut toutefois que Mme Quele ne peut se voir octroyer le statut de réfugié ou de personne à protéger, car sa demande est viciée par un important manque de crédibilité. De fait, la SPR relève plusieurs incohérences dans le témoignage de Mme Quele et dans la preuve soumise au soutien de sa demande d’asile. Selon la SPR, Mme Quele se trompe à plusieurs reprises dans la chronologie des événements allégués, ce qui mine sa crédibilité. Par exemple, la SPR note que Mme Quele aurait d’abord allégué avoir été battue par son ex-conjoint en 2011, mais le rapport médical soumis en preuve était originellement daté du 6 août 2013, avant d’être rectifié au 6 août 2012.

[8] La SPR observe également que le fait que Mme Quele n’ait pas demandé l’asile aux États-Unis, préférant plutôt vivre dans l’illégalité pendant près de 4 années et demie, est incohérent avec la crainte subjective qu’elle allègue à l’égard de son ex-conjoint au Salvador. La SPR conclut que Mme Quele n’est pas crédible, et que ses allégations de violence conjugale et de harcèlement à l’encontre de son ex-conjoint ne peuvent justifier l’octroi de l’asile au Canada.

[9] Mme Quele fait appel de la décision de la SPR.

B. La Décision de la SAR

[10] En septembre 2020, la SAR rejette l’appel de Mme Quele.

[11] La SAR juge d’abord que la SPR a correctement déterminé que les contradictions de Mme Quele quant à la chronologie des événements relatés, et les erreurs significatives de dates dans son récit, minaient sa crédibilité de manière considérable. La SAR concède qu’un demandeur puisse parfois confondre les dates d’événements survenus dans le passé. Toutefois, en l’instance, la SAR remarque que Mme Quele se trompe de plus d’un an quant à la date de l’agression qu’elle aurait subie alors qu’une série d’autres événements sont temporellement reliés à cette agression.

[12] La SAR relève ensuite des incohérences dans le témoignage de Mme Quele quant à l’origine de son divorce. De fait, selon la SAR, Mme Quele laisse entendre que son ex-conjoint ne voulait pas divorcer, et que c’est ce désaccord qui aurait mené aux épisodes de violence conjugale et de harcèlement. Or, la preuve démontre que ce serait monsieur lui-même qui aurait soumis la demande de divorce. Le divorce aurait finalement été obtenu par demande conjointe en 2011.

[13] La SAR conclut enfin que la SPR a correctement déterminé que Mme Quele a eu des comportements incompatibles avec la crainte qu’elle allègue au fondement de sa demande d’asile. Si Mme Quele a changé de résidence à plusieurs reprises afin de fuir son ex-conjoint, elle a tout de même conservé son emploi au Burger King de la ville de Colon, un endroit connu de son ex-conjoint. Comme l’exprime la SAR, « continuer à occuper le même travail, au même endroit, avec un horaire régulier rend sa trouvaille par monsieur des plus élémentaires. [...] Il y a lieu de se ranger aux conclusions correctes de la SPR ». De plus, la SAR se dit d’accord avec la SPR que le défaut de Mme Quele de demander l’asile aux États-Unis est un fait notable mettant en doute sa crainte subjective de retourner au Salvador.

[14] La SAR confirme donc la décision de la SPR selon laquelle Mme Quele n’a ni la qualité de réfugiée ni celle de personne à protéger.

C. La norme de contrôle

[15] Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée par la Cour lorsqu’elle révise les conclusions de la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35). L’arrêt de la Cour suprême du Canada [CSC] dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] vient renforcer ce principe en établissant que le nouveau cadre d’analyse des normes de contrôle repose dorénavant sur une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable s’applique dans tous les cas où la Cour est appelée à contrôler le mérite des décisions administratives (Vavilov au para 16). Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27). Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas.

[16] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[17] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). Cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47–49).

III. Analyse

[18] Parmi les motifs soulevés par Mme Quele dans sa demande de contrôle judiciaire, elle identifie le défaut de la SAR d’appliquer les Directives dans son analyse. Mme Quele soutient que ces deux Directives créent une obligation positive pour le décideur administratif. Selon Mme Quele, la SAR ne peut se contenter de relever le fait que les Directives ont été considérées par la SPR afin de se décharger de son obligation, mais elle doit surtout expliquer « en quoi et comment » les Directives ont été appliquées par la SAR dans sa propre décision. Mme Quele estime que la SAR aurait dû intervenir, mais qu’elle s’est contentée de mentionner que la SPR avait, en effet, « considéré » les Directives. Mme Quele ajoute qu’en appliquant les Directives de manière raisonnable, la SAR n’aurait pas conclu que son témoignage n’était pas crédible.

[19] Je partage l’avis de Mme Quele quant au défaut de la SAR de traiter raisonnablement des Directives dans sa Décision.

[20] Dans ses motifs d’appel devant la SAR, Mme Quele avait reconnu que la SPR avait effectivement pris les Directives en considération, mais elle reprochait à la SPR de n’avoir pas démontré de compréhension et d’ouverture dans son analyse, comme le requièrent pourtant les Directives. Contrairement aux arguments mis de l’avant par le Ministre, je suis satisfait que Mme Quele avait bel et bien soulevé, devant la SAR, le problème de l’application déficiente des Directives par la SPR, évoquant que ce manquement de la SPR constituait une violation des principes de justice naturelle et d’équité procédurale. Or, dans la Décision, la SAR se contente d’affirmer, au paragraphe 9 de ses motifs, que la SPR a conclu au manque de crédibilité de Mme Quele « prenant en considération » les Directives. Nulle part dans la Décision, la SAR ne précise qu’elle a elle-même, dans l’exercice de son rôle de tribunal d’appel, pris en considération et appliqué les Directives en question.

[21] Je suis d’accord avec Mme Quele quant au fait qu’il n’est pas suffisant, pour la SAR, de simplement mentionner que les Directives ont été considérées par la SPR. La SAR devait en fait élaborer sur la façon dont les Directives ont été considérées dans sa propre analyse et en quoi, à l’aune des principes développés dans ces Directives, elle pouvait affirmer ou infirmer les conclusions de la SPR (Omoruan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 153 au para 21; Griffith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1142 (QL) [Griffith] au para 25). En l’instance, la SAR n’a fait aucune référence aux Directives dans sa propre analyse du dossier de Mme Quele. Je reconnais que la SAR n’est pas tenue de mentionner explicitement les Directives dans ses décisions. Cependant, la SAR devait, au minimum, démontrer dans ses motifs qu’elle en connaissait la teneur, était sensible à leur contenu, et en suivait les enseignements dans son analyse de la dynamique de violence conjugale soulevée par Mme Quele (Keleta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 56 au para 14).

[22] À mon avis, dans le cas qui nous occupe, l’analyse effectuée par la SAR trébuche à deux niveaux. Non seulement les Directives ne sont nullement mentionnées dans l’analyse menée par la SAR, mais les motifs de la Décision ne laissent pas transpirer le degré de connaissance, de compréhension et de sensibilité commandé par les Directives, ou un souci de la SAR pour s’assurer de leur application. En d’autres termes, les motifs de la Décision ne me permettent pas de conclure que la SAR a effectivement rempli son rôle à cet égard (Kandha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 430 au para 20). Or, la prise en compte des Directives était un des principaux motifs d’appel de Mme Quele à l’encontre de la décision de la SPR.

[23] Les Directives no 4 concernant la persécution fondée sur le sexe forment un cadre d’analyse en contexte de persécution fondée sur le genre où, par exemple, des allégations de violence sexuelle sont avancées. Ces Directives ont pour objet d’assurer la « considération sensible et bien informée du témoignage des femmes revendiquant le statut de réfugié pour des raisons de violence conjugale » (Griffith au para 3). Elles prescrivent que les revendicatrices du statut de réfugiée qui ont subi des violences sexuelles peuvent avoir besoin qu’on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive. Ainsi, lorsqu’un décideur administratif manque de « sensibilité voulue », il peut être établi que « les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’ont pas été appliquées comme il se devait » (Odia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 663 [Odia] au para 9). Certes, les Directives no 4 n’exigent pas un résultat spécifique. Cependant, elles prescrivent à tout le moins une certaine attitude de la part de la SPR et de la SAR.

[24] Je reconnais que les Directives ne sont pas conçues pour compenser toutes les omissions ou les lacunes que comporte une demande d’asile ou la preuve soumise à son appui (Mavangou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 177 au para 48; Ismail c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 446 au para 26). Elles n’exigent pas non plus que tous les documents et toutes les allégations soient acceptés d’emblée, et elles sont plutôt conçues pour assurer la tenue d’une audience équitable (Odurukwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 613 au para 40). Comme la juge en chef adjointe Gagné l’a affirmé dans Duversin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 466 [Duversin], les Directives ne peuvent pas en soi améliorer ou rehausser la preuve de persécution fondée sur le sexe. Elles ne font que dicter l’attitude que les décideurs administratifs doivent adopter et l’ouverture d’esprit dont ils doivent faire preuve lorsque confrontés à de telles allégations de persécution (Duversin au para 30). Pour que la SPR ou la SAR tienne dûment compte des Directives, elle doit apprécier le témoignage de la demandeure d’asile tout en étant attentive et sensible à son sexe, aux normes sociales, culturelles, économiques et religieuses de sa communauté et aux facteurs susceptibles d’influencer le témoignage des femmes qui ont été victimes de persécution (Odia au para 9; voir également Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 aux para 52–53).

[25] Les motifs d’une décision administrative doivent donc permettre à la cour de révision de conclure que les Directives ont été appliquées de façon satisfaisante (Odia au para 18). Dans la présente affaire, les motifs de la SAR n’illustrent pas, à mon avis, la compassion et la sensibilité prescrites par les Directives, ou la reconnaissance de la situation particulière de Mme Quele, de ses antécédents et de son éducation. Il est vrai, comme l’a souligné l’avocate du Ministre, que la SAR a épluché la preuve relative aux erreurs de date commises par Mme Quele et a pris soin de les traiter en détail. Mais, à la lecture des motifs, je ne suis pas en mesure de conclure que la SAR a respecté la lettre et l’esprit des Directives dans son analyse.

[26] La SAR se devait d’expliquer sa Décision sur la prise en compte des Directives, et je ne suis pas persuadé qu’elle l’a fait. Somme toute, les motifs de la SAR ne me permettent pas d’être satisfait que la SAR a expressément tenu compte de la situation particulière de Mme Quele. Lorsque je lis les motifs en corrélation avec le dossier, il m’est impossible de comprendre le raisonnement de la SAR sur un point central de la Décision, soit le traitement de l’appel de Mme Quele en regard des principes établis dans les Directives.

[27] Ceci dit, il ne m’appartient pas de déterminer si l’erreur de la SAR quant à l’application des Directives a ou non contribué à discréditer le témoignage de Mme Quele. Ceci relève de la compétence et de l’expertise de la SAR. Je concède que les motifs de la SAR laissent croire que cette dernière a bel et bien mené sa propre analyse des circonstances de Mme Quele afin de déterminer si la SPR avait rendu une décision correcte. Mais la Décision demeure tout à fait silencieuse sur les Directives pourtant au cœur de l’appel logé par Mme Quele et des arguments soulevés à l’encontre de la décision de SPR.

[28] Suite à l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la CSC dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable, et le décideur administratif doit également « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). En fin de compte, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs constituent le mécanisme principal par lequel ils démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[29] Or, dans le cas de Mme Quele, je suis d’avis qu’en ce qui a trait aux Directives, les motifs de la SAR ne justifient pas la Décision de manière transparente et intelligible. Ils suggèrent au contraire que la SAR semble avoir fait abstraction de ces Directives et de leurs modalités, qu’elle n’a pas suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision n’est pas conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30; Vavilov aux para 105–107).

[30] Je suis bien conscient que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier de nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation des faits à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions de fait et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). Dans la même veine, j’accepte aussi que les motifs d’une décision n’ont pas à être exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). En revanche, il faut que les motifs soient compréhensibles et justifiés. Un décideur administratif a le devoir d’expliquer son raisonnement dans ses motifs (Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 [Farrier] au para 32). Certes, le peu de détails donnés dans une décision ne la rend pas nécessairement déraisonnable, mais encore faut-il que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision contestée et de déterminer si la conclusion tient la route.

[31] En l’espèce, je suis particulièrement sensible au « principe de la justification adaptée » énoncé dans l’arrêt Vavilov pour les cas où la décision du décideur administratif peut avoir des conséquences graves qui menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu. En raison de ce principe, il échoit aux décideurs administratifs dans ces situations la « responsabilité accrue [...] de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit » (Vavilov aux para 133, 135). Le cas de Mme Quele correspond à l’une de ces situations, et je crois respectueusement que la Décision ne répond pas à cette norme plus stricte.

[32] Je fais une dernière observation. Dans Vavilov, la CSC a effectivement souligné qu’une cour de révision possède une certaine discrétion quant à la réparation à accorder lorsqu’elle casse une décision déraisonnable, la majorité y allant d’une mise en garde contre le « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » (Vavilov aux para 140–142). Ainsi, il peut parfois être indiqué de refuser de renvoyer une affaire à un décideur administratif « lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (Vavilov au para 142; Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 aux pp 228–230; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 [Société canadienne des auteurs] aux para 99–100). Ceci peut aussi être le cas lorsque la correction de l’erreur n’aurait pas modifié le résultat existant et n’aurait aucune conséquence pratique, et qu’une seule conclusion est en fait possible (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 au para 52; Farrier au para 31; Robbins c Canada (Procureur général), 2017 CAF 24 [Robbins] aux para 16–22). Cette discrétion d’accorder ou de ne pas accorder de réparation existe tant dans le contexte d’erreurs procédurales qu’en présence d’erreurs substantives (Société canadienne des auteurs au para 99).

[33] Toutefois, a précisé la CSC, ce pouvoir discrétionnaire en matière de réparation doit être exercé avec retenue, car le choix de la réparation doit notamment « être guidé par la raison d’être de l’application de [la norme de la décision raisonnable], y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour » (Vavilov au para 140). Ainsi, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra, la plupart du temps, de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie sa décision, à la lumière des motifs donnés par la cour, et détermine alors s’il arrive au même résultat ou à un résultat différent (Vavilov au para 141; Société canadienne des auteurs au para 99; Robbins au para 17). En somme, le seuil à atteindre pour opter de ne pas remettre l’affaire au décideur administratif lorsque sa décision est jugée déraisonnable est élevé (D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 aux para 14–17).

[34] Dans la mesure où la norme de la décision raisonnable loge à l’enseigne de la déférence et du respect de la légitimité et de la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine d’expertise, la discrétion des cours de révision de ne pas retourner une décision déraisonnable au décideur administratif pour réexamen doit donc s’exercer soigneusement, avec prudence et parcimonie, et se limiter aux rares cas où le contexte ne peut qu’inéluctablement mener à un seul résultat et où l’issue ne laisse aucun doute. Ces situations feront plutôt figure d’exceptions. Les brèves remarques faites par la CSC dans Vavilov sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de réparation ne constituent pas une ouverture faite aux cours de révision pour se substituer au décideur administratif et s’immiscer dans le mérite de la décision à rendre, s’il est concevable que le décideur puisse arriver à une décision à la fois différente et raisonnable. Il serait pour le moins ironique que le pouvoir discrétionnaire de réparation associé à la norme de la décision raisonnable, une norme ancrée dans la reconnaissance et le respect du rôle dévolu aux décideurs administratifs, puisse devenir un ferment sur lequel pourrait aisément prospérer un transfert du pouvoir décisionnel des décideurs aux cours de justice chargées de leur surveillance (Dugarte de Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 707 aux para 29–35).

[35] Certes, la SAR a analysé divers facteurs dans la demande d’asile de Mme Quele avant de confirmer la décision de la SPR. Cependant, son erreur sur la prise en compte et la considération des Directives portait sur un élément fondamental de l’appel de Mme Quele. Il se pourrait que, même informé des présents motifs sur l’erreur commise par la SAR et de la considération qui aurait dû être donnée aux Directives, un tribunal différemment constitué puisse néanmoins raisonnablement reconduire la même décision. Cependant, ce tribunal différemment constitué pourrait aussi arriver à une conclusion différente, plus favorable à Mme Quele. C’est à la SAR, et non à la Cour, qu’il appartient de mener cette évaluation. Je ne peux pas simplement présumer que la prise en compte des Directives n’aurait pas changé la donne devant la SAR, et usurper l’autorité décisionnelle que le législateur a confiée au décideur administratif sur la question. Dans le présent dossier, je ne suis pas en mesure d’affirmer que le dossier va tellement à l’encontre de l’accueil de la demande d’asile de Mme Quele qu’il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 au para 38).

IV. Conclusion

[36] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Quele est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y a pas matière à le faire en l’espèce.

 


JUGEMENT au dossier IMM-5887-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés rendue le 16 septembre 2020, rejetant l’appel de Mme Celia Esmeralda Paredes Quele, est annulée.

  3. Le dossier de Mme Celia Esmeralda Paredes Quele est retourné à la Section d’appel des réfugiés pour qu’il soit considéré de nouveau par un tribunal différemment constitué, sur la base des présents motifs.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5887-20

 

INTITULÉ :

CELIA ESMERALDA PAREDES QUELE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 Février 2022

 

COMPARUTIONS :

Felipe Morales

Rachel Bourbeau

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Isabelle Brochu

 

Pour lE défendeUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats Semperlex, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE défendeUR

 

 

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